LA LUTTE POUR LA VICTOIRE


Les pierres surchauffées brûlaient les épaules et les mains des hommes. La brise n’apportait aucune fraîcheur, mais soulevait de la surface des rochers une fine poussière qui mangeait les yeux.

Trente esclaves cramponnés à des câbles rudes s’exténuaient à hisser au sommet d’un mur une dalle pesante avec un bas-relief compliqué. Il fallait la loger dans un nid préparé à une hauteur de huit coudées. Quatre hommes expérimentés et judicieux dirigeaient la dalle d’en bas. Parmi eux, se trouvaient Pandion et un esclave égyptien, le seul aborigène gardé au chéné avec les captifs étrangers. Condamné à l’esclavage perpétuel pour un crime inconnu, il occupait la dernière case du coin sud-est, réservé aux privilégiés. Deux marques violettes, en forme de larges croix, lui tachaient la poitrine et le dos, un serpent rouge maculait sa joue. Toujours sombre, il ne frayait avec personne et, malgré la dureté de sa condition, méprisait les esclaves étrangers autant que le faisaient ses compatriotes libres.

À ce moment il baissait sa tête rase, sans faire attention aux voisins, les mains appuyées au bord de la dalle massive, pour l’empêcher d’osciller.

La peau noire de Kidogo, luisante de sueur, contrastait avec la blancheur du calcaire poli.

Pandion remarqua soudain que les fibres de la corde se rompaient, et poussa un cri d’alarme. Deux autres esclaves s’écartèrent d’un bond, mais l’Égyptien inattentif demeura tranquillement sous la dalle.

Le jeune Grec allongea le bras droit et, d’une brusque poussée, envoya rouler l’homme au loin. Au même instant, la dalle tomba, frôlant Pandion et lui écorchant le bras. Une pâleur livide avait envahi le visage de l’Égyptien. La dalle heurta le soubassement du mur, un angle du bas-relief se détacha.

Le surveillant se précipita sur le Grec avec une clameur indignée et lui donna un coup de fouet. La lanière carrée en cuir d’hippopotame, de deux doigts d’épaisseur, lui fendit la peau en bas des reins. Pandion en eut un éblouissement.

— Canaille, pourquoi as-tu sauvé cette charogne ? hurla le surveillant en relevant son fouet pour frapper encore. Tombée sur un corps mou, la dalle serait restée intacte ? Cette image est plus précieuse que des centaines de créatures de votre espèce ? continua-t-il en assénant un deuxième coup.

Le Grec allait lui sauter dessus, mais des guerriers accourus le saisirent et le fustigèrent sans pitié.

La nuit, Pandion était couché à plat ventre dans sa case. Il avait la fièvre, les déchirures profondes qui lui sillonnaient le dos, les épaules et les jambes s’étaient enflammées. Kidogo, arrivé rampant, le faisait boire et lui bassinait de temps à autre la tête.

Un frôlement se fit entendre à la porte, suivi d’un chuchotement :

— Tu es là, Akaouash ?

Pandion répondit et sentit le contact d’une main.

C’était l’Égyptien. Il avait sorti une petite boite de sous sa ceinture, tritura longuement quelque chose sur sa paume, puis se mit à étendre doucement sur les plaies de Pandion un onguent fluide, à l’odeur âcre et désagréable. Le Grec tressaillait de douleur, mais la main experte poursuivait sa besogne. Quand l’homme d’Aiguptos massa les jambes de Pandion, le dos ne lui faisait plus mal, et au bout de quelques instants il s’endormit.

— Que lui as-tu fait ? chuchota Kidogo, invisible dans son coin.

L’Égyptien répondit après un silence :

— C’est du kyphi, le meilleur des remèdes, dont nos prêtres ont le secret. Je le tiens de ma mère, qui me l’a fait parvenir en soudoyant un guerrier.

— Mais tu es un brave homme ? Pardonne-moi de t’avoir pris pour une ordure ? s’écria le Noir.

L’autre grommela entre ses dents et disparut silencieusement dans l’obscurité.

À partir de ce jour, il se lia d’amitié avec le jeune Grec, toujours sans faire attention à ses amis. Pandion entendait souvent, la nuit, un frôlement près de sa case. S’il était seul, le corps osseux de l’Égyptien se glissait vite à l’intérieur. Aigri et solitaire, le fils du Kemit était franc et loquace en tête à tête avec le jeune Grec compréhensif. Pandion connut bientôt son histoire.

Ahmès — « Fils de la lune » — descendait d’une lignée de nadjès, serviteurs fidèles des anciens Pharaons, mais tombés en disgrâce et appauvris sous la nouvelle dynastie. Ahmès reçut de l’instruction et fut engagé comme scribe par le chef du nom de Lièvre. La fatalité voulut qu’il s’éprît de la fille d’un architecte qui exigeait une grosse compensation. Amoureux à la folie et désespérant de faire rapidement fortune, il décida de se procurer coûte que coûte la somme requise et se livra au pillage des sépultures royales. La connaissance de l’écriture le favorisait dans cette entreprise impie, qui risquait de lui attirer un terrible châtiment. Ahmès eut bientôt beaucoup d’or, mais sa fiancée entre-temps avait été donnée en mariage à un fonctionnaire de l’extrême-sud.

Le malheureux chercha l’oubli dans de joyeux festins, dans l’achat de concubines, et ses ressources fondirent rapidement. Il fallait les renouveler. Les voies ténébreuses de la richesse lui étant connues, il reprit son activité criminelle, mais finit par se faire prendre et subit des tortures atroces ; ses complices furent exécutés ou moururent des suites de leurs tourments. Ahmès était condamné à la déportation dans les mines d’or. On y expédiait un contingent chaque année, lors de la crue ; en attendant, le coupable fut envoyé au chéné, parce qu’on manquait de main-d’œuvre pour rebâtir un mur du temple de Ptah.

Pandion écoutait l’Égyptien avec intérêt, étonné de l’audace inouïe de cet homme qui ne semblait pourtant pas belliqueux.

Ahmès parlait de ses incursions dans les sinistres caveaux où une mort affreuse guettait à chaque pas les téméraires, grâce à l’ingéniosité des architectes.

Dans les tombeaux les plus anciens, dissimulés sous les énormes pyramides, les trésors et les sarcophages étaient protégés par de grosses dalles qui fermaient des boyaux en pente. Plus tard, on recourut à des labyrinthes de culs-de-sac coupés de puits profonds, aux parois lisses. Des blocs pesants tombaient d’en haut, lorsque les pillards tentaient d’écarter les pierres obstruant le passage ; des amas de sable se déversaient de réservoirs spéciaux, pour boucher l’entrée des sépulcres. Si les profanateurs s’obstinaient à poursuivre leur chemin, des masses de terre s’abattaient derrière eux et les emprisonnaient dans un espace étroit, entre le sable et la terre fraîche. Dans les sépultures plus récentes, des mâchoires de pierre se fermaient sans bruit dans les ténèbres des galeries basses, des herses à pointes aiguës tombaient des colonnes, dès qu’on posait le pied sur une dalle. Ahmès savait combien d’horreurs étaient à l’affût, dans l’ombre et le silence. Son expérience s’acquérait aux prix de la mort de nombreux collègues. L’Égyptien avait souvent buté contre les dépouilles d’inconnus pris au piège, on ne savait à quelle époque.

Il passa bien des nuits avec ses complices aux confins du désert occidental, où les nécropoles s’allongeaient sur des centaines de milliers de coudées. Aux clameurs des chacals, au hurlement des hyènes ou au rugissement du lion, les pillards cachés dans l’ombre, n’osant ni parler ni allumer une torche, fouillaient à tâtons les galeries étouffantes ou perçaient toute une falaise, en quête d’un sépulcre ménagé à une grande profondeur.

Horrible métier, digne de ce peuple qui se souciait plus de la mort que de la vie et qui s’efforçait de perpétuer la gloire des défunts au lieu de l’œuvre vivante ?

Pandion écoutait, perplexe, les aventures de cet homme maigre, de piètre mine, qui avait risqué tant de fois sa vie pour des plaisirs éphémères.

— Pourquoi as-tu continué ? lui demanda-t-il un jour, tu ne pouvais donc pas partir ?

L’Égyptien eut un rire silencieux, sans gaieté.

— Le Kemit est un pays à part. Un étranger comme toi ne peut le comprendre. Nous sommes tous prisonniers ici, les esclaves aussi bien que les fils libres de la Terre noire. Jadis, aux temps immémoriaux, les déserts nous protégeaient. Actuellement, le Kemit cerné de déserts est une vaste « geôle pour tous ceux qui ne peuvent se mettre en campagne avec une nombreuse armée et couvrir ainsi une longue distance.

À l’Ouest, c’est le désert, le royaume de la mort. Le désert de l’Est n’est franchissable que pour de grandes caravanes approvisionnées en eau. Le Sud est peuplé de sauvages qui nous sont hostiles. Tous les voisins, du reste, abhorrent notre pays qui a construit son bien-être sur la misère des tribus faibles.

Toi qui n’est pas fils du Kemit, tu ne peux te rendre compte de la peur que nous avons de mourir en exil. Nous devons finir nos jours dans cette vallée uniforme de Hâpî, où nos ancêtres ont vécu durant des millénaires, ameublissant le sol, le sillonnant de canaux, le fertilisant. Le Kemit est fermé, c’est là sa malédiction. Quand les habitants sont trop nombreux, leurs vies sont dépréciées, et nous n’avons pas où émigrer, car le peuple élu des dieux est haï des autres …

— Mais maintenant, ne vaut-il pas mieux pour toi de fuir ? insistait Pandion.

— Fuir, seul et marqué ? s’étonna l’Égyptien. Je suis désormais pire qu’un étranger … On ne s’évade pas d’ici, souviens-t’en, Akaouash ? À moins de révolutionner par la force tout le pays de la Terre noire. Mais qui le pourrait ? Il y a bien eu de ces choses autrefois … Ahmès soupira tristement.

Pandion, mis en éveil, questionna l’Égyptien et apprit les grandes révoltes d’esclaves qui avaient bouleversé le pays. Les couches les plus pauvres de la population, dont l’existence ne différait guère de celle des captifs, s’étaient, paraît-il, jointes aux insurgés.

Le jeune Grec sut qu’il était interdit aux simples gens de frayer avec les esclaves, car « le pauvre laissera éclater la colère des foules livrées aux maisons de travail », comme l’écrivaient les Pharaons dans les recommandations à leurs fils.

Le monde des fils pauvres du Kemit était restreint : le cultivateur et l’artisan ne connaissaient que la rue de leur village. Ils tâchaient d’avoir le moins de relations possible, s’humiliaient devant les messagers qui leur transmettaient les ordres des fonctionnaires. Le Pharaon exigeait la docilité et un dur labeur, l’homme du peuple était roué de coups pour la moindre faute. Une multitude de fonctionnaires suçait le sang du pays ; seuls, les prêtres et les seigneurs avaient le droit de se rendre à l’étranger.

A la demande de Pandion, Ahmès traça par terre, au clair de lune, la carte schématique du Kemit, et le jeune Grec frémit. Il se trouvait au milieu de la vallée du Grand Fleuve qui s’allongeait sur des milliers de stades. Au nord et au sud il y avait de l’eau et de la vie, mais il était impossible de parvenir aux frontières de l’État à travers les régions populeuses et jalonnées de fortifications. Et de part et d’autre, tout près, s’étendaient les déserts, sans garde, mais n’offrant aucune possibilité d’existence.

Les quelques routes pourvues de puits pour les caravanes étaient très surveillées.

Après le départ de l’Égyptien, Pandion passa la nuit à méditer son évasion. Il comprenait d’instinct qu’à l’avenir les chances de fuites seraient d’autant moindres qu’il perdrait plus de forces au pénible labeur. Seuls, les hommes particulièrement endurants pouvaient réussir.

La nuit suivante, le jeune Grec se glissa chez l’Étrusque Cavi pour lui communiquer ce qu’il avait appris de l’Égyptien et l’exhorter à soulever les esclaves. Cavi se taisait, tiraillant sa barbe d’un air pensif. Pandion savait qu’on préparait de longue date l’insurrection et que les groupes de diverses races avaient désigné leurs chefs.

— Je n’en peux plus ? s’écria-t-il avec feu, et Cavi lui ferma précipitamment la bouche. Mieux vaut mourir, ajouta le Grec calmé. A quoi bon attendre ? Qu’y aura-t-il de changé ? S’il y a du nouveau dans dix ans, nous ne serons plus en état de combattre ni de nous évader. Craindrais-tu la mort ?

Cavi leva la main.

— Non, tu le sais bien, trancha-t-il, mais nous répondons de cinq cents vies. Tu voudrais peut-être les sacrifier ? Ce serait un prix trop élevé pour ta mort ?

Pandion se leva en sursaut et heurta de la tête le plafond bas.

— Je réfléchirai, je parlerai aux gens, s’empressa de dire Cavi, mais il n’y a, hélas, que deux autres chénés dans le voisinage. Il est regrettable que nous n’ayons pas d’hommes à nous ailleurs. On va tenir conseil la nuit prochaine, je t’informerai. Préviens Kidogo …

Pandion sortit de la case de l’Étrusque, rampa le long du mur et se hâta de rejoindre Ahmès avant le lever de la lune. L’Égyptien ne dormait pas.

— Je suis allé chez toi, chuchota-t-il, ému. Je voulais te dire … Il hésita. On m’a dit que demain je m’en irais d’ici : trois cents hommes vont partir dans les mines d’or du désert. Alors voilà, c’est un lieu d’où personne ne revient …

— Pourquoi ? fit Pandion.

— Les esclaves y vivent rarement plus d’une année. Rien n’est plus atroce que ce travail dans le sein torride du roc, sans air. Et l’eau est rationnée, parce qu’on en manque. Il faut entamer de la pierre extrêmement résistante et monter le minerai dans des paniers, sur son dos. Les plus robustes tombent de fatigue à la fin de la journée, le sang leur coule des oreilles et de la gorge … Adieu, Akaouash, tu es un homme pur et je t’aime bien que tu m’aies sauvé en vain. Aussi n’est-ce pas pour le sauvetage que je te suis reconnaissant, mais pour ta sympathie … Il y a longtemps que la misère de la vie a incité un de nos anciens chanteurs à célébrer la mort. Voici ses paroles … « La mort m’apparaît comme la guérison d’une maladie, scanda l’Égyptien à voix basse, comme la navigation à la voile sous une brise fraîche, comme le parfum du lotus, comme une route lavée par la pluie, comme le retour d’un long voyage … » La voix d’Ahmès s’étouffa dans un gémissement.

Pénétré de pitié, le jeune Grec se rapprocha de lui.

— Tu pourrais toi-même … Pandion n’acheva pas.

Ahmès eut un haut-le-corps.

— Que dis-tu là, étranger ? Comment pourrais-je contraindre mon ka[44] à infliger à mon ba[45] des tourments éternels …

Pandion n’y comprit rien. Il était persuadé que la mort mettait fin aux tourments, mais se tut par respect de la foi de l’Égyptien.

Celui-ci creusa rapidement le sol dans le coin de sa case, après avoir écarté sa couche de paille.

— Tiens, prends ce poignard, pour le cas où tu oserais … et garde cela en souvenir de moi, si par miracle tu devenais libre … Ahmès mit dans la main de Pandion un objet lisse et froid.

— Qu’est-ce que c’est, pour quoi faire ? s’étonna le jeune homme.

— C’est une pierre que j’ai trouvée dans la cave d’un temple caché dans le roc.

Heureux de se distraire par les réminiscences, il parla du temple ancien, mystérieux, qu’il avait découvert en cherchant des sépulcres riches près d’un méandre du Grand Fleuve, à des milliers de coudées en aval d’Ouasât.

Il avait remarqué les vestiges d’un sentier conduisant de la rive d’une anse, envahie par les roseaux, vers des falaises à pic. L’endroit était isolé et peu fréquenté, ces roches stériles n’offrant aucun intérêt pour l’agriculteur ou le pâtre.

Ahmès pouvait donc agir en sécurité ; il se dirigea, sans perdre de temps, au fond d’une gorge étroite, encombrée de blocs de rochers. Ces blocs recouvraient le sentier, s’étant sûrement éboulés bien après qu’il eut servi de voie de communication avec la rive. L’Égyptien chemina longuement parmi les roches, les fondrières et les buissons épineux. La gorge abondait en araignées, dont les toiles, tendues en travers du passage, se collaient à la figure moite du profanateur.

Enfin, les parois du défilé s’écartèrent, découvrant une vallée close de hautes collines. Au milieu, s’élevait un mamelon bordé de canaux d’irrigation : sans doute y avait-il eu là une source utilisée pour le jardin. Le silence régnait dans l’air trouble et ondoyant de la vallée torride. Des rocs noirs luisaient alentour, ne laissant qu’une issue du côté opposé : une gorge pareille à celle qu’Ahmès avait suivie pour venir en ce lieu abandonné.

Le profanateur escalada le mamelon et aperçut une ouverture taillée dans le rocher, que le sommet de la butte lui avait dissimulée. Elle était obstruée, de sorte que l’Égyptien eut fort à faire avant de pouvoir pénétrer à l’intérieur. Il se trouva dans une fraîche obscurité. Ayant pris un peu de repos, il alluma la lampe qu’il emportait toujours avec lui, et s’engagea dans une haute galerie en examinant d’un œil attentif les statues placées des deux côtés. Il craignait les pièges qui l’auraient voué à une mort atroce. Mais ses appréhensions étaient vaines : les bâtisseurs de jadis n’avaient pas dressé d’embûches, croyant le sanctuaire suffisamment caché, ou peut-être que les millénaires avaient mis ces dispositifs hors d’usage. Ahmès atteignit sans encombre un vaste caveau circulaire, au centre duquel la statue du dieu Thot penchait son long bec du haut de son piédestal. Dans les murs, l’Égyptien vit une dizaine d’entrées en fente, situées à égale distance. Elles conduisaient à des salles encombrées de vieilleries : paquets, rouleaux de papyrus, planchettes couvertes de dessins et d’inscriptions. Un local était rempli de touffes d’herbes sèches qui tombaient en poussière au moindre contact, un autre renfermait des amas de pierres. Ahmès traversa huit pièces carrées sans rien découvrir de précieux. La neuvième entrée donnait dans un caveau oblong, où des dalles en diabase noire, gravées de caractères en langue ancienne, étaient fixées entre des colonnes de granit. Au milieu du caveau, il y avait une autre statue de Thot, et sur le piédestal, dans une coupe en cuivre, une pierre fine scintilla à la lueur de la lampe. L’homme s’en saisit, l’approcha de la lumière et ne put retenir un cri de déception. La pierre n’était pas de celles qu’on estimait au Kemit. L’œil expert du pillard détermina aussitôt qu’elle n’avait pas de valeur marchande. Mais, chose étrange, plus il la regardait, plus elle lui semblait belle. C’était un fragment de cristal glauque, de la grandeur d’une pointe de lance, aplati, poli et d’une transparence étonnante. L’Égyptien intrigué résolut de lire les inscriptions murales, dans l’espoir de connaître l’origine de cette pierre. Il n’avait pas oublié la langue ancienne du pays, apprise à l’école supérieure des scribes, et se mit à déchiffrer les hiéroglyphes admirablement conservés à la surface de la diabase.

Il ne restait presque plus d’huile dans la lampe et le souterrain manquait d’air, car les trous de ventilation étaient bouchés depuis longtemps par les décombres, mais Ahmès s’obstinait à lire. Signe par signe, l’histoire d’un exploit accompli aux temps immémoriaux, peu après la construction de la pyramide de Chéops, se révélait au criminel. Le Pharaon Djédéfrê avait envoyé son trésorier Baourdjed loin dans le Sud, au Pays des Esprits, pour connaître les confins de la terre et le Grand Arc : l’océan. Baourdjed partit du port de Myos Hormos, sur les Eaux d’Azur, avec sept des meilleurs vaisseaux de l’Empire. Les fils de la Terre noire voyagèrent sept ans. Ils parvinrent au Grand Arc et voguèrent loin vers le Sud, le long des côtes inexplorées. Quatre vaisseaux et la moitié des équipages périrent dans les terribles tempêtes du Grand Arc, les autres atteignirent le pays légendaire de Poûnt. Mais la volonté du Pharaon les poussait outre : ils devaient explorer les confins de la terre. Abandonnant leurs vaisseaux, les fils du Kemit se mirent en route à pied.

Ils errèrent plus de deux ans à travers des forêts vierges, des savanes immenses, de terribles montagnes où résident les foudres, et atteignirent, à bout de forces, un grand fleuve où habitait un peuple puissant, qui savait bâtir des temples en pierre. Les confins de la terre, leur dit-on, étaient encore infiniment loin, au-delà des savanes bleues et des forêts au feuillage d’argent. Encore plus loin, c’était le Grand Arc dont aucun mortel ne connaissait les limites. Les voyageurs avaient compris leur impuissance à exécuter l’ordre du Pharaon ; revenus au Poûnt, ils équipèrent des vaisseaux neufs à la place des anciens, vermoulus et endommagés dans la lutte contre les flots du Grand Arc. Mais les survivants étaient à peine assez nombreux pour constituer un équipage. Comblés de présents du Poûnt, ces hommes audacieux décidèrent de refaire en sens inverse le parcours semé de dangers mortels. Le désir de retourner au pays leur prêtait des forces : victorieux des vents et des lames, des tempêtes de sable, des écueils perfides, de la soif et de la faim, ils frayèrent passage jusqu’aux Eaux d’Azur et regagnèrent le port de Myos Hormos après sept ans d’absence.

De grands changements s’étaient produits en Terre noire : le nouveau Pharaon, l’implacable Chéphren, avait contraint le pays à tout oublier pour la construction d’une seconde pyramide géante, destinée à perpétuer sa gloire à travers les millénaires. Le retour des explorateurs surprit tout le monde ; quant au Pharaon, il fut déçu d’apprendre que la terre et l’océan étaient incommensurables et les peuples de l’extrême-sud très nombreux. À lui qui s’était cru le souverain de l’univers, Baourdjed prouva que le Kemit n’était qu’un petit coin de la Terre immense, riche en fleuves et en forêts, en fruits et en animaux de toute sorte et peuplée de diverses tribus habiles au travail et à la chasse.

Le Pharaon accabla les voyageurs de sa colère. Les compagnons de Baourdjed furent exilés dans les provinces lointaines. Il était interdit, sous peine de mort, de parler de l’expédition ; on effaça de la chronique de Djédéfrê les passages relatifs à l’envoi des vaisseaux dans le Sud, au Pays des Esprits. Baourdjed lui-même aurait été mis à mort et son voyage aurait disparu du souvenir des hommes, sans l’intercession d’un sage vieillard, prêtre de Thot, le dieu des sciences, des arts et de l’écriture. C’était lui qui avait incité le Pharaon défunt à connaître les confins de la Terre, à chercher des richesses nouvelles pour le Kemit appauvri par la construction de la gigantesque pyramide. Éloigné de la cour de Chéphren par les prêtres de Rê, il vint en aide au voyageur et le cacha dans le temple de Thot qui renfermait des livres et des plans secrets, des échantillons de plantes et de pierres des contrées lointaines. Sur son ordre, le récit de l’expédition de Baourdjed fut gravé sur des dalles qui devaient rester dans l’inaccessible souterrain jusqu’à ce que le Kémit eût besoin d’en prendre connaissance. Du pays situé au terme de son voyage, derrière le grand fleuve méridional, Baourdjed avait rapporté une pierre translucide, inconnue aux habitants d’Aiguptos. Elle provenait du Pays des savanes bleues, qui se trouvait à trois mois de marche au sud du grand fleuve. Baourdjed avait offert ce signe de la limite du monde au dieu Thot, et c’était précisément la pierre qu’Ahmès prit sur le piédestal de la statue.

L’Égyptien ne put lire jusqu’au bout l’histoire du voyage. Comme il en était à la description de jardins sous-marins féeriques, rencontrés pendant la traversée des Eaux d’Azur, la lampe s’éteignit et le profanateur sortit à grand-peine des caveaux, n’emportant que la curieuse pierre.

À la lumière du jour, elle s’avéra plus belle encore, et Ahmès la garda, mais elle ne lui porta pas bonheur.

Pandion s’apprêtait à franchir la distance formidable qui le séparait du sol natal, et l’Égyptien espérait que cette pierre qui avait peut-être favorisé le retour de Baourdjed du bout du monde, aiderait aussi Pandion.

— Tu ne savais donc rien de ce voyage auparavant ? demanda celui-ci.

— Non, il était resté caché aux fils du Kemit, répondit Ahmès. Nous connaissons de longue date le Poûnt, visité à maintes reprises par nos vaisseaux, mais les terres de l’extrême-sud restent pour nous le mystérieux Pays des Esprits.

— N’y a-t-il jamais eu d’autres tentatives de les atteindre ? Se peut-il que personne n’ait lu, comme toi, ces inscriptions et n’ait renseigné les autres ? insista le Grec.

Ahmès devint rêveur, ne sachant que répondre.

— Les maîtres du Sud, nomarques des provinces méridionales du Kémit, ont pénétré plus d’une fois à l’intérieur de ces pays. Mais les chroniques ne mentionnent que le butin : ivoire, or, esclaves livrés au Pharaon.

Et les chemins restent inconnus. Quant à nos voies maritimes, elles n’ont jamais dépassé le Poûnt. Les périls sont très grands et il n’y a plus de gens aussi téméraires que ceux d’autrefois.

— Mais pourquoi est-ce que personne n’a lu ces textes ? reprit Pandion.

— Je l’ignore … je ne saurais te le dire, avoua l’Égyptien.

Il ne pouvait effectivement savoir que les prêtres, qui passaient aux yeux des habitants de la Terre noire pour de grands savants initiés aux mystères de l’Antiquité, ne l’étaient plus depuis longtemps. La science avait dégénéré en cérémonial religieux et en formules de magie ; les papyrus qui renfermaient la sagesse des siècles passés, avaient pourri dans les sépulcres. Les temples se ruinaient, voués à l’abandon, et personne ne s’intéressait plus aux hiéroglyphes tracés sur la pierre résistante et qui disaient l’histoire du pays. Ahmès ignorait que c’était là le sort de toute science détachée des forces vivifiantes du peuple et confinée dans un cercle restreint de privilégiés …

L’aube était proche. Pandion prit tristement congé du malheureux Égyptien qui avait perdu tout espoir de salut.

Le jeune Grec voulait ne prendre que le poignard et lui laisser la pierre.

— Ne comprends-tu pas que je n’ai plus besoin de rien ? dit Ahmès. Pourquoi voudrais-tu jeter cette pierre superbe dans le trou sordide qu’est le chéné ?

Pandion prit le poignard entre ses dents, serra la pierre dans sa main et se retira en hâte vers sa case, rampant au pied du mur pour éviter le clair de lune.

Il ne put fermer l’œil de la nuit. Les joues en feu, le corps parcouru de frissons, il songeait au tournant décisif qui allait intervenir dans sa destinée, à la fin prochaine de cette existence de misère et de désolation.

L’entrée de la case faisait tache grise, l’humble mobilier s’entrevoyait dans l’ombre. Le jeune Grec approcha le poignard de la lumière. Sa lame large de bronze noir[46], munie d’une arête en son milieu, était acérée. Le manche massif, incrusté d’asem, figurait une lionne couchée, image de la cruelle déesse Sokhmit. Pandion creusa une petite fosse dans le coin et y déposa le cadeau, mais aussitôt il se ressouvint de la pierre. L’ayant retrouvée à tâtons sur la paille, il revint près de l’entrée pour mieux voir le cristal.

L’éclat de roche plat, aux bords arrondis, avait bien la dimension d’une pointe de lance. Il était dur, extrêmement limpide et paraissait gris bleu dans le triste crépuscule du jour naissant.

Au moment où Pandion l’exposait sur sa paume devant l’ouverture de la case, le soleil jaillit à l’horizon. La pierre scintilla, méconnaissable, sa couleur glauque devint radieuse, claire et profonde, avec la nuance chaude du vin doré. Sa surface miroitante était sans doute polie par la main de l’homme.

La teinte de la pierre sembla familière à Pandion, son reflet ranima l’âme endolorie du captif. La mer … oui, c’était le ton de la haute mer, lorsque le soleil brillait au zénith d’un ciel pur. Noutour Aé, la pierre divine : c’est ainsi que l’avait appelée l’infortuné Ahmès.

Le magnifique rayonnement du cristal, en ce matin sans joie, sembla au jeune Grec un bon présage.

Certes, il était beau, le présent d’adieu de l’Égyptien. Un poignard et cette pierre merveilleuse ? Pandion crut voir en elle la garantie de son retour à la mer.

À la mer qui ne le tromperait pas et lui rendrait liberté et patrie. Il plongea son regard dans la profondeur transparente de la gemme, d’où surgissaient les vagues de son rivage natal …

Le grondement menaçant d’un tambour survola les cases du chéné : c’était le signal du lever.

Le Grec résolut aussitôt de garder sur lui la pierre, de ne pas laisser ce symbole de la mer libre dans la terre poussiéreuse du chéné. Qu’elle ne le quitte jamais ?

Après quelques essais infructueux, il trouva le moyen de la dissimuler dans son pagne, se dépêcha d’ensevelir le poignard et faillit, malgré tout, arriver en retard au repas du matin.

En cours de route et pendant le travail au jardin, Pandion observa Cavi et s’aperçut qu’il échangeait de courtes phrases avec l’un ou l’autre des meneurs du chéné. Ceux-ci s’éloignaient de lui en hâte pour aller parler à leurs camarades.

Pandion profita d’une occasion pour se rapprocher de Cavi. Sans lever la tête du bloc qu’il état en train de tailler, l’Étrusque prononça d’une haleine :

— Cette nuit, avant le lever de la lune, dans le dernier passage du mur nord …

Le jeune homme retourna à son travail. En rentrant au chéné, il rapporta les paroles de Cavi à Kidogo.

Il passa la soirée dans l’attente, éprouvant une exaltation et un désir de lutter qu’il n’avait pas ressentis depuis longtemps.

Dès que la maison de travail retomba dans le silence et que les gardes se furent assoupis au sommet des murailles, Kidogo parut dans la case obscure de Pandion.

Les deux amis rampèrent aussitôt vers le mur et se glissèrent dans le boyau ménagé entre les cases. Ils atteignirent au pied du mur nord une ruelle étroite, pleine de ténèbres encore plus denses.

Les guerriers patrouillaient rarement sur ce mur, la surveillance étant plus commode de l’ouest et de l’est, le long des passages entre les cases. Aussi n’avait-on pas à craindre qu’un entretien à voix basse fût entendu de la garde.

Soixante esclaves au moins étaient couchés dans la ruelle, les pieds contre les murs et les têtes jointes. Cavi et Remdus se trouvaient au milieu. L’aîné des Étrusques appela doucement Pandion et Kidogo.

Le jeune Grec trouva à tâtons la main de Cavi et lui tendit le poignard qu’il avait emporté. L’Étrusque, stupéfait, sentit le froid du métal, se coupa légèrement et saisit l’arme en remerciant tout bas.

Le vieux guerrier était enchanté : il comprenait qu’en lui remettant le poignard, le Grec reconnaissait sa priorité et le choisissait pour chef.

Sans lui demander d’où il avait cette arme précieuse, Cavi prit la parole, en faisant de longues pauses, pour laisser à ses voisins le temps de transmettre ses propos à ceux qui étaient trop loin pour l’entendre. La conférence des meneurs avait commencé : il s’agissait de la vie et de la liberté de cinq cents hommes enfermés au chéné.

Cavi disait que l’insurrection ne pouvait plus attendre, parce que l’avenir ne promettait rien de meilleur ; la situation ne ferait que s’aggraver, si on les répartissait dans des chénés différents.

— Nos forces qui, seules, assurent la victoire au combat, déclinent dans un dur labeur au profit de l’ennemi ; chaque mois de captivité réduit la robustesse et la santé de nos corps. La mort au combat est glorieuse et légère, il vaut mille fois mieux mourir sur le champ de bataille que sous le fouet ?

Une rumeur approbative parcourut l’invisible auditoire.

— Non, l’insurrection ne peut être retardée, poursuivit l’Étrusque ; mais à une condition : que nous trouvions le moyen de sortir de ce pays maudit. Si même nous ouvrions deux ou trois autres chénés et que nous nous procurions des armes, nous ne sommes pas assez nombreux pour tenir longtemps. Depuis la grande révolte des esclaves, les rois du Kemit s’efforcent d’isoler les chénés ; faute de contacts, nous ne réussirons pas à soulever beaucoup d’hommes à la fois. Nous sommes en plein dans la capitale, où les troupes abondent, et nous ne pouvons traverser le pays en combattant. Les archers d’Aiguptos sont redoutables, tandis que nous n’aurons guère d’arcs et ne sommes d’ailleurs pas tous capables de nous en servir. Voyons un peu s’il est possible de franchir le désert à l’Est ou à l’Ouest. Le désert nous guette à peu de distance du chéné. Si l’on ne peut le traverser, je pense qu’il faudra renoncer à l’insurrection, car nous gaspillerions nos forces pour mourir dans les tourments. Laissons fuir alors ceux qui consentent à braver une mort presque certaine pour une chance minime de recouvrer la liberté. Moi, par exemple, je risquerai coûte que coûte.

Un chuchotement ému s’éleva autour de l’Étrusque.

Ses paroles, transmises d’un bout à l’autre des rangs, avaient d’abord remonté le moral des hardis meneurs, et voici qu’elles semaient le doute dans leur âme. Elles leur ôtaient l’espoir d’une issue heureuse, même d’un semblant de succès, et les plus braves hésitaient. Un murmure polyglotte circulait dans les ténèbres opaques du passage.

Un Amou à la barbe fournie, Sémite d’au-delà des Eaux d’Azur, rampa vers le centre du groupe, où étaient les quatre amis. Ses compatriotes constituaient une grande partie de la population du chéné.

— J’insiste sur l’insurrection. Que la mort nous engloutisse, mais nous nous vengerons des habitants maudits de ce pays maudit ? Donnons l’exemple aux autres ? Il y a trop longtemps que le Kémit vit en paix, l’art féroce de l’oppression a éteint la combativité de millions d’esclaves. Nous la rallumerons …

— Ta pensée est celle d’un brave, c’est très bien, interrompit Cavi. Mais que vas-tu dire à ceux que tu mèneras au combat ?

— La même chose ? répliqua le Sémite impétueux.

— Et tu es sûr d’être suivi ? chuchota l’Étrusque. La vérité est trop dure … et le mensonge serait inutile, car les gens savent bien où est la vérité. Leur vérité à eux, c’est ce qui est dans le cœur de chacun.

Le Sémite s’abstint de répondre. À ce moment, le Libyen Akhmi inséra son corps souple entre les interlocuteurs. Pandion savait que ce jeune esclave, capturé à la bataille des Cornes de la Terre, était de noble lignée. Le Libyen affirmait que non loin des tombeaux des rois les plus anciens du Kemit, près des villes de Thinis et d’Abydos, une route allait en direction du Sud-Ouest, vers la grande oasis d’Ouhat-Ouer. La piste, jalonnée de puits pleins d’eau, n’était pas gardée par les troupes. Il fallait s’engager dans le désert, sitôt passé le temple de Zésher-Zéshérou, marcher vers le Nord-Ouest et traverser une route à cent vingt mille coudées du fleuve. Le Libyen se chargeait de guider ses camarades jusqu’à la piste et au-delà. Il y avait peu de guerriers dans l’oasis, les insurgés pourraient donc s’en emparer. A vingt-cinq mille coudées plus loin, se trouvait une autre grande oasis, du nom de Pacht, qui s’allongeait vers l’Ouest. Puis ce serait l’oasis de Moût, d’où une piste pourvue de puits conduisait aux collines du Serpent Mort, et de là dans le Sud, au pays des Noirs, inconnu du Libyen.

— Je connais cette route, intervint Kidogo, je l’ai suivie dans l’année funeste de ma capture.

— Les oasis ont d’abondantes réserves de dattes, nous nous y reposerons. Elles ne sont pas fortifiées, et nous pourrons emmener des bêtes de somme qui nous faciliteront l’étape du Serpent Mort. Ensuite, au-delà du lac Salé, l’eau est plus fréquente.

Le plan du Libyen fut approuvé à l’unanimité. Il semblait parfaitement réalisable.

Néanmoins, le prudent Cavi lui demanda :

— Tu es sûr qu’il y a cent vingt mille coudées de la rive du fleuve aux puits ? C’est un long trajet.

— Peut-être même un peu plus, répondit tranquillement le Libyen. Mais un homme robuste peut couvrir cette distance sans eau, à condition de partir au milieu de la nuit et de marcher d’une traite. On ne tiendrait pas plus d’un jour et d’une nuit sans boire dans le désert, et il est aussi impossible de marcher après midi.

Un des Asiatiques proposa d’attaquer la forteresse sur la route de Myos Hormos, mais si séduisante que pût être la tentative pour les esclaves dont la plupart étaient Asiatiques ou Amous, de percer droit vers l’Est, le projet fut reconnu aléatoire.

Celui du Libyen était bien plus sûr, mais des divergences de vues surgirent entre Noirs et Asiatiques : le chemin du Sud-Ouest, qui éloignait encore les Asiatiques de leur pays, était avantageux aux Noirs et aux Libyens. Ces derniers espéraient s’en aller au nord de l’oasis de Moût et atteindre les régions de leur pays qui n’étaient pas soumises aux troupes du Kemit. Pandion et les Étrusques avaient l’intention de les suivre.

Le compromis émana d’un Nubien assez âgé, qui déclara connaître une route du Sud contournant les forteresses de la Terre noire par les savanes de la Nubie et aboutissant aux Eaux d’Azur.

Le mince croissant de lune s’était levé au-dessus des collines désertes, mais les conjurés étudiaient toujours leur plan d’évasion. Ils fixaient maintenant les détails du soulèvement et distribuaient les rôles parmi les groupes commandés par tel ou tel meneur.

L’insurrection devait éclater la nuit du surlendemain, dès que l’obscurité serait complète.

Soixante hommes rampèrent sans bruit dans toutes les directions, regagnant leurs cases, tandis qu’en haut, sur le fond du ciel éclairé par la lune, ressortaient les silhouettes des gardes qui ne soupçonnaient rien et méprisaient de toute leur âme les esclaves endormis dans la grande fosse, à leurs pieds.

Le lendemain, la nuit suivante et le surlendemain furent consacrés aux préparatifs de la révolte, prudents et imperceptibles. Par crainte des traîtres, les meneurs ne s’entendaient qu’avec ceux qu’ils connaissaient bien, comptant que les autres se joindraient aux : insurgés après le massacre de la garde.

Vint la nuit décisive. Des groupes se formèrent en silence dans l’obscurité, un près de chaque mur, sauf celui d’Est où il s’en rassembla deux.

L’opération fut menée si rapidement, qu’au moment où Cavi donna le signal de l’attaque en frappant une cruche vide avec un caillou, les esclaves étaient déjà disposés en pyramides. Soixante-dix corps humains constituaient un plan incliné, accolé à la muraille verticale. Il y en avait cinq de ces hommes vivants, que des hommes escaladaient de toutes parts, enivrés par la perspective du combat.

Cavi, Pandion, Remdus et Kidogo montèrent parmi les premiers sur le mur intérieur. Le jeune Grec sauta sans hésiter dans la fosse noire, suivi de dizaines d’hommes.

Pandion terrassa un guerrier sorti du poste de garde, s’assit sur son dos et lui ramena la tête en arrière. Les vertèbres de l’Égyptien craquèrent, son corps s’affaissa. Une sourde rumeur régnait alentour : les esclaves faisaient la chasse à leurs ennemis abhorrés. Dans leur fureur, ils se jetaient sur eux, les mains nues. Avant qu’un guerrier n’eût engagé le combat contre un adversaire, d’autres l’attaquaient de flanc et par derrière ; désarmés, mais forts de leur rage, ils mordaient les mains qui tenaient les armes et enfonçaient leurs doigts dans les yeux des gardes. Des armes, des armes à tout prix — c’était l’unique pensée des assaillants. Ceux qui avaient réussi à s’emparer d’une lance ou d’un coutelas, se battaient avec un redoublement d’énergie. Pandion frappait à droite et à gauche avec un glaive pris à un ennemi mort. Kidogo maniait un gros bâton utilisé pour porter l’eau.

Cavi, monté par l’escalier vivant, avait bondi sur quatre guerriers en faction, à la porte intérieure. Les Égyptiens abasourdis n’opposèrent qu’une faible résistance, littéralement écrasés sous l’avalanche humaine qui s’était précipitée sur eux dans le silence de la nuit.

Cavi tira avec un cri de triomphe le verrou pesant ; la foule d’esclaves libérés envahit bientôt l’espace entre les murs et s’engouffra dans la maison du chef du chéné, tuant les guerriers au repos.

Sur les murailles, la lutte était encore plus acharnée. Les neuf archers du chemin de ronde n’avaient pas tardé à remarquer les assaillants. Les flèches sifflèrent, le silence nocturne s’emplit de gémissements, de bruits mats de corps tombés de haut.

Mais neuf hommes ne pouvaient résister longtemps à une centaine d’esclaves en furie, qui se jetaient sur les lances, s’affalaient sur les guerriers et les entraînaient dans leur chute mortelle.

Pendant ce temps, dans l’espace compris entre les murs, on avait réglé leur compte à la garde et aux fonctionnaires. On trouva sur le cadavre du commandant du poste les clefs de la porte extérieure. Le grincement des gonds rouillés monta dans la nuit comme une clameur de victoire.

Lances, boucliers, coutelas, arcs, tout, jusqu’à la dernière flèche, fut enlevé aux morts. Les esclaves armés prirent la tête de la colonne des fugitifs, et l’on partit vers le fleuve d’un pas alerte et silencieux. En cours de route, on pilla les maisons et l’on tua des dizaines d’habitants. Les insurgés cherchaient des armes et des vivres. Seul, l’ordre sévère des meneurs les empêcha de mettre le feu aux logis : Cavi craignait fort d’attirer l’attention des troupes de la capitale.

On traversa le fleuve en barques, en chalands, sur des radeaux. Plusieurs hommes périrent happés par les crocodiles, gardiens du Grand Fleuve.

Moins de deux heures après le début du soulèvement, l’avant-garde atteignait la porte du chéné situé sur l’autre rive, sur la route du temple de Zésher-Zéshérou. Cavi, Pandion et deux Libyens s’approchèrent d’e la porte sans se cacher et frappèrent, pendant qu’une centaine d’esclaves se pressaient contre le mur, au voisinage de l’entrée.

Du haut du mur, parvint la voix d’un guerrier qui interrogeait les arrivants sur le motif de leur visite. Un Libyen qui parlait couramment la langue du Kemit, réclama le chef en se référant à une lettre du directeur des travaux du roi. Plusieurs voix se firent entendre derrière l’enceinte, on alluma une torche, et la porte ouverte fit apparaître aux yeux des insurgés une cour encadrée de murs, absolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter. Le commandant du poste s’avança pour demander la lettre.

Cavi fonça sur lui avec un cri de rage et lui planta le poignard d’Ahmès dans le cœur, tandis que Pandion et les Libyens se chargeaient des guerriers. Profitant de la surprise des gardes, les esclaves embusqués firent irruption avec des clameurs assourdissantes. Les torches s’étaient éteintes, on entendait dans les ténèbres des gémissements, des hurlements, des cris de guerre. Pandion se débarrassa rapidement de deux adversaires et ouvrit la porte intérieure. L’appel à l’insurrection retentit dans le chéné réveillé par le bruit de la bataille ; des esclaves de toutes races s’agitèrent dans la cour, rassemblant leurs compatriotes sidérés. La maison de travail bourdonnait comme une ruche en effervescence ; la rumeur grandit, se changea en rugissement. Les guerriers du chemin de ronde couraient de-ci, de-là, craignant de descendre, proférant des menaces et tirant quelques flèches au hasard, dans l’obscurité. Mais le combat entre les murs était achevé, des flèches et des lances envoyées d’en bas vinrent frapper les gardes qui se voyaient nettement du sommet de la muraille, et le second chéné fut libéré.

La foule en délire débouchait par les portes, se répandait en tous sens, sourde aux exhortations de ses libérateurs. Des cris horribles s’élevèrent bientôt du côté du village voisin, des incendies rougeoyèrent dans la nuit. Cavi recommanda aux autres meneurs de vite regrouper leurs compagnons initiés à la discipline. L’Étrusque tiraillait pensivement sa barbe. La lueur des incendies allumait des étincelles écarlates dans ses yeux tournés vers l’Ouest.

Il se disait que la libération du second chéné, entreprise sans y avoir préparé les esclaves, était une erreur. Loin de contribuer au succès, la fusion avec cette masse anarchique, assoiffée de vengeance et ivre de liberté, ne ferait que nuire à l’affaire.

C’était bien le cas. Une grande partie des esclaves du premier chéné se livra également au pillage et à la dévastation. En outre, on perdait un temps dont chaque minute comptait. La colonne diminuée se rendit vers le troisième chéné, qui se trouvait à huit mille coudées du second, tout près du temple de Zésher-Zéshérou.

Il était trop tard pour changer le plan de l’insurrection et Cavi prévoyait de sérieuses difficultés. L’Étrusque aperçut en effet les silhouettes des guerriers alignés sur les murailles du troisième chéné, il entendit les cris de « aatou, aatou ? »[47] et le sifflement des flèches que les Égyptiens tiraient sur eux de loin.

Les insurgés s’arrêtèrent pour tenir conseil. Le chéné, prêt à la défense, était une puissante forteresse dont l’assaut serait long. Ils firent un vacarme infernal pour que les esclaves enfermés se réveillent et attaquent la garde du dedans. Mais les captifs tardaient, sans doute effrayés ou ne sachant comment prendre à revers les guerriers installés au sommet des murs.

Forçant sa voix enrouée, Cavi appelait les meneurs pour les faire renoncer à l’attaque. Mais ceux-ci s’obstinaient : exaltés par la victoire facile, ils espéraient libérer tous les esclaves du Kemit et conquérir le pays.

Soudain, le Libyen Akhmi poussa une clameur stridente et des centaines de têtes se tournèrent vers lui. Il faisait de grands gestes en direction du fleuve. De la berge qui montait en pente vers les falaises, on voyait une vaste portion du cours d’eau qui baignait de nombreux embarcadères de la capitale. D’innombrables torches brillaient dans la nuit, confondues en une bande luminescente ; des points lumineux piquetaient aussi le milieu du fleuve et s’accumulaient en deux endroits de la rive où étaient les insurgés.

Plus de doute : de nombreux détachements de guerriers traversaient l’eau pour cerner le terrain où flambaient les incendies et sévissaient les esclaves révoltés.

Or, les insurgés se démenaient toujours, en quête d’un moyen d’attaque ; quelques-uns tentaient d’approcher l’ennemi par le fond d’un canal d’irrigation, d’autres gaspillaient leurs flèches.

Cavi embrassa du regard la masse confuse des hommes. Selon lui, le groupe apte au combat ne comptait pas plus de trois cents hommes, dont moins de la moitié avaient des coutelas et des lances ; quant aux arcs, on ne s’en était procuré qu’une trentaine.

D’ici peu, des centaines de redoutables archers de la Terre noire feraient pleuvoir sur eux des nuées de longues flèches, des milliers de guerriers entraînés encercleraient la foule à peine libérée.

Akhmi, les yeux étincelants de colère, criait qu’on était au milieu de la nuit et que si on ne partait pas sur-le-champ, il serait trop tard.

Le Libyen, Cavi et Pandion durent perdre de précieux instants à expliquer aux hommes surexcités et mis en humeur batailleuse, qu’il était inutile de vouloir résister aux troupes de la capitale. Les meneurs insistaient sur le départ immédiat dans le désert et se déclaraient prêts à partir, abandonnant au besoin les autres, retenus par la recherche des armes, par la vengeance et le pillage. Une partie des indociles se sépara de la colonne et descendit le long du fleuve vers un domaine seigneurial, où s’élevait une rumeur et couraient des torches. Les autres — un peu plus de deux cents hommes — se soumirent.

Bientôt la foule sombre serpenta dans une gorge étroite, entre des falaises encore chaudes de soleil, et déboucha sur un plateau. Une vaste étendue de sable et de gravier se déployait devant les fugitifs. Pandion se retourna une dernière fois vers le fleuve qui luisait faiblement en contrebas. Que de jours d’angoisse, de désolation, d’espérance et de colère il avait passés en face de son paisible ruissellement ? Le cœur du jeune homme débordait de joie, de gratitude envers ses fidèles compagnons. Il tourna triomphalement le dos au pays de la servitude et accéléra son pas déjà rapide.

Les insurgés s’étaient éloignés de vingt mille coudées du bord de la vallée, lorsque le Libyen les arrêta. Derrière eux, à l’Est, le ciel s’éclaircissait.

Dans la pénombre grise, s’ébauchaient vaguement les contours arrondis des dunes qui atteignaient cent cinquante coudées de haut et se poursuivaient, en ondulations floues, jusqu’à la ligne brumeuse de l’horizon. Le désert était muet, l’air immobile, les chacals et les hyènes ne hurlaient plus.

— Que veux-tu, toi, qui nous a tout le temps pressés, pourquoi est-ce que tu t’attardes ? demandèrent au Libyen ceux de l’arrière-garde.

Il expliqua que l’étape la plus dure commençait : des files interminables de dunes à franchir. Elles deviendraient toujours plus hautes, allant jusqu’à trois cents coudées. Il fallait se mettre en colonne par deux et marcher sans arrêt, en dépit de la fatigue. Les traînards seraient perdus. Le Libyen marcherait en tête, choisissant le chemin parmi les dunes.

Il se trouva que la plupart n’avaient pas eu le temps de boire et souffraient de la soif après l’ardeur du combat. Tous n’avaient pas emporté des manteaux ou des pièces d’étoffe pour se protéger la tête et les épaules du soleil. Mais il n’y avait plus rien à faire.

Les insurgés repartirent en colonne de deux cents coudées de long, regardant en silence leurs pieds qui enfonçaient dans le sable mou. Les premiers rangs tournaient tantôt à droite, tantôt à gauche, pour contourner les talus sablonneux.

Une large bande de pourpre s’étalait à l’Orient.

Les crêtes des dunes, aiguës ou en croissant de lune, se teintaient d’or. Le désert illuminé semblait à Pandion une mer dont les hautes vagues immobiles portaient des reflets orangés. La surexcitation de la nuit s’apaisait lentement. Une quiétude extraordinaire pénétrait l’âme des esclaves. Le silence et l’infini du désert dans la clarté d’or du jour levant épuraient ces hommes de la haine, de la peur, de la nostalgie et du désespoir amassés au cours d’une longue captivité.

La lumière s’intensifiait, l’azur du ciel devenait plus profond. Le soleil montait ; ses rayons, d’abord caressants, commençaient à brûler. L’avance, ralentie dans le labyrinthe des gorges étouffantes, entre les énormes dunes, se faisait de plus en plus pénible. Les ombres des collines se raccourcissaient, on avait déjà mal aux pieds de marcher sur le sable réchauffé, mais les fugitifs avançaient toujours, sans s’arrêter ni se retourner. Les buttes de sable se succédaient, absolument identiques, empêchant de rien voir.

Le temps s’écoulait ; l’air, le soleil et le sable n’étaient plus qu’un océan de flamme aveuglante, suffocante et brûlante comme du métal en fusion.

Les hommes originaires des pays maritimes du Nord, y compris Pandion et les Étrusques, souffraient plus que les autres.

Le sang battait furieusement aux tempes du jeune Grec, lui causant une douleur atroce, comme s’il avait la tête prise dans un étau.

Ses yeux éblouis n’y voyaient presque plus : des taches et des raies bariolées voguaient, ruisselaient et virevoltaient devant lui en gammes capricieuses et changeantes. La violence du soleil avait transformé le sable en poudre d’or imprégnée de lumière.

Pandion avait le délire. Des visions hantaient son cerveau égaré. Les statues colossales d’Aiguptos évoluaient dans des fournaises pourpres et s’immergeaient dans les flots d’une mer violette. Celle-ci refluait à son tour, des troupeaux de monstres, demi-bêtes, demi-oiseaux, filaient on ne savait où, précipités du haut de falaises vertigineuses. Et les Pharaons de granit reformaient les rangs pour marcher sur Pandion.

Le jeune homme vacillait, se frottait les yeux et se donnait des soufflets, tâchant de voir la réalité : la perspective des talus embrasés dans l’aveuglante lumière d’or grisâtre. Mais les tourbillons multicolores revenaient à la charge, le délire s’emparait de lui à nouveau. Seul, le désir passionné d’être libre, déplaçait ses pieds au rythme des pieds noirs de Kidogo, et des milliers de dunes s’en allaient dans le sens opposé, vers l’Aiguptos. D’autres montagnes de sables s’érigeaient, coupées d’énormes entonnoirs, au fond desquels apparaissaient des fragments de soi d’un noir de charbon.

Des gémissements rauques parcouraient la longue file d’esclaves ; çà et là, des hommes exténués tombaient à genoux ou la figure dans le sable brûlant, demandant aux camarades de les achever.

Les marcheurs se détournaient, la mine sombre, et poursuivaient leur chemin ; les supplications mouraient derrière eux parmi les dunes aux formes molles. Le sable, le sable embrasé, formidable par sa masse, silencieux et sinistre, paraissait avoir submergé l’univers d’une nappe de flamme poudreuse.

Une éclaircie argentée parut au loin, dans le feu d’or du soleil. Le Libyen poussa un faible cri d’encouragement. Des taches d’un bleu intense se précisaient à l’horizon. C’étaient des terrains salifères.

Les dunes diminuaient, s’abaissaient et devinrent bientôt de petits monticules compacts que les pieds foulaient sans peine, délivrés de l’étreinte tenace des sables mouvants. L’argile jaune et ferme, sillonnée de crevasses, semblait un dallage d’esplanade.

Le soleil était encore à une largeur de main du zénith, lorsque les insurgés atteignirent une falaise basse, en schiste brun, et tournèrent à angle droit vers le Sud-Ouest. Dans une courte entaille du rocher, qui ressemblait de loin à l’entrée d’une grotte, il y avait une vieille citerne alimentée par une source fraîche et limpide.

Pour éviter la cohue des gens affolés de soif, Cavi posta les plus vigoureux à l’entrée de la gorge. On désaltéra d’abord les plus faibles.

Le soleil avait dépassé midi depuis longtemps, mais les hommes buvaient toujours, se traînaient à l’ombre de la falaise, le ventre gonflé, puis retournaient vers l’eau. Ils se ranimaient peu à peu, on entendit le langage vif des Noirs endurants, des rires saccadés, des chamailleries … Mais la gaieté ne revenait pas, car trop nombreux étaient les camarades restés à jamais dans le labyrinthe des dunes, ces camarades fidèles, à peine engagés sur le chemin de la liberté, qui avaient lutté vaillamment et joint leurs efforts avec abnégation aux efforts des rescapés.

Pandion contemplait d’un œil étonné la transfiguration des esclaves dont il avait si longtemps partagé la vie. Il ne voyait plus l’apathie qui avait marqué du même sceau les visages hâves, émaciés.

Les yeux, jadis ternes et indifférents, regardaient alentour avec une attention éveillée, les traits des visages austères paraissaient plus accentués. C’étaient déjà des hommes et non des esclaves, et Pandion donna raison au sage Cavi de lui avoir reproché son mépris des camarades. L’inexpérience du jeune Grec l’avait empêché de les comprendre. Il avait pris pour un trait de caractère l’abattement dû à une longue captivité.

Les gens s’étaient massés au pied de la falaise, dans les maigres taches d’ombre. Ils s’endormirent bientôt d’un sommeil de plomb ; pas de poursuite à craindre : qui, à part ces hommes résolus à mourir pour la liberté, aurait traversé en plein jour l’enfer de l’océan de sable ?

Les fugitifs se reposèrent jusqu’au couchant, et leurs jambes lasses redevinrent alertes. Le peu de nourriture que les plus robustes avaient réussi à emporter à travers le désert, fut méticuleusement réparti entre tous.

L’étape jusqu’à la source suivante allait être longue : le Libyen disait qu’on marcherait toute la nuit, mais qu’en revanche on serait arrivés avant la venue des chaleurs. Au-delà de ces puits, on franchirait une autre zone de dunes, la dernière avant la grande oasis.

Cette zone n’était heureusement pas plus large que la précédente ; en repartant sur le soir, lorsque le soleil serait au Sud-Ouest, les insurgés atteindraient de nuit l’oasis et s’y approvisionneraient en vivres. Ils n’avaient donc qu’un jour et une nuit à passer sans nourriture..

Ce n’était pas pour effrayer ceux qui avaient déjà subi tant d’épreuves. L’essentiel, qui leur prêtait force et courage, c’est qu’ils s’éloignaient de plus en plus du Kemit maudit et que les chances d’être rattrapés allaient en diminuant.

Le couchant s’éteignait ; la cendre grise estompait la flamme des charbons ardents. Après avoir bien bu encore, les fugitifs se remirent en route.

La chaleur accablante avait disparu, chassée par l’aile noire de la nuit. L’obscurité enveloppait d’une douce étreinte les hommes brûlés par le feu du désert.

Ils suivirent un plateau bas et uni, jonché de cailloux anguleux qui coupaient les pieds des marcheurs imprudents.

Vers minuit, les évadés descendirent dans une large vallée semée de pierres rondes. Ces blocs étranges, mesurant d’une à trois coudées de diamètre, gisaient partout, comme des balles éparpillées par des dieux inconnus. Les hommes qui avançaient maintenant en désordre, traversaient la vallée en biais, se dirigeant vers une côte apparue au loin.

Après la journée étourdissante qui avait décelé implacablement la faiblesse humaine, la paix nocturne était profonde et rêveuse. Pandion eut l’impression que le désert infini avait rejoint la voûte céleste et que les étoiles étaient toutes proches dans l’air diaphane, imprégné d’un sombre rayonnement. Le désert faisait partie du ciel, se confondait avec lui, élevant l’homme au-dessus des souffrances, le laissant seul devant l’éternité de l’espace. La lune surgit, étalant une nappe de lumière argentée sur le sol noir.

Les esclaves avaient atteint la montée. Des dalles de calcaire solide recouvraient le terrain déclive. Polies par les tourbillons de sables, elles reflétaient le clair de lune et semblaient un escalier de verre bleu conduisant au ciel.

Au contact de leur surface lisse et fraîche, Pandion crut monter d’étincelantes marches célestes. Encore un peu, il parviendrait au firmament, passerait le pont d’argent de la Voie Lactée et se promènerait dans le jardin étoilé, exempt de tous soucis.

Mais une fois la côte gravie, l’escalier disparut, une longue descente commença vers une plaine qui s’entrevoyait en bas, étendue noirâtre de gros sable. Elle aboutissait à une chaîne de rocs dentelés et inclinés, telles des bûches géantes plantées de biais dans le sol. Le détachement les atteignit à l’aube et chemina longuement dans un labyrinthe de crevasses jusqu’à ce que le Libyen eût découvert la source. Du haut des rochers, on apercevait une multitude d’autres dunes qui cernaient, hostiles, le refuge des évadés. Des ombres violettes séparaient leurs flancs roses. Mais tant qu’on était au voisinage de l’eau, la mer de sable n’effrayait personne.

Kidogo découvrit un endroit abrité du soleil, où un énorme cube de pierre dominait les murs de grès schisteux, coupés au Nord d’un ravin profond. Entre les falaises, il y avait assez d’ombre pour abriter tout le monde jusqu’au coucher du soleil.

Les hommes fourbus s’endormirent aussitôt : il ne restait plus qu’à attendre que l’astre féroce s’adoucît en descendant vers l’horizon. Le ciel, si proche pendant la nuit, était remonté à une hauteur inaccessible, d’où il aveuglait et brûlait les hommes, comme pour leur faire payer la trêve nocturne. Le temps s’écoulait, l’océan de feu meurtrier environnait les hommes paisiblement endormis.

Cavi, dont le sommeil était léger, fut réveillé par des plaintes. Intrigué, il souleva sa tête alourdie et prêta l’oreille. On entendait parfois un fort craquement suivi de gémissements désespérés. Le bruit s’amplifiait ; beaucoup de fugitifs s’éveillaient et jetaient alentour des regards apeurés. Pas un mouvement parmi les rocs surchauffés, tous les camarades étaient à leurs places, endormis ou aux aguets. Cavi secoua Akhmi qui dormait tranquillement. Le Libyen s’assit, bâilla à se décrocher la mâchoire et rit au nez de l’Étrusque surpris et alarmé.

— C’est le soleil qui fait crier les pierres, expliqua le Libyen, la chaleur va baisser.

La voix désolée des pierres dans le silence menaçant du désert angoissa les fugitifs. Akhmi escalada un rocher, regarda par la fente de ses mains jointes et déclara qu’on pourrait affronter bientôt la dernière étape jusqu’à l’oasis : il fallait se désaltérer dûment avant la marche.

Bien que le soleil eût sensiblement décliné vers l’Ouest, les dunes continuaient à flamboyer. Il semblait absolument impossible de quitter l’ombre pour s’aventurer dans cette mer de feu et de clarté. Mais tous se mirent en colonne par deux, sans murmurer, et emboîtèrent le pas au Libyen, si impérieux était l’appel de la liberté.

Pandion marchait au troisième rang, toujours à côté de Kidogo.

L’endurance à toute épreuve et la bonne humeur du Noir réconfortaient le jeune Grec qui se sentait intimidé par la terrible puissance du site.

L’haleine embrasée du désert contraignait de nouveau les hommes à pencher la tête. Ils avaient parcouru au moins quinze mille coudées, lorsque Pandion remarqua une légère inquiétude de leur guide libyen. Akhmi arrêta à deux reprisés la colonne, pour gravir, enfoncé dans le sable jusqu’aux genoux, le sommet des dunes et considérer l’horizon. Il ne répondait pas aux questions qu’on lui posait.

Comme la hauteur des dunes diminuait, Pandion, tout heureux, demanda à Akhmi si les sables n’allaient pas cesser bientôt.

— Oh, non ? trancha le guide rembruni, en tournant la tête au Nord-Ouest.

Pandion et Kidogo l’imitèrent et virent que le ciel incandescent se frangeait d’une brume plombée. Un rideau de brouillard montait, victorieux de l’éclat du soleil et du ciel.

Subitement, on perçut des sons clairs et mélodieux, comme si, derrière les dunes, des trompettes d’argent attaquaient une fanfare étrange.

Les sons se répétaient et s’intensifiaient, de plus en plus fréquents, et les cœurs des hommes battirent à coups précipités, sous l’effet d’une peur inconsciente, produite par ces accents argentins, mystérieux, comme venus de l’autre monde.

Le Libyen tomba à genoux avec un cri plaintif. Les bras au ciel, il implora la protection des dieux contre une horrible calamité. Ses compagnons effrayés se massèrent dans un espace resserré entre trois dunes. Pandion interrogea Kidogo du regard et fut saisi d’étonnement : la peau noire de son ami était devenue grise. Le jeune Grec ne l’avait jamais vu effrayé et ne savait pas que les Noirs pâlissaient de la sorte. Cavi prit le guide par l’épaule et le releva en demandant d’un ton irrité ce qui était arrivé.

Akhmi tourna vers lui son visage décomposé, où perlaient de grosses gouttes de sueur.

— Le désert chante, le vent clame, précédant la mort, articula-t-il d’une voix rauque. C’est la tempête de sable …

Un morne silence s’établit dans la troupe, rompu seulement par le chant du désert.

Cavi perplexe, ne savait que faire ; quant à ceux qui étaient renseignés, ils connaissaient la gravité du danger et se taisaient.

Akhmi se ressaisit enfin :

— En avant, vite, dépêchons-nous ? J’ai entrevu plus loin une plate-forme rocheuse dégagée du sable, il faut y parvenir. Ici, c’est la mort certaine, nous serions ensevelis, tandis que là-bas … peut-être y aura-t-il des survivants …

Les hommes épouvantés s’élancèrent derrière lui.

La brume plombée s’était transformée en un nuage sanglant qui couvrait tout le ciel. Le haut des dunes poudroya sinistrement, le vent souffleta d’un essaim de poussière cinglante les visages enflammés. L’air devint irrespirable, comme saturé d’un âcre poison. Mais voici que les dunes s’écartèrent, donnant accès à un peu de sol pierreux, noirci et tassé. Le fracas du vent croissait, la nuée sanglante s’était obscurcie dans le bas, comme si un voile noir cachait le ciel. Dans le haut, elle resta pourpre et engloutit le disque pâle du soleil. À l’instar des hommes expérimentés, les gens arrachaient leurs pagnes, les chiffons qui leur couvraient la tête et les épaules, s’enveloppaient le visage et se jetaient à plat ventre, les uns contre les autres, sur les aspérités du rocher brûlant.

Pandion s’attarda un peu. La dernière chose qu’il vit le terrifia. Tout s’était mis en mouvement. Des cailloux gros comme le poing roulaient sur le sol noir, telles des feuilles mortes charriées par le vent d’automne. Les dunes allongeaient vers les fugitifs des tentacules monstrueux, le sable ruisselait alentour, comme l’eau jetée sur le rivage par la tempête. Une masse tourbillonnante assaillit le jeune homme, qui tomba et ne vit plus rien. Chaque battement de son cœur résonnait dans sa tête. Un souffle accéléré sortait péniblement de sa gorge et de sa bouche, qui semblaient revêtues d’une croûte dure.

Le vent sifflait sur un ton aigu, couvert par le bruit sourd du sable emporté ; le désert tout entier hurlait, tonitruait. La tête brouillée, Pandion luttait contre l’évanouissement où le plongeait la tempête suffocante, desséchante. Le jeune Grec toussait violemment pour débarrasser son gosier de la poussière et haletait de nouveau. Ces réactions s’espaçaient de plus en plus. Il finit par perdre connaissance.

Cependant le tonnerre de l’ouragan devenait toujours plus terrible, ses roulements déferlaient dans le désert, telles de gigantesques roues de cuivre. Le sol pierreux vibrait comme une feuille de métal, sous les nuages de sable qui le balayaient. Les grains chargés d’électricité lâchaient des étincelles bleues et toute la masse de sable mouvant s’emplissait d’éclairs. D’un moment à l’autre, semblait-il, une pluie bienfaisante viendrait sauver ces hommes évanouis, desséchés par l’air torride. Mais il ne pleuvait pas, et la tempête continuait à faire rage. L’amas de corps humains se couvrait d’une couche de sable toujours plus épaisse, qui dissimulait les faibles mouvements, étouffait les rares plaintes …

Pandion ouvrit les yeux et aperçut la tête de Kidogo sur le fond du ciel étoilé. Comme il l’apprit par la suite, le Noir s’était longuement affairé auprès des corps inanimés du jeune Grec et des deux Étrusques.

Les hommes remuaient dans les ténèbres, dégageant leurs camarades ensevelis, prêtant l’oreille à l’imperceptible palpitation de vie dans leur poitrine, tirant à l’écart des morts.

Le Libyen Akhmi, ses compatriotes accoutumés au désert et plusieurs Noirs rebroussèrent chemin vers la source. Kidogo resta avec Pandion, qui respirait à peine.

Enfin, cinquante-cinq malheureux à demi morts partirent sur les traces d’Akhmi et de ses compagnons, sans voir le chemin, en se tenant les uns aux autres, Kidogo en tête. Personne ne songeait qu’en retournant sur leurs pas ils allaient peut-être au-devant des Égyptiens lancés à leur poursuite : chacun ne rêvait que de l’eau. L’eau qui avait évincé leur combativité et éteint toutes leurs aspirations, était le seul phare dans le délire de leur cerveau troublé.

Pandion avait perdu toute notion du temps ; il ne savait plus qu’ils s’étaient éloignés des sources de vingt mille coudées à peine, il avait tout oublié sauf la nécessité de se tenir aux épaules de celui qui le précédait, et de cheminer mollement à la cadence de ses camarades. À mi-chemin il entendit des voix qui lui parurent très fortes : Akhmi et les vingt-sept hommes qu’il conduisait revenaient en hâte à leur rencontre, portant avec précaution des chiffons imbibés d’eau et deux vieilles calebasses trouvées près de la source.

Les gens eurent le courage de refuser l’eau en faveur des infortunés restés sur les lieux de la catastrophe.

Il fallait des efforts surhumains pour retourner jusqu’au puits, les forces diminuaient à chaque pas ; néanmoins les hommes laissèrent passer en silence les porteurs d’eau et reprirent leur marche épuisante.

Un brouillard sombre ondulait devant leurs yeux ; ils trébuchaient, tombaient, se relevaient et continuaient leur route, encouragés et soutenus par des camarades plus vigoureux. Les cinquante-cinq hommes ne pouvaient se rappeler la dernière heure du trajet, ils avançaient presque machinalement, d’un pas lent et mal assuré. Malgré tout, ils parvinrent au but ; l’eau ranima leurs esprits, alimenta leurs corps, permit au sang d’assouplir à nouveau les muscles racornis.

Sitôt revenus à eux, ils se ressouvinrent de leurs devoirs de camaraderie. À l’exemple de leurs prédécesseurs, ils s’en retournèrent pour porter à ceux qui se traînaient quelque part dans le désert, la source de vie, l’eau qui s’égouttait des lambeaux d’étoffe trempés. Et cette aide s’avéra inestimable, car elle venait juste à temps. Le soleil se levait. L’eau fournie par les Libyens avait réconforté le dernier groupe de survivants. Les hommes épuisés s’arrêtèrent au milieu des sables, en dépit des exhortations, des commandements, voire des menaces. Les chiffons mouillés leur accordèrent une heure de délai, le temps d’aller jusqu’au puits.

Trente et un hommes de plus purent ainsi retourner à l’eau ; il restait en tout cent quatorze rescapés, moins de la moitié de ceux qui avaient pénétré dans le désert deux jours auparavant. Les plus faibles avaient péri dès la première étape, et l’horrible catastrophe venait de tuer un grand nombre d’excellents combattants. L’avenir paraissait beaucoup plus indéterminé. Les gens étaient déprimés par l’inaction forcée, mais ils n’avaient pas recouvré assez de forces pour continuer le chemin prévu ; ils avaient abandonné leurs armes là où la tempête de sable les avait surpris. S’ils avaient eu de la nourriture, ils se seraient plus vite rétablis, mais les dernières provisions avaient été partagées au début de la nuit passée.

Le soleil flamboyait dans un ciel pur, achevant les moribonds restés sur les lieux de la catastrophe.

Les survivants se réfugiaient dans les anfractuosités des rochers, où ils s’étaient couchés la veille avec ceux qui n’étaient plus. Comme la veille, ils attendaient le soir, pas seulement la baisse de la chaleur du jour, mais la tombée de la nuit dont la fraîcheur, espéraient-ils, permettrait aux affaiblis de poursuivre la lutte contre le désert qui leur barrait le chemin du pays natal.

Mais cette espérance ne devait pas se réaliser.

Le soir venu, comme les fugitifs se sentaient en état de marcher doucement, ils entendirent au loin braire un âne et aboyer des chiens. Ils nourrirent quelque temps l’espoir que c’était une caravane marchande ou un détachement de percepteurs, mais des cavaliers apparurent bientôt dans la plaine assombrie. Les cris bien connus de « aatou ? » retentirent dans le désert. Impossible de fuir, pas d’armes pour se battre, inutile de se cacher, car les chiens féroces, aux oreilles pointues, auraient découvert les fuyards. Plusieurs insurgés s’affalèrent sur le sol, à bout de forces, d’autres se démenaient parmi les rochers. Il y en avait qui s’arrachaient les cheveux. Un Libyen tout jeune poussa un gémissement, de grosses larmes jaillirent de ses yeux épouvantés. Des Asiatiques avaient baissé la tête et grinçaient des dents. Quelques-uns tentèrent de fuir, mais les chiens eurent vite fait de les rattraper.

Ceux qui avaient le plus de sang-froid, demeuraient sur place, comme figés, se creusant la tête à la recherche du salut. Décidément, la chance favorisait les guerriers de la Terre noire : ils avaient rejoint les fugitifs alors que ceux-ci étaient épuisés. S’il leur était resté ne fût-ce que la moitié de leur énergie, la plupart auraient préféré à une nouvelle captivité la mort dans un combat inégal. Mais ils n’avaient plus de forces et n’opposèrent aucune résistance aux cavaliers qui s’avançaient, l’arc en position de tir. La lutte pour la liberté était terminée : mille fois plus heureux étaient ceux qui dormaient là-bas du sommeil éternel, parmi les armes éparses.

Harassés, découragés, les esclaves étaient devenus dociles et apathiques.

Les cent quatorze hommes s’en allèrent vers l’Est sous les coups de fouet, les mains liées derrière le dos et attachés par groupes de dix, la chaîne au cou. Plusieurs guerriers se rendirent sur l’emplacement de la catastrophe pour s’assurer que les autres étaient morts.

Les chasseurs d’hommes comptaient sur une récompense pour chaque fugitif ramené. C’est ce qui sauva les malheureux d’une mort atroce. Pas un seul ne périt pendant l’horrible parcours, où ils marchèrent nus, enchaînés, flagellés, sans recevoir de nourriture. La caravane progressait lentement, contournant les sables.

Pandion cheminait sans oser regarder ses camarades. Il était insensible à tout. Même les coups de fouet ne pouvaient l’arracher-à sa torpeur. Le seul souvenir que lui laissa ce retour à l’esclavage, fut l’instant où ils atteignirent la vallée du Nil, non loin d’Abydos. Le commandant de la troupe arrêta le convoi pour chercher l’embarcadère où un chaland devait les attendre. Les prisonniers s’attroupèrent au bord de la descente dans la vallée, quelques-uns s’affaissèrent sur le sol. La brise matinale leur apportait l’odeur de l’eau.

Le jeune Grec aperçut tout à coup, à l’orée du désert, de jolies fleurs bleu tendre. Balancées sur leurs hautes tiges, elles répandaient un parfum délicat, et Pandion songea que la liberté perdue lui envoyait son dernier présent.

Il remua ses lèvres gercées et sanglantes, des sons faibles et confus s’exhalèrent de son gosier. Kidogo qui l’avait surveillé aux haltes d’un œil inquiet — le Noir se trouvait dans un autre groupe — prêta l’oreille.

— Bleues … il n’entendit que ce mot, et Pandion retomba dans sa torpeur.

On délia les fugitifs et les poussa dans un chaland qui les amena aux environs de la capitale. Ils y furent jetés en prison, comme rebelles dangereux et endurcis, en attendant l’inévitable déportation dans les mines d’or.

La prison était une vaste fosse creusée dans le sol compact et sec, revêtue de briques et couverte de plusieurs voûtes surhaussées. En guise de fenêtres, il y avait quatre meurtrières dans le haut, et au lieu de porte une trappe inclinée, par laquelle on descendait l’eau et la nourriture.

La pénombre qui régnait là en permanence, s’avéra bienfaisante aux captifs : la lumière violente du désert avait enflammé les yeux d’un grand nombre d’entre eux, et en restant au soleil ils seraient certainement devenus aveugles.

Quant au supplice que représentait le séjour dans ce trou fétide après quelques jours de liberté, les prisonniers seuls auraient pu le dépeindre.

Mais ils étaient isolés du monde, personne n’avait cure de leurs sentiments et de leurs souffrances.

Néanmoins, à peine remis des suites du pénible trajet, ils recommencèrent à espérer, si précaire que fût leur situation.

Cavi se remit à exposer, avec sa rudesse habituelle, des pensées accessibles à chacun. On entendit de nouveau le rire de Kidogo, les éclats de voix d’Akhmi. Pandion, abattu par l’écroulement de ses espérances, revenait à lui plus lentement.

Il avait palpé maintes fois dans son pagne la pierre splendide offerte par Ahmès, mais il tenait pour un sacrilège de l’extraire ici, dans cette fosse ignoble. D’ailleurs, la pierre l’avait trompé : elle n’était pas magique et ne l’avait pas aidé à devenir libre, à gagner la mer.

Pandion sortit quand même un jour, à la dérobée, le cristal glauque et l’approcha du pâle rayon qui pénétrait par une des meurtrières, sans atteindre le sol. Au premier coup d’œil jeté sur la gemme transparente et radieuse, le désir de vivre et de lutter ressuscita en lui. Il avait tout perdu, il n’osait même plus songer à Thessa ni évoquer les images de sa patrie. Tout ce qui lui restait, c’était cette pierre, symbole de la mer, de la vie d’antan, véritable, si différente de celle-ci. ( Et Pandion l’admira fréquemment, trouvant dans sa profondeur diaphane cette parcelle de joie indispensable à tout être humain.

Les esclaves ne passèrent pas plus de dix jours dans le souterrain. Les puissants de ce monde avaient décidé de leur sort sans enquête ni jugement. La trappe s’ouvrit soudain, une échelle de bois tomba à l’intérieur. On fit sortir les captifs, on leur lia les mains et les enchaîna par six, aveuglés par le grand jour. Puis ils furent conduits vers le Nil et embarqués à bord d’un gros chaland qui ne tarda pas à démarrer et remonta le fleuve. On expédiait les insurgés à la frontière méridionale de la Terre noire, vers la Porte du Sud[48], d’où ils prendraient le chemin sans retour des terribles mines d’or de Nubie.

Deux semaines après que les détenus eurent troqué leur geôle souterraine contre la prison flottante, voici ce qui se passait à cinq cent mille coudées en amont, au sud de la capitale du Kemit, dans le palais somptueux du gouverneur de la Porte du Sud, bâti dans l’île d’Éléphantine.

Le cruel et tyrannique Kabouefta, gouverneur de la Porte du Sud et du nome d’Éléphantine, qui se considérait comme le plus haut personnage de la Terre noire après le Pharaon, manda le chef des soldats, l’intendant des chasses et le premier conducteur des caravanes du Sud.

Il les reçut à un balcon de son palais, devant une abondante collation et en présence du premier scribe. Grand et musclé, assis à l’instar du Pharaon sur un trône d’ébène et d’ivoire, il dominait orgueilleusement ses interlocuteurs.

Kabouefta avait intercepté à plusieurs reprises les regards interrogateurs échangés par ses dignitaires, et riait dans sa barbe.

Du balcon du palais construit sur une partie élevée de l’île, on apercevait les larges bras du fleuve qui baignaient un groupe de temples en calcaire blanc et granit rouge. Les rives étaient couvertes de palmiers élancés dont le feuillage sombre longeait d’un ruban penné le pied des falaises. Au sud, s’élevait le flanc vertical d’un plateau granitique, à l’est duquel se trouvait la première cataracte du Nil. La vallée s’y rétrécissait brusquement, l’étendue calme de la plaine[49] cultivée s’arrêtait net devant l’immensité aride de la Nubie, le pays de l’or. Les tombes d’ancêtres notoires, gouverneurs de la Porte du Sud, explorateurs intrépides du pays des Noirs, à commencer par le grand Herkhouf, regardaient le palais du haut des terrasses rocheuses. Une inscription en caractères énormes était gravée à côté, sur une paroi de roc soigneusement taillée. Vue du balcon, elle semblait une série de lignes grises parallèles, mais le gouverneur du Sud n’avait pas besoin de lire le texte hautain de son ancêtre Hénou. Il le savait par cœur, mot à mot, et pouvait se l’attribuer intégralement.

« En l’an huit … le garde du sceau, chef de tout ce qui est et de ce qui n’est pas, directeur des temples, des magasins et de la chambre blanche, gardien de la Porte du Sud … »

Les lointains s’estompaient dans une brume de chaleur, mais l’île était fraîche : le vent du nord y luttait contre l’haleine brûlante du Sud et la refoulait dans les plaines désertiques.

Le gouverneur considéra longuement les tombeaux de ses ancêtres, puis il ordonna du geste à un esclave de verser aux convives une dernière coupe de vin. La collation terminée, les invités se levèrent et suivirent leur hôte dans les appartements. Les voici dans une salle carrée, pas très haute, décorée avec l’élégance et le goût du temps de Menkhéperrê[50]. Les murs tout blancs étaient ornés d’une large plinthe bleu clair, à entrelacs blancs rectilignes ; sous le plafond, se déroulait une mince frise de lotus-et de figures allégoriques peintes en bleu, vert, noir et blanc sur un champ d’or mat.

Quatre poutres parallèles en bois cerise traversaient le plafond encadré d’une fine bordure de carreaux noir et or. Les intervalles étaient remplis d’un dessin polychrome, où des spirales dorées et des rosaces blanches ressortaient sur un damier rouge et bleu pâle.

Les larges chambranles de portes en cèdre poli s’entouraient de fines bandes noires, interrompues de nombreuses coches bleues jumelées.

Un tapis, quelques sièges pliants en ivoire, recouverts de peau de léopard, deux fauteuils d’ébène incrusté d’or et plusieurs coffres à pieds, qui servaient aussi de tables, constituaient tout le mobilier de cette salle vaste, claire et bien aérée.

Kabouefta s’assit sans hâte dans un fauteuil et son profil anguleux se détacha nettement sur le mur immaculé. Les dignitaires rapprochèrent leurs sièges, le scribe se plaça près d’une haute table en ébène incrusté d’or et d’ivoire.

Sur le dessus luisant de la table, il y avait un rouleau de papyrus à cachet rouge et blanc. À un signe du gouverneur, le scribe le déroula et s’immobilisa dans un silence respectueux.

Le chef des soldats, maigre et chauve, sans perruque, cligna de l’œil au conducteur de caravanes, petit et râblé, pour lui laisser entendre que l’entretien allait commencer.

En effet, Kabouefta inclina la tête et parla en s’adressant à toute l’assistance :

— Sa Majesté, le maître du Double Pays, Vie, Santé, Force, m’a envoyé une lettre urgente. Sa Majesté m’ordonne d’accomplir une chose inouïe : faire parvenir vivant à la capitale un des rhinocéros qui habitent au-delà du pays de Ouaouat et se distinguent par leur puissance et leur férocité. Jadis, on livrait à la Grande Maison beaucoup d’animaux des contrées lointaines du Sud. Les habitants de la Ville et ceux de Tâ-meriheb ont vu de grands singes, des girafes, des bêtes de Seth et des cochons de terre [51] ; des lions et des léopards féroces escortaient le grand Ouasimarê Setpenrê [52] et combattirent même les ennemis du Kemit[53], mais on n’a jamais capturé un seul rhinocéros … Depuis les temps immémoriaux, les gouverneurs du Sud ont fourni au Kémit tout ce que les pays des Noirs ont d’utile ; rien ne leur semblait impossible. Je veux continuer cette belle tradition : il faut que le Kémit voie un rhinocéros vivant. Je vous ai mandés pour vous consulter sur la meilleure façon de prendre ne serait-ce qu’un seul de ces terribles animaux … Qu’en penses-tu, Nési, toi qui as vu tant de chasses glorieuses ? Le gouverneur s’adressait à l’intendant des chasses, gros homme morose, dont les cheveux frisés, le teint brun et le nez aquilin révélait l’origine hyksôs.

— Cet animal des plaines du Sud est d’une férocité indescriptible, sa peau est à l’épreuve des lances, sa force égale celle de l’éléphant, proféra gravement Nési. Il attaque le premier, renversant, écrasant tout sur son passage. Si on essaie de le prendre dans une trappe, il ne manquera pas de s’estropier, en raison de sa lourdeur. Mais en faisant une grande battue, on pourrait trouver une femelle avec son petit, la tuer et capturer le jeune pour le livrer au Kemit …

Kabouefta frappa coléreusement le bras de son fauteuil.

— Je me prosterne sept et sept fois aux pieds de la Grande Maison, de mon souverain ? Que la honte t’écrase, — le gouverneur pointa son doigt vers l’intendant des chasses désemparé, — toi qui pèches contre sa Majesté ? Nous devons livrer un animal parfait dans la fleur de l’âge, qui inspire la terreur, et non un nourrisson à demi mort. Pas le temps d’attendre qu’il grandisse chez nous en captivité … L’ordre doit être exécuté sans retard, d’autant plus que l’animal habite loin de la Porte du Sud.

Péhéni, le conducteur de caravanes, suggéra d’envoyer trois cents valeureux guerriers sans armes, mais pourvus de cordes et de filets, qui s’empareraient du monstre.

Snofrou, le chef des soldats, fit la grimace ; Kabouefta fronça les sourcils.

Alors, Péhéni s’empressa d’ajouter qu’on pourrait confier la tâche aux Nubiens.

Kabouefta secoua la tête, la bouche tordue d’un sourire méprisant.

— Les temps de Menkhêperrê et de Setpenrê sont révolus : les vils aborigènes de la Nubie ne courbent plus l’échine. Snofrou est bien placé pour savoir au prix de quels efforts et de quelles ruses nous contenons l’appétit de leurs bouches affamées … Non, c’est exclu, nous devons exécuter l’ordre nous-mêmes.

— Si au lieu de guerriers on sacrifiait des esclaves … hasarda Snofrou.

Kabouefta réfléchit, puis s’anima :

— Par Maât, tu as raison, sage chef ? je prendrai ces émeutiers, ces anciens évadés, qui sont plus hardis que les autres. Ils captureront le monstre.

L’intendant des chasses eut un sourire incrédule :

— Tu es sage, Grand chef du Sud, mais permets-moi de demander par quel moyen tu les forceras à courir à une mort certaine ? Les menaces seront sans effet, car à la mort, tu ne pourras opposer que la mort. Que leur importe ?

— Tu connais mieux les bêtes que les hommes, Nési, laisse-moi donc faire. Je leur promettrai la liberté. Ceux qui ont bravé la mort pour elle, la braveront encore une fois. Voilà pourquoi je compte sur les émeutiers.

— Et tu tiendras ta promesse ? insista Nési.

Kabouefta repartit avec une moue arrogante :

— Les maîtres du Sud ne s’abaissent pas jusqu’à mentir aux esclaves. Mais ils ne reviendront pas … Laissons cela … Dis-moi plutôt combien d’hommes il faut pour attraper l’animal et si son habitat est loin d’ici.

— Il faut deux cents hommes. La bête en écrasera la moitié, les autres la terrasseront par leur masse et la garrotteront. Dans deux lunes, ce sera la saison des crues, les pluies ranimeront les herbages de la Nubie. Les animaux viendront pâturer dans le Nord, et on pourra les trouver sur la rive, près de la sixième cataracte. L’essentiel est de capturer la bête au voisinage du fleuve, sans quoi les guerriers ne pourront pas amener à destination ce monstre qui a le poids de sept taureaux. Tandis que par le fleuve on l’acheminera dans une cage jusqu’à la Ville …

Le gouverneur calculait en remuant les lèvres.

— Het ? [54] dit-il enfin. Cent cinquante esclaves suffiront, s’ils se battent bien. Cent guerriers, vingt chasseurs et guides. Tu prendras le commandement, Nési ? Mets-toi à l’œuvre séance tenante. Snofrou choisira des guerriers sûrs et des Nègres pacifiques[55].

L’intendant des chasses s’inclina.

Les dignitaires sortirent de la salle, en riant sous cape de la nouvelle mission de Nési.

Kabouefta fit asseoir le scribe et lui dicta une lettre au directeur des prisons d’Abou et de Souânit.

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