TROISIÈME PARTIE EDWIN

52

Galya se sentit enveloppée dans l’étreinte de bras durs comme de la pierre. Elle flottait encore dans les strates obscures entre le rêve et l’éveil, voyageant à travers un épais brouillard en direction d’une lumière qui lui parut tout d’abord accueillante, puis de plus en plus violente, impitoyable, à mesure qu’elle s’en approchait.

La première gifle ne fit que la troubler. La deuxième l’emplit de colère. Elle voulut lever les bras pour se défendre, mais s’aperçut qu’elle avait les poignets immobilisés derrière le dos.

Ouvrant péniblement les yeux, elle essaya de réfléchir malgré le flot des sensations dans lesquelles son esprit menaçait de s’engloutir. La lumière lui planta une flèche douloureuse au centre de la tête. Elle cligna des paupières, cherchant encore à se protéger de l’éblouissement en levant une main. De nouveau, elle en fut incapable.

Une voix dit quelque chose, quelque part.

« Quoi ? Où suis-je ? » demanda-t-elle en russe.

La voix parla encore, mais elle ne comprenait pas. Puis elle reconnut la langue anglaise et se repassa les mots, déchiffrant lentement le sens du message.

« Tout va bien, avait dit la voix. Ne bouge pas. »

Celui qui avait parlé entra dans son champ de vision, visage lunaire penché sur elle et éclairé par une ampoule électrique qui se balançait au-dessus. Elle se rappela avoir cassé une ampoule, et reçu les minuscules fragments comme une rafale de neige glacée. Elle s’était ensuite retrouvée dans le noir, seule, à attendre. Attendant que le propriétaire de la voix revienne.

Revienne pour quoi ?

Pour me faire mal, pensa-t-elle.

Le brouillard se dissipa un peu. Elle respira quelque chose de chaud et d’humide : de la vapeur d’eau bouillante. Tournant la tête aussi loin que possible, elle le vit prendre un grand saladier en plastique sur un établi. Il vint le poser par terre à ses pieds.

Elle se souvenait de lui maintenant — l’odeur de lait aigre, les paroles apaisantes, les yeux inquisiteurs. La peur jaillit à travers le brouillard, parcourant son corps en un violent sursaut, mais elle ne pouvait bouger les membres. Elle se tordit sur elle-même, essaya de voir ce qui attachait ses poignets à la chaise, et distingua vaguement un lien en plastique. Le collier de serrage lui fendit les chairs quand elle voulut dégager sa main.

« Arrête, dit-il. Tu vas te blesser. »

Elle commença à parler en russe, mais se reprit. « Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-elle.

Il lui sourit. « Tu verras. Ne t’inquiète pas, c’est quelque chose de bien. »

Quand il passa derrière elle, elle le suivit des yeux jusqu’à ce que les muscles de son cou lui fassent mal. Il prit une petite bouteille et une éponge sur l’établi.

« S’il vous plaît, dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? »

Il sourit encore une fois et se mit à genoux devant elle. Le linoléum avait été roulé pour laisser apparaître le béton en dessous. Galya vit les formes rectangulaires aux endroits où la dalle avait été creusée, puis comblée. Et elle savait pourquoi.

« Tu as déjà lu la Bible chez toi, dans ton pays ? » demanda-t-il.

Elle comprenait les mots, mais pas le sens de la question. « La Bible ?

— La Bible, oui. À propos de Jésus.

— Oui, répondit-elle. Je vais à l’église.

— Alors tu connais l’histoire de Marie-Madeleine.

— Oui. »

Elle frémit en le voyant sortir une pince coupante de sa poche.

« Ne t’inquiète pas, tout va bien », dit-il. Sa voix était grave et douce.

Elle sentit une pression sur sa cheville, entendit un claquement sec, et son pied fut libre un instant, avant qu’il ne le saisisse d’une main ferme. Elle se raidit.

« Ne lutte pas, dit-il. Détends-toi. »

Elle laissa aller sa jambe. Il prit son pied sur ses genoux et en examina la plante, soufflant sur les plaies, grimaçant comme elle lorsqu’il l’effleura du bout des doigts.

« Et tu sais que Marie-Madeleine Lui a lavé les pieds ? » Tout en parlant, il extrayait délicatement des fragments de verre brisé. « Survint une femme de la ville, une pécheresse. Elle avait appris que Jésus mangeait chez le pharisien, et elle apportait un vase précieux, plein de parfum. »

De sa main libre, il versa un liquide visqueux sur l’éponge qu’il plongea ensuite dans l’eau bouillante. Il malaxa l’éponge entre ses doigts pour produire de la mousse.

« Toute en pleurs, elle se tenait derrière lui, à ses pieds, et ses larmes mouillaient les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et y versait le parfum. »

Il passa l’éponge sur la plante du pied de Galya. Réagissant à la mousse qui la piquait, sa jambe tressauta. Il lâcha un petit rire qui se voulait rassurant.

« En voyant cela, le pharisien qui avait invité Jésus se dit en lui-même : “Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse.” »

Il frotta l’éponge plus fort sur la chair meurtrie. Elle poussa un cri. Sa voix rendait un son creux dans la cave.

« Tu vois, Jésus était humble, dit-il. C’était une prostituée et une pécheresse, mais Il l’a autorisée à Lui laver les pieds. Et ensuite, pendant la Cène, Il a lavé les pieds de Ses disciples. Et Pierre dit : “Non, Seigneur, jamais tu ne me laveras les pieds.” Mais Jésus le fit, même si c’était indigne de Lui. Alors, même si tu es une prostituée et une pécheresse, moi aussi, je vais te laver les pieds. »

Il lui mit le pied dans l’eau bouillante, ravivant la douleur de ses chairs à nu. Elle serra les dents. Il reprit la pince et lui libéra l’autre pied.

« Ainsi, tu seras sauvée, dit-il. Je te remettrai à Lui propre et baignée. »

Tendant le bras, il lui saisit le menton entre ses doigts, posa le pouce sur sa bouche. Elle sentit le goût du savon. Le pouce écarta ses lèvres et s’enfonça jusqu’à buter contre les dents.

« Propre, répéta-t-il. Je vais te rendre tellement propre. »

53

Herkus recula sur la chaussée et leva les yeux vers la bâtisse. Dans la lueur orangée d’un lampadaire, la maison voisine montrait les signes d’un délabrement avancé, mais celle-ci était bien entretenue. Seules les fenêtres dénotaient. Une construction ancienne de ce genre-là devrait avoir des fenêtres à guillotine en bois, pas en PVC et équipées de double vitrage.

Il regarda autour de lui.

Un endroit insolite. Deux maisons côte à côte, loin de toutes les autres, dans un virage. Elles n’avaient aucun vis-à-vis, ni devant ni derrière, et le quartier ne paraissait guère fréquenté.

Un grand froid prit Herkus aux tripes, glacé comme le vent qui soufflait des flocons de neige. Il savait beaucoup de choses que nul homme ne devrait savoir. Des choses qu’on ne pouvait oublier, quand bien même on le voudrait.

Et Herkus savait qu’on tuait des gens ici.

Prudence, donc. Il retourna prendre le Glock 17 dans la Mercedes. Le poids de l’arme dans sa poche le rassura.

Il s’engagea dans une allée qui longeait la maison, remarquant les traces de pneus à demi recouvertes de neige, et déboucha dans une cour.

Les traces dessinaient les deux côtés d’un triangle, à l’endroit où le véhicule avait tourné pour franchir en marche arrière le portail de bois, à présent fermé. Ce serait verrouillé, à coup sûr, mais Herkus vérifia malgré tout.

Il s’accroupit et colla ses yeux devant l’interstice par lequel apparaissaient le cadenas et la chaîne. Comme à l’avant de la maison, il n’y avait aucun signe de vie. Mais une camionnette était garée dans la cour. Son propriétaire se trouvait ici quelque part, Herkus en était certain.

En se dressant sur la pointe des pieds, il atteignait juste le haut du portail. Le bout de sa chaussure trouva une prise suffisante pour lui permettre de prendre appui et de soulever sa lourde masse à bout de bras.

Il retint son souffle, le temps d’inspecter la cour en un regard. Malgré l’obscurité, il distinguait de vagues formes sous la neige. Une brouette, quelque chose qui ressemblait à une bétonnière, et d’autres silhouettes noyées dans la blancheur.

Se hissant de nouveau, il balança les jambes par-dessus le portail et le reste de son corps suivit. Herkus n’avait ni grâce ni légèreté. Il atterrit lourdement, ses chevilles et ses genoux accusant le choc. Après avoir retrouvé son équilibre en se tenant au portail, il s’avança vers la camionnette.

Il posa la main sur le capot. Froid. Examina le sol. Des empreintes de pas entre la camionnette et le portail, puis jusqu’à la maison, recouvertes d’une couche de neige fraîche. Pas d’autres traces, hormis les siennes.

Herkus gagna la porte de service, essaya de tourner la poignée. Bloquée. Il s’approcha de la fenêtre.

Les mains en visière, il distingua la cuisine de l’autre côté de la vitre, et, plus loin dans la maison, une faible lueur. Il repéra dans la cour, à moitié enseveli sous la neige, un tas de briques soigneusement disposées pour former un cube, en prit une dont il éprouva le poids, puis retourna à la fenêtre.

D’un geste appuyé, il lança la brique dans la fenêtre. Il dut reculer précipitamment pour ne pas recevoir le projectile qui revenait vers lui, ayant à peine éraflé la vitre.

Du verre trempé, se dit-il. Quelqu’un ici tenait à limiter les entrées dans la maison, et peut-être aussi les sorties. Mais Herkus n’était pas homme à se laisser arrêter par une plaque de verre trempé. Il pouvait se servir du Glock, bien sûr, sauf que le bruit de la détonation porterait dans les rues alentour et attirerait l’attention.

Il lui suffisait d’un bon tournevis dont il glisserait la pointe au coin de la vitre, et d’une masse avec laquelle frapper sur le manche. La brique ferait l’affaire. Quant au tournevis, il en avait un dans la voiture.

« J’arrive », dit-il en s’adressant à la fenêtre.

54

Billy Crawford ne bougea plus, l’oreille aux aguets.

Qu’avait-il entendu ?

Un bruit assez fort pour être perçu malgré les cris étouffés de la fille. Il travaillait depuis un moment avec la brosse à dents et le bicarbonate de soude en lui tirant la tête en arrière, bouche ouverte de force.

Idéalement, il aurait aimé lui brosser les dents plusieurs fois pendant un jour ou deux, mais il n’était pas totalement maître des circonstances. Davantage de temps aurait permis de mieux les blanchir encore. Une dentition magnifique, du reste, ce qui le protégeait contre une éventuelle déception.

Elle s’était débattue au début. Il fallait s’y attendre. Elles avaient toutes résisté, avant de comprendre que la poudre ne leur faisait pas mal. Elle avait serré les lèvres, crispé la mâchoire pour repousser la brosse à dents, jusqu’à ce qu’il l’empoigne par les cheveux. Alors, elle avait ouvert la bouche en criant de douleur, et la brosse à dents était entrée comme un chat se faufilant par une porte laissée sans surveillance.

Elle s’était tortillée, mais il la maintenait fermement par les cheveux, penché sur sa bouche, brossant les molaires et remontant vers les incisives. Elle lui crachait de minuscules étoiles de bave sur les mains en toussant.

Puis, un bruit : un son creux, prolongé en écho, qui venait de quelque part au-dessus.

Il se figea, inclina la tête d’un côté. La fille s’étrangla sur la brosse à dents restée au fond de sa gorge.

« Tais-toi », ordonna-t-il en retirant la brosse.

Elle eut une quinte de toux et gigota sur la chaise.

Il se pencha pour attraper la serviette posée par terre à côté du saladier. Elle essaya de lui mordre les doigts quand il franchit la barrière de ses dents et continua à produire des cris étouffés même lorsqu’il lui eut enfoncé le tissu dans la bouche.

« Tais-toi », dit-il encore.

Elle n’obéissait pas.

Saisi de colère, il leva une main pour la frapper. Elle eut un mouvement de crainte et se tut, fermant les yeux de toutes ses forces.

« Bien, dit-il. Reste comme ça. »

Elle respirait bruyamment par le nez, la poitrine agitée. Il s’écarta de quelques pas et tourna son attention vers le haut de l’escalier.

Le bruit venait-il de derrière ? On aurait dit un coup porté contre une fenêtre. À Halloween, des enfants d’un lotissement voisin s’étaient aventurés jusqu’ici pour lancer des objets contre la façade. Il les avait regardés depuis le dernier étage, petits démons qui remontaient furtivement l’allée en se croyant invisibles. Mais lui les épiait, imaginant les punitions qu’il leur infligerait s’il ne craignait d’attirer l’attention sur sa personne.

Il s’avança jusqu’au pied de l’escalier, dressant l’oreille pour essayer d’entendre quelque chose malgré les gémissements de la fille et les battements violents de son propre cœur. Il faillit lui ordonner encore de se taire, mais décida que cela ne servirait à rien. De toute façon, il serait obligé de monter pour trouver la cause du bruit. Il gravit les marches.

Le rez-de-chaussée était toujours plongé dans l’obscurité. Il régnait dans la maison un silence qu’il avait adoré dès le premier jour où il y était entré, trois ans auparavant. La chose en haut était encore humaine à l’époque. C’était avant qu’elle ne change. Avant que le Seigneur ne lui procure cette maison.

Il gagna la cuisine, posant lentement un pied devant l’autre, prudemment, comme un funambule. Dehors, le noir se trouait d’une lueur orange jetée sur la neige par le lampadaire au bout du chemin. Il s’approcha de la fenêtre, retenant son souffle.

Des traces de pas dans la neige.

Une rayure au milieu de la vitre.

Il laissa sortir l’air de ses poumons, pris d’un vertige. Quelqu’un était venu. Quelqu’un qui avait essayé de forcer la fenêtre. Qui voulait entrer. Peut-être un adolescent du lotissement, un voyou à la recherche d’objets de valeur.

Le vitrage sécurisé, un achat coûteux, certes, avait sauvé la vie de l’intrus. Si celui-ci était parvenu à briser le verre, alors on pouvait…

Il inspira, retint de nouveau son souffle.

Une silhouette apparut au faîte du portail, découpée dans la lumière du lampadaire. Un homme de taille imposante, qui se hissait et se laissait retomber de l’autre côté. Pas un adolescent, ni un voyou convoitant un butin facile. Cet homme était bien habillé. Cet homme avait des épaules larges et de grosses mains.

Que venait-il faire ici ?

Billy Crawford, ainsi qu’il s’était lui-même baptisé, ne céda pas à la panique. Il se fondit dans les ombres de sa propre maison et demeura aux aguets. Attendant.

55

Herkus se pencha pour ramasser la brique de la main droite et revint à la fenêtre. Le tournevis dans la main gauche, il posa la pointe sur le coin inférieur de la vitre.

Regardant encore une fois par la fenêtre, il scruta les nuances de l’obscurité à l’intérieur. Y avait-il quelque chose qui tremblait dans les ombres, là où rien ne bougeait auparavant ? Sans doute un tour que lui jouait son esprit fatigué. Dans tous les cas, il était trop tard maintenant. Il avait décidé d’une stratégie, et il s’y tiendrait.

La fenêtre résista au premier assaut. Herkus jura et reprit son élan. Il frappa, plus fort cette fois, sur le manche du tournevis. Le panneau de verre explosa en un millier de minuscules cristaux qui tombèrent en pluie, avec un bruit de cascade.

De la pointe du tournevis, il gratta quelques morceaux encore accrochés, puis recommença l’opération sur la deuxième vitre. Le panneau céda à la première tentative, et, tandis que l’ondée de verre se répandait à ses pieds, Herkus sentit la vague d’air tiède que la maison lui envoyait au visage.

Dans le silence qui suivit les tintements et les crissements, il demeura immobile, tendant l’oreille. Pas question de se laisser surprendre. Celui qui habitait ici avait sûrement entendu le fracas. Il n’appellerait pas la police. Pour sécuriser à ce point sa maison, il fallait avoir des choses à cacher.

Il grimpa sur le rebord de la fenêtre, agrippa les montants et se hissa. Le verre craqua sous ses pieds quand il descendit sur la paillasse à côté de l’évier avant de se laisser tomber sur le sol. Il grogna en se redressant. Un homme de sa corpulence n’était pas taillé pour escalader les portails ni les fenêtres. Il frissonna, brusquement refroidi par l’évaporation de la sueur qui s’était formée sur son corps.

Dans l’obscurité, il distinguait la porte donnant sur un vestibule. Il sortit de la cuisine d’un pas aussi léger que sa masse le permettait, respirant lentement, à petits coups, l’oreille attentive.

Un rai de lumière attira son regard, dessinant un rectangle dans le noir. Il explora le battant de ses doigts et trouva la poignée. La porte s’ouvrit avec un craquement sonore. Derrière apparaissait un escalier en bois. En bas, une voix étouffée.

La voix d’une fille.

56

La gorge de Galya se serra, révulsée par le goût du sel. Elle toussa, mais la serviette demeurait profondément enfoncée dans sa bouche. Elle crut un instant qu’elle allait vomir, et l’idée qu’elle pourrait s’étouffer, ici, dans cette cave, la terrifia autant que toutes les expériences qu’elle avait traversées depuis vingt-quatre heures.

Elle s’obligea à respirer calmement par le nez, laissant l’oxygène inonder son esprit, pour freiner la panique et retrouver sa capacité à réfléchir. Elle croyait avoir atteint les limites de la peur qu’il lui était possible de supporter. Perdre la raison l’aurait aidée, mais son esprit s’accrochait, bien qu’il ne lui parût d’aucune utilité.

Le fou était parti. Et ce maudit espoir qui s’insinuait de nouveau. Elle aurait presque souhaité le chasser de sa conscience, mais toujours il revenait.

Une fois encore, Galya pria l’âme de sa grand-mère disparue. Elle ferma les yeux de toutes ses forces et supplia Mama pour qu’elle accomplisse un miracle, qu’elle lui suggère un moyen de s’enfuir, n’importe quoi. Ses prières n’avaient pas été exaucées jusqu’à présent, mais elle les offrait malgré tout.

Les larmes brouillèrent sa vision lorsqu’elle ouvrit les yeux. Elle battit des paupières, avec insistance, et sentit les coulées brûlantes sur ses joues. Le voile se leva, mais pas pour longtemps. Car ce qu’elle vit alors provoqua une autre montée de larmes.

Un homme, grand, carré d’épaules, descendait l’escalier. Ses grosses mains allaient la libérer.

Galya Petrova pleura de joie, remercia l’âme de Mama, et lança une dernière prière.

S’il te plaît, Mama, fais que ce soit vrai.

57

L’homme qui était autrefois Edwin Paynter guettait depuis le haut de l’escalier. Il s’était aplati contre le mur de la cuisine, fondu dans l’obscurité, quand le costaud avait fracturé la fenêtre, et il n’avait pas bougé, invisible, jusqu’à ce que ce dernier sorte de la pièce.

À l’époque d’Edwin Paynter, il s’était longuement entraîné pour qu’on ne le voie pas. Il aimait suivre les gens, les observer à une courte distance sans qu’ils en aient conscience. Surtout les femmes. Il prenait un plaisir immense à épier les jeunes mères qui déambulaient entre les rayons du supermarché, sans s’apercevoir qu’il traquait le moindre de leurs gestes. De temps à autre, la femme s’arrêtait, portait les doigts à son cou, comme pour calmer une irritation, et il retenait un petit rire.

Un jour, il avait suivi une femme en tailleur tout au long des allées, depuis l’entrée du magasin jusqu’aux caisses, puis dehors, jusqu’à sa voiture. Une nouvelle Coccinelle Volkswagen. Bien des pensées se bousculèrent dans son esprit quand il réalisa qu’ils étaient seuls dans ce coin du parking. Tandis qu’il la regardait déposer ses courses dans le coffre, il réprima une foule de désirs parmi lesquels émergeait en priorité la furieuse envie de la sauver, de lui montrer la voie du Seigneur. Mais sa raison, attachée à sa propre survie, lui rappela que tout serait perdu s’il agissait dans la précipitation.

Cette femme était loin de se douter que seul un rempart d’une extrême minceur la séparait de la bête qu’il tenait captive en lui. Une bête emplie d’une rage dont la femme aurait éprouvé la grâce, sans cette force qu’il avait réussi à mobiliser.

Ces gens, pensa-t-il plus tard ce soir-là, ces animaux qui errent à l’aveugle, sans but, ignorent ce qui les observe depuis les recoins obscurs de leur monde. S’ils vivent, c’est seulement parce que moi, et le Seigneur dont je suis le serviteur, le permettent.

Il en avait déjà attrapé trois à l’époque, mais l’ouvrage, médiocrement exécuté, comportait trop de risques. La deuxième fois s’était mieux passée que la première, et la troisième mieux encore. Le séjour en prison qui suivit lui avait appris la patience. Il fallait d’abord acquérir les compétences nécessaires avant d’accomplir sa tâche. Puis le Seigneur l’avait guidé vers cette ville, jusqu’à cette maison, et il avait su alors que son voyage pouvait commencer.

Mais maintenant l’aventure touchait à sa fin.

Le costaud n’était pas un cambrioleur. Il ne débarquait pas ici par hasard. Et s’il avait trouvé la maison, d’autres suivraient.

Le temps que la fenêtre soit brisée, Billy Crawford avait cessé d’exister. Edwin Paynter revenait à la vie. Et Edwin Paynter s’était préparé pour ce qui allait arriver. Il avait organisé sa fuite.

Mais d’abord, le costaud.

Et la fille.

Après avoir transféré le tournevis de sa main gauche à la droite, il bascula l’interrupteur.

58

Herkus ne décrypta pas tout de suite la scène qu’il avait sous les yeux. C’était la pute, sans aucun doute, telle que décrite par Darius. Elle ressemblait trait pour trait à la photo du passeport sorti de la poche du flic. Mais elle était couverte de bleus et entaillée de partout, comme si on l’avait chassée d’Ukraine et poursuivie jusqu’ici à coups de pied. Ses vêtements étaient raidis par le sang. Une serviette avait été enfoncée dans sa bouche, et ses pieds baignaient dans un saladier rempli d’une eau rougeâtre à côté duquel gisaient une brosse à dents et une pince coupante. Des colliers de serrage liaient ses mains à la chaise.

En dépit de tout cela, jamais il n’avait vu un visage manifester autant de joie. La pauvre fille s’imaginait-elle qu’il venait la secourir ? Il réprima un rire, ne voulant pas risquer que quelqu’un l’entende.

Qui lui avait fait subir pareil traitement ? L’homme dessiné par Rasa ? Auquel cas, c’était un malade.

Il se trouvait encore dans la maison, probablement.

Herkus réfléchit à sa stratégie. Les choix étaient limités : Arturas voulait que la pute soit exécutée, et il en exigerait la preuve. Le plus simple serait de lui mettre une balle dans la tête avec le Glock, puis de prendre une photo pour la montrer au patron.

Il fallait toujours aller au plus simple, de l’avis d’Herkus, sans compliquer inutilement les choses. Il tira le Glock de sa ceinture, chargea une cartouche, et appuya le canon contre le front de la fille.

Il eut une seconde pour voir l’espoir et la joie s’évanouir dans son regard, avant que la lumière ne s’éteigne. Les ténèbres s’abattirent sur lui.

59

Lennon reconnut la Mercedes dès qu’il s’arrêta derrière elle. Il descendit de son Audi et remonta jusqu’à la portière du conducteur. À partir de là, des empreintes de pas filaient vers le côté de la maison.

« Merde », dit-il.

La neige ne tombait plus, mais le froid était devenu plus mordant, plus pénétrant encore que durant la journée. Il pivota sur lui-même. Comment pouvait-on éprouver un tel sentiment d’isolement en pleine ville ? Qu’y avait-il dans la maison ? Que faisait le gros bras de Strazdas ici ?

Lennon n’avait nullement l’intention d’entrer seul dans cet endroit. Il sortit son portable de sa poche et appela le policier de service au commissariat.

« Vous avez une voiture du côté de Cavehill Road ? demanda-t-il. Je soupçonne un cambriolage, mais j’aimerais autant ne pas entrer en solo.

— Les patrouilles tournent plutôt dans le centre-ville à cette heure-ci, répondit le policier. Surveillance des bars… Mais c’est calme pour l’instant. Je vous en envoie une ?

— Oui. » Lennon communiqua l’adresse. « Je ne bouge pas avant que… »

Le silence glacé fut soudain déchiré par une détonation qui retentit dans la maison, son écho bientôt enseveli sous la neige. Des chiens aboyèrent au loin entre les arbres.

« Un coup de feu a été tiré, dit Lennon. Lancez un appel à patrouille. Et dites aux gars que j’ai un problème. »

60

La chute d’Herkus sur le béton lui coupa le souffle. Il essaya de rouler sur le côté, en vain. Un poids lui opprimait la poitrine, bloquant toute entrée d’air. Il faillit laisser échapper le Glock, puis resserra sa prise, leva l’arme et tira au jugé.

L’explosion éclaira une face ronde et lunaire montrant les dents, les yeux écarquillés. Herkus sentit le poids se soulever et il put à nouveau respirer.

Il se traîna à reculons jusqu’à buter contre un mur. Un geignement aigu le désorientait, accompagné d’une sensation de pression dans les oreilles. Son esprit tenta de reconstituer une vision d’ensemble de l’endroit à partir de ce qu’il avait remarqué en entrant, lorsque la pute lui était apparue. Le fou aussi devait souffrir d’une perte d’audition, mais il connaissait mieux la géographie de l’espace.

Herkus éprouva, comme jamais auparavant, quelque chose qui s’approchait de la panique. Devait-il bouger ? Rester immobile ? Il déglutit avec insistance pour se déboucher les oreilles.

Il pourrait expliquer au fou qu’il voulait seulement la pute, qu’il l’emmènerait et ne reviendrait pas, et qu’aucun mal ne lui serait fait. Mais comment raisonner avec la folie ?

Entre deux gémissements, il entendit la respiration suffocante de la fille. Le bruit venait du sol. Était-elle tombée ?

Herkus s’obligea à réfléchir, à mettre un peu d’ordre dans son esprit. Certes, le fou avait l’avantage de se repérer dans les recoins obscurs de sa propre cave, mais Herkus était armé. Il faudrait s’approcher de lui pour l’emporter.

Il rampa en direction du bruit, avançant à tâtons sur le sol irrégulier, jusqu’à sentir sous ses doigts la peau douce de la fille. Il poursuivit son exploration et palpa sa joue, son nez, le chiffon enfoncé dans sa bouche. De sa main libre, il la saisit à la gorge tandis que, de l’autre, il appuyait le pistolet sur sa tempe.

« Tu veux la pute ? demanda-t-il à l’obscurité. Tu me veux, moi ? Alors, viens. »

Attrapant la chaise, il recula en traînant dans son sillage la fille qui donnait des coups de pied et pleurait faiblement. Il s’arrêta lorsqu’il sentit de nouveau le contact froid du mur contre son dos.

« Viens, répéta-t-il.

— Non », dit une voix étouffée.

Herkus se tourna vivement sur sa droite en braquant le Glock.

« Comment m’as-tu trouvé ? » demanda la voix, à gauche maintenant.

Herkus corrigea son tir et pressa la détente. L’éclair illumina le fou qui le regardait, dans le coin opposé. Herkus pointa le Glock et tira encore. Cette fois, la détonation n’éclaira que le vide.

La pute hurla, un cri assourdi par le bâillon enfoncé dans sa bouche et par une nouvelle barrière d’interférences qui sifflaient aux oreilles d’Herkus. Il secoua la tête et avala sa salive pour tenter de soulager ses tympans.

« Ce pistolet est très bruyant », dit le fou. Il parlait avec un accent étrange, différent de celui qu’on entendait dans cette ville. « Ça m’écorche les oreilles. Ne tire plus, sinon je te le ferai payer. Comment m’as-tu trouvé ? répéta-t-il.

— Je viens seulement chercher pute.

— Elle est à moi.

— Non, dit Herkus. Tu la voles.

— Le Seigneur me l’a amenée. »

Herkus rit. « Non, Aleksander l’amène. Mon patron l’achète. Elle n’est pas à toi. Elle est à nous.

— Tu mets ma parole en doute ? »

La voix, si proche… Herkus asséna un coup avec le Glock, certain de toucher la tête du fou. Il ne balaya que de l’air.

Il cligna des paupières. Des formes lui apparaissaient maintenant dans le noir, mais aucune qui ressemblât à un homme. Saisissant de nouveau la pute par la gorge, il serra jusqu’à ce qu’elle émette un gargouillis étranglé.

« Je vais la tuer, dit-il.

— Ce serait du gâchis, répliqua le fou. Mais si tu dois le faire… il y en aura une autre. Il y en a toujours d’autres. Les gens comme toi les font venir ici pour les vendre. Personne ne sait qui elles sont. On ne peut pas retrouver leur trace. Qui irait signaler leur disparition ? C’est pourquoi le Seigneur me les apporte.

— Tu es fou, dit Herkus.

— C’est ce qu’on pourrait croire. Mais tu te trompes.

— Tu n’es pas fou ? Alors, écoute-moi. Cette pute appartient à homme très méchant. Elle a tué son frère. Maintenant, il veut qu’elle soit morte. Si je l’emmène, c’est terminé. Sinon, lui, il vient te régler ton compte. Tu comprends ? »

Le fou se mit à rire. « Tu ne peux pas me faire peur. Ne le vois-tu pas ? J’ai le Seigneur Jésus-Christ à mes côtés. Si un ennemi vient me menacer, Il le terrassera.

— Non, dit Herkus. Jésus ne t’aidera pas. Il ne terrassera pas mon patron.

— Oh si, rétorqua le fou. Comme ça. »

Herkus reçut un coup violent dans le flanc, sous les côtes, puis un poids lui tomba sur les épaules. Il essaya de tirer sur ce qui l’entraînait vers le sol, mais le Glock, affreusement lourd, lui glissa entre les doigts et s’écrasa sur le béton.

Il sentit l’odeur de lait aigre. Une chaleur irradiait de son abdomen.

« Il fera comme ça », répéta le fou.

La brûlure dans le flanc d’Herkus disparut, laissant place à une douleur plus sourde, mais il fut touché ailleurs.

Encore.

Et encore.

Il voulut saisir ce qui l’attaquait, sentit un objet long, mince et raide, luisant d’humidité.

Des lèvres, douces contre son oreille, retroussées sur des dents. « Comme ça », chuchotèrent-elles.

61

Lennon entendit la deuxième détonation au moment où, descendant de l’évier, il posait les pieds sur le carrelage de la cuisine. Bientôt, une troisième retentit.

« Espèce d’imbécile », se morigéna-t-il.

Imbécile, parce qu’il n’aurait pas dû entrer seul après avoir entendu le premier coup de feu. Parce qu’il ne faisait pas marche arrière, même après les deux autres. Il s’était reproché son manque de jugement plusieurs fois en quelques minutes, et pourtant sa raison semblait incapable, ou bien refusait, d’obéir à l’instinct dicté par ses tripes.

Jack Lennon avait agi en imbécile quand il s’était engagé dans la police. Quand il avait décliné les honneurs après avoir sauvé la vie d’un collègue qui essuyait une attaque par balles. Quand il avait abandonné sa fille encore dans le ventre de sa mère. Quand il avait entraîné un tueur nommé Gerry Fegan de l’autre côté de la frontière pour satisfaire une vengeance.

Lennon savait qu’il s’était comporté en imbécile toute sa vie, mais cela ne l’avait jamais arrêté. Il dégaina son pistolet et s’enfonça plus avant dans la maison.

62

L’homme qui était maintenant, comme il ne doutait pas de l’avoir toujours été, Edwin Paynter, tira le tournevis vers le haut et enfonça la lame dans les entrailles de l’étranger, qui hurla.

Paynter relâcha un peu la pression et attendit qu’il cesse de se tordre.

« Comment m’as-tu trouvé ? demanda-t-il encore.

— Par les taxis, dit l’étranger en serrant les dents.

— Quels taxis ?

— Les Taxis de Maxie. Rasa a fait un dessin. Je le montre au patron de la boîte. Il te cherche pour moi.

— Quel dessin ?

— Celui de Rasa.

— Qui est Rasa ? Qui a dessiné quoi ?

— Rasa travaille pour mon patron. Elle s’occupe des filles. Elle te voit avec la pute, elle fait dessin. »

L’esprit de Paynter s’affola, assailli par des questions auxquelles il fallait apporter des réponses, des échappatoires. Mais tout était perdu. Un portrait de lui circulait dans la ville. Il n’y avait plus rien à faire maintenant, sinon prendre la fuite.

Si, il restait une chose, et elle était là, à ses côtés, s’étranglant avec la serviette qu’il lui avait enfoncée dans la bouche.

La colère explosa dans sa poitrine en une flambée incandescente.

C’était elle, la cause. Elle qui avait attiré cet intrus ici, avec son odeur de fille, comme une chienne qui rameute les chiens des lieues à la ronde.

« Chienne, dit-il. Sale chienne. »

Il se plaqua une main mouillée sur la bouche. Avait-il dit ça ? Lui était-il jamais arrivé de prononcer de telles paroles ?

Elle l’y avait poussé. Par sa faute, ce mot dont il se représentait les lettres immondes lui avait échappé. Elle était diabolique. Avant de s’enfuir, il devait l’envoyer rejoindre ses semblables sous le sol de la cave.

Il voulut lui percer la tempe, mais son geste fut arrêté par l’étranger qui gémit lorsqu’il lui retira le tournevis du ventre.

Edwin Paynter inspira profondément pour apaiser le feu de la révélation. Reste calme, pensa-t-il. Il savait ce qu’il avait à faire.

« Chaque chose en son temps », dit-il.

Paynter repoussa la tête de l’étranger en arrière, lui tâta la gorge. Il leva le tournevis en inversant sa prise sur le manche.

« Il y a un flic… », dit l’étranger.

63

Herkus aspira une goulée d’air et rejeta du sang.

« Le flic, dit-il. Il est au courant pour toi. »

Son esprit s’accrochait à cet ultime lambeau de logique. N’importe quoi, du moment qu’il réussissait à arrêter le fou, à gagner du temps.

« Quel flic ? » demanda le fou.

Herkus fouilla dans sa mémoire, luttant contre le brouillard douloureux qui lui envahissait les sens. « Lennon…, dit-il. Lennon. Il connaît ton visage. »

Un mélange brûlant de bile et de sang bouillonna dans sa gorge. Il toussa et poussa un hurlement, le ventre en feu.

« Comment il le connaît ? » demanda le fou.

Herkus rua, essaya de se dégager en rampant. Le fou posa un genou sur son estomac. Herkus hurla encore.

« Dis-moi comment il connaît mon visage.

— Le dessin, haleta Herkus, qui souffrait le martyre.

— Lui aussi ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

Herkus voulut répondre, avec l’espoir de sauver sa vie en partageant ce qu’il savait, mais la douleur l’anéantissait et le privait de langage.

« Dis-moi. » Le fou lui soufflait son haleine chaude au visage.

L’obscurité se fit plus dense. Herkus tenta désespérément de mobiliser sa langue, de forcer l’entrée d’air dans ses cordes vocales, mais il ne lui restait plus rien. Rien, sauf les flammes qui lui consumaient l’estomac et avalaient son être tout entier.

Et les visages.

Tous ces visages qui l’attendaient.

Oh, mon Dieu, pensa-t-il. Les mots dansaient dans son esprit, comme de brillantes étoiles au-dessus de lui.

Oh, mon Dieu, pardonne-moi.

Un éclair plus vif lui transperça la gorge, et il sut qu’il n’y avait pas de pardon. Seulement le feu.

64

Couchée sur le flanc, Galya sentit la chaleur se répandre sous son corps, la même odeur métallique qui l’avait submergée un jour plus tôt à peine. Elle se tordit en tous sens pour échapper au flot de sang, mais la chaise la retenait prisonnière. À coups de langue, jouant des mâchoires, elle réussit à expulser la serviette de sa bouche.

Derrière elle, le bruit d’un objet dur qui perçait la chair. Un homme qui soufflait à chaque assaut, l’autre qui gargouillait et haletait, jusqu’à ce que tout se confonde dans un grognement animal.

Elle essaya de basculer son poids. Si elle se retournait, se mettait à genoux, elle réussirait peut-être à s’enfuir. La chaise se souleva, puis retomba. Galya recommença, tirant sur ses épaules. De nouveau, la chaise retomba.

Galya accompagna son effort d’un cri strident. Cette fois, la chaise suivit le mouvement et elle put se mettre à genoux. Ravalant son cri, elle poussa de l’avant.

La chaise fut tirée en arrière.

« C’est toi qui as fait ça », dit-il.

Il rabattit violemment la chaise, tordant les bras de Galya dont la tête heurta le sol. Des étincelles s’allumèrent devant ses yeux. Elle l’entendit qui s’éloignait, puis revenait. Il avait le souffle court et respirait par saccades.

Aveuglée par une lumière soudaine, elle détourna la tête.

« Regarde-moi », dit-il.

Le faisceau de la torche se fraya un chemin à travers les paupières de Galya qu’elle fermait pourtant de toutes ses forces.

Une paume mouillée la gifla. « Regarde-moi. »

Ouvrant les yeux une fraction de seconde, Galya distingua le visage lunaire penché sur elle dans la lumière.

« Tout ça est arrivé par ta faute. C’est toi qui as amené cet homme ici. Tu m’as obligé à le tuer. À cause de toi, tout est raté et je dois m’enfuir. »

Les quelques mots qui lui vinrent à l’esprit sortirent de la bouche de Galya en russe.

« Parle anglais », dit-il.

Elle répéta. Les seules paroles qui eussent encore un sens pour elle.

« Je ne comprends pas ce que tu racontes », dit-il. Il secoua la tête. « Peu importe. »

Il pointa sur elle la lame rougie du tournevis. « Le Seigneur t’a livrée à moi. Je terminerai donc Son ouvrage. Je le Lui ai promis. Mais tu vas souffrir à cause de ce que tu as fait. Supplie pour obtenir le pardon de ton âme, car je ne t’épargnerai pas l’enfer qui t’attend. Mais pas ici. Nous ne sommes plus en sécurité dans cet endroit, à cause de toi. »

Elle entendit le tournevis tomber par terre, sentit la froide morsure de la pince qui coupait le collier de serrage retenant son poignet gauche à la chaise.

Galya parla encore. Elle répéta les seules paroles qu’elle était capable de concevoir.

« S’il te plaît, Mama, ramène-moi à la maison. »

65

Lennon s’avança dans la cuisine plongée dans l’obscurité, son Glock 17 au poing, prêt à tirer. Des morceaux de verre brisé crissaient sous ses pas. Sa respiration produisait un nuage de buée dans la maison dont la chaleur s’échappait par la fenêtre, à présent dépourvue de vitre.

En passant dans le vestibule, il repéra un mince trait de lumière sur le mur d’en face. Il se raidit et cala sa main gauche sous celle qui tenait l’arme, le doigt sur la détente.

Derrière la porte, un escalier en bois descendait à la cave. Des ombres se tordaient dans les ténèbres comme des démons s’acharnant sur des âmes. Il posa le pied sur la première marche et vit le faisceau d’une torche qui s’agitait dans le trou noir en dessous.

Une voix, sourde et rauque, lui parvenait. Un marmonnement dans lequel il ne distinguait que des mots décousus : « … ta faute… tu souffriras… tout est perdu… m’enfuir. »

Une autre voix, douce, un timbre féminin, tissait un contrepoint en récitant en boucle des paroles que Lennon ne comprenait pas.

Le pinceau lumineux tomba sur une jeune femme, en sang, à peine consciente. Dans le halo apparut la vague silhouette de l’homme qui tenait la torche. Le rayon balaya faiblement le sommet de l’escalier, le temps d’éclairer l’interrupteur. Lennon le fit basculer avec le coude et prépara son tir.

« Police ! » lança-t-il.

L’homme leva des yeux écarquillés. Sa bouche s’ouvrait comme une déchirure dans le disque pâle de son visage.

Lennon embrassa la scène en un coup d’œil — le corps du Lituanien qu’il avait interrogé plus tôt, la flaque de sang, les outils éparpillés, la forme pitoyable de la fille attachée à la chaise renversée — et mit en joue.

« Edwin Paynter, dit-il. Écartez-vous. »

Les yeux de Paynter s’agrandirent encore quand il entendit son nom. Il recula, entraînant avec lui la chaise et la fille.

« N’avancez pas ! » cria-t-il en approchant un objet rouge de la gorge de sa victime.

L’espace d’un instant, Lennon crut que Paynter portait un gant de cuir. En voyant les gouttes qui s’écoulaient sur la fille, il comprit que c’était en fait sa main, rougie par le sang du mort, crispée sur le manche du tournevis.

Il essaya de garder le canon du Glock pointé sur le front de Paynter, mais sa main serrée autour de la crosse, de même que le fou au pied de l’escalier, refusait de rester immobile.

« Laissez-la partir, dit Lennon en descendant d’une marche.

— N’approchez pas !

— Je descends, Edwin. Relâchez-la, et il ne vous arrivera rien. »

La raison hurlait à Lennon de renoncer, mais il voyait les yeux de la fille fixés sur lui et savait qu’il n’avait pas le choix.

« Vous m’entendez ? Écartez-vous d’elle. Je vous promets qu’il ne vous sera fait aucun mal. »

Paynter rit et attrapa un objet près du cadavre du Lituanien.

Lennon réagit d’instinct, avant même que sa conscience ne comprenne, et se baissa. La détonation qui retentit dans la cave fit exploser le mur à côté de sa tête en une volée de poussière rouge et d’éclats de brique.

Perdant l’équilibre, il dévala l’escalier tête la première, épaules, coudes et genoux heurtant le bois tandis qu’il roulait sur lui-même. Son menton s’écrasa sur le sol de béton et, la vue obscurcie, il sentit le goût du sang.

Le monde passa dans un autre temps. Il était maintenant étendu par terre, à la lumière crue d’une ampoule électrique, les mains vides et inertes le long de son corps. Une masse sombre bloqua son champ de vision, et un visage lunaire se pencha sur lui en souriant.

« Les gens comme vous ne tirez jamais les leçons de vos erreurs ? » demanda Paynter.

Hébété, Lennon toussa en avalant son sang.

Paynter s’accroupit et lui appuya le canon du pistolet sur le front.

« Vous ne pouvez pas me battre, dit-il. Pas quand j’ai le Seigneur à mes côtés. »

66

Edwin Paynter n’avait encore jamais tenu une arme à feu dans ses mains. Lorsqu’il ramassa le pistolet par terre, il se demanda s’il fallait simplement presser la détente, ou bien effectuer une autre opération qu’il ignorait. Auquel cas, il se contenterait de s’en servir comme projectile contre le policier.

Il eut bientôt la réponse : presser la détente, ce n’était pas plus compliqué que ça. La déflagration lui envoya un choc dans le coude et dans l’épaule. Il en resta le bras tout frémissant. Avec un sifflement dans les oreilles. Et une chaleur, une raideur à l’entrejambe.

À présent, le policier à sa merci le fixait en papillotant d’un air stupide, comme le chien qu’il avait eu, adolescent — le chien qui avait continué à le regarder avec une adoration bornée pendant qu’il le bourrait tranquillement de coups de pied, jusqu’à ce que les yeux de l’animal se voilent et que sa langue lui pende de la bouche en baignant dans un jus écarlate.

Cette arme lui plaisait. Malgré le vacarme et la douleur à ses tympans, il avait aimé la sensation. Il considéra le pistolet du policier qui gisait non loin et se demanda si on le chargeait avec les mêmes balles que celui qu’il lui appuyait maintenant sur le front.

« Vous avez déjà tiré sur quelqu’un ? » demanda Paynter.

Le policier hésita. « Non.

— Je ne vous crois pas. On vous a déjà tiré dessus ?

— Oui, répondit le policier.

— Ça vous a fait mal ?

— Oui.

— Vous avez eu peur ?

— Oui.

— Et là, vous avez peur ?

— Oui.

— Tant mieux, dit Paynter. Je suis un instrument du Seigneur, et la peur est la seule réponse convenable. Il m’a fallu des années pour apprendre ça. Quand les gens me regardaient d’un drôle d’œil, quand les filles ne voulaient pas me parler, je pensais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez moi. Mais je me trompais. Leur réaction était normale. Ils avaient peur. »

Il se leva, le pistolet toujours braqué sur la tête du policier.

« Comment a-t-il dit que vous vous appeliez, déjà ? Lennon, je crois. Eh bien, M. Lennon, il est temps que je parte. »

La respiration du policier s’accéléra, sa poitrine fut agitée de soubresauts. Paynter crispa le doigt sur la détente, sentit la résistance, la barrière mince comme un cheveu qui séparait la terreur du silence éternel. Le policier ferma très fort les yeux et leva les mains pour tenter vainement de se protéger.

Assez, pensa Paynter, cesse de

Le sol vint brutalement à sa rencontre et le pistolet détona, propulsant la balle dans le béton. Il eut le temps de se demander ce qui l’envoyait à terre, avant de recevoir un coup violent à l’arrière de la tête.

67

Lennon sentit le choc de la fille qui se jetait sur Paynter. Il l’avait vue arriver, et ne put que s’abriter la tête derrière ses avant-bras au milieu de l’enchevêtrement de coudes, de genoux et de pieds.

La fille poussa un hurlement animal en abattant la chaise toujours attachée à l’un de ses poignets sur son ravisseur. Lennon recula, parvint à dégager ses jambes prises entre celles de Paynter et roula sur le côté pour récupérer son Glock.

Grognant et gémissant, Paynter essaya de parer les coups avec ses mains, mais la détermination farouche de la prisonnière finit par avoir raison de lui. Pendant quelques secondes, il sembla renoncer, puis se ressaisit et envoya son pied dans la chaise. La fille perdit l’équilibre.

Lennon se leva et brandit le Glock. « Ne bougez pas, dit-il. Sinon je vous descends, je le jure devant Dieu. »

Paynter le regarda, incrédule, et éclata de rire.

La fille voulut le frapper encore avec la chaise, mais Lennon s’interposa.

« Qu’est-ce qu’il y a de si marrant ? demanda-t-il.

— Vous jurez devant Dieu ? Vous croyez que Dieu a quelque chose à fiche de vos promesses ? »

Lennon chercha une repartie. N’en trouvant aucune, il réagit de la seule manière qui lui venait à l’esprit : il balança un violent coup de pied dans les couilles de Paynter.

Paynter se plia en deux et roula sur le flanc. Son visage passa du rouge au violet.

Recroquevillée contre le mur, la fille marmonnait. Quelque part dehors, dans la nuit glacée, des sirènes retentirent puis se turent. Lennon s’accroupit près d’elle. « Tout va bien, dit-il. Les secours arrivent. »

Paynter se tordit en grognant.

« Si vous bougez, je tire, dit Lennon. Vous m’entendez ? »

Pour toute réponse, Paynter eut un haut-le-cœur et cracha par terre.

Tout en le surveillant, Lennon écouta la fille. Elle débitait des mots incompréhensibles avec un fort accent slave, dans une langue qu’il n’était même pas capable d’identifier. Lituanien ? Letton ? Polonais ?

Quel que fût le sens de ses paroles, elle les répétait en boucle, comme un mantra, la prière qu’un esprit en déroute adressait à un Dieu indifférent.

Lennon lui glissa un coup d’œil de biais. « Vous parlez anglais ? »

Les sirènes se rapprochaient, ainsi qu’un bruit de moteurs rageusement poussés.

« Comment vous appelez-vous ? » demanda encore Lennon.

Elle continuait inlassablement, brouillant les mots, l’un bousculant l’autre, de sorte qu’il ne savait plus où commençait la prière ni où elle s’achevait. Sa voix montait vers les aigus, ponctuée par des prises d’air désespérées.

Lennon la saisit par le poignet.

« Qu’est-ce que vous dites ? »

Elle sursauta et le regarda comme si elle s’éveillait d’un cauchemar. L’espace d’un instant, Lennon crut voir Ellen quand elle émergeait de ses terreurs nocturnes.

La fille cligna des yeux et dit : « S’il vous plaît, monsieur, je veux rentrer chez moi. »

68

Affalé par terre, le dos contre le canapé, Strazdas avait perdu la mesure du temps. La sonnerie de son téléphone lui fit brusquement redresser la tête. Il décida de ne pas répondre et préféra fixer son attention sur le large écran plat de la suite, d’une brillance surnaturelle dans la pièce assombrie, vibrant de couleurs intenses qui heurtaient sa rétine.

Un numéro comique qui datait d’une autre époque, semblait-il, avec deux hommes, l’un petit et vieux, l’autre d’âge moyen mais essayant de paraître plus jeune, deux péquins mal fagotés qui se disputaient à propos de décorations de Noël dans une maison minable.

Les gens ici trouvaient donc ça drôle ? Des personnages pathétiques, embourbés dans des vies misérables ? Se sentait-on réconforté en riant de pauvres bougres plus malheureux que soi ?

À l’écran, le vieux se mit à glapir. L’autre lui donna la réplique en bougonnant et le traita de vicelard.

Strazdas rit, sans trop savoir pourquoi.

Le téléphone se tut, creusant un silence au cœur duquel Strazdas prit conscience de la douleur logée dans son crâne, tapie derrière ses yeux.

Que faisait-il, assis là ?

Ah oui. Il avait bu.

Il avait pris une bouteille de vin dans le minibar une heure plus tôt, les nerfs à vif, tandis que l’obscurité tombait sur cette fichue ville et qu’un silence pesant envahissait la rue peu à peu désertée. Un silence si épais qu’il croyait entendre le sang charrié par ses veines tout autour de son corps. Un homme moins sain d’esprit que lui aurait pu s’imaginer que le froid et la nuit, portés par des souffles invisibles, se glissaient subrepticement dans l’hôtel, prenaient d’assaut les escaliers, s’insinuaient le long des couloirs.

Mais il était sain d’esprit, et il ne nourrissait pas ce genre d’idées.

Pas vraiment.

Il ne s’était pas senti mieux en reprenant de la cocaïne, et commençait même à soupçonner que la poudre était la cause de son anxiété. C’est pourquoi il avait ouvert le petit réfrigérateur dissimulé dans un placard et choisi une bouteille de vin blanc. Il essaya de lire l’étiquette, mais ses yeux semblaient incapables de saisir les mots. Dévissant le capuchon, il porta le goulot à ses lèvres et but à longs traits.

Arturas Strazdas ne buvait pas souvent d’alcool. Il ne trouva pas le goût agréable, pas plus que la sensation du liquide qui lui coulait dans la gorge, mais il persévéra malgré tout.

À présent, le front taraudé par une douleur lancinante, il déduisit qu’il s’était s’enivré. Une ligne ou deux le remettraient d’aplomb.

Son cœur battit plus fort à cette pensée. Tant pis, c’était un médicament que les circonstances rendaient nécessaire.

Prenant appui de ses coudes sur le canapé, il se mit debout. La pièce tanguait dangereusement. Il écarta les bras pour retrouver l’équilibre.

Un mince film de poudre subsistait sur le plateau de verre et sur la carte clé de l’hôtel, à côté d’un billet de cinquante euros roulé, prêt à être utilisé. Largement de quoi faire une ligne, pensa-t-il. Et il en restait un peu dans le sachet, suffisamment pour tenir jusqu’au lendemain matin s’il se contrôlait. Herkus en rapporterait.

Herkus.

Était-ce lui qui avait téléphoné ? Avait-il retrouvé la pute ?

D’abord, le rail de coke.

Tenant la carte entre le pouce et l’index, Strazdas racla le plateau, dans un sens, puis dans l’autre, rassemblant la poudre comme un berger son troupeau, jusqu’à obtenir un mince fil blanc.

Pas beaucoup. Mais assez pour le moment.

Il prit le billet de cinquante euros et l’inséra dans sa narine droite, bloqua la gauche d’un doigt, aspira la ligne, et tout ne fut plus que beauté et émerveillement pour toujours, à jamais, dans l’éternité et au-delà encore.

Et puis il toussa, la gorge envahie par un écoulement glacé, l’estomac contracté et gargouillant parce qu’il n’avait rien mangé depuis la veille.

Il devrait peut-être appeler l’hôtel et se faire servir…

Appeler. Le téléphone.

La mémoire lui revint. Il consulta l’écran de son portable, qui affichait un numéro masqué.

Pourquoi son contact essaierait-il de le joindre à cette heure, le soir du 24 décembre ? À condition que la pendule n’ait pas déjà passé minuit, auquel cas on était le 25, jour de Noël.

Comme pour répondre à sa question, le téléphone sonna. La vibration dans sa main, plus que le bruit, le fit sursauter.

« Oui ?

— Votre chauffeur est mort », dit la voix.

Strazdas regarda fixement par la fenêtre, contemplant la rue en contrebas, pendant que son esprit décodait ce qu’il venait d’entendre.

« Quoi ?

— Votre chauffeur, celui qui traîne partout dans Belfast pour retrouver la fille que vous cherchez désespérément.

— Oui ?

— Il est mort. Tué dans une cave à l’ouest de la ville. Éventré par un malade, d’après ce qu’on m’a dit.

— Herkus ?

— Mais on tient la fille. »

Strazdas recula jusqu’au canapé et s’assit. « La fille, répéta-t-il.

— Celle que vous cherchez. Elle a été emmenée aux Urgences, mais ensuite, on nous la confiera.

— On vous la confiera, répéta Strazdas en écho.

— Tout va bien ? Vous comprenez ce que je raconte ? »

Strazdas s’enfonça une phalange dans la bouche et la mordit, fort. La douleur entra en lutte contre les brumes de son esprit, mais ne parvint pas à les dissiper. Il serra les mâchoires, sentit une texture tendineuse entre ses dents. Le brouillard s’éclaircit. Inspirant profondément par le nez, il ressortit sa phalange striée d’entailles rouge vif et la frotta contre sa cuisse.

« Vous êtes sûr qu’on vous la confiera ? demanda-t-il.

— Oui, bientôt, répondit la voix. Pour l’instant, elle est soignée, mais l’hôpital ne tardera pas à la relâcher. Il faudra bien qu’elle aille quelque part, et toutes les agences qui s’occupent de ces gens-là sont fermées pendant les fêtes. De toute façon, elle est témoin d’un meurtre au moins, peut-être coupable d’un autre. Elle ne peut atterrir que dans un commissariat. Le mien. Je réglerai son affaire. Ne vous inquiétez pas.

— Merci, dit Strazdas. Ma mère vous remercie.

— Juste une chose, reprit la voix. On sait que votre chauffeur est votre associé. Préparez-vous à subir un interrogatoire. Sauf si vous quittez le pays.

— Si je quitte…

— Retournez à Bruxelles. Vous ne trouverez pas de vol avant le 26 décembre, mais si vous passez la frontière, vous serez tranquille jusque-là.

— Je veux rester, dit Strazdas. Je ne peux pas rentrer à Bruxelles avant que tout soit terminé avec la pute.

— Pourquoi ? »

Strazdas pensa aux yeux durs de sa mère, à ses mains impitoyables. « Je ne peux pas, c’est tout.

— Bon, je m’occupe de la fille au plus vite. Faites vos valises, prévoyez un moyen de transport pour vous rendre à l’aéroport, et soyez prêt à partir. Noël vous permettra de gagner un jour, pas plus. Dès le lendemain, vous serez interrogé. Vous ne pourrez pas y couper.

— D’accord, dit Strazdas.

— Pour ce qui est de la récompense…

— Hein ?

— Le paiement. Les choses sont allées bien plus loin que ce qui était convenu. J’attends d’être dédommagé en conséquence.

— Pas de problème, dit Strazdas, vous le serez. Mais dites-moi…

— Quoi ?

— Qui est ce fou ? Celui qui a tué Herkus ? »

69

Edwin Paynter ne doutait pas qu’il s’échapperait. Il l’avait su dès l’instant où les premiers policiers dévalèrent l’escalier de la cave, armes au poing, et il en avait maintenant la confirmation, allongé sur une civière dans un couloir d’hôpital. On ne pourrait pas le retenir, pas une seule seconde, à partir du moment où il choisirait de s’en aller.

Il lui fallait simplement attendre son heure, sans résister, en se montrant calme et docile. Tôt ou tard, les deux policiers qui le surveillaient commettraient un impair. Edwin Paynter aurait détalé avant qu’ils n’aient le temps de dire ouf.

La police était obligée de le conduire à l’hôpital. La fille lui avait ouvert le crâne avec la chaise, et Paynter savait que les blessures du cuir chevelu saignent à profusion. On ne pouvait donc pas évaluer la gravité de la blessure sans procéder à un examen.

De sa main libre, il pressait un tampon de gaze sur sa tempe pour étancher le sang. Son autre main était menottée au brancard. Rien de plus simple que de se lever et de partir en l’entraînant avec lui, s’il le décidait.

Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Il allait préparer sa sortie mieux que ça.

Le personnel des Urgences était débordé. Edwin Paynter ne cessait jamais de s’étonner en voyant le nombre de gens qui refusaient de travailler, chaque jour que Dieu fait, et s’adonnaient à la boisson. Rien de surprenant, alors, à ce que tant d’ivrognes de Belfast atterrissent dans un service d’urgence où l’on manquait de médecins et d’infirmières.

Et c’est ainsi que, lui, Edwin Paynter, se retrouvait ligoté à une civière dans un couloir, au milieu de la lie du peuple, des gémissements et des cris, pendant qu’une poignée d’internes et d’aides-soignants s’épuisaient à tenter de soulager ce ramassis de miséreux.

Les hôpitaux lui étaient toujours apparus comme des endroits étranges et effrayants, surtout les Urgences. Les bruits et les odeurs. Les choses qui se passaient derrière des rideaux, les chuchotements et les pas que l’on n’était pas censé entendre. Les familles rassemblées, attendant l’annonce de leur deuil. Les vieillards aux visages vides qui vous regardaient au fond des couloirs.

Le spectacle était identique ici. Des ivrognes vociféraient, contraints d’affronter leurs démons en dégrisant. De jeunes enfants hurlaient sur les genoux de leurs parents inquiets. Certains consultaient leur montre et pestaient contre leur feuille d’impôts, furieux de devoir attendre si longtemps pour faire soigner leurs petits maux. Tant de bruit et d’agitation pour rien.

Il devinait tout cela, plutôt qu’il ne le voyait, depuis son étroite couche. Tant pis pour eux s’ils souffrent, pensa-t-il.

Une infirmière apparut, flanquée d’un brancardier.

« M. Paynter ? dit-elle.

— Je m’appelle Crawford, répondit-il. Billy Crawford. »

Troublée, elle se tourna vers les policiers.

L’un d’eux haussa les épaules. « Moi, on m’a dit “Edwin Paynter”. Appelez-le comme vous voudrez, je m’en fiche, du moment que je peux vite rentrer chez moi. »

L’infirmière gratifia Paynter d’un sourire vacillant. « Mr., euh…

— Crawford, dit Paynter.

— M. Crawford, il n’y a plus de box disponible pour l’instant, mais nous allons nous occuper de vous dès que possible. En attendant, nous sommes obligés de libérer le couloir. Il y a de la place en orthopédie. D’accord ? »

Il ne répondit pas.

Le plafond défila au-dessus de lui, tandis qu’il laissait aller sa tête contre le mince oreiller recouvert d’une taie jetable. Les roues grincèrent, des chaussures couinèrent sur le sol en vinyle, jusqu’à ce que le brancard parvienne dans une pièce comportant des lits séparés par des rideaux, un tableau lumineux au mur, des rangées de tiroirs et des coffrets de pansements.

« Vous serez très bien ici, déclara l’infirmière pendant que le brancardier garait la civière contre un mur. Ça saigne toujours ? »

Elle écarta la main de Paynter et examina sa tempe. « Vous survivrez, dit-elle. Allez, ne bougez pas. Ce ne sera plus très long maintenant. »

L’infirmière sortit prestement de la pièce, le brancardier sur ses talons, laissant les deux policiers postés près du brancard.

L’un d’eux s’assit sur le lit le plus proche. L’autre faisait les cent pas dans le champ de vision de Paynter. Il remarqua que leurs pistolets ressemblaient beaucoup à celui qu’il avait pris à l’étranger, et à l’arme que le policier, Lennon, avait pointée sur lui quelques instants auparavant.

Le policier assis sur le lit regarda sa montre et haussa les sourcils. « Putain… Joyeux Noël », dit-il.

70

L’infirmière appliqua deux strips sur la coupure au menton de Lennon, assis au bord du lit, puis les couvrit d’un pansement. L’inspecteur chef Uprichard entra dans le box au moment où elle en ressortait. Il portait un anorak, un chandail à motifs et un pantalon en velours côtelé. Lennon prit conscience qu’il n’avait jamais vu Uprichard en civil. Ainsi vêtu, il paraissait vraiment ses soixante ans.

« Vous choisissez bien votre moment, dit Uprichard. Mince alors ! Joyeux Noël… »

Lennon sourit. Aucun juron ne s’échappait jamais de la bouche de son supérieur. « Merci d’être venu, dit-il. Vous n’étiez pas obligé.

— Non, mais je préfère clarifier le plus de choses possible ce soir plutôt que de me les coltiner à mon retour, après les fêtes. » Il tira Lennon par sa veste. « Venez. Mieux vaut libérer le box, il y a d’autres bonshommes qui attendent. »

Lennon suivit Uprichard dans le couloir.

« Qu’est-ce qu’on sait pour l’instant ? » demanda-t-il.

Uprichard s’installa sur une chaise parmi d’autres alignées devant la porte d’un bureau. « Nous sommes certains qu’il s’agit de l’Edwin Paynter que le jeune Connolly a trouvé dans la base de données ViSOR. Une fouille rapide de la maison n’a pas permis de l’identifier, mais il n’y a aucun doute. L’endroit sera passé au peigne fin après les fêtes.

— Et l’autre femme ? » demanda Lennon en prenant place à côté d’Uprichard. Cette dernière avait été découverte quand l’un des policiers, arrivé dans la deuxième voiture, avait entendu des gémissements à l’étage.

« Elle ne peut pas parler, mais on présume que c’est la propriétaire de la maison. Paynter la séquestrait là-haut depuis deux ans, probablement. Depuis qu’il a disparu.

— Bon sang, dit Lennon.

— Lors de la fouille, on a trouvé quelque chose… disons, d’inquiétant.

— Quoi ?

— Un sac de dents. Personne n’y a touché, mais on me dit qu’il s’agit de dents humaines. Des molaires, des incisives, rassemblées dans une petite bourse en velours.

— Le sol de la cave…, dit Lennon.

— Eh bien ?

— Il y avait des irrégularités, des surfaces de textures différentes, comme si on avait creusé par endroits et comblé les trous. »

Uprichard se mordit la lèvre en réfléchissant. « Ce type-là a déjà été condamné pour l’enlèvement d’une prostituée.

— Des filles comme celle-ci, dit Lennon, entrées illégalement dans le pays… Il n’y a aucune trace, personne pour signaler leur disparition à la police.

— Ce sera une première à Belfast, fit observer Uprichard. Nous n’avons jamais eu de tueur en série.

— Non. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, tous ceux qui prenaient leur pied en tuant avaient largement de quoi s’amuser. Comment va la fille ?

— Elle est toujours aux Urgences, répondit Uprichard. En entretien avec une femme de Care NI. »

Care NI était une association caritative chrétienne qui, entre autres missions, fournissait une assistance aux femmes victimes de trafic sexuel, durant les jours suivant leur libération. Ces femmes étant souvent terrifiées par les autorités, des membres de l’association venaient à leur secours pour communiquer avec les officiers de police, les travailleurs sociaux et les bureaucrates de l’immigration auxquels elles se trouvaient confrontées.

« Elle en a vu de toutes les couleurs, dit Uprichard. Mais c’est une battante. Son épreuve n’est pas encore terminée, du reste. Il ne s’agit pas d’une banale affaire de trafic. Elle va devoir répondre du meurtre qu’elle a commis.

— On n’a pas vraiment de preuve qu’elle ait tué quiconque, objecta Lennon. Roscoe me l’a rapporté, c’est tout, et ce qu’il raconte n’est pas exactement parole d’évangile.

— Une fois que les équipes scientifiques auront fait leur boulot, les éléments à charge ne manqueront pas. Mais nous pourrons demander l’indulgence, si elle prouve qu’elle a agi en légitime défense.

— Où ira-t-elle en attendant ? À l’Assistance aux victimes, ou dans une cellule ?

— C’est Noël, dit Uprichard. Il n’y a personne pour s’occuper d’elle à l’Assistance. Ce sera forcément une cellule.

— Non, dit Lennon. Après ce qu’elle vient de vivre, on ne peut pas l’enfermer.

— Nous n’aurons peut-être pas le choix, si elle est soupçonnée de meurtre. »

Lennon se leva. « Vous allez l’arrêter ?

— Non. Pas encore. Mais…

— La soumettre à un interrogatoire en bonne et due forme ?

— Ce n’est pas moi qui déci…

— Alors, il est exclus que cette fille passe une seule minute dans une cellule tant qu’elle n’y sera pas obligée.

— Qu’est-ce que vous suggérez ? » demanda Uprichard.

Lennon réfléchit en frottant ses yeux secs et fatigués. Pour sa propre tranquillité d’esprit, il ne voyait qu’une seule réponse.

« Quel imbécile je suis », dit-il.

71

Galya regardait les lèvres de la dame qui s’adressait à elle avec bienveillance, elle entendait les mots prononcés, mais son esprit n’enregistrait pas grand-chose. La dame parlait d’associations, de police, d’immigration, de droits des femmes, et parfois elle prenait la main de Galya.

Galya luttait contre l’envie de dormir.

La dame était très gentille, répétant sans cesse qu’elle était là pour l’aider.

Mais le lit était tellement confortable, et le sommeil, irrésistible, s’insinuait dans toutes les cellules de son corps, bien que chacune la fît encore souffrir à un degré d’intensité variable.

Les paupières de Galya s’étaient fermées quand une toux la réveilla. Ouvrant les yeux, elle vit le policier passer la tête par le rideau de plastique tiré autour du lit. Il dit quelque chose à la gentille dame, qui s’excusa et sortit le rejoindre.

À présent que Galya était seule, les bruits de l’hôpital se fondirent en un murmure apaisant, comme le clapotis d’un ruisseau en été. Elle pensa à Mama et à Papa, et à la petite maison dans laquelle elle avait grandi, à l’odeur du pain qui cuit dans le four, la peau douce et sèche de Mama, la route devant la porte. En s’enfonçant plus profondément dans une tiède somnolence, elle vit l’homme au visage lunaire. Il lui montrait les dents qu’il tenait dans sa main, les comptait une par une, désignait celles qu’il lui avait arrachées de la bouche, et elle se touchait à cet endroit, sentait les trous béants, et il voulait encore lui montrer autre chose, un objet clair et brillant, pointu, et…

Un cri étranglé lui échappa quand la dame, en lui prenant la main, la ramena à la conscience.

« Tout va bien, dit la dame. Vous êtes en sécurité ici. Personne ne vous menacera plus. »

Galya glissa un doigt entre ses lèvres pour se tâter les dents. Voyant qu’aucune ne manquait, elle remercia Mama en silence.

Son regard glissa vers le policier qui se tenait debout derrière la dame. Il avait l’air épuisé. Un bandage couvrait l’entaille sur son menton.

« Voici l’inspecteur chef Jack Lennon, de la PSNI, la Police d’Irlande du Nord, dit la dame. C’est lui qui vous a retrouvée. »

Ne sachant comment répondre, Galya se contenta de hocher la tête.

« Il vous cherche un lieu d’hébergement, expliqua la dame. La police dispose d’un endroit spécial pour accueillir les victimes, un service très agréable. Mais à cause de Noël, le personnel n’est pas disponible. Sinon, il y a les cellules au commissariat. Ça manquera un peu de confort, mais vous serez en sécurité.

— Une cellule ? dit Galya. Comme dans prison ?

— Ou bien, l’autre possibilité…, reprit la dame. Ce monsieur de la police a une amie, une personne très gentille, qui propose de vous accueillir. Vous aurez de quoi manger, vous pourrez vous laver. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Galya se rappela la dernière fois qu’un homme avait proposé de l’aider, et la terreur qui avait suivi. Mais une envie puissante s’imposa à son esprit et balaya la peur.

« Un bain ? » demanda-t-elle. Elle se vit immergée tout entière dans l’eau, son corps purifié, la chaleur se répandant en elle.

« Je ne sais pas si ce sera possible, avec vos pansements.

— Oui, un bain, dit le policier. On veillera à ne pas vous mouiller les pieds. »

Galya ne réfléchit pas plus longtemps.

« S’il vous plaît, j’aimerais bien y aller », dit-elle.

72

Edwin Paynter se tint tranquille pendant que, transporté d’une salle à une autre, il passait entre les mains de radiologues qui examinèrent les clichés de son crâne puis d’infirmières qui se penchèrent sur lui pour essuyer le sang autour de sa plaie. Les policiers maugréaient, impatients de rejoindre leur famille à la maison. Il leur fut rappelé qu’une blessure à la tête nécessitait un temps d’observation incompressible et qu’ils devraient attendre d’être relayés par d’autres agents.

Paynter écoutait toutes les conversations, les yeux au plafond. Il se repassait mentalement les étapes du parcours auquel il s’était préparé pour de pareilles circonstances. D’abord, le regard perdu, égaré. Puis les yeux révulsés, la langue qui tombait en arrière et les contractions de l’abdomen, en gardant la nuque souple, le tout avec force ruades.

Il avait eu recours à cette technique une fois, quand une jeune femme, l’ayant percé à jour dans un supermarché, s’était plainte haut et fort d’être suivie. Le stratagème avait fonctionné à merveille, retournant la colère de la victime pour ne lui laisser que peur et inquiétude.

Le moment venu, il feindrait à nouveau une crise. La panique et le chaos assureraient son salut.

Mais pas maintenant. Pas encore.

Les deux policiers affectés à sa surveillance se raidirent à l’arrivée de l’inspecteur Lennon. Ils s’effacèrent tandis qu’il s’approchait et s’asseyait à l’extrémité du brancard. Des cercles sombres soulignaient ses yeux.

« Edwin Paynter », dit-il.

Paynter garda le silence et se remit à fixer le plafond.

« La fille va bien, annonça Lennon. Elle quitte l’hôpital en ce moment même. La femme que vous avez séquestrée dans le grenier se rétablira, elle aussi. Vous êtes sûrement ravi de l’apprendre. »

En travaillant sa concentration, Paynter distinguait des formes dans les motifs du plafond. Des têtes, des bras et des jambes, les ébauches de silhouettes humaines et animales émergeant entre les gris et les blancs.

« Vous allez être inculpé de chefs d’accusation multiples, continua Lennon. Enlèvement, sans doute, ou en tout cas séquestration arbitraire. Agression. Et l’homme à qui vous avez troué la peau, vous devrez vous expliquer sur ça aussi. Vous pouvez plaider la légitime défense et dire qu’il s’est introduit chez vous, mais l’argument ne passera pas. »

Paynter retint son souffle en repérant un visage dans les volutes du plafond. Un visage doux et aimant, avec des yeux qui lui souriaient. Il sourit aussi.

« Mais il y a quelque chose qui m’intrigue plus particulièrement, dit Lennon. Ces dents qu’on a retrouvées. D’où viennent-elles ? »

Paynter tourna son attention vers l’inspecteur.

« Et qu’y a-t-il sous le sol de cette cave ? »

Le visage du plafond murmura quelque chose, soufflant une réponse. Paynter la répéta.

« Le Seigneur sera mon juge », dit-il.

Le sourire de Lennon étira le pansement qu’il portait au menton. « Plus tard, peut-être, répliqua-t-il. Mais avant, vous devez vous présenter devant les tribunaux. »

Une infirmière passa dans le couloir avec un chariot pour le service du thé. Le cliquètement du métal émettait des voyelles et des consonnes que Paynter reproduisit fidèlement.

« Je n’apparaîtrai pas à la barre, déclara-t-il. Le Seigneur ne le permettra pas.

— Le Seigneur n’a pas son mot à dire. »

Paynter ricana. Le sang battait à sa tempe douloureuse. Tout autour, l’hôpital chuchotait, et chaque bruissement de l’air lui apportait la parole de Dieu.

« L’Ange du Seigneur me délivrera, dit-il. De même qu’il a libéré Pierre de sa prison, pour moi aussi, il viendra. »

Lennon demanda : « Vous ne croyez pas que l’Ange du Seigneur a mieux à faire le soir de Noël ? »

Paynter sentit le sourire disparaître sur ses lèvres. « Seuls les imbéciles se moquent du Seigneur, dit-il. Ou de son messager.

— C’est ce que vous êtes ? dit Lennon. Son messager ? »

Paynter leva les yeux au plafond. « Il n’y a pas de nom pour dire ce que je suis. »

73

Des flocons de neige se posaient de nouveau sur le pare-brise quand Lennon gara l’Audi au bas de son immeuble dans le quartier de Stranmillis. La fille, Galya, n’avait guère parlé durant le trajet. Elle regardait par la fenêtre, le visage figé, blottie dans le manteau de l’inspecteur.

« C’est là », dit-il.

Galya ne répondit pas.

Lennon descendit, alla ouvrir le coffre, et en sortit le fauteuil roulant escamotable prêté par l’hôpital. En quelques secondes seulement, il le déplia et sécurisa le mécanisme, puis abaissa le repose-pieds. Quand il s’approcha de la portière côté passager, les roues laissèrent des traces dans la neige.

Il ouvrit la portière. Galya leva vers lui un regard hésitant, avec l’air de ne pas comprendre où elle se trouvait. Elle prit la main qu’il lui offrait et grimaça en s’extirpant du siège. Il la porta à moitié pour l’aider à s’asseoir dans le fauteuil. Elle ne pesait presque rien.

En chemin, Lennon pensait aux femmes dont il avait acheté la compagnie. Combien de fois ces dernières années ? Il fallait bien les compter par dizaines, même si, depuis six mois, il avait résisté à son envie. Il éprouvait toujours de la honte, pendant et après, mais rien qui l’empêche d’y retourner. Elles prenaient son argent, parfaitement consentantes, se disait-il, personne ne les obligeait. Elles étaient payées, et lui se soulageait. Personne n’en pâtissait. Personne ne souffrait.

Pour autant qu’il le sache, aucune des filles ne faisait l’objet d’un trafic. Certaines étaient étrangères, bien sûr. Elles avaient des traits délicats, un accent slave. Toutefois, il les voyait comme des femmes libres. Jamais il ne pourrait aller avec une fille qu’on aurait forcée.

Mais était-il absolument certain de ce qu’il affirmait ?

Il chassa ses pensées tout en poussant le fauteuil dans l’entrée de l’immeuble jusqu’à l’ascenseur, et observa le visage de Galya qui se reflétait dans le bois poli de la cabine. Elle avait les yeux fixés sur quelque chose, à des kilomètres de distance.

Pour avoir rencontré de nombreuses victimes d’agression, Lennon savait qu’elles n’étaient plus les mêmes quand elles se relevaient de leur épreuve. Leurs vies se scindaient en deux, avec d’un côté la personne d’Avant, de l’autre celle d’Après. Tout ce qui semblait important à la personne d’Avant n’existait plus pour la personne d’Après.

Il se demanda à quoi ressemblait la Galya d’Avant. La Galya d’Après réussirait-elle un jour à remplir cette béance creusée en elle, qui transparaissait dans son attitude ?

L’ascenseur tinta en s’arrêtant, et les portes s’ouvrirent. Susan les attendait sur le seuil. Elle sourit à Galya, mais pas à Lennon.

« Merci d’avoir accepté », dit-il en poussant le fauteuil dans l’appartement.

Susan ne répondit pas. Elle se dirigeait déjà vers le salon, où des cadeaux étaient entassés sous le sapin de Noël. Les lumières des guirlandes faisaient danser des étoiles sur les papiers argentés.

Lennon fut pris d’une panique soudaine. « Tu as…

— Oui, dit Susan. Je suis allée les chercher chez toi quand elles se sont endormies. Et je les ai emballés, aussi.

— Merci.

— Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait, répondit Susan. C’est pour Ellen.

— Encore mieux. Je ne te remercierai jamais assez…

— Jack, dit-elle en le regardant durement dans les yeux. Tais-toi. »

Elle s’accroupit devant Galya. « Qu’est-ce que je peux vous offrir ? Quelque chose de chaud à boire ? Du thé ? Du café ? Avec des toasts ?

— Oui, dit Galya d’une toute petite voix d’oiseau.

— D’accord. » Susan lui caressa la main et se releva.

Lennon fit mine de ne pas remarquer que Susan ne lui proposait rien. Il approcha la chaise roulante du canapé, aida Galya à s’y installer, puis, désemparé, rattrapé par la fatigue, se laissa tomber dans un fauteuil, inclina la tête en arrière et ferma les yeux.

Quelques secondes plus tard, à ce qu’il lui parut, il sursauta au son d’une tasse et d’une assiette posées sur la table basse. Redressant la tête, il vit Galya attraper un mug de thé fumant. Susan en plaça un autre devant lui.

« Même si tu ne le mérites pas », dit-elle.

Elle ne lui rendit pas son sourire.

Il prit le mug et avala une gorgée de thé chaud et sucré, accueillit l’onde brûlante qui se répandait dans sa gorge et irradiait sa poitrine. Susan s’éclipsa brièvement, puis réapparut les bras chargés de vêtements qu’elle déposa sur le canapé à côté de Galya.

« Ils seront un peu grands pour vous, dit-elle, mais ils vous tiendront chaud. En tout cas, ça vaut mieux que cette tenue d’hôpital. »

Galya reposa son mug sur la table et plaça une main sur les habits. Lennon huma l’odeur du linge propre et de l’adoucissant. Il se revit brusquement, petit garçon, dans la maison de sa mère, enfilant des chaussettes tout juste sorties du panier de linge propre par une froide matinée. Il sourit et crispa les orteils en se rappelant la sensation.

Il sentit le sourire s’enfuir de ses lèvres au moment où Galya s’effondra.

Elle était assise, là, une main sur les vêtements, et brusquement, elle parut se casser en deux. Un instant plus tard, la tête rentrée dans les épaules, elle pleurait. Un gémissement sourd qui semblait lui monter du ventre, enflait dans son torse, s’échappait de sa gorge en une plainte étranglée. De grosses larmes roulaient sur ses joues et inondaient ses genoux. Elle les recevait dans ses mains ouvertes comme pour tenter de les conserver, redoutant qu’elles se perdent dans le tissu de sa tunique d’hôpital.

Lennon se leva, sans savoir quoi faire.

Susan agit à sa place. Écartant la table basse, elle s’agenouilla pour ouvrir ses bras à Galya qui s’y jeta et enfouit sa tête contre son épaule.

« Tout va bien, murmura Susan, dont le souffle agitait les légers cheveux blonds de Galya. Vous êtes en sécurité ici. Personne ne peut plus vous menacer. »

Les yeux de Lennon rencontrèrent ceux de Susan, emplis de larmes, débordants d’une profonde compassion. Comment comprenait-elle ce genre de souffrance ? se demanda-t-il. Il voulait dire quelque chose, merci, n’importe quoi, la toucher peut-être, mais il ne put que rester debout, les bras ballants, la langue pétrifiée.

Un mouvement de l’autre côté de la pièce l’arracha à sa propre impuissance. Ellen et Lucy, en retrait dans le vestibule qui donnait sur les chambres, observaient la scène.

« Joyeux Noël », dit-il.

Les fillettes s’avancèrent dans le salon, troublées à la vue de l’étrange invitée.

« Tu es rentré, dit Ellen.

— Évidemment », fit Lennon, sachant pourtant qu’il aurait très bien pu ne pas tenir sa promesse.

Sans répondre, Ellen vint se blottir contre sa jambe.

« Le père Noël est passé ? » demanda Lucy.

Lennon s’éclaircit la gorge. « Allez voir », dit-il en souriant.

Il suivit les fillettes qui partaient vers le sapin, effleurant au passage la nuque de Susan du bout des doigts. Elle leva une main pour presser la sienne et lui accorda un sourire fatigué.

Les deux petites s’emparaient déjà de leurs cadeaux quand il s’assit par terre avec elles. Ellen rapporta ses paquets pour les ouvrir sur ses genoux. Les fillettes riaient et poussaient de petits cris ravis tout en se montrant les jolis papiers qui recouvraient leurs présents et en s’extasiant devant leur contenu.

Chacune découvrit une poupée Barbie avec une panoplie de vêtements et d’accessoires — les esprits de Lennon et de Susan s’étaient rejoints sur ce point. Elles défirent les emballages pour sortir les poupées.

Tandis qu’Ellen installait sa Barbie dans une position avantageuse, Lennon se souvint de la poupée qu’elle serrait dans ses bras quand elle était arrivée de Birmingham avec sa mère, plus d’un an auparavant. Nue, les cheveux en bataille, mais objet de son amour malgré tout. Il se demanda ce qu’elle était devenue.

Tout contre lui, Ellen demanda : « C’est qui, la grande fille ?

— Quelqu’un qui a besoin de l’aide de papa, répondit Lennon. Elle a eu beaucoup de problèmes, alors on va s’occuper d’elle, juste aujourd’hui.

— J’ai rêvé d’elle, dit Ellen.

— C’est vrai ?

— Il y avait un méchant monsieur qui voulait lui faire du mal. »

Il fut un temps où Lennon aurait été choqué de voir qu’Ellen comprenait une foule de choses qui auraient dû rester hors de sa portée. Mais, depuis un an, il s’était habitué à cette manière particulière qu’avait sa fille de savoir ce qu’elle aurait dû ignorer.

« On va le mettre en prison, dit Lennon. Il ne fera plus de mal à personne. »

Satisfaite de la réponse, Ellen se leva et s’approcha du canapé où Susan essuyait les joues de Galya avec un mouchoir en papier. Elle prit la jeune fille par la main.

« Viens », dit-elle.

Sans un mot, Galya se leva et se laissa entraîner vers le sapin, marchant à petits pas précautionneux sur ses pieds écorchés. Elle s’assit par terre entre les deux fillettes. Lennon ne bougeait pas.

Ellen fourra la poupée dans les mains de Galya. « Regarde, dit-elle. On peut lui changer ses habits. »

Elle choisit une robe et la montra à l’invitée.

Galya sourit. « Elle est très jolie », fit-elle.

Ellen sélectionna ensuite un tailleur pantalon. « Et celui-là ?

— C’est joli habit aussi, dit Galya.

— Mais lequel est le plus beau ? demanda Ellen.

— La robe », répondit Galya.

Ellen lui tendit le vêtement et Galya entreprit de défaire les agrafes, la langue coincée entre les dents, une concentration tout enfantine sur son visage.

Lennon se retira pour les laisser jouer.

74

Arturas Strazdas composa à nouveau le numéro.

Toujours pas de réponse.

« Espèce d’enfoiré, dit-il à la messagerie. Rappelez-moi, connard. »

Il abandonna le téléphone sur le lit. La pièce lui paraissait beaucoup plus petite que la veille. Il avait dormi une heure et rêvé de Tomas gisant sur une dalle de pierre, les yeux vides tournés vers le ciel, sans personne pour l’enterrer à part Herkus. Sauf qu’Herkus ne pouvait rien faire pour Tomas, parce que lui aussi était mort.

En se réveillant, un poids énorme sur la poitrine, Strazdas était resté allongé sans pouvoir crier pendant de longues minutes. Quand il put enfin bouger, il se précipita vers la desserte du salon et pressa son nez sur le verre pour aspirer ce qui restait de la poudre.

Depuis, il essayait de joindre son contact et ce salopard ne répondait pas. Deux heures avaient passé. Le soleil jetait une lumière d’un blanc laiteux, filtrée par les nuages qui s’entassaient au-dessus de la ville.

Strazdas ouvrit la fenêtre et serra les dents dans l’air glacé qui s’emparait de son corps nu et le pénétrait tout entier. Il se tint là, immobile et raide, en proie à la chair de poule, jusqu’à ce que le froid le secoue en une violente convulsion.

Le téléphone sonna. Il se jeta sur l’appareil.

« Vous étiez où ? Pourquoi vous ne répondez pas, espèce de…

— Arturas », dit-elle.

Il s’assit sur le lit, les jambes flageolantes au son de cette voix. « Mère.

— Tu m’as oubliée ?

— Non, répondit-il.

— Tu as oublié ta promesse ?

— Non.

— Alors, parle-moi. »

Il chercha les mots, mais ne les trouva pas.

« Parle-moi », répéta-t-elle. La dureté de la voix délogea un souvenir qu’il préférait maintenir enfoui, évitant à tout prix de le laisser se promener librement dans son esprit et de renverser tout ce qu’il croyait savoir. Il couvrit ses parties génitales d’une main et serra les genoux.

« Mon chauffeur est mort, dit-il. Tué par un fou.

— Ton chauffeur ne m’intéresse pas, répliqua-t-elle. Tout ce qui m’importe, c’est la putain qui a tué mon fils. »

Strazdas sentit une crispation dans sa vessie. « Elle est avec les flics. »

Il écouta les quelques secondes de silence, puis la voix de sa mère ordonna : « Va la récupérer chez eux.

— Mon contact s’en occupe.

— Je me fiche de savoir comment tu t’y prends, dit-elle. Sache seulement une chose : tu ne reviendras pas me voir tant que tu n’auras pas fait ce que je t’ai demandé. Tu as compris ? »

Une démangeaison atroce lui brûlait l’entrejambe, sa vessie prise d’un besoin urgent de se soulager. « Oui, j’ai compris.

— Bien. » Et elle raccrocha.

Il lâcha le téléphone et courut à la salle de bains. Les premières gouttes lui échappèrent avant qu’il n’atteigne la cuvette. Un frisson le parcourut tandis que, les yeux fermés, il écoutait le bruit du liquide qui en éclaboussait un autre.

Après avoir vidé sa vessie, il prit une douche en réglant la température au maximum. Il retourna dans la chambre et saisit son téléphone. Entre-temps, le jour s’était levé. Il composa le numéro de son contact et attendit que la messagerie se mette en route.

« Cent mille pour la pute », dit-il.

Moins d’une minute plus tard, le contact le rappelait.

« C’est difficile aujourd’hui.

— Mon offre tient jusqu’à demain midi, dit Strazdas. Après, ce ne sera plus que la moitié. Le jour suivant, encore la moitié.

— Laissez-moi faire. »

75

Galya s’éveilla d’un sommeil épais, sans rêves, et se demanda pendant un court instant où elle se trouvait. Lui revint d’abord le souvenir de l’endroit où elle était, avant, et elle se sentit suffoquer. Puis elle comprit que rien ne la menaçait ici.

Elle resta allongée un moment, immobile, essayant de ne penser à rien d’autre qu’au long bain qu’elle avait pris avant de s’endormir. Elle était restée dans l’eau pendant près d’une heure, avec ses pieds bandés enveloppés dans des sacs en plastique et posés sur le rebord de la baignoire. Des chansons lui étaient venues à l’esprit, des airs de son enfance qu’elle entonnait avec ses amies. Elle les avait fredonnées doucement, écoutant sa voix résonner entre les murs carrelés.

Combien de temps avait-elle dormi ? Il lui semblait qu’elle venait à peine de fermer les yeux, nichée dans le lit tiède de Susan, mais quand elle les ouvrit, la lumière avait changé. Elle écouta les bruits de l’autre côté de la porte de la chambre. Les deux petites filles riaient en chœur. La vaisselle s’entrechoquait. La femme, Susan, faisait la cuisine. Elle paraissait pleine de bonté, mais fatiguée, comme si elle souffrait d’un chagrin intérieur. Galya imaginait que c’était en partie la faute de Lennon, le policier qui l’avait amenée ici.

C’était un homme étrange. Correct, pensa Galya. Elle se demanda s’il l’avait amenée chez cette femme, au lieu de la mettre dans une cellule, pour essayer de se prouver à lui-même sa propre valeur. Il souriait parfois, et riait, et parlait, mais de temps en temps ses pensées partaient ailleurs, désertant ses yeux.

Galya lui faisait-elle confiance ? Elle hésitait encore. Susan, oui, apparemment. Cela suffisait pour l’instant.

Elle repoussa la couette et s’assit, posa les pieds par terre aussi doucement que possible. Ses blessures la brûlaient au moindre contact, même à travers les pansements qui les protégeaient. La douleur lui envoyait des ondes dans les chevilles et les mollets. Son corps était assailli par toutes sortes de crispations et d’élancements.

Les vêtements propres reposaient près du lit, soigneusement pliés. Galya s’était vu retirer les siens par les policiers. Éléments à charge, avaient-ils dit.

À l’hôpital, la gentille dame avait expliqué que Galya n’avait rien à craindre des policiers. De toute évidence, le meurtre était un geste de légitime défense, ils le comprendraient. L’homme qui était mort était un criminel. La police ne porterait pas son deuil.

Tout de même, il y avait une procédure à respecter, des questions auxquelles il faudrait répondre. Des salles d’audience et des avocats. Des mois encore à passer dans cette ville, sans la moindre perspective de rentrer chez elle.

Galya sentit les larmes revenir, mais elle les chassa farouchement. Non. Pas maintenant. Elle aurait tout le temps de pleurer pendant les jours et les semaines à venir.

Elle enfila le jean et le T-shirt, tous deux trop grands pour ses épaules et ses hanches étroites, puis s’appuya contre le mur pour glisser ses pieds dans les chaussons. Les semelles lui procuraient un agréable coussin de protection. Elle alla ouvrir la porte.

Debout sur le seuil, Galya observa un instant le petit couloir qui menait au salon, où les fillettes jouaient encore sous le sapin. Le policier parlait dans son téléphone portable, pendant que Susan disposait des assiettes et des couverts sur la table.

Une chaude odeur de cuisine la fit saliver, son estomac gargouilla. De la viande, revenue à l’huile, des légumes bouillis. Et surtout, flottant au-dessus des autres, l’effluve d’une préparation sucrée. Peut-être du chocolat, ou des caramels. Elle dut plaquer une main sur sa bouche pour réprimer un petit rire de joie. Prise d’un étourdissement, elle se retint au chambranle de la porte.

Susan leva les yeux de ses préparatifs et sourit. « Venez, dit-elle. Ne soyez pas timide. »

Galya s’approcha lentement de la table en se tenant aux murs et à tout ce qu’elle trouvait sur son chemin. Son estomac émit un autre borborygme, assez fort pour que Susan réagisse en haussant les sourcils.

« Asseyez-vous, dit-elle. Vous pouvez commencer avant les autres. »

Galya se glissa sur une chaise, une assiette devant elle. Susan attrapa une poignée de brillantes papillotes dans une boîte en métal. Ouvrant la main au-dessus de l’assiette, elle lâcha les friandises qui apparurent comme le trésor d’un pirate. Galya préleva un bijou vert émeraude, déplia le papier et croqua une bouchée. Elle ferma les yeux et laissa le chocolat fondre sur sa langue en exhalant lentement par le nez, les coins de la bouche relevés dans une expression de béatitude.

Quand elle rouvrit les yeux, le policier était assis en face d’elle.

« Ils exigent que vous soyez au commissariat dès ce soir, dit-il. Interrogatoire demain matin. »

Le sourire naissant de Galya mourut sur ses lèvres.

« On va manger tranquillement, ajouta-t-il. Mais tout à l’heure, il faudra que je vous y conduise. J’ai essayé de repousser jusqu’à demain. Impossible. Le chef de la brigade, mon patron, refuse catégoriquement. Il n’est pas content parce que je ne vous ai pas amenée directement après l’hôpital. »

Galya demanda : « Après, je reviens ici ? »

Le policier secoua la tête. « Non, dit-il. Ils veulent vous garder en détention. »

Elle sentit ses yeux devenir brûlants.

« Ne vous inquiétez pas, dit Lennon. L’appartement de l’Assistance aux victimes sera prêt demain. Vous ne passerez qu’une nuit en cellule. J’y veillerai, je vous le promets. »

Galya sourit. Elle pressentait pourtant que Jack Lennon, comme la plupart des hommes, tenait rarement ses promesses.

76

Ils mangèrent en silence, avec pour toute conversation les quelques échanges murmurés entre Ellen et Lucy. Lennon regardait Galya enfourner une quantité de nourriture qu’il ne l’aurait jamais crue capable d’absorber. Elle vida une assiette puis, simplement, la tendit à Susan, qui se fit un devoir d’y empiler à nouveau tranches de dinde, jambon et pommes de terre rôties. Quand vint le dessert, trifle et crème glacée, elle dévora un plein bol à grands coups de cuillère. À la fin, elle éructa. Les fillettes éclatèrent de rire.

« Excusez-moi, s’il vous plaît, dit-elle.

— Ce n’est pas grave, répondit Susan en commençant à débarrasser. Si vous alliez dormir encore un peu ?

— Merci », dit Galya. Elle se leva, regarda chaque visage tour à tour. « Merci, vous tous. »

Lennon sourit et hocha la tête. « Je crois que c’est l’heure d’une petite sieste pour moi aussi, dit-il.

— Sûrement pas, dit Susan. Tu vas m’aider à ranger. »

Mieux valait ne pas protester. Avec un soupir, Lennon rassembla les couverts et les serviettes.

Tandis qu’ils déposaient ensemble la vaisselle sale dans l’évier, Susan demanda : « Que va-t-il lui arriver ?

— On va s’occuper d’elle, répondit Lennon. Même si le procureur réclame sa mise en accusation pour le meurtre, elle n’écopera sans doute d’aucune peine. Les gens de Care NI lui procureront un hébergement en attendant que l’affaire soit traitée, et ensuite elle pourra rentrer chez elle.

— Et après ? demanda Susan. Les épreuves qu’elle a traversées, le traumatisme… Comment est-elle censée s’en remettre ?

— Ce n’est pas à nous de gérer ça, répondit-il, conscient qu’il devait paraître terriblement insensible.

— Bon sang, dit Susan. Une fois que vous en aurez fini avec elle, vous la jetterez comme une moins que rien, c’est ça ?

— Pas du tout, dit Lennon, sachant pourtant que c’était la vérité. On lui assure le plus de confort possible. S’il s’agissait d’une ressortissante de l’Union européenne, une Polonaise, une Lettone, n’importe quoi, elle pourrait rester et bénéficier de soins médicaux, d’un suivi psychologique. Mais elle est ukrainienne. Elle doit donc quitter le pays après son passage devant la justice. Nous, on ne peut rien faire de plus.

— C’est dégueulasse de traiter un être humain de cette manière, dit Susan. Enfin, toi, je sais que tu te soucies d’elle. »

Elle passa un bras autour de la taille de Lennon. Il mit le sien sur son épaule et l’attira à lui.

« La vaisselle peut attendre, dit-elle. Tu n’as pas envie qu’on s’allonge un peu ? »

Lennon jeta un coup d’œil aux fillettes. Couchées sur le tapis, elles regardaient Harry Potter à la télévision.

« Elles sont sages, dit Susan. Ça va aller. »

Ellen avait posé son menton entre ses mains, ses pieds battaient l’air paresseusement. Lennon pensa à Galya, à toutes les filles qui lui ressemblaient. Chacune avait été une enfant émerveillée.

« Je l’espère », dit-il.

77

Le contact déclara : « Tout est arrangé. Lennon va partir pour le commissariat avec la fille. Il n’y arrivera pas.

— Bien », dit Strazdas.

Il était assis par terre au pied du lit, nu, les genoux remontés au menton. Un courant d’air glacé explorait son corps. Il avait ouvert et refermé la fenêtre une centaine de fois aujourd’hui. Bouillant, ou frigorifié, jamais entre les deux.

« Ensuite, vous filez prendre l’avion, continua le contact. Il y a un vol pour Bruxelles à onze heures. Je vous réserve un taxi.

— Parfait, dit Strazdas.

— Et vous me payez.

— Faites ce que je vous ai demandé, dit Strazdas. Après, vous serez payé.

— Ce sera fait. »

Strazdas frissonna. « Et puis aussi…

— Quoi ?

— J’ai besoin de quelque chose.

— Comme quoi ?

— Herkus m’en trouverait, mais il est mort.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— De la coke », dit Strazdas.

Il écouta le silence, puis le contact répondit : « Allez vous faire foutre. »

78

En emmenant Galya à la voiture, Lennon sentait encore la chaleur du baiser de Susan sur sa joue. Un épais brouillard noyait le monde dans un gris blafard, masquant le ciel au-dessus. La neige qui gelait maintenant dans le froid plus vif craquait sous leurs pas. Galya portait de vieilles tennis appartenant à Susan, trop grandes pour elle, rembourrées avec de grosses chaussettes pour soulager ses pieds blessés. Elle serrait un duffel-coat à capuche autour de son corps mince.

Lennon ôta les cartons qui protégeaient du givre le pare-brise et la lunette arrière et les fourra dans le coffre de l’Audi, puis tint la portière ouverte pour Galya. Elle le remercia de son filet de voix en prenant place sur le siège.

Il regarda sa montre au moment de mettre le contact. Presque dix heures. L’ordre lui avait été donné d’amener Galya avant le changement d’équipe. Tant pis, ils attendraient, pensa-t-il. Il ne pourrait pas rouler vite à cause du mauvais temps. Et en plus, c’était le jour de Noël.

Le voyant de contrôle de l’antipatinage s’alluma sur le tableau de bord quand il sortit du parking et tourna à droite, en direction du rond-point au bas de Stanmillis Embankment. Galya ne disait rien, emmitouflée dans le manteau à la capuche relevée d’où dépassaient juste son nez et ses yeux.

« Tout va bien se passer », dit-il, bien qu’il ne fût pas sûr d’y croire lui-même.

Elle ne répondit pas, mais continua à fixer le quai droit devant elle tandis que la voiture remontait le long de la rivière effacée par le brouillard. Avec l’air glacé qui pesait sur les rues désertes, tout semblait encore plus calme. Lennon ne voyait pas d’autre voiture, aucun piéton bravant le froid.

Pourquoi le policier de service avait-il insisté pour que Galya soit amenée ce soir ? Qui allait l’interroger ? Aux questions de Lennon, l’homme avait répondu qu’il respectait les instructions, rien de plus. Les instructions de qui ? L’inspecteur chef Thompson, apparemment, ne tenait pas à laisser cette fille dans la nature. Mais un fainéant comme Thompson ne se compliquait pas la vie avec ce genre de détail, à moins qu’il n’obéisse à quelqu’un d’autre. Lennon se demanda si ce quelqu’un d’autre pourrait être un vieil ami de la Branche C3 du Renseignement qui s’attachait à lui pourrir l’existence.

Il ralentit en rétrogradant les vitesses, appliquant de légères pressions sur la pédale du frein pour ne pas glisser sur la neige glacée. L’Audi cahota bruyamment quand il s’arrêta au feu rouge du côté sud de King’s Bridge. Bien qu’il n’y eût personne aux alentours, il mit son clignotant pour indiquer qu’il allait traverser la rivière.

Le feu passa du rouge à l’orange. Lennon relâcha l’embrayage à mi-course. Au vert, il libéra le frein à main, laissant aller la voiture en douceur, sans déraper, prenant son temps jusqu’au deuxième feu quelques mètres plus loin.

« On arrive bientôt », dit-il. Il tourna la tête vers Galya, mais elle ne lui rendit pas son regard.

« Je vous jure que tout va bien se passer. Ils vont s’occuper de… »

Un bruit s’éleva brusquement, quelque part dans le brouillard : le rugissement d’un moteur, des roues tournoyant sur elles-mêmes. Il chercha la lumière de phares mais n’en vit aucune. Une voiture jaillit de la grisaille, un vieux 4x4 Nissan qui chassait de l’avant sur la glace. Un bref instant, Lennon crut à un conducteur qui avait perdu le contrôle de son véhicule dans la descente de Ridgweway Street. Mais voyant que le 4x4 prenait de la vitesse, il devina que la collision ne serait pas un accident.

Il écrasa l’accélérateur et sentit l’Audi tressauter tandis que les pneus perdaient leur adhérence sur la chaussée glacée. L’arrière décrocha vers l’extérieur, le train avant partit du côté opposé à la rivière. Galya poussa un petit cri en comprenant ce qui se passait. Elle se couvrit la tête de ses bras au moment où le 4x4 percutait l’aile arrière.

Lennon sentit, plutôt qu’il n’entendit, le déploiement de l’airbag côté passager. Sa tête heurta la vitre, un éclair s’alluma derrière ses yeux.

Il revint à lui, l’œil trouble, ne sachant pas s’il s’était écoulé quelques secondes ou plusieurs minutes depuis le choc. Puis, retrouvant la vue, il tendit l’oreille. Le moteur de l’Audi tournait toujours au ralenti, un signal d’alerte tintait. Il jeta un regard tout autour, nota la vitre arrière explosée et la portière enfoncée côté passager, mais l’avant était intact. Galya se tenait toujours la tête dans les mains, respirant par saccades.

Les dégâts auraient été plus importants si le Nissan n’avait pas dévié de sa course, perdant adhérence et vitesse sur la glace. Sur sa gauche, à travers le voile du brouillard et de la fumée qui bouillonnait sous le capot du véhicule, Lennon distingua la portière du conducteur, ouverte. Un homme sortit, capuche rabattue sur la tête, écharpe autour du visage. Plissant les yeux pour assurer sa vision, Lennon le vit lever la main dans la brume.

Lennon passa la première et appuya à fond sur l’accélérateur. Les pneus patinèrent sur la glace avant que la voiture ne s’arrache brusquement, l’arrière chassant vers la droite. Au même moment, la lunette se fendilla et quelque chose se ficha dans le plafond. Galya hurla.

L’Audi glissait de tous côtés en essayant de retrouver la traction. Lennon tenta de se rappeler le stage de conduite qu’il avait suivi des années auparavant, à son entrée dans la police. Il braqua dans la direction du dérapage, leva le pied de l’accélérateur, et sentit la voiture se redresser. Son instinct lui criait d’enfoncer la pédale jusqu’au tapis mais il résista et se concentra pour maintenir sa trajectoire, privilégiant l’adhérence à la vitesse.

Il s’engagea sur King’s Bridge, utilisa la ligne droite pour prendre de l’élan, décéléra quand il sentit l’arrière décrocher. En approchant de la sortie du pont, il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Deux phares, l’un brillant, l’autre affaibli par le choc, trouaient le brouillard à travers le reflet étoilé de la vitre arrière.

Il brûla un feu rouge au départ de Sunnyside Street. Les phares du Nissan se rapprochaient. Le quatre roues motrices tenait mieux la route que l’Audi.

Lennon réfléchit à toute vitesse. De part et d’autre de Sunnyside Street, les rues adjacentes essaimaient en un labyrinthe de voies résidentielles, étroites et sinueuses. Le Nissan jouissait d’une meilleure adhérence, mais dans les tournants il serait désavantagé par son poids et par ses roues massives. Lennon enfonça l’accélérateur aussi loin qu’il osa se le permettre et aborda la légère montée. Le Nissan gagnait du terrain.

Lennon ralentit en approchant du croisement avec Deramore Avenue et braqua le volant, contrôla le dérapage, redressa et mit les gaz. Il faillit heurter les voitures garées en face dans l’avenue qui s’étirait comme un tunnel, bordée des deux côtés par des véhicules en stationnement. Dans le rétroviseur, il vit le Nissan qui le suivait en tanguant sur ses essieux, fouettait une voiture puis en éraflait une autre le long du trottoir opposé avant de se stabiliser. Des alarmes s’élevèrent dans la nuit.

Quelques mètres à peine séparaient la calandre du Nissan du pare-chocs arrière de l’Audi. Lennon poussa le moteur, agrippé au volant tandis que les roues arrière dansaient sur la glace. Il aperçut l’intersection avec Ailesbury Drive qui émergeait vaguement entre des lambeaux de grisaille. Un peu plus loin, il savait que le coin de Deramore Gardens, à angle droit, serait presque impossible à négocier, mais il devait tenter le coup.

Lennon pria silencieusement pour que personne d’autre n’ait eu l’idée stupide de rouler par une nuit pareille. Il rétrograda en troisième, puis en seconde, sentit la voiture brusquement retenue par son moteur, ralentie par son propre poids plutôt qu’avec ses freins. L’Audi vibra pendant que ses roues perdaient leur prise sur la glace un court instant.

Lennon la laissa filer de son propre élan dans le virage, manœuvrant le volant de son mieux. L’avant ne braquait pas assez, et le mur de l’autre côté de l’étroite rue se profila dangereusement dans la lumière de ses phares. Il retint son souffle, prêt à crier, mais fut surpris par un choc à l’arrière. Le Nissan, en cognant son pare-chocs, modifia la trajectoire de l’Audi et lui permit d’éviter de justesse le bâtiment en brique.

À nouveau, Lennon résista à l’envie de braquer le volant pour corriger sa trajectoire, orienta doucement l’avant de la voiture dans la bonne direction, puis donna de la puissance et sentit le train arrière s’abaisser en prenant de la vitesse. Ayant passé le coin de la rue, il poussa un soupir de soulagement et regarda son rétroviseur. Le Nissan fit une embardée que le conducteur tenta de redresser en force. Le véhicule traversa plusieurs fois la chaussée d’un trottoir à l’autre, percuta de l’aile droite une Toyota Celica dont il plia le capot jusqu’au volant en basculant de côté, les roues côté passager tournant à vide.

Lennon regarda l’écart qui se creusait entre l’Audi et son poursuivant. Le Nissan roula encore sur quelques mètres, ses deux roues qui n’avaient pas quitté l’asphalte décrivant un arc de cercle incontrôlable, puis le véhicule retomba violemment, et, entraîné par son poids, partit dans un dérapage en sens inverse. Les roues côté conducteur s’envolèrent à leur tour. Les vitres teintées explosèrent quand le 4x4 s’abattit sur le flanc, glissant toujours dans un hurlement de métal jusqu’à ce qu’une camionnette Transit en stationnement arrête sa course folle.

Personne ne sortit du véhicule, tandis que Lennon ralentissait en surveillant son rétroviseur. Il décida de ne pas s’attarder et emprunta une rue perpendiculaire pour se mettre en sécurité.

79

Edwin Paynter sentit que l’heure était venue. Quand il ferma les yeux, il entendit l’Ange du Seigneur lui parler, dans un murmure que tout un chacun prendrait pour des pas assourdis le long des couloirs de l’hôpital, l’écoulement de l’eau dans les tuyaux, ou le bruit de portes qui s’ouvraient et se fermaient. Paynter, lui, y entendait des ordres, des paroles sacrées, des instructions divines.

De même qu’il avait secouru l’apôtre Pierre deux mille ans auparavant, l’Ange du Seigneur guiderait sa main.

Bientôt vingt-quatre heures qu’on le retenait ici. En observation, avait dit le médecin, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de complication suite à sa commotion cérébrale. Paynter était resté allongé sans bouger tout ce temps, d’abord en pré-triage, puis dans le couloir, puis dans la salle d’orthopédie, puis dans le box des urgences, et enfin, après son admission, derrière un mince rideau de plastique qui le dissimulait aux regards des misérables occupants des autres lits.

Mais à présent, on préparait sa sortie. Le moment était venu de se libérer et d’échapper aux imbéciles qui s’imaginaient le retenir prisonnier.

L’un des policiers entreprit de débloquer les menottes qui attachaient son poignet gauche au montant du lit. L’autre, plus jeune de dix ans au moins que son collègue à l’air revêche, surveillait l’opération au pied du lit, une main sur la crosse de son pistolet. Toute la journée, Paynter avait étudié les armes des policiers qui se relayaient par paire, trois fois en vingt-quatre heures. Celui-là ressemblait au pistolet avec lequel il avait tiré la veille, il était sûr de savoir le manier. La clé de sa liberté, avait dit l’Ange du Seigneur. Il devait s’en emparer et l’utiliser.

Et ensuite ? À cette question, seul Dieu le Très-Haut pouvait répondre.

L’Ange du Seigneur chuchota : Vas-y.

« Je ne me sens pas bien », dit Paynter.

Le policier fit mine de ne pas avoir entendu. « Assis », ordonna-t-il.

Paynter toussa et grimaça.

« J’ai dit, assis », répéta le policier, tenant fermement la menotte qu’il venait d’ôter du lit, l’autre toujours verrouillée autour du poignet de Paynter.

Paynter se souleva péniblement. « Je ne me sens pas bien, dit-il encore. Vraiment pas bien. »

Il posa les pieds par terre. Accéléra sa respiration. Déglutit avec peine.

« Ne commence pas à râler, dit le policier. Tu viens avec nous, point barre.

— S’il vous plaît, dit Paynter. Il faut que je voie un médecin.

— Boucle-la, et lève-toi. »

Paynter s’exécuta faiblement, vacilla contre le policier, grogna.

Le policier le repoussa. « Du balai. »

Paynter trébucha en arrière, sans toutefois perdre l’équilibre. Il attrapa le policier par le bras.

« J’ai un malaise, dit-il. Il faut que…

— Tourne-toi », dit le policier en tirant sans ménagement sur la menotte. Il s’adressa à son collègue. « Tiens-le-moi, tu veux ? »

L’autre policier s’approcha et agrippa le bras de Paynter à deux mains.

Allez, dit l’Ange du Seigneur.

Les yeux révulsés, Paynter laissa ses jambes se dérober sous lui et s’affaissa contre le lit à roulettes qui glissa, repoussant le rideau. Les policiers, déstabilisés, ne purent que ralentir sa chute en l’agrippant par ses vêtements, et le virent bientôt étendu à leurs pieds.

Alertée par le tumulte, une infirmière écarta vivement le rideau.

Pour bien simuler une crise d’épilepsie, avait appris Paynter, il fallait se concentrer sur les spasmes de l’estomac. De là irradiaient ensuite tous les autres mouvements. Il serra les dents, rabattit sa langue vers l’arrière et, crispant et relâchant tour à tour les muscles de son abdomen, se cambra, rua en tous sens, lança de violents coups de pied.

« Il nous monte un bateau, dit le plus âgé des policiers.

— Je ne sais pas…, fit le plus jeune en s’accroupissant à côté de Paynter. Ça n’a pas l’air d’aller. »

L’infirmière se fraya un chemin entre eux. « Laissez-moi voir, dit-elle. Écartez-vous. »

Paynter exagéra encore les symptômes, expulsant l’air avec force entre ses dents, laissant enfler un grognement sourd au fond de sa gorge. Il gardait les mains sur sa poitrine, les doigts recourbés comme des griffes. Le policier plus âgé tenait toujours la menotte. Il voulut lui saisir l’autre poignet, mais perdit l’équilibre quand Paynter roula sur le côté.

Personne ne s’aperçut que le jeune policier avait perdu son pistolet, jusqu’à ce que la crise de Paynter s’arrête d’un coup. Il repoussa le policier tombé près de lui et se mit debout, tenant l’arme à bout de bras le long du corps, canon pointé vers le sol.

L’infirmière hurla.

Le jeune policier recula en se traînant par terre. « Bon sang, il m’a pris mon arme ! »

L’autre se redressa et dégaina. Il visa Paynter en pleine poitrine.

Les patients et les visiteurs poussèrent des cris horrifiés.

Paynter ne leva pas son pistolet. Ne pas menacer pour que les autres ne tirent pas. Tel était le pari à prendre, s’il voulait gagner sa liberté.

« Lâche ce flingue », ordonna le policier.

Réponds-lui non, dit l’Ange du Seigneur.

« Non », dit Paynter.

Le policier ajusta son tir en visant le front de Paynter. « Lâche-le, sinon je tire. »

Réponds-lui non.

« Non », dit Paynter.

Lentement, bras plié, il leva le pistolet, sans mettre en joue le policier en face de lui mais en dirigeant le canon vers le plafond.

« Je vais te buter », dit le policier.

Non, il ne le fera pas.

« Non, vous ne le ferez pas. »

La liberté lui était acquise, même si les policiers et tous les autres témoins ne s’en rendaient pas compte. Il répétait cette scène dans son esprit depuis près de vingt-quatre heures, il en connaissait chaque mouvement, chaque mot, guidé par la voix qui murmurait à son oreille.

Une chaleur lui envahit le cœur. Une paix, lui sembla-t-il. Il se rappela alors les paroles qu’il avait préparées.

Parle, maintenant, dit l’Ange du Seigneur.

« Je m’appelle Edwin Paynter. J’ai livré huit femmes au Seigneur, trois dans la ville de Salford, cinq à Belfast.

— Putain, lâche ce flingue ! » cria le policier.

Paynter ne lui prêta pas attention. Il se remémora le geste de l’étranger dans sa cave, à peine quelques heures auparavant. De sa main libre, il tira la glissière vers lui, sentit le jeu des pièces métalliques qui se mettaient en place, et dit : « Elles me remercieront quand je les verrai dans Ses bras. »

Le policer fit un pas en avant. « Je vais te descendre, tu m’entends ?

— Vous ne pouvez pas me garder prisonnier, dit Paynter. Vos prisons ne me retiendront pas. L’Ange du Seigneur me libérera. »

Il n’entendit pas les cris tout autour quand il approcha le canon de ses lèvres, le glissa entre ses dents, l’appuya contre son palais.

Il perçut le goût du métal et de l’huile, sentit le baiser que l’Ange du Seigneur déposait sur sa joue.

Il pressa la détente.

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