(Extrait du journal du 23 août 5152)… Quand un homme devient vieux – et je le deviens – il a l’impression de grimper sur une montagne et de laisser le monde entier en arrière. Mais, je soupçonne que s’il réfléchissait, il se rendrait compte qu’en fait, c’est lui qui reste en arrière. Dans mon cas, cette situation ne s’applique pas vraiment car le reste de l’humanité et moi-même avons été laissés en arrière il y a 3 000 ans. Mais, dans une communauté humaine normale comme celle qui existait avant la Disparition, les vieilles gens restaient en arrière. Leurs amis mouraient, ou déménageaient, ou tout simplement s’en allaient telles des feuilles mortes, minces comme du papier, emportées par le vent – sans bruit et si doucement qu’on ne se rendait compte de leur départ qu’au bout de quelque temps et que le vieil homme – ou la vieille feuille – découvrait avec étonnement et tristesse quand il les cherchait qu’ils n’étaient nulle part, que cela faisait longtemps qu’ils n’étaient plus là. Ce vieil homme pouvait demander où ils étaient partis, ou bien ce qui leur était arrivé, mais il ne recevait aucune réponse et ne reposait pas la question. Car les vieilles gens n’attachent pas grande importance à grand-chose. De manière curieuse, ils se suffisent à eux-mêmes. Ils ont besoin de peu et peu de chose leur importent. Ils grimpent sur la montagne que personne d’autre ne peut voir et, au cours de leur ascension, ils tendent à se détacher de tout ce à quoi ils ont attaché de l’importance, de tout ce qu’ils ont emporté avec eux toute leur vie. Plus ils s’élèvent, plus leur bagage se vide – sans peut-être devenir moins lourd pour autant. Ils découvrent avec quelque amusement que les choses qu’ils conservent sont les quelques possessions indispensables qu’ils ont rassemblées pendant toute une vie d’effort et de recherche. S’ils viennent à y penser, ils se demandent pourquoi ils ont attendu d’être âgés pour trier les futilités qu’ils ont emportées avec eux au cours des ans, en y attachant de l’importance alors que ce n’étaient que des futilités. Quand ils atteignent le sommet de la montagne, ils s’aperçoivent que leur vue est plus pénétrante et plus claire qu’elle ne l’a jamais été et, s’ils n’ont pas passé le seuil de l’indifférence totale, ils déplorent peut-être que cette merveilleuse clairvoyance leur soit donnée alors qu’ils approchent de la fin de leur vie et qu’elle ne leur apporte plus grand-chose maintenant tandis qu’elle aurait pu être d’une valeur inestimable des années plus tôt.
Assis ici, je pense à tout cela et je sais qu’il n’entre pas autant d’imagination dans de telles notions que pourrait le croire quelqu’un de plus jeune. Il me semble que, déjà maintenant, je peux voir plus loin, avec plus de netteté – mais peut-être ni aussi loin, ni aussi nettement que pourrait arriver à voir quelqu’un plus proche de la fin que moi. Car je ne puis encore discerner ce que je cherche – la voie et la destinée promise à l’humanité que je connais.
À l’époque de la Disparition, nous nous sommes écartés de la voie que l’homme avait suivie à travers les siècles. En fait, nous avons été forcés de prendre une autre voie. Il nous était impossible de continuer comme avant. Notre monde d’autrefois s’était écroulé autour de nous et il n’en restait plus grand-chose. Nous nous sommes d’abord crus perdus – et, en un sens, nous l’étions, si être perdu signifie perdre une culture que nous avions mis tant de soins à construire au cours des siècles. Pourtant, je crois qu’avec le temps, nous en sommes venus à nous rendre compte que cette perte n’était pas entièrement mauvaise – peut-être pas mauvaise du tout, et qu’elle était plutôt bénéfique. Car cela avait représenté la perte de quantité de choses sans lesquelles nous nous trouvions mieux. Et, finalement, au lieu d’y perdre, nous avons gagné l’occasion de prendre un nouveau départ.
Je dois avouer que mes idées ne sont pas encore bien claires en ce qui concerne ce que nous avons fait de ce nouveau départ, ou plutôt, ce que ce nouveau départ nous a fait. Car il est hors de doute que ce que nous avons fait est venu sans effort conscient. Cela nous est arrivé. Pas à moi, évidemment, mais aux autres. Je soupçonne que j’étais trop vieux, trop modelé par mon ancienne vie d’autrefois pour que cela m’arrive. Je m’en suis tenu à l’écart, non pas vraiment parce que je le voulais ainsi mais en fait, parce que je n’avais pas le choix.
Il me semble que l’aspect important de tout cela est que cette faculté de voyager dans les étoiles, de se parler les uns les autres au travers de la galaxie (en ce moment même, Martha est en train de bavarder à des années-lumière de distance et elle vient d’y passer une bonne partie de l’après-midi) n’est en fait qu’un simple début. Peut-être les voyages dans les étoiles et la télépathie ne sont-ils que la partie la plus facilement accessible de ce qui nous est arrivé ? Il ne s’agit peut-être que des faciles premiers pas, comme la fabrication d’une hache de pierre était le premier pas vers ce qui a conduit plus tard à la grande technologie.
Je me demande ce qui viendra ensuite, et je ne le sais pas. Il ne semble pas y avoir de progression logique à cette sorte de choses, et la raison en est que c’est trop nouveau pour que nous puissions comprendre ce qui se passe. L’homme qui travaillait le silex dans les temps préhistoriques n’avait aucune idée de ce pourquoi la pierre se fendait comme il le voulait quand il la frappait à un certain endroit. Il savait comment faire, mais il ne savait pas pourquoi, et je suppose qu’il ne passait guère de temps à s’interroger sur le pourquoi de la chose. Mais, de même que la façon dont se fendait la pierre est devenue claire pour les hommes par la suite, dans quelques millénaires la faculté parapsychique sera aussi compréhensible pour les hommes qui vivront alors.
Pour l’instant, je ne peux que formuler des hypothèses. Je sais que les hypothèses ne sont qu’un vain effort, mais je ne puis m’empêcher d’en faire. Debout sur ma montagne, je me fatigue les yeux à essayer de percevoir le futur.
Peut-être le temps viendra-t-il où une race d’hommes-dieux pourra manipuler la texture même de l’univers ? Seront-ils capables de réordonner les atomes, de plier leurs structures et leur énergie par la seule force de leur volonté ? Pourront-ils sauver une étoile qui s’écarte de son évolution normale pour s’approcher du stade de la nova et en refaire une étoile stable et normale ? Seront-ils capables, par la seule force de leur esprit, de transformer une planète, de faire d’une masse de matière inutile un endroit où pourra s’épanouir la vie ? Seront-ils capables d’altérer le potentiel génétique d’une forme de vie par le seul pouvoir de leur esprit et d’en faire une forme de vie plus significative et plus satisfaisante ? Et, question plus importante encore, seront-ils capables de libérer les esprits des intelligences universelles des chaînes et des fers qu’elles traînent depuis les jours anciens de leur cycle d’évolution, de telles sorte que ces intelligences deviennent raisonnables et compatissantes ?
Il est bon de rêver, et il est bien sûr possible d’espérer que tout ceci se réalise, que l’homme émerge enfin comme le facteur qui introduira plus d’ordre dans l’univers. Mais je ne vois pas la voie qui mène à ceci. Je puis voir le début, je puis rêver une fin que j’espère, mais les stades intermédiaires m’échappent. Avant d’atteindre à une telle situation, des progrès doivent être accomplis. Ce que je ne puis déterminer, c’est la forme de ces progrès. Évidemment, avant de pouvoir le manipuler, il nous faut non seulement connaître, mais encore comprendre l’univers, et il nous faut suivre une route pour laquelle il n’existe pas de carte dans le but de parvenir à cette faculté de manipulation. Tout doit nécessairement arriver lentement, par degrés. Il nous faudra longuement peiner, pas à pas, sur cette route non jalonnée. C’est sans l’aide de stupides dispositifs mécaniques qu’il nous faut parvenir à cette faculté nouvelle d’agir sur les choses – et ce ne sera pas rapide.
Avec la vue accrue dont je bénéficie du fait de mon âge, il me semble entrevoir une fin à tout cela, un point que nous ne pourrons pas – ou que nous ne voudrons peut-être pas – dépasser, un point au-delà duquel nous n’oserons peut-être pas aller. Mais je ne pense pas qu’il y aura de vraie fin, pas plus qu’il n’y a eu de vraie fin à la technologie jusqu’au jour où quelque chose s’en est mêlé et l’a supprimée sur sa planète originelle. Laissé à lui-même, l’homme n’y aurait pas mis fin. L’homme veut toujours faire un pas de plus – un dernier pas avant de découvrir que ce n’est pas là le dernier. Je n’arrive pas, maintenant, à imaginer plus loin dans le futur car les faits ne me permettent pas de pousser mon imagination au-delà d’un certain point. Mais, quand l’homme atteindra ce point où mon imagination me fait défaut, il sera en possession des données qui lui permettront de le repousser loin dans le futur. Il n’y aura pas de raison de s’arrêter.
Si l’homme persiste, rien ne l’arrêtera, il me semble que la question n’est pas de savoir s’il persistera, mais de savoir s’il en aura le droit. La vision de l’homme – monstre préhistorique survivant à une époque et dans un monde où il n’aura pas sa place – me donne froid dans le dos.