LE PAYS DE L’ÉCUME


Le vent gémissait dans les broussailles, en soulevant le gros sable. Une chaîne de montagnes s’en allait vers l’Est, telle une route aménagée par des géants fantastiques. Sa courbe encadrait la verdure d’une large vallée, ses flancs s’abaissaient en pente douce vers la mer. Les talus, émaillés de fleurs jaunes, semblaient de loin un énorme bloc d’or encadrant l’eau bleue étincelante.

Pandion pressa le pas. Il était plus que jamais en proie au mal du pays. On lui avait déconseillé de s’aventurer aussi loin, dans cette région de Crète environnée de montagnes, où les descendants des Pélasges étaient inhospitaliers.

Il se dépêchait. En cinq mois, il avait visité différents points de la vaste île qui s’allongeait au milieu de la mer en une longue bande montueuse. Le jeune sculpteur avait vu des choses splendides et bizarres, laissées par le peuple ancien dans les temples abandonnés et les villes presque désertes.

Pandion avait passé de nombreux jours à Cnossos, dans les ruines de l’immense Palais de la Hache, dont les origines remontaient aux temps immémoriaux. En parcourant les innombrables escaliers de l’édifice, le jeune homme avait aperçu de grandes salles aux colonnes rouges, effilées vers le bas, d’admirables corniches décorées de rectangles noirs et blancs ou de volutes noires et bleues qui rappelaient une succession de vagues alertes.

Des fresques magnifiques s’étaient conservées sur les murs. Pandion avait le souffle coupé à la vue de ces images de taurocathapsie, de processions de femmes porteuses d’amphores, de danses de jeunes filles dans des enclos, autour desquels se massaient les hommes, d’animaux inconnus, aux membres souples, parmi des montagnes et des plantes étranges. Les silhouettes humaines lui semblaient factices, avec leurs tailles pincées, leurs hanches larges et leurs gestes maniérés. Les plantes s’étiraient en hauteur sur des tiges grêles, presque sans feuilles. Pandion se rendait compte que les artistes d’autrefois altéraient intentionnellement les proportions naturelles, pour exprimer une idée ; mais elle était incompréhensible à ce jeune homme qui avait grandi en liberté, au sein d’une nature superbe et austère.

À Cnossos, Tylissos, Elyrus et dans les ruines mystérieuses d’un port antique[24] dont toutes les maisons étaient bâties en dalles de schiste gris, il avait vu quantité de statuettes féminines en ivoire et en faïence, des plats et des coupes en asem finement gravés, des vases de faïence ornés d’arabesques bariolées ou d’animaux marins.

Mais cet art étonnant restait indéchiffrable comme les inscriptions mystérieuses qu’il rencontrait dans les ruines. La maîtrise dénotée par les moindres détails de chaque œuvre ne le satisfaisait pas : il visait plus haut, il aspirait à incarner la beauté vivante du corps humain, objet de son culte.

Et à sa surprise, il vit la reproduction fidèle d’hommes et d’animaux dans les œuvres d’art importées du lointain Aiguptos.

Les habitants de Cnossos, de Tylissos et d’Elyrus, qui les lui avaient montrées, disaient que beaucoup de choses analogues s’étaient conservées aux environs de Phæstos, où demeuraient les descendants de Pélasges. Et en dépit des mises en garde, Pandion se décida à pénétrer dans le cirque de montagnes de la côte méridionale.

D’ici quelques jours, il s’en retournerait auprès de Thessa, après avoir vu tout ce qu’il était possible de voir. Il ne doutait plus de ses forces. Si grand que fût son désir d’apprendre à l’école des artistes d’Aiguptos, son amour de la patrie et de Thessa était le plus fort, le serment prêté à la jeune fille le subjuguait.

Quelle allégresse de revenir au pays avec les derniers vaisseaux d’automne, de plonger son regard dans les yeux bleus de sa bien-aimée, d’observer la joie contenue d’Agénor, son maître, qui lui tenait lieu de père et d’aïeul ?

Pandion contempla, les yeux clignés, l’étendue infinie de la mer. Non, c’était là le chemin des pays étrangers, de l’Aiguptos, tandis que sa mer à lui se trouvait là-bas, derrière la haute chaîne de montagnes. Il continuait à s’en éloigner, pour visiter à Phæstos les temples dont on lui avait tant parlé sur le littoral. Pandion soupira et pressa l’allure. Un contrefort de la chaîne descendait en une large pente semée d’excroissances rocheuses, entre lesquelles des buissons faisaient des taches sombres. Au bas de la pente, parmi les arbres, apparaissaient indistinctement les vestiges d’un grand édifice, des murs à demi écroulés, des restes de voûtes et une entrée intacte, flanquée de colonnes noires et blanches.

Les ruines se dressaient, muettes, ouvrant devant Pandion les courbes de leurs murs, comme des bras monstrueux, prêts à saisir leur proie. De grandes fissures, traces d’un récent tremblement de terre, sillonnaient les murailles.

Impressionné par le silence de ces lieux, le jeune sculpteur entra doucement, scrutant les coins obscurs entre les colonnes restées debout.

Quand il eut tourné un angle saillant, Pandion se trouva dans une salle carrée, sans toiture, et dont les parois étaient peintes de fresques éclatantes, d’un style déjà familier. En examinant l’alternance des silhouettes masculines brunes et noires, armées de boucliers, de glaives et d’arcs, parmi des animaux et des navires étranges, Pandion se rappela les récits de son aïeul et devina que cela représentait une expédition militaire au pays des Noirs, situé, selon la légende, aux confins de l’Œcumène.

Stupéfait par ce rappel des grands voyages des anciens Crétois, Pandion contempla longuement les peintures ; puis il se tourna à gauche et aperçut au milieu de la salle un cube de marbre décoré de rosaces et de volutes en verre bleu. Au pied de ce bloc, s’entassaient des gerbes de fleurs fraîches.

Il y avait donc quelqu’un par ici, les ruines étaient habitées ? Le souffle en suspens, le jeune homme se précipita vers la sortie, sous un portique envahi d’herbes folles.

Ce portique comprenant deux piliers blancs et deux colonnes rouges, se trouvait au bord d’un talus à peine plus haut que l’épaisse frondaison des arbres. Un sentier poudreux y serpentait. Pandion descendit dans la vallée et déboucha sur une belle route pavée. Il s’en alla vers l’Est, tâchant de fouler sans bruit les pierres chaudes. À sa droite, les larges feuilles des platanes, qui frémissaient imperceptiblement dans l’air torride, projetaient un ruban d’ombre. Le voyageur s’y réfugia en soupirant d’aise. Il avait très soif, mais son pays aride l’avait accoutumé à l’abstinence. Au bout de deux stades à peu près, il aperçut non loin d’une butte où le chemin obliquait vers le Nord, un bâtiment long et bas. C’étaient plusieurs locaux d’égale dimension pareils à une rangée de casiers, ouverts sur la route et absolument vides. Pandion reconnut une vieille maison de repos à l’usage des voyageurs : il en avait souvent vu sur les chemins du littoral nord et se hâta de pénétrer dans la partie centrale enluminée et soutenue par une seule colonne. Un faible gargouillement attira le jeune homme exténué par la marche et la chaleur. Il entra dans le compartiment des bains, où une source jaillie d’un réservoir dallé s’écoulait par un grand tuyau dans un vaste entonnoir, ménagé dans l’épaisseur du mur, et alimentait trois bassins.

Pandion quitta ses habits et ses sandales, se lava dans l’eau fraîche et limpide, but à volonté et s’étendit sur un large banc de pierre. Bercé par le murmure de l’eau et du feuillage, il ferma ses yeux endoloris par le soleil et le vent des altitudes …

Son sommeil fut court : l’ombre de la colonne, qui traversait le dallage ensoleillé, s’était à peine déplacée. Le sculpteur réconforté se releva d’un bond et mit en un tour de main ses vêtements rudimentaires. Après avoir mangé du fromage sec et encore bu, il allait partir, lorsqu’une rumeur lointaine l’immobilisa. Il sortit sur la route et regarda alentour. Mais oui, un peu à l’écart, derrière les fourrés épais, on entendait des rires, des bribes de paroles incompréhensibles et parfois les sons saccadés d’un instrument à cordes.

Pandion, partagé entre la joie et la crainte, tendait ses muscles et palpait machinalement la poignée de son glaive, héritage paternel. Ayant adressé tout bas une courte prière à Hypérion, son ancêtre et protecteur, il marcha droit à travers les fourrés, en direction du bruit. L’air étouffant du hallier, saturé de parfums capiteux, oppressait davantage encore son souffle retenu.

Il contourna prudemment de grands buissons épineux, se faufila entre des troncs d’arbousiers à l’écorce fine et claire, et s’arrêta en face d’un bouquet de myrtes qui lui barrait le chemin.

Des grappes de fleurs neigeuses pendaient parmi l’épaisse frondaison. Le jeune homme évoqua un instant l’image de Thessa, le myrte étant, dans son pays, l’incarnation de la jeunesse virginale. La rumeur était devenue toute proche, mais les gens parlaient à mi-voix, ce qui révéla au jeune homme qu’il avait mal calculé la distance. Le moment décisif était arrivé. Pandion plié en deux, se glissa sous les branches basses et les écarta avec précaution : un spectacle inusité s’offrit à ses yeux.

Au centre d’une pelouse fraîche, reposait un énorme taureau blanc, aux longues cornes. Des mouchetures noires étaient disséminées sur sa robe lustrée de bête bien nourrie.

Au second plan, dans l’ombre, se tenait un groupe de jeunes gens et de personnes plus âgées. Un homme svelte, à barbe frisée, couronné d’un cercle d’or et vêtu d’une courte tunique serrée à la taille par une ceinture de bronze, s’avança et fit un signe de la main. Aussitôt, une jeune fille drapée dans un lourd manteau se détacha du groupe. Elle leva les bras dans un geste large, qui fit tomber le vêtement. La jeune fille n’avait plus qu’un pagne retenu par une large ceinture blanche, bordée d’un cordon noir duveté. Ses cheveux, d’un noir tirant sur le bleu, étaient dénoués ; de minces bracelets luisaient sur ses deux bras.

Elle marcha vers le taureau d’un pas dansant et s’arrêta soudain avec un cri guttural. Les yeux somnolents du taureau s’allumèrent, il replia ses pattes de devant et souleva sa tête massive. La jeune fille se jeta contre l’énorme bête. Ils restèrent un moment figés. Un frisson parcourut le dos du sculpteur.

Le taureau redressa les pattes de devant, tandis que celles de derrière restaient sur le sol, et leva haut la tête. On aurait dit une pyramide de muscles formidables. Le corps brun de la jeune fille, blotti contre le dos en pente raide de l’animal, ressortait sur la blancheur du pelage. Elle avait un bras autour des cornes de la bête et enlacé de l’autre son cou énorme. L’une des jambes nerveuses de la jeune fille longeait le dos du taureau, son torse s’arquait en avant. Le contraste entre la souplesse du corps humain et les formes animales, splendides dans leur puissance et leur lourdeur, sidéra Pandion.

Il entrevit le visage austère de la jeune fille, ses lèvres serrées. Le taureau se releva avec un mugissement sourd et bondit avec une légèreté étonnante pour le volume de son corps. La jeune fille projetée en l’air, s’appuya des mains au garrot, dressa les jambes et culbuta entre les hautes cornes. Debout à trois pas du mufle, les bras tendus, elle frappa des mains et répéta son cri guttural. Le taureau exaspéré fonça sur elle, tête baissée. Pandion frémit : la mort de la belle fille téméraire semblait inévitable. Oubliant toute prudence, il saisit son glaive, prêt à déboucher dans la clairière, mais la jeune fille revint à la charge avec une agilité inouïe, évita les cornes agressives et enfourcha le taureau. L’animal partit à fond de train, labourant la terre de ses sabots et mugissant de rage. La jeune dompteuse restait tranquillement sur la bête en furie, pressant des genoux ses flancs bombés, qu’animait un souffle précipité. Le taureau galopa vers le groupe de spectateurs qui l’accueillirent par des cris de joie. Un claquement de mains sonore, la jeune fille se renversa sur le dos et sauta sur le sol, derrière la bête. Puis, haletante, elle rejoignit ses compagnons.

Emporté par son élan, le taureau fila jusqu’au bout de la clairière, fit volte-face et se précipita sur les Crétois. Cinq personnes s’avancèrent aussitôt, trois jeunes gens et deux jeunes filles ; le jeu reprit à un rythme accéléré. La bête renâclante poursuivait les gens, qui détournaient son attention par des claquements de mains et des cris, puis sautaient par-dessus, l’enfourchaient, se serraient un instant contre son flanc, évitant avec adresse les cornes meurtrières. Une jeune fille réussit à bondir sur son échine, en avant du garrot saillant. Le taureau écuma, les yeux exorbités. La tête penchée à effleurer le sol, il tenta de se débarrasser de l’intrépide cavalière. Elle se renversait sur le dos, cramponnée au garrot des deux mains et arc-boutée des pieds à la naissance des oreilles de la bête. Après s’être maintenue un moment dans cette position, elle sauta à terre.

Jeunes gens et jeunes filles se mirent en file, à quelque distance les uns des autres, et bondirent à tour de rôle par-dessus l’animal qui les assaillait. Le jeu dura longtemps ; le taureau se démenait avec des mugissements terribles, faisant peser une menace de mort sur les souples athlètes qui le bravaient.

Les mugissements de l’animal se changèrent en râle, sa robe s’assombrit, trempée de sueur, un souffle saccadé s’échappait de sa gueule avec des flocons d’écume. Encore un peu, et le taureau s’arrêta, la tête basse, l’œil hagard. Les cris des spectateurs retentirent, assourdissants. À un signe de l’homme couronné d’or, les joueurs laissèrent en paix la bête vaincue. Ceux qui s’étaient tenus debout et assis par terre se réunirent, et avant que Pandion fût revenu de sa surprise, ils disparurent parmi les taillis.

Dans la clairière déserte, il ne restait plus que le taureau fourbu ; seules, son haleine rauque et l’herbe piétinée attestaient le récent combat.

Pandion, bouleversé, comprenait enfin la chance qu’il avait eue : il venait de voir une taurocathapsie, jeu répandu jadis en Crète, à Mycènes et dans les autres villes anciennes de Grèce.

L’homme souple et agile, vainquait sans effusion de sang le taureau, animal sacré, incarnation de la puissance guerrière, de la force pesante et redoutable. À la promptitude de l’animal s’opposait une promptitude supérieure. La précision des mouvements sauvait la vie à l’homme. Pandion qui développait depuis l’enfance sa force et son adresse, se rendait bien compte des efforts et du temps qu’exigeait la préparation à ce divertissement périlleux.

Au lieu de suivre les joueurs, il regagna la route, jugeant préférable de demander l’hospitalité aux gens lorsqu’ils étaient chez eux.

La route alla en ligne droite sur une distance de plusieurs stades, puis elle tourna brusquement au Sud, vers la mer. Les arbres qui la bordaient avaient cédé la place à des buissons poudreux. L’ombre de Pandion s’était sensiblement allongée, quand il arriva au tournant.

Un frôlement parvint des fourrés. Le jeune homme s’arrêta, l’oreille tendue. Un oiseau, méconnaissable à contre-jour, s’envola bruyamment et disparut dans les buissons. Rassuré, le sculpteur reprit sa marche, sans plus faire attention aux bruits. Le doux roucoulement du pigeon de roche se fit entendre au loin. Deux autres oiseaux répondirent à l’appel et le silence se rétablit. Comme Pandion se trouvait au milieu de la boucle, le roucoulement devint tout proche. Il s’arrêta pour voir l’oiseau. Soudain, il entendit derrière lui un battement d’ailes : deux rolliers passaient au-dessus de sa tête. Pandion se retourna et aperçut trois hommes armés de gourdins.

Les inconnus se jetèrent sur lui avec des cris sauvages. Il dégaina aussitôt son glaive, mais reçut un coup à la tête. Il vit trouble et vacilla sous le poids des assaillants : quatre autres individus, surgis des fourrés, l’avaient attaqué par derrière. L’esprit de Pandion se brouilla ; il se sentit perdu et continua néanmoins d’opposer à l’ennemi une résistance acharnée. Un coup violent au bras lui fit lâcher son glaive. Le jeune homme se laissa choir à genoux, jetant bas un des adversaires qui lui avait sauté sur le dos ; puis il renversa un autre d’un coup de poing et repoussa du pied un troisième, qui alla rouler au loin avec un gémissement.

Les assaillants ne semblaient pas vouloir le tuer. Ils abandonnèrent leurs bâtons et revinrent à la charge, en poussant des clameurs belliqueuses pour s’encourager. Sous le poids de cinq corps, il s’abattit, le visage dans la poussière qui lui remplit la bouche et le nez et l’aveugla. Haletant, dans un effort surhumain, Pandion se releva à quatre pattes et tâcha de se dégager. Mais les ennemis se jetaient dans ses jambes, lui serraient le cou. La grappe humaine retomba sur le sol dans un nuage de poussière rougie par le soleil couchant. Impressionnés par la force et l’endurance exceptionnelles de Pandion, ses adversaires ne criaient plus : sur la route déserte, on ne percevait que le bruit de la lutte, les gémissements et les soupirs rauques des combattants.

La poussière recouvrait les corps, les vêtements n’étaient plus que des loques sales, mais la bataille se poursuivait toujours.

Pandion se redressa à plusieurs reprises, débarrassé des ennemis, mais ils reprenaient chaque fois le dessus en le saisissant aux jambes. Subitement, des cris de triomphe résonnèrent : quatre nouveaux assaillants étaient arrivés en renfort. Le jeune homme fut ligoté avec de solides courroies. A moitié mort de fatigue et de désespoir, il ferma les yeux. Ses vainqueurs, qui échangeaient des propos animés, dans un langage inconnu, s’étaient allongés près de lui, à l’ombre, pour se reposer.

Après s’être relevés, ils lui firent signe d’avancer. Comprenant l’inutilité de la résistance, Pandion décida de ménager ses forces pour la prochaine occasion et acquiesça de la tête. Les hommes lui délièrent les pieds. Étroitement encadré par ses ennemis, il suivit la route en chancelant.

Le sculpteur aperçut bientôt des masures en pierres brutes. Des habitants sortirent de leurs logis : un vieillard coiffé d’un cercle en bronze, des femmes, des enfants. Le vieux s’approcha du prisonnier, l’examina d’un air approbateur, palpa ses muscles et parla gaiement à l’escorte. On conduisit le jeune homme vers une maisonnette.

La porte s’ouvrit en grinçant ; à l’intérieur, il y avait un foyer bas, une enclume, des outils épars et un tas de charbon. Deux grandes roues légères étaient accrochées aux murs. Un vieillard assez petit, au visage méchant et aux bras longs, ordonna à l’un de ceux qui accompagnaient Pandion d’attiser le feu ; ensuite il prit à un clou un cercle métallique et vint au prisonnier. Lui relevant le menton d’un geste brutal, le forgeron déplia le cercle, l’essaya au cou de Pandion, grommela quelque chose et s’en alla au fond de l’atelier ; il en ramena une chaîne cliquetante, exposa le dernier maillon à la flamme et battit le cercle sur l’enclume à coups de marteau précipités, pour lui donner la dimension voulue.

Le jeune homme réalisait maintenant seulement toute l’étendue de son malheur. De chères visions se succédaient dans son esprit. Là-bas, sur le rivage du pays natal, Thessa l’attendait, sûre de lui, de sa tendresse, de son retour. On lui mettrait tout à l’heure le collier de bronze de l’esclave et on l’attacherait par une chaîne, sans espoir d’être délivré de sitôt. Et lui qui s’était cru à la fin de son séjour en Crète … Il aurait pu être en route pour la baie de Calydon, point de départ de son excursion fatale.

— Ô Hypérion, mon ancêtre, et toi, Aphrodite, en-voyez-moi la mort ou le salut ? murmura-t-il.

Cependant le forgeron continuait tranquillement sa besogne ; il essaya encore une fois le collier, en aplatit les extrémités, les replia et y perça des trous. Restait à river la chaîne. Le vieux marmonna. Les autres empoignèrent Pandion et lui firent signe de se coucher à terre, près de l’enclume. Le jeune homme fit un effort suprême pour se libérer. Le sang jaillit sous les courroies qui lui serraient les coudes, mais il ne se souciait pas de la douleur, sentant céder les liens. L’instant d’après, ils étaient rompus. Pandion envoya un coup de tête dans la mâchoire du premier assaillant, qui s’écroula. Il en renversa deux autres et s’enfuit par la route. Les ennemis s’élancèrent à sa poursuite avec des cris de rage. Attirés par les clameurs, des hommes sortaient en hâte, armés de lances, de coutelas et de glaives ; leur nombre augmentait sans cesse.

Pandion quitta la route et fila vers la mer en sautant par-dessus les taillis. Les Crétois le poursuivaient en hurlant de fureur.

Les buissons devenaient plus clairsemés, le terrain montait légèrement. Pandion s’arrêta : tout en bas, au pied des falaises abruptes, la mer étincelait au soleil. On distinguait nettement un vaisseau rouge qui voguait à une dizaine de stades de la côte.

Le jeune homme se démenait au bord du précipice, en quête d’un sentier, mais les parois à pic se poursuivaient au loin, des deux côtés. Pas d’issue : les ennemis débouchaient déjà des fourrés, s’échelonnant suivant une courbe pour cerner le fugitif.

Il se retourna vers eux, puis regarda en bas. « Ici, la mort, là l’esclavage, songea-t-il. Tu me pardonneras, Thessa, si jamais tu apprends … » Il n’y avait plus de temps à perdre.

Le bloc de rocher où se tenait Pandion surplombait l’escarpement. Vingt coudées en contrebas, il y avait un autre ressaut. Un pin trapu y poussait.

Embrassant d’un regard d’adieu la mer bien-aimée, le jeune homme sauta en bas, dans la ramure épaisse de l’arbre solitaire. Les vociférations de ses ennemis parvinrent à ses oreilles. Il tomba en cassant les rameaux et s’écorchant jusqu’aux grosses branches inférieures, évita de justesse une arête saillante du rocher et atterrit sur l’éboulis moelleux du talus. Il dévala la pente sur une vingtaine de coudées et se retint à l’extrémité du roc humide d’embruns. Abasourdi, inconscient encore de sa délivrance, il se releva sur les genoux. Ses persécuteurs lui jetaient d’en haut des pierres et des lances. La mer clapotait à ses pieds.

Le vaisseau s’était approché, comme si les marins voulaient savoir ce qui se passait sur le rivage.

Les oreilles de Pandion tintaient, une douleur aiguë lui tenaillait le corps, les larmes voilaient ses yeux. Il se rendait vaguement compte que si les ennemis apportaient leurs arcs, sa mort serait certaine. La mer le fascinait, le vaisseau proche semblait envoyé par les dieux.

Pandion oubliait que le bâtiment pouvait être étranger ou appartenir aux Crétois : il avait confiance dans la fidélité de sa mer hellénique.

Il se mit debout et, s’étant assuré du bon état de ses bras, plongea dans les flots et nagea vers le navire. Les vagues le submergeaient, son corps fourbu obéissait mal à sa volonté, ses blessures le faisaient souffrir, sa gorge était sèche.

Le vaisseau se dirigeait à sa rencontre, des cris encourageants retentissaient. Il entendit un violent grincement de rames, le bâtiment se dressa juste au-dessus de lui, des bras vigoureux le saisirent, le hissèrent à bord … Pandion s’affala sur les planches tièdes du pont et perdit connaissance. On le ranima et lui offrit de l’eau qu’il but avidement. Le jeune homme sentit qu’on le tramait à l’écart et le couvrait. Il sombra dans le sommeil.

Les montagnes de Crète se voyaient à peine à l’horizon. Pandion remua et s’éveilla avec un gémissement involontaire. Le vaisseau où il se trouvait ne ressemblait pas à ceux de son pays qui étaient bas, les flancs protégés de claies en branchages, les rames sorties au-dessus de la cale. Celui-ci était haut, ses rameurs étaient assis sous les planches du pont, de part et d’autre d’une trémie qui s’enfonçait dans la cale. La voile, montée sur un mât au centre du bâtiment, était plus haute et plus étroite que celles des bateaux grecs.

Des peaux entassées sur le pont dégageaient une odeur écœurante. Pandion était couché sur la plateforme triangulaire de la proue effilée. Un homme vêtu de grosse laine, qui avait une barbe et un nez aquilin, tendit au rescapé une écuelle d’eau tiède additionnée de vin et lui parla dans une langue étrangère, aux intonations métalliques … Pandion secoua la tête. L’homme lui toucha l’épaule et montra la poupe d’un geste impérieux. Pandion roula autour des hanches ses guenilles ensanglantées et longea le bord en direction d’une tente installée à l’arrière du vaisseau.

Un homme y était assis, maigre, avec un nez aquilin comme celui de l’autre. Il distendit en un sourire ses lèvres encadrées d’une barbiche saillante, aux poils rudes. Son visage de rapace, sec et tanné, qui semblait coulé en bronze, avait une expression cruelle.

Pandion devina qu’il était sur un navire de commerce phénicien, qu’on l’avait mené devant le capitaine ou l’armateur.

Il ne comprit pas les deux premières questions que celui-ci lui posa. Alors le marchand parla en dialecte ionien familier à Pandion, quoique déformé et mêlé de mots caricus et étrusques. L’ayant interrogé sur son aventure, sur son origine, il dit en approchant de lui sa figure anguleuse, aux yeux perçants et fixes :

— J’ai vu ton évasion, c’est un exploit digne d’un héros de l’antiquité. Il me faut justement des guerriers vigoureux et intrépides, car ces mers sont infestées de pirates et leurs rivages de brigands. Si tu me sers fidèlement, ta vie sera facile et je te récompenserai.

Pandion fit un signe de tête négatif, raconta à bâtons rompus qu’il lui tardait de revenir au pays et supplia le chef de le débarquer dans l’île la plus proche.

Les yeux du Phénicien brillèrent d’une flamme mauvaise.

— Nous cinglons droit vers Tyr, il n’y a que la mer sur notre route. Je suis roi à bord de mon vaisseau et tu es à ma merci. Au besoin je puis te faire exécuter séance tenante. Choisis donc : ou bien tu seras un esclave enchaîné ici — il indiqua l’entrepont où les rames allaient en cadence, au son d’une mélopée — ou bien tu recevras des armes et rejoindras ceux-là ? Le doigt du marchand se tourna en arrière, sous la tente où cinq énormes gaillards à face de brute étaient vautrés, le torse nu. Dépêche-toi de décider, j’attends ?

Pandion promena autour de lui un regard de détresse. Le vaisseau s’éloignait rapidement de la Crète. La distance qui le séparait de son pays, grandissait toujours. Pas de secours possible.

Il se dit que dans le rôle de guerrier il aurait moins de peine à s’enfuir. Mais le Phénicien, qui connaissait bien les coutumes helléniques, lui fit prêter trois terribles serments de fidélité.

Puis il étendit un baume sur ses blessures et le conduisit vers les guerriers, qu’il chargea de lui donner à manger.

— Mais ayez l’œil sur lui ? ordonna-t-il en se retirant. N’oubliez pas que vous êtes responsables de chacun d’entre vous ?

Le chef des guerriers tapa sur l’épaule de Pandion avec un sourire approbateur, palpa ses muscles et dit quelques mots à ses compagnons, qui éclatèrent de rire. Le jeune homme leva sur eux des yeux étonnés ; une immense tristesse l’isolait maintenant de tous les humains.

Il ne restait pas plus de deux jours de voyage jusqu’à Tyr. En quatre jours passés à bord du vaisseau, Pandion s’était un peu acclimaté. Ses meurtrissures et ses plaies, pas trop graves étaient guéries.

Satisfait de l’intelligence et du savoir du jeune homme, le capitaine avait causé plusieurs fois avec lui. Pandion apprit qu’ils suivaient une route maritime ancienne, tracée par les Crétois en direction du pays méridional des Noirs. Elle passait près de l’Aiguptos puissant et hostile, longeait un vaste désert et franchissait la Porte des Brumes[25].

Au-delà de la Porte des Brumes où les rochers du Sud et du Nord se rapprochaient, formant un détroit étranglé, se trouvait la limite de la Terre, l’immense mer des Brumes[26]. Là, les vaisseaux mettaient le cap au Sud et atteignaient bientôt le rivage du pays torride des Noirs, riche en ivoire, en or, en huiles, en peaux. C’est cette route qu’avaient prise les expéditions lointaines de Crétois, dont Pandion avait vu l’évocation en peinture, le jour fatal. Les Pélasges avaient gagné les pays méridionaux par l’Ouest, où les émissaires d’Aiguptos n’étaient jamais venus.

À présent, les vaisseaux phéniciens fréquentaient les rivages sud et nord, en quête de marchandises avantageuses et d’esclaves robustes, mais ils ne s’aventuraient que rarement par-delà la Porte des Brumes.

Le capitaine, qui se doutait des capacités insignes de Pandion, voulait le garder auprès de lui. Il le tentait par les charmes des voyages, lui promettait de l’avancement, certifiait qu’au bout de dix à quinze ans de service exemplaire le Grec pourrait devenir lui-même marchand ou commandant de vaisseau.

Le jeune homme l’écoutait avec intérêt, mais il savait qu’il n’était pas fait pour le commerce et qu’il n’échangerait pas sa patrie, Thessa et la vie libre de l’artiste contre l’opulence à l’étranger.

Le désir de revoir Thessa, ne fût-ce qu’un instant, d’entendre de nouveau le murmure solennel du bois sacré où il avait été si heureux, devenait de jour en jour plus douloureux. La nuit, lorsque ses compagnons ronflaient, il restait longtemps éveillé et, le cœur battant, retenait un sanglot de désespoir.

Le capitaine exigeait qu’il apprît l’art de la navigation. Le temps lui semblait interminable, quand il se tenait au gouvernail, dirigeant le vaisseau d’après la position du soleil ou s’orientant sur les étoiles, selon les indications du timonier.

C’était le cas cette nuit. Pandion, appuyé de la hanche au bord du navire et cramponné à la barre du gouvernail, surmontait la résistance croissante du vent. Le timonier et un guerrier se trouvaient à l’autre bord[27] Les étoiles scintillaient dans les éclaircies et disparaissaient dans les ténèbres du ciel nuageux, tandis que la voix du vent, de plus en plus grave, se transformait en rugissement.

Le vaisseau tanguait, les rames s’entrechoquaient, on entendait les cris du guerrier qui stimulait les esclaves à coups de gueule et de fouet.

Le capitaine sortit de la tente où il avait sommeillé, scruta la mer et s’approcha du timonier, la mine anxieuse. Ils conférèrent longuement. Puis le capitaine réveilla les autres guerriers, les envoya aux gouvernails et vint se placer auprès de Pandion.

Le vent tourna subitement et assaillit le vaisseau avec une fureur redoublée ; les vagues grossissaient toujours, inondant le pont. Il fallut enlever le mât : posé sur les tas de peaux, il dépassait la proue et heurtait sourdement la haute étrave.

La lutte contre les éléments déchaînés s’intensifiait. Le capitaine, tout en marmonnant des prières ou des imprécations, fit mettre le cap au Sud. Chassé par le vent debout, le vaisseau fila prestement dans l’obscurité. Le pénible labeur au gouvernail avait abrégé la nuit. L’aube pointait. La danse échevelée des flots se voyait plus nettement dans le crépuscule blafard. La tempête ne s’apaisait point. Le vent assaillait le vaisseau de plus belle.

Des cris alarmés retentirent sur le pont : tous montraient au capitaine, à tribord, une immense bande d’écume qui rayait la mer dans la clarté morne du jour naissant. Les vagues ralentissaient leur toile allure aux approches de ce ruban gris-bleu.

L’équipage tout entier s’était massé autour du capitaine, y compris le timonier qui avait confié le gouvernail à un guerrier. Aux cris d’alarme succédèrent des propos surexcités. Pandion se vit l’objet de l’attention générale : on le montrait du doigt, on le menaçait du poing. Interdit, le Grec observait le capitaine qui taisait de violents gestes de protestation. Le vieux timonier saisit son chef par la main et lui parla longuement à l’oreille. L’autre secoua la tête en lançant des mots isolés, puis il parut céder. Aussitôt, les matelots se précipitèrent sur le jeune homme abasourdi et lui tordirent les bras.

— Ils prétendent que tu nous as porté malheur, dit le capitaine à Pandion avec un geste circulaire plein de mépris. Ta présence funeste nous aurait déportés vers les côtes du Kemit, que vous appelez Aiguptos. Pour apaiser les dieux, il faut te tuer et te jeter à la mer ; ce sont mes hommes qui l’exigent et je ne puis te protéger.

Pandion, qui ne comprenait toujours pas, regardait fixement le Phénicien.

— Tu ne sais donc pas que le Kemit, c’est pour nous la mort ou l’esclavage, grommela le capitaine. Le Kemit était jadis en guerre avec les peuples de la Mer. Depuis lors, ceux qui accostent dans ce pays en dehors des trois ports ouverts aux étrangers, sont faits prisonniers ou exécutés et leurs biens vont grossir le trésor royal … Tu as compris maintenant ? Le Phénicien s’interrompit et se détourna de Pandion pour contempler l’écume.

Le danger de mort menaçait de nouveau le jeune Grec. Prêt à défendre sa vie jusqu’au dernier soupir, il enveloppa la foule hostile d’un regard de haine et de détresse.

L’imminence du péril lui fit prendre une audacieuse résolution.

— Chef ? s’écria-t-il. Ordonne à tes hommes de me lâcher. Je me jetterai à la mer tout seul ?

— Je m’y attendais, répondit le Phénicien. Cela servira de leçon à ces couards ?

Obéissant au geste autoritaire du capitaine, les guerriers lâchèrent Pandion. Le jeune homme marcha droit vers le bord du vaisseau. On s’écartait en silence sur son passage, comme devant un mourant. Les yeux rivés sur la bande d’écume qui dissimulait le rivage plat, il comparait instinctivement ses forces à l’impétuosité des vagues furieuses. Des bribes de pensées traversaient sa tête : « C’est le pays de l’écume … L’Afrique. »

Le voilà donc, ce redoutable Aiguptos ?.. Et lui qui avait juré à Thessa, par son amour, par tous les dieux, de ne pas songer à s’y rendre ?.. Grands dieux, comme le destin se riait de lui … Mais il allait sûrement périr, ce qui serait pour le mieux …

Pandion sauta la tête la première dans les remous écumants et s’éloigna du vaisseau par vigoureuses brassées. Les vagues s’emparèrent de lui. Comme ravies de son supplice, elles le projetaient à leur sommet, puis le descendaient dans des creux profonds, l’accablaient, l’écrasaient, le noyaient, emplissant d’eau son nez et sa bouche, cinglant ses yeux à coups d’écume et d’embruns. Pandion ne pensait plus à rien ; il luttait désespérément pour sa vie, pour chaque gorgée d’air, tous les muscles en action. Ce Grec né sur la mer était un excellent nageur.

Le temps passait, les vagues entraînaient toujours Pandion vers le rivage. Il ne se retournait pas pour regarder le vaisseau, dont il avait oublié l’existence devant l’inéluctabilité de la mort. Cependant les vagues espaçaient leurs bonds. Elles déferlaient plus lentement, par longues rangées, soulevant et écroulant la masse grondante de leurs crêtes écumeuses. Chaque lame transportait le jeune homme à cent coudées en avant. Parfois il glissait en bas, et alors le poids formidable de l’eau se renversait sur lui, l’immergeait dans les profondeurs sombres où son cœur surmené était sur le point d’éclater.

Pandion couvrit ainsi plusieurs stades et lutta longuement jusqu’à ce que ses forces se fussent épuisées dans l’étreinte des géants marins. Sa volonté de vivre s’était effondrée, ses muscles affaiblis s’engourdissaient, la lutte ne le passionnait plus. D’un élan presque machinal, il gravit la cime d’une vague et, le visage tourné vers la patrie lointaine, il cria :

— Thessa, Thessa ?..

Le nom de sa bien-aimée, jeté à deux reprises à la face du destin, de la puissance monstrueuse et impassible de la mer, fut aussitôt couvert par le rugissement des flots. La vague submergea le corps inerte de Pandion, se brisa sur lui à grand fracas, et le jeune homme heurta le fond dans un tourbillon de sable remué.

Deux patrouilleurs dont les courtes jupes vert d’eau attestaient l’appartenance à la garde côtière de la Grande Verte, inspectaient l’horizon, appuyés sur leurs lances longues et fines.

— Séneb, notre chef, a eu tort de nous alerter, proféra indolemment le plus âgé.

— Le vaisseau phénicien était pourtant tout près du rivage, répliqua l’autre. Si la tempête avait persisté, nous aurions pris un butin facile, aux abords mêmes de la forteresse …

— Vois donc, interrompit l’aîné, le bras tendu vers la côte. Que les dieux me privent de sépulture, si ce n’est pas un naufragé ?

Les deux guerriers examinèrent longuement la tache sur le sable.

— Allons-nous-en, proposa enfin le plus jeune. Nous avons bien assez rôdé sur la grève. Qu’avons-nous besoin du cadavre d’un vil étranger, à la place des précieuses marchandises et des esclaves repartis avec le vaisseau …

— Tu parles sans réfléchir, interrompit l’aîné. Ces marchands ont parfois de riches vêtements et des bijoux. Un anneau d’or ne serait pas de trop pour toi, nous n’avons pas à rendre compte à Séneb de chaque noyé …

Ils suivirent la bande de sable humide et tassé par la tempête.

— Eh bien, où sont-ils, tes bijoux ? railla le second guerrier. Il est nu comme un ver ?

L’aîné grommela une malédiction.

En effet, l’homme qui gisait devant eux était complètement nu, les bras inertes, repliés sous le torse, les cheveux courts et bouclés, souillés de sable marin.

— Tiens, il n’est pas phénicien ? s’écria le guerrier plus âgé. La belle stature ? Dommage qu’il soit mort : c’eût été un magnifique esclave que Séneb nous aurait bien payé.

— Qui est-ce ? demanda le plus jeune.

— Je l’ignore, peut-être un Tourscha[28] ou un Kefti[29] ou quelque autre représentant des tribus Haou-He-bou[30]. Ils se rencontrent rarement sur notre terre bénie et sont estimés pour leur endurance, leur esprit et leur vigueur. Il y a trois ans … Tiens, mais il est vivant ? Amon soit loué ?

Un léger spasme avait agité le corps étendu.

Jetant leurs lances, les guerriers retournèrent le corps inerte, lui massèrent le ventre, firent aller et venir ses jambes. Leurs efforts se couronnèrent de succès. Le noyé — c’était Pandion — ouvrit les yeux et fut secoué d’une toux violente.

Son organisme robuste triompha de la rude épreuve. Moins d’une heure après, les deux patrouilleurs le conduisaient à la forteresse, en le soutenant par les bras.

Ils firent de nombreuses haltes, mais le jeune Grec fut amené avant les chaleurs de midi dans un petit fort qui s’élevait sur l’un des multiples bras du Nil, à l’ouest d’un grand lac.

Les guerriers lui donnèrent de l’eau, des morceaux de galette trempés dans la bière, et l’étendirent sur le sol d’une remise fraîche en pisé.

Les suites du terrible combat avec la mer se faisaient sentir : une douleur cuisante lui tenaillait la poitrine, son cœur était affaibli. Des vagues innombrables ondulaient devant ses yeux. À travers sa lourde torpeur, il entendit s’ouvrir la porte délabrée, faite en planches de bordage. Le commandant du fort, un jeune homme au visage maladif et antipathique, se pencha sur lui. Il ôta le manteau qui recouvrait les jambes de Pandion et regarda longuement le captif. Celui-ci ne se doutait pas que la résolution prise par l’officier allait lui valoir de nouvelles épreuves inouïes.

L’Égyptien ramena le manteau sur le prisonnier et partit satisfait.

— Deux anneaux de cuivre et une cruche de bière à chacun, dit-il d’un ton sec.

Les soldats de la garde côtière s’inclinèrent bien bas devant leur chef, puis ils le suivirent d’un regard coléreux.

— Sokhmit toute-puissante, quelle prime pour un esclave pareil ?.. chuchota le plus jeune, dès que l’officier se fut éloigné. Je parie qu’il va l’expédier en ville et qu’il touchera au moins dix anneaux d’or …

L’officier se retourna brusquement.

— À moi, Senni ? cria-t-il.

L’aîné des guerriers s’empressa.

— Surveille-le bien, je te le confie. Dis à mon cuisinier de le nourrir comme il faut, mais sois prudent, car le captif a l’air solide. Demain tu apprêteras une barque légère : je compte offrir le prisonnier à la Grande Maison. Pour éviter les ennuis, nous lui ferons boire de la bière avec un soporifique.

… Pandion ouvrit lentement ses paupières pesantes. Au sortir de son long sommeil, il avait perdu toute notion du temps et ne savait plus où il était. Il se rappelait vaguement, par bribes, qu’après sa lutte contre la mer en furie, on l’avait conduit dans un lieu sombre et silencieux. Le jeune homme remua et se sentit le corps ( perclus. Il tourna la tête avec effort et vit une verte muraille de joncs à panaches étoilés. Un ciel diaphane s’étendait au-dessus de sa tête, l’eau gargouillait faiblement, tout près de son oreille. Pandion réalisa peu à peu qu’il était au fond d’une barque étroite, pieds et poings liés. Soulevant la tête, il distingua les pieds nus de ceux qui faisaient avancer le bateau à coups de gaules. Ils étaient bien bâtis, bronzés et vêtus de pagnes blancs.

— Qui êtes-vous ? Où est-ce que vous m’emmenez ? cria Pandion en s’efforçant de voir les hommes debout à l’arrière.

L’un d’eux, à la figure glabre, se pencha sur lui et parla précipitamment. Ce langage bizarre, aux accents mélodieux et aux voyelles nettes, était absolument inconnu au jeune Grec. Il tendait les muscles pour rompre ses liens et répétait sans cesse la même question. Le malheureux se rendit bientôt compte qu’on ne le comprenait ni ne pouvait le comprendre. Pandion réussit à imprimer un fort balancement à la barque instable, mais un des gardiens approcha de son œil la pointe d’un poignard en bronze. Dégoûté de soi-même et du monde entier, le captif renonça à toute résistance et ne broncha plus pendant l’interminable voyage à travers le labyrinthe des joncs. Le soleil était couché depuis longtemps et la lune brillait au zénith, lorsque le bateau accosta à un large quai de pierre.

On délia les pieds à Pandion et les lui frictionna adroitement, pour rétablir la circulation du sang. Les guerriers allumèrent deux torches et s’en furent vers une haute muraille en pisé où apparaissait une porte massive, bardée de cuivre.

Après une longue altercation avec la garde, ceux qui avaient amené Pandion remirent un petit rouleau à un homme barbu et ensommeillé, sorti on ne savait d’où, et reçurent en échange un morceau de cuir noir.

Les lourds battants crièrent sur leurs gonds. On délia les mains au captif et on le poussa à l’intérieur. Des gardiens armés de lances et d’arcs repoussèrent l’énorme verrou de bois. Pandion se retrouva dans un cachot rempli de corps humains allongés pêle-mêle. Ces gens respiraient péniblement et gémissaient dans un sommeil agité. Suffoqué par la puanteur qui semblait émaner des murs eux-mêmes, le jeune homme trouva une place par terre et s’assit avec précaution. Mais il ne put dormir, le cœur meurtri par la réminiscence des événements des derniers jours. Les heures de méditation nocturne se prolongeaient indéfiniment.

Pandion ne songeait qu’à l’évasion, mais il n’en voyait pas le moyen. Il était au milieu d’un pays complètement inconnu. Captif solitaire et désarmé, ignorant la langue du peuple hostile qui l’entourait, il ne pouvait rien entreprendre. Il comprenait qu’on n’allait pas le tuer et résolut d’attendre. Plus tard, quand il se serait quelque peu acclimaté … mais que lui réservait ce « plus tard » ? Le jeune Grec sentait plus que jamais le besoin d’un compagnon qui l’eût aidé à supporter cette affreuse solitude. Il se disait que la pire des conditions humaines était de rester seul parmi des étrangers malveillants, dans un pays mystérieux, esclave isolé du monde par la muraille impénétrable de son état. La solitude est beaucoup moins pénible au sein de la nature : elle trempe l’âme au lieu de la rabaisser.

Résigné à son destin, le captif sombra dans une torpeur étrange. À l’aube, il examina d’un œil indifférent ses compagnons d’infortune, prisonniers appartenant à diverses peuplades asiatiques qu’il ne connaissait pas. Ils avaient sur lui l’avantage de pouvoir parler entre eux, se confier leur peine, évoquer le passé, discuter ensemble de l’avenir. Leurs regards chargés de curiosité indiscrète allaient au jeune Grec qui se tenait à l’écart, silencieux, nu et misérable.

Les gardiens jetèrent à Pandion un lambeau de grosse toile, en guise de pagne ; quatre hommes noirs apportèrent ensuite une jarre d’eau, des galettes d’orge et des tiges de plantes.

Pandion considérait avec surprise ces visages couleur de nuit, où ressortaient nettement les dents, le blanc des yeux et les lèvres brunâtres. Il devina que c’étaient des esclaves et s’étonna de leur bonne humeur. Les Noirs riaient de toutes leurs dents blanches, plaisantaient les captifs, échangeaient des boutades. Serait-il, lui aussi, capable de s’égayer un jour, en dépit de son triste rôle d’homme privé de liberté ? Sa dévorante nostalgie cesserait-elle jamais ? Et Thessa ? Grands dieux, si elle savait où il était ?.. Non, il valait mieux qu’elle l’ignorât ; son ami reviendrait auprès d’elle ou mourrait, il n’y avait pas d’autre solution …

Un cri de commandement prolongé interrompit ses réflexions. La porte s’ouvrit. Un large fleuve scintilla devant Pandion. La prison était proche de la rive. Un gros détachement de guerriers entoura les captifs d’une haie de lances. Tous furent bientôt parqués dans la cale d’un navire. Le vaisseau remonta le courant avant que les prisonniers aient pu examiner les lieux. Il faisait très chaud dans la cale. Sous le pont surchauffé, l’air saturé de lourdes émanations était irrespirable.

Le soir apporta un peu de fraîcheur ; les captifs exténués commencèrent à reprendre leurs esprits, à causer entre eux. Le vaisseau vogua toute la nuit, fit au matin une courte escale, pendant laquelle on donna à manger aux prisonniers, et se remit en route. Plusieurs jours passèrent, sans que Pandion, hébété, indolent, se souciât de les compter.

Enfin les voix des rameurs et des guerriers s’animèrent, un tumulte envahit le pont : le voyage était terminé. On laissa les captifs toute la nuit dans la cale, et à l’aube Pandion entendit de nouveau des commandements prolongés.

Sur un terrain poussiéreux, brûlé de soleil, l’escorte s’était rangée en hémicycle, lances en avant. Les prisonniers sortaient un par un et tombaient aussitôt entre les mains des deux guerriers de taille gigantesque, plantés devant un amas de cordes. Les Égyptiens ramenaient brutalement en arrière les bras des malheureux, au point que leurs épaules pliaient et leurs coudes se touchaient dans le dos. Ni les cris ni les gémissements ne touchaient ces géants qui savouraient leur force et l’impuissance des victimes.

Vint le tour de Pandion. L’un des guerriers le saisit par le bras, dès que le jeune homme, ébloui par le grand jour, fut descendu à terre. La douleur dissipa son apathie. Initié aux procédés du pugilat, il se dégagea sans peine et asséna au guerrier un formidable coup de poing à l’oreille. Le géant tomba aux pieds de Pandion, la face dans la poussière, l’autre se jeta de côté, désemparé.

Trente ennemis entourèrent le jeune homme, leurs lances pointées.

Fou de rage, il bondit en avant pour périr au combat : la mort lui semblait une délivrance … Mais il ne connaissait pas les Égyptiens, que des milliers d’années de pratique avaient rendus experts à mater les esclaves. Les guerriers ouvrirent aussitôt les rangs et se jetèrent sur Pandion par derrière. Le jeune héros fut renversé, écrasé sous le poids des ennemis. Un manche de lance le frappa violemment entre les côtes, au bas de la poitrine. Une brume rouge voila ses yeux, il perdit le souffle. Alors un Égyptien rapprocha les mains de Pandion, abandonnées au-dessus de la tête, et enferma ses poignets dans un objet en bois, qui ressemblait à un bateau en miniature.

Aussitôt on le laissa tranquille.

Les captifs garrottés furent emmenés par un chemin étroit, compris entre le fleuve et les champs. Le jeune sculpteur souffrait horriblement : ses mains levées étaient prises dans une cangue dont les coins aigus lui broyaient les poignets. Ce dispositif l’empêchait de plier les bras aux coudes pour poser les mains sur la tête.

Un autre groupe de prisonniers, arrivé par un chemin latéral, s’était joint à eux, puis un troisième, portant leur nombre total à deux centaines.

Tous étaient ligotés d’une façon barbare ; quelques-uns avaient les mains encanguées comme celles de Pandion. Les visages crispés par la douleur étaient pâles et moites. Le jeune Grec marchait comme dans le brouillard, sans presque rien voir autour de lui.

Cependant l’Égypte étalait devant eux ses richesses. L’air était merveilleusement pur et frais, le silence régnait sur les sentiers, l’immense fleuve roulait ses flots lents vers la Grande Verte. Les palmiers agitaient à peine leurs cimes sous le faible vent du Nord, les blés mûrissants alternaient avec des vignobles et des vergers.

Tout le pays était un vaste jardin cultivé depuis des millénaires.

Pandion ne pouvait regarder alentour. Il cheminait, les dents serrées de douleur, près des hautes clôtures qui entouraient les maisons des richards. C’étaient des constructions légères, à un étage, avec d’étroites fenêtres au-dessus des porches flanqués de colonnes en bois. Les murs blancs, décorés de peintures aux tons vifs, resplendissaient dans la clarté éblouissante du soleil.

Devant les captifs, surgit un édifice monumental dont les énormes murailles à glacis étaient bâties en gros blocs de pierre admirablement taillés et appareillés. Sombre et mystérieux, il semblait écraser le sol de sa masse monstrueuse. Pandion longea une file de colonnes épaisses, dont le gris lugubre tranchait sur le vert éclatant du jardin aménagé dans la plaine. Palmiers, figuiers et autres arbres fruitiers se succédaient en lignes qui paraissaient infinies ; des vignobles recouvraient les coteaux.

Dans le jardin, sur la berge, se dressait un pavillon léger et enluminé comme les autres maisons de la ville. Entre la façade orientée vers le fleuve et la clôture percée d’une large porte, s’élevaient de grands mâts enrubannés. Au-dessus de l’entrée, il y avait une loge blanche flanquée de deux colonnes et couverte en terrasse. Une frise bleu et or suivait la corniche. Des chevrons de couleurs identiques agrémentaient les chapiteaux des colonnes blanches.

Au fond de la loge, dans l’ombre des tapis et des rideaux, on apercevait des gens en longues robes blanches, finement plissées. Un homme assis au centre pencha sur la rampe sa tête chargée d’une haute coiffure blanche et rouge[31].

L’escorte des prisonniers et son chef qui ouvrait la marche, grave et solennel, se prosternèrent aussitôt. À un signe de Pharaon — c’était lui, le roi-dieu, maître suprême du Kemit — on mit les captifs à la queue leu leu et les fit défiler sous le balcon. Les courtisans attroupés échangeaient des remarques à voix basse et riaient gaiement. La beauté du palais, la splendeur des vêtements du Pharaon et de son entourage, leurs attitudes désinvoltes juraient tellement avec les visages exténués des prisonniers, que l’âme de Pandion se révolta. Les poignets meurtris, il ne se sentait plus de douleur, grelottait comme s’il avait la fièvre, mordait ses lèvres sèches et gercées ; mais il se redressa avec un grand soupir et tourna vers le balcon un visage courroucé.

Le Pharaon s’adressa aux courtisans qui approuvèrent de la tête à l’unanimité. La file des prisonniers passait lentement. Pandion se trouva bientôt derrière la maison, à l’ombre du grand mur. Tout le détachement s’y rassembla peu à peu, toujours encadré de guerriers muets. Un homme gras, au nez busqué, apparut au coin, muni d’un long bâton d’ébène incrusté d’or ; un scribe l’accompagnait, portant une tablette et un rouleau de papyrus.

L’homme dit quelques mots d’un ton arrogant au chef de l’escorte, qui se courba en un salut obséquieux et donna un ordre aux guerriers. Obéissant aux gestes du dignitaire, ils bousculaient les captifs pour conduire à l’écart ceux que l’autre avait montrés du doigt. Pandion fut choisi parmi les premiers. On sépara ainsi une trentaine de prisonniers, les plus vigoureux et les plus vaillants qui furent ramenés aussitôt par le même chemin jusqu’à la limite du jardin. Puis les guerriers les poussèrent le long d’un mur bas. Le sentier, de plus en plus raide, aboutit à un vaste carré de murs orbes, situé dans un ravin, au milieu des blés. Au sommet de ces murailles de dix coudées de haut, en briques crues, circulaient des archers. Des tentes en nattes étaient dressées aux angles.

Une entrée s’ouvrait dans le mur qui donnait sur le fleuve ; il n’y avait pas d’autres baies ; les parois pleines, d’un gris verdâtre, respiraient la chaleur.

On introduisit les captifs dans l’enceinte, l’escorte se retira promptement et Pandion se vit dans une cour étroite, entre deux murs. Le mur intérieur était plus bas et n’avait qu’une seule porte, à droite. Dans l’espace libre, il y avait des bancs grossiers ; une partie de la cour était occupée par une bâtisse trapue, avec un trou béant. Les guerriers qui entouraient maintenant les captifs, avaient le teint plus clair. Ils étaient tous de haute taille, souples et musclés ; beaucoup d’entre eux avaient les yeux bleus et les cheveux roussâtres. Pandion qui n’avait jamais vu de gens de cette race, ni d’aborigènes d’Aiguptos, ignorait que c’étaient des Libyens.

Deux hommes sortirent de la bâtisse ; l’un tenait un objet en bois poli, l’autre un vase de faïence grise. Les Libyens saisirent Pandion et présentèrent son dos aux nouveaux venus. Le jeune Grec sentit une légère piqûre : on avait appliqué contre son omoplate gauche une planchette garnie de courtes plaques tranchantes. Puis le Libyen donna un coup sec sur la planchette, le sang jaillit et Pandion poussa un cri involontaire. L’homme essuya le sang et frotta la blessure avec un chiffon imprégné du liquide contenu dans le vase de faïence ; le sang s’arrêta aussitôt, mais le Libyen retrempa le chiffon à plusieurs reprises et recommença l’opération. C’est alors seulement que Pandion aperçut un signe rouge dans un ovale[32], sur l’omoplate gauche des autres Libyens, et il comprit qu’on l’avait marqué.

Quand on eut ôté la cangue de ses mains, la terrible douleur de ses jointures gourdes lui arracha des gémissements. C’est à grand-peine qu’il réussit à mouvoir les bras. Puis il franchit, en se courbant, la porte basse du mur intérieur. Arrivé dans une cour poussiéreuse, il s’affala sur le sol.

Un peu reposé, il but l’eau trouble d’une énorme jarre placée à l’entrée et inspecta le lieu dont les maîtres de céans croyaient avoir fait sa demeure perpétuelle.

Un vaste carré d’environ deux stades de côté était fermé de murailles inabordables, gardées par les archers qui veillaient à leur sommet. La moitié droite du terrain était couverte de cases en pisé, collées les unes aux autres et séparées par des couloirs longitudinaux. Des cabanes analogues se trouvaient au fond à gauche ; en avant d’elles, il y avait un espace clos d’un mur bas, d’où s’échappait une forte odeur d’ammoniaque. Des vases remplis d’eau étaient disposés près de la porte sur un sol enduit d’argile et soigneusement balayé. Pandion apprit par la suite que c’était l’endroit réservé aux repas.

La partie libre du carré était unie, piétinée ; pas un brin d’herbe ne verdissait sa surface grise et poudreuse. On étouffait littéralement dans ce puits de maçonnerie, où le jour torride semblait déverser toute sa chaleur. Tel était le chéné, l’une des centaines de maisons de travail éparses dans le pays de Kemit. C’est là que languissaient les esclaves de diverses races, main-d’œuvre et source de richesse et de splendeur de l’Aiguptos. Le chéné était vide et silencieux : les esclaves étaient au travail ; seuls, quelques malades gisaient à l’ombre du mur. La maison était destinée aux captifs nouvellement débarqués, qui n’avaient pas encore pris femme au pays de la servitude, pour multiplier la main-d’œuvre de la Terre noire.

Pandion, devenu méré, esclave héréditaire du Pharaon, faisait désormais partie des huit mille hommes qui desservaient les jardins, les canaux et les bâtiments du domaine royal.

Les autres captifs, triés en même temps que lui et restés au pied du palais, avaient été répartis entre les seigneurs en qualité de sahou : esclaves qui leur appartenaient à vie et qui passaient au chéné du Pharaon après la mort du propriétaire.

Dans l’air étouffant régnait un morne silence, rompu de loin en loin par les soupirs et les gémissements des esclaves amenés avec Pandion. La marque lui brûlait le dos comme un charbon ardent. Le jeune homme était au comble du désespoir. Au lieu de la vaste mer, des bois ombreux sur les rivages du sol natal, baignés par les vagues inlassables, il y avait ce lopin de terre poudreuse, cernée de murailles. Au lieu de la vie libre aux côtés de sa bien-aimée — l’esclavage à l’étranger, infiniment loin de la patrie et des êtres chers.

Seul l’espoir de la délivrance l’empêchait de se briser la tête contre ce mur qui l’isolait des beautés du vaste monde.

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