En repartant au volant de son minibus Volkswagen, Andrew Gill eut une dernière vision de la femme en pantalon taché de peinture et sweater qu’il venait de déposer ; il la suivit des yeux tandis qu’elle allait pieds nus sur la route, puis elle disparut après le premier virage. Il ignorait son nom mais il lui semblait bien que c’était la plus jolie femme qu’il eût jamais vue, avec ses cheveux roux et ses petits pieds délicatement formés. Et dire, songeait-il avec un certain ahurissement, que nous venons tout juste de faire l’amour, elle et moi, dans le fond du bus !
C’était pour lui tout un déploiement d’irréel, cette femme et les grandes explosions qui avaient déchiré la campagne et soulevé cette coupole grise dans le ciel du sud. Il savait pourtant que c’était une sorte de guerre ou du moins une calamité moderne sans précédent pour tout le monde aussi bien que pour lui-même.
Ce matin-là, il avait quitté sa boutique de Petaluma pour aller livrer à la pharmacie de Point Reyes Station dans le comté de West Marin, un lot de pipes en racine de bruyère importées d’Angleterre. Il était commerçant en alcools fins – en vins notamment – et en tabac. On trouvait chez lui tout ce qu’il fallait au fumeur invétéré, y compris de petits instruments nickelés pour nettoyer les pipes et tasser le tabac dans le fourneau. Maintenant, tout en roulant, il se demandait dans quel état se trouvait son magasin. L’événement avait-il touché la région de Petaluma ?
Je ferais pas mal d’y foncer pour voir, se dit-il. Puis il repensa à la petite femme aux cheveux roux, en pantalon, qui avait sauté dans le véhicule – ou du moins qui lui avait permis de l’y faire monter, car il ne se rappelait plus trop comment c’était arrivé – et il avait l’impression qu’il devait se lancer à sa poursuite, s’assurer qu’elle n’était pas en danger. Habitait-elle dans le secteur ? Et comment la retrouver ? Il avait déjà envie de la revoir. Jamais il n’avait rencontré personne qui lui ressemble. Et avait-elle agi en état de choc ? Avait-elle tous ses esprits à ce moment-là ? Avait-elle jamais fait une chose pareille avant… et, plus important, recommencerait-elle jamais ?
Néanmoins, il continua de rouler sans se retourner. Il avait les mains engourdies, comme privées de vie. Il était épuisé. Je sais qu’il va y avoir d’autres bombes, d’autres explosions, se disait-il. Ils en ont largué une dans la Zone de la Baie et ils vont continuer à nous arroser. Il vit dans le ciel une rapide succession d’éclairs, puis il perçut au bout d’un temps un grondement distant dont les ondes répercutées atteignirent le minibus, le faisant sursauter et trembler. Des bombes dans ce coin, conclut-il. Ou nos défenses, peut-être ; Mais il y en aura qui passeront quand même.
En outre, il y avait la radioactivité.
Les nuages qu’il savait constitués de matières mortellement dangereuses dérivaient au nord et ne semblaient pas encore assez bas pour nuire à la vie en surface. Sa vie et celle des arbres et buissons en bordure de la route. Peut-être qu’on va se ratatiner et mourir en quelques jours ? se dit-il. Peut-être n’est-ce qu’une question de temps ? Alors à quoi bon se cacher ? Est-ce qu’il faut filer au nord, chercher à s’échapper ? Mais les nuages vont justement au nord. Mieux vaut rester ici, se dit-il, et tâcher de m’abriter sur place. Je crois avoir lu quelque part que ce coin est privilégié, protégé, que les vents contournent West Marin pour se diriger sur Sacramento par les terres.
Pourtant il ne voyait toujours personne. Seulement cette femme… la seule personne qu’il ait vue depuis la première grosse bombe, depuis qu’il avait compris de quoi il retournait. Pas de voitures, pas de piétons. Ils ne vont pas tarder à émerger, à remonter, raisonna-t-il. Par milliers. Et pour mourir au fur et à mesure. Des réfugiés. Je devrais me préparer à leur porter secours. Mais il n’avait dans son fourgon Volkswagen que des pipes, des boîtes de tabac, des bouteilles de vin de Californie provenant de petits viticulteurs. Pas de produits médicaux et pas de connaissances spéciales. De toute façon, il avait plus de cinquante ans et un trouble cardiaque chronique qu’on appelait tachycardie paroxystique. En fait, c’était miracle qu’il n’ait pas eu une crise pendant qu’il faisait l’amour avec cette fille.
Ma femme et les deux gosses. Peut-être sont-ils morts ? Il faut que je rentre à Petaluma. Un coup de téléphone ? Idiot. Le téléphone ne marche sûrement plus. Et il continuait à conduire, sans but précis, ne sachant où aller ni que faire, ignorant des dangers qu’il courait, ne sachant si l’attaque ennemie était terminée ou si ce n’était que le début. Je risque d’être pulvérisé d’une seconde à l’autre, se disait-il.
Pourtant, il se sentait en sûreté dans le bon vieux tacot qu’il possédait depuis six ans et que les événements n’avaient en rien changé. Solide et sûr, l’engin… alors que – il le sentait – le monde et toutes autres choses avaient subi une métamorphose définitive et mortelle.
Il n’avait pas envie de s’en assurer.
Et si Barbara est morte avec les garçons ? se demanda-t-il. Curieux, mais cette idée n’était pas sans une nuance de soulagement. Une vie nouvelle, par exemple le fait que j’aie rencontré cette femme. Fini le temps d’avant ; est-ce que le tabac et les vins ne vont pas prendre une énorme valeur, à présent ? N’ai-je pas déjà une véritable fortune dans ce fourgon ? Plus besoin de retourner à Petaluma. Je peux disparaître sans risquer que Barbara me retrouve jamais. Il se sentait léger, plein d’entrain, maintenant.
Mais cela signifiait – Nom de Dieu ! – qu’il abandonne sa boutique, et c’était une idée horrible, qui évoquait les périls et l’isolement. Je ne peux pas la lâcher, décida-t-il. Cela représente vingt années consacrées à établir peu à peu de bonnes relations de fournisseur à clientèle, à découvrir ce que désirent vraiment les gens et à les servir.
Cependant, tous ces gens et ma famille sont peut-être morts à l’heure présente. Il faut que je me l’avoue : tout a changé, et pas seulement ce dont je me fiche.
Il roulait lentement, en s’efforçant d’envisager toutes les possibilités, mais plus il réfléchissait, plus sa pensée devenait confuse, plus son malaise grandissait. Nous avons sans doute tous subi les atteintes des radiations. Mes rapports avec cette fille sont le dernier événement remarquable de ma vie, de même que pour elle… elle aussi est sûrement condamnée.
Seigneur ! Il devenait amer. Dire qu’un imbécile du Pentagone doit être responsable ! Nous aurions dû avoir deux ou trois heures de délai, et nous avons eu… cinq minutes tout au plus !
Il n’éprouvait plus d’animosité envers l’ennemi ; rien qu’un sentiment de honte, l’impression d’une trahison. Ces crétins de militaires à Washington sont probablement sains et saufs au fond de leurs abris de béton, comme Adolf Hitler les derniers jours, conclut-il. Et on nous laisse crever ici. Il en était vraiment honteux. C’était affreux.
Soudain, il remarqua sur le siège près de lui deux chaussures, deux escarpins usés. Ceux de la fille. Il soupira, il sentit sa fatigue. Drôle de moment, songeait-il, pris de cafard.
Il eut alors un revirement, un enthousiasme soudain. Ce n’était pas un moment, c’était un signe ! Le signe qu’il fallait rester à West Marin et tout recommencer ici. Si je reste, je la reverrai, je le sais, se dit-il. Ce n’est qu’affaire de patience. C’est pour cela qu’elle a laissé ses chaussures. Elle le savait déjà, que j’allais recommencer ma vie ici, qu’après ce qui est arrivé je ne repartirais plus – je ne peux pas. Au diable la boutique, ma femme et les enfants, et tout Petaluma !
Il se mit à siffloter, soulagé et joyeux.
Il ne subsistait plus de doute dans l’esprit de Bruno Bluthgeld ; il voyait le flot continu des voitures qui se déversait en sens unique vers le nord, vers l’autoroute qui débouchait sur la campagne. Berkeley était devenu un tamis par tous les trous duquel filtraient tous ceux qui remontaient, d’Oakland, de San Leandro et de San José. Ils passaient par ces rues, toutes à sens unique à présent. Ce n’est pas ma faute, se disait le docteur Bluthgeld, planté sur le trottoir, dans l’incapacité de traverser la rue pour parvenir à sa propre voiture. Et pourtant, s’avouait-il, bien que ce soit la vérité, bien que ce soit la fin de tout, la destruction des villes et des gens de toutes parts, je suis responsable.
D’une certaine façon, j’ai amorcé la catastrophe.
Il faut que je répare, se dit-il. Il joignit les mains, contracté d’inquiétude. Il faut que cela ne soit pas arrivé, conclut-il. Je dois remonter en arrière pour arrêter le mal avant qu’il se manifeste !
Voilà ce qui s’est produit, se dit-il. Ils mettaient au point leurs plans pour me supprimer mais ils n’ont pas tenu compte de mes capacités, qui à mon avis semblent résider en partie dans le subconscient. Je n’ai sur ces capacités qu’un contrôle relatif, elles émanent des niveaux supra-personnels, de ce que Jung appellerait l’inconscient collectif. Ils n’ont pas fait entrer en ligne de compte la puissance presque illimitée de mon énergie psychique réflexe, et maintenant elle s’est déchaînée contre eux en riposte à leurs préparatifs. Je ne l’ai pas voulu. Elle a simplement suivi le processus psychique d’action-réaction. Mais je dois quand même en assumer la responsabilité morale, parce que c’est Moi, le Moi plus grand, le Moi-même qui dépasse le moi conscient. Il faut que je lutte contre cette énergie maintenant qu’elle a accompli son œuvre contre les autres. Elle en a sûrement assez fait. Et même, les dommages ne sont-ils pas déjà trop étendus ?
Mais non, ils n’étaient pas trop vastes, au sens purement matériel, dans le pur concept d’action-réaction. Cela mettait en jeu une loi de conservation de l’énergie, une loi de parité. Son inconscient collectif avait riposté proportionnellement au mal que voulaient faire les autres. Toutefois le moment était venu de réparer. C’était, logiquement, l’étape suivante. Son énergie s’était-elle épuisée… ou non ? Il avait des doutes, il éprouvait une profonde gêne. Est-ce que le processus de réaction, son système de défense métabiologique, avait bouclé le cycle de riposte, ou y restait-il encore quelque chose à venir ?
Il huma l’atmosphère pour flairer le danger. Le ciel était un mélange de particules et de débris assez légers pour être véhiculés par l’air. Qu’y avait-il de caché là dans cette sombre matrice ? La matrice de la pure essence de moi, songea-t-il, alors que je reste ici dans l’incertitude. Je me demande si ces gens qui passent en voiture, ces hommes et ces femmes au visage sans expression… je me demande s’ils savent qui je suis. Savent-ils que je suis l’Omphalos[3], l’origine de tous ces troubles cataclysmiques ? Il observait les passants et bientôt il connut la réponse : ils étaient au courant de sa présence, ils savaient qu’il était la source de tout, mais ils avaient trop peur pour s’attaquer à lui. Ils avaient bien compris leur leçon.
Il leva la main dans leur direction et cria :
— Ne vous tourmentez pas ; il ne se passera plus rien. Je vous le promets.
Le comprenaient-ils, le croyaient-ils ? Il sentait leurs pensées braquées sur lui, leur panique, leur souffrance, et aussi leur haine maintenant contenue devant cette prodigieuse démonstration de ses pouvoirs. Je connais vos sentiments, répondait-il en lui-même, ou peut-être s’exprimait-il à voix haute… il n’en savait rien. Vous avez appris une dure et amère leçon. Et moi aussi. Il faut que je me surveille plus attentivement : à l’avenir, je dois faire usage de mes pouvoirs avec un respect accru, avec une crainte sacrée devant le dépôt confié à mes soins.
Où vais-je à présent ? se questionna-t-il. Loin d’ici pour que tout s’apaise peu à peu de soi-même ? Pour leur bien, ce serait une bonne idée, une solution humaine, équitable.
Puis-je partir ? Bien sûr. Parce que les forces mises en œuvre étaient au moins dans une certaine mesure disponibles ; il pouvait les convoquer, dès qu’il en prenait conscience, comme en ce moment. Son erreur antérieure, ç’avait été simplement de les ignorer. Peut-être serait-il parvenu grâce à une psychanalyse intense à les percevoir en temps opportun et cette grande perturbation aurait-elle pu être évitée. Mais il était maintenant trop tard pour se tourmenter à ce sujet. Il repartit par où il était venu. Je suis en mesure de couper la circulation et de quitter cette région, se disait-il. Pour le prouver, il descendit du trottoir, droit dans le flot des véhicules. D’autres personnes l’imitaient, d’autres individus à pied, dont beaucoup portaient des objets ménagers, des livres, des lampes, voire un oiseau en cage ou un chat ! Il se joignit à eux tous, leur faisant signe de traverser en même temps que lui, de le suivre parce qu’il avait la faculté de traverser à son gré.
La circulation était presque paralysée. Cela semblait dû au fait que des voitures se frayaient passage d’une rue transversale, un peu plus loin, mais il savait bien que ce n’était pas vrai ; ce n’était que la cause apparente. La vraie, c’était son propre désir de passer. Devant lui s’ouvrait un espace entre deux véhicules. Le docteur Bluthgeld mena la colonne de piétons jusqu’au trottoir d’en face.
Où pourrais-je aller ? se demanda-t-il, sans prêter attention aux remerciements des gens qui l’entouraient. Ils essayaient tous de lui exprimer combien ils lui étaient reconnaissants. À la campagne, loin de la ville ? Je suis dangereux pour la ville, je sais. Je devrais me rendre à une centaine de kilomètres dans l’Est, peut-être même jusqu’aux Sierras, dans un coin reculé. West Marin… je pourrais y retourner. Bonny y est. Je pourrais vivre avec elle et George. Je pense que ce serait assez loin, mais si cela ne suffit pas, je poursuivrai ma route. Je dois m’éloigner de ces gens qui n’ont pas mérité de châtiments encore plus lourds. S’il le faut, je marcherai à jamais, jamais je ne m’installerai en un endroit donné.
Naturellement, je n’arriverais pas à West Marin si je prenais mon auto. Aucun de ces véhicules ne bouge plus, ne bougera jamais plus. L’embouteillage est trop considérable. Et le Pont Richardson est sûrement détruit. Il faut que j’aille à pied. Cela durera des jours, sans doute, mais je finirai bien par aboutir. Je vais prendre la route de Black Point, monter sur Vallejo et suivre ensuite la route des marécages. Terrain plat. Je pourrai couper droit à travers la campagne si nécessaire.
De toute façon, ce sera une pénitence pour ce que j’ai fait. Ce sera un pèlerinage volontaire, une manière de me guérir l’âme.
Il marchait tout en s’intéressant vivement aux dégâts qui l’entouraient. Il considérait tout cela dans une idée de guérison, de remise de la ville dans son état de pureté antérieure, si possible. Quand il passait devant un immeuble écroulé, il faisait une halte pour dire : que ce bâtiment se relève. Quand il rencontrait des blessés, il disait : que ces gens soient jugés innocents et en conséquence pardonnés. Chaque fois, il faisait de la main un geste de sa conception. Cela signifiait sa résolution d’empêcher que de pareilles choses se reproduisent. Peut-être la leçon qu’ils ont apprise est-elle permanente ? songeait-il. Ils me ficheront au moins la paix, désormais.
Mais peut-être qu’ils agiront en sens contraire, songea-t-il à un moment. Peut-être qu’après s’être arrachés des décombres de leurs demeures ils seront pris d’une résolution encore plus ancrée de m’anéantir ? Ceci risquait à la longue d’augmenter leur animosité plutôt que de la faire disparaître.
Il se sentait effrayé en songeant à leur vengeance. Ne vaudrait-il pas mieux me cacher ? Conserver le nom de Mr Tree, ou choisir un autre nom d’emprunt pour me dissimuler. En ce moment, ils ont un peu peur de moi, mais je crains que cela ne dure pas.
Pourtant, sachant tout cela, il continuait de leur adresser son signe rédempteur tout en marchant. Il consacrait encore ses efforts à leur rétablissement normal. Ses propres émotions étaient dépouillées d’hostilité ; il en était libéré. Il n’y avait qu’eux pour nourrir de la haine.
En bordure de la Baie, le Dr Bluthgeld se dégagea de la circulation et contempla la ville de San Francisco, toute blanche, fracassée, vitrifiée, répandue partout de l’autre côté de l’eau. Il n’en subsistait rien. Au-dessus, la fumée et le feu jaune s’agitaient d’une façon qu’il n’aurait pas crue possible. On eût dit que la ville n’était plus qu’un morceau de bois à brûler complètement calciné. Et pourtant, il en sortait des gens. Il voyait sur l’eau danser des objets informes ; les fugitifs avaient mis sur la mer tout ce qui pouvait flotter pour s’y accrocher et tâcher de traverser jusqu’au comté de Marin.
Le Dr Bluthgeld restait figé, incapable d’avancer, son pèlerinage oublié. Il fallait d’abord qu’il guérisse ces gens comme il guérirait ensuite la ville si possible. Il oubliait ses propres besoins. Il se concentra sur la ville, utilisant les deux mains, dessinant des gestes auxquels il n’avait encore jamais songé. Il essayait tout ; et au bout d’un temps il s’aperçut que la fumée devenait moins épaisse. Cela lui donna bon espoir. Mais le nombre des gens qui nageaient dans la Baie pour tenter de fuir commençait à diminuer. Rapidement même ! Bientôt les eaux furent désertes et seuls des débris restèrent en surface.
Alors il concentra ses efforts pour sauver les gens eux-mêmes. Il songea aux routes d’évasion vers le nord, aux endroits où iraient les fuyards, à ce dont ils auraient besoin. De l’eau tout d’abord, puis des vivres. Il évoqua l’Armée et la Croix-Rouge apportant des approvisionnements, il pensa à de petits bourgs mettant leurs ressources à la disposition des autres. Enfin ce qu’il « voulait » commença à regret à se manifester, alors il resta là un long moment, faisant en sorte que les secours soient. La situation s’améliorait. On soignait les brûlures, il y veillait. Il s’occupait également de les guérir de leurs grandes frayeurs, c’était essentiel. Il s’assurait qu’ils s’installaient de nouveau, au moins d’une façon rudimentaire.
Mais c’était étrange. En même temps qu’il se dévouait à l’amélioration de leur état, il remarquait avec surprise et même effarement que sa propre santé s’affaiblissait. Il avait tout perdu au service du bien-être général, car ses vêtements étaient à présent en loques, tels de vieux sacs. Ses orteils pointaient à travers ses chaussures. Il avait sur le visage une barbe hirsute, une moustache sous le nez, les cheveux tombant autour des oreilles et jusque sur le col déchiré de sa veste. Et ses dents… ses dents elles-mêmes avaient disparu. Il se sentait vieux, malade, vidé, mais cela valait quand même la peine. Combien de temps était-il resté planté là à s’acquitter de sa mission ? Il y avait longtemps que les flots de voitures avaient cessé de couler. Il ne restait que des carcasses d’autos endommagées, abandonnées sur la route, à sa droite. Cela faisait-il des semaines ? des mois, peut-être ? Il avait faim et ses jambes tremblaient de froid. Alors il se remit en marche encore une fois.
Je leur ai donné tout ce que j’avais, se dit-il, et, à cette pensée, il éprouva une certaine rancœur, et une certaine colère. Qu’est-ce que j’en ai eu en retour ? Il faut que je me fasse couper les cheveux, que je mange et que je me fasse soigner. J’ai moi-même besoin de quelques petites choses. Où les trouver ? Maintenant, je suis trop fatigué pour aller à pied jusqu’à West Marin. Je suis obligé de rester un bout de temps de ce côté de la Baie, jusqu’à ce que je sois reposé et que j’aie retrouvé mes forces. Son ressentiment grandissait tandis qu’il allait à pas lents.
En tout cas, il avait fait son devoir. Il vit non loin de lui un poste de premier secours et des rangées de tentes en mauvais état ; il vit des femmes portant des brassards et il devina que c’étaient des infirmières. Il vit des hommes casqués et porteurs d’armes. La loi et l’ordre, comprit-il. Grâce à mes efforts, on les rétablit çà et là. Ils me doivent beaucoup, mais naturellement ils ne l’avouent pas. Je serai bon prince, décida-t-il.
Quand il parvint à la première tente, un des hommes armés l’arrêta. Un autre, muni d’une planchette, s’approcha.
— D’où êtes-vous ?
— De Berkeley, répondit-il.
— Nom ?
— Jack Tree.
L’homme en prit note sur une carte fixée à sa planchette, puis la détacha et la lui tendit. Il y avait un numéro dessus et les deux hommes lui expliquèrent qu’il devait la garder précieusement, sans quoi il ne toucherait pas de rations alimentaires. Puis on lui déclara que s’il tentait – ou avait déjà tenté – de se procurer des vivres dans un autre poste de secours, il serait fusillé. Les deux hommes s’en allèrent alors, le plantant là, sa carte numérotée à la main.
Dois-je leur dire que c’est moi qui ait fait tout ceci ? se demandait-il. Que je suis seul responsable et damné pour l’éternité à cause de l’affreux péché que j’ai commis en permettant cela ? Non, décida-t-il, autrement ils me reprendraient la carte et je n’aurais plus de vivres. Or, il avait une faim terrible, terrible !
Puis une des infirmières s’approcha et lui demanda d’une voix indifférente :
— Souffrez-vous de vomissements, d’étourdissements ? Vos selles ont-elles changé de couleur ?
— Non, dit-il.
— Pas de brûlures superficielles qui ne se seraient pas guéries ?
Il fit un signe négatif.
— Allez là-bas et déshabillez-vous, dit-elle en pointant l’index. On va vous épouiller et vous raser le crâne. Vous pourrez aussi vous faire vacciner. Mais pas contre la typhoïde, nous sommes à court de sérum !
Ahuri, il vit un homme muni d’un rasoir électrique alimenté par un groupe électrogène à essence qui tondait les hommes aussi bien que les femmes. Les gens faisaient patiemment la queue. Mesure sanitaire ? se demanda-t-il.
Je croyais bien avoir tout réglé, songeait-il. Ou bien ai-je oublié la maladie ? Oui, c’est évident ! Il se mit en route dans la direction indiquée, sidéré de n’avoir pas tenu compte de tout. Je dois avoir négligé un tas de choses d’importance capitale, se dit-il, en se mettant derrière ceux qui attendaient qu’on leur tonde le crâne.
Dans les ruines du sous-sol en ciment, qui avait été celui d’une maison de Cedar Street, dans les hauteurs de Berkeley, Stuart McConchie avait aperçu quelque chose de gris et gras qui avait sauté d’un caillou fendu pour se cacher derrière un autre. Il ramassa son manche à balai – dont un bout était brisé en une longue pointe – et s’avança en rampant.
L’homme qui était avec lui dans cette cave, un type émacié au teint jaunâtre appelé Ken, qui se mourait d’exposition trop prolongée à la radioactivité, lui dit :
— Tu ne vas pas manger ça !
Bien sûr que si ! rétorqua Stuart en se tortillant dans la poussière amassée sur le sol, car la cave n’était plus fermée, pour aller se placer contre le bloc de béton fendu. Le rat, conscient de sa présence, couinait de peur. Il était sorti des égouts de Berkeley et souhaitait maintenant y rentrer. Mais Stuart était entre lui et l’égout, ou plutôt, se reprit-il mentalement, entre elle et l’égout. C’était sûrement une grosse femelle. Les mâles étaient plus maigres.
Le rat trotta, pris de peur, et Stuart l’embrocha du bout de son bâton. De nouveau la bête couina, un long cri de souffrance. Elle vivait encore au bout du bâton. Elle continuait à se plaindre. Alors, Stuart abaissa le manche à balai contre le sol et lui écrasa la tête sous son pied.
— Tu pourrais au moins le faire cuire, dit le mourant.
— Non, dit Stuart.
Il s’assit et tira de sa poche un couteau pliant qu’il avait trouvé sur un écolier mort et entreprit d’écorcher le rat. Sous les yeux désapprobateurs de l’homme qui se mourait, Stuart mangea le rat crevé, tout cru.
— Je suis surpris que tu ne m’aies pas déjà mangé, dit ensuite l’homme.
— Ce n’est pas pire que de manger des crevettes crues, affirma Stuart.
Il se sentait beaucoup mieux. C’était sa première nourriture depuis plusieurs jours.
— Pourquoi ne vas-tu pas à la recherche d’un de ces postes de secours dont parlait l’hélicoptère qui nous a survolés hier ? demanda l’homme. Il a dit – du moins c’est ce que j’ai cru comprendre – qu’il y en a un près de l’École de Hillside. Ce n’est qu’à quelques rues d’ici. Tu pourrais faire ce trajet.
— Non, dit Stuart.
— Pourquoi pas ?
La réponse – mais il préférait ne pas la donner – c’était simplement qu’il avait peur de s’aventurer hors du sous-sol pour errer dans la rue. Il ne savait trop pourquoi, sauf qu’il y avait parmi les cendres entassées des choses qui remuaient et qu’il ne parvenait pas à identifier. Il croyait que c’étaient des Américains, mais c’étaient peut-être des Chinois ou des Russes. Leurs voix paraissaient étranges et éveillaient des échos, même en plein jour. L’hélicoptère aussi lui inspirait des doutes. C’était peut-être une ruse de l’ennemi pour faire sortir les gens et les abattre. En tout cas, il entendait encore des fusillades dans la partie plate de la ville. Les faibles sons commençaient avant le lever du soleil et se répétaient par intermittence jusqu’à la tombée de la nuit.
— Tu ne pourras pas toujours rester ici, dit Ken. Ce n’est pas raisonnable.
Il gisait enveloppé dans des couvertures qui avaient garni un des lits de l’habitation. Le lit avait été soufflé hors de la maison quand cette dernière s’était désintégrée. Stuart et celui qui mourait l’avaient trouvé dans la cour. Les couvertures bordées avec soin et deux oreillers étaient restés bien en place.
Ce à quoi pensait Stuart, c’était qu’en cinq jours il avait recueilli des milliers de dollars dans les poches de morts qu’il avait découverts parmi les ruines de Cedar Street… dans leurs poches et aussi dans les maisons. D’autres pillards cherchaient de la nourriture et divers objets tels que couteaux et armes à feu. Il s’était senti mal à l’aise en se rendant compte qu’il était le seul à désirer de l’argent. Il avait maintenant l’impression que s’il sortait, s’il parvenait à un poste de secours, il apprendrait la vérité : l’argent était sans valeur. Et si c’était le cas, il était plus qu’idiot d’en avoir tant ramassé. Et quand il arriverait au poste de secours avec une pleine taie d’oreiller de fric tout le monde se paierait sa tête, et à juste titre, parce qu’un idiot de ce calibre le mérite amplement.
De plus, personne d’autre ne paraissait manger des rats. Peut-être y avait-il de meilleurs aliments disponibles et qu’il n’en savait rien ; cela lui ressemblait bien, d’être là à manger ce que tous les autres refusaient. Peut-être larguait-on de l’air des boîtes de conserve de secours. Peut-être que cela se faisait de bonne heure le matin alors qu’il dormait encore et que tout était ramassé avant qu’il en ait rien vu. Il éprouvait depuis plusieurs jours déjà la crainte profonde, croissante, d’avoir manqué quelque chose, une distribution gratuite – peut-être effectuée en plein jour – à tout le monde sauf à lui. Ce serait bien ma veine, se disait-il, sombre et amer, et le rat qu’il venait de dévorer ne lui faisait plus l’effet de l’avoir rassasié, comme l’instant d’avant.
Caché dans ce sous-sol depuis plusieurs jours, Stuart avait largement eu le temps de réfléchir à son sort et il s’était rendu compte qu’il avait toujours difficilement compris les agissements des autres ; ce n’était qu’au prix des plus grands efforts qu’il avait réussi à se conduire comme eux, à leur ressembler. Et cela n’avait rien à voir avec la couleur de sa peau car il avait eu les mêmes difficultés avec les Noirs qu’avec les Blancs. Ce n’était pas une difficulté à vivre en société au sens habituel, c’était plus profond. Par exemple Ken, cet homme qui mourait, étendu en face de lui, Stuart ne le comprenait pas ; il s’en sentait isolé. Peut-être parce que Ken mourait et pas Stuart ? Peut-être cela dressait-il une barrière ? Il était clair qu’à présent le monde était divisé en deux nouveaux camps : les gens qui s’affaiblissaient d’instant en instant, qui allaient périr, et ceux qui s’en tireraient, comme lui-même. Il n’y avait pas de possibilité de communication entre eux parce que leurs mondes étaient trop différents.
Pourtant, il n’y avait pas que cela entre Ken et lui. Il y avait encore autre chose, ce même et ancien problème dont l’attaque à la bombe n’était pas la cause, ce problème qu’elle avait simplement ramené en surface. Maintenant, l’abîme était plus large ; il était évident que Stuart ne comprenait vraiment pas le sens de la plupart des activités qui s’exerçaient autour de lui… Par exemple il s’était toujours fait du souci au sujet de la visite annuelle au Service des Véhicules à Moteur pour le renouvellement de la carte de circulation de son véhicule. Allongé là dans le sous-sol, il lui paraissait de plus en plus clair que les autres se rendaient au bureau des Véhicules à Moteur, dans Sacramento Street, pour une bonne raison, mais qu’il n’y était lui-même allé que parce qu’ils y allaient. Comme un gosse, il avait suivi le courant. Et maintenant qu’il n’y avait plus personne à suivre, il se sentait seul et par conséquent incapable d’initiative, de décision ; il n’aurait pu dresser un plan au prix de sa vie !
Alors il attendait et, en attendant, il se posait des questions sur l’hélicoptère qui les survolait parfois, sur les formes vagues évoluant dans la rue, et surtout il se demandait s’il était un parfait crétin ou non.
Et d’un coup la mémoire lui revint. Il se rappelait ce qu’avait décrit Hoppy de sa vision, chez Fred. Hoppy l’avait vu, lui, Stuart McConchie, en train de manger des rats, mais dans l’affolement et la frayeur de tout ce qui avait suivi, Stuart l’avait oublié. Voilà donc ce que le phoco avait vu. C’était bien une vision… mais pas du tout celle de l’après-vie !
Le diable emporte ce sale petit monstre, songeait Stuart en se curant les dents avec un bout de fil de fer. Il nous a possédés !
Fantastique ce que les gens sont crédules. Nous l’avons peut-être cru parce qu’il était si anormal… cela semblait plus crédible de la part d’un être comme ça, comme il est… ou était. Il est probablement mort, enterré dans l’atelier de réparation. En tout cas ce sera un bon point à l’actif de cette guerre : elle aura nettoyé tous les monstres. Seulement (se reprit-il aussitôt) elle en a aussi engendré toute une nouvelle gamme. Il y aura des monstres qui se pavaneront pendant un million d’années à venir. Ce sera le paradis de Bluthgeld. Il doit être bien heureux, celui-là, en ce moment, parce que, pour un essai de bombes, c’en était vraiment un !
Ken remua et murmura :
— Est-ce qu’on pourrait te persuader de te traîner de l’autre côté de la rue ? Ce cadavre… Il a peut-être des cigarettes sur lui.
Des cigarettes, je m’en fous, se dit Stuart. Il a sans doute un portefeuille bourré de fric ! Il suivit la direction du regard du mourant et il vit le cadavre, un cadavre de femme, dans les décombres, en face. Son pouls s’accéléra à la vue du sac à main rebondi qu’elle tenait encore.
— Laisse l’argent, Stuart, lui dit Ken d’un ton las. C’est une obsession chez toi, le symbole de Dieu sait quoi.
Alors que Stuart rampait pour quitter l’abri, Ken éleva encore la voix pour lui crier :
— Le symbole de la société opulente. (Il toussa, eut un haut-le-cœur.) Et elle a maintenant disparu, réussit-il à ajouter.
Ça te regarde, ça, se dit Stuart en se traînant dans la rue vers le sac à main. Et, bien sûr, il y trouva une liasse de billets de un et de cinq dollars, et même un billet de vingt. Il y avait aussi une barre de chocolat Sy-Doo, qu’il prit. Mais alors qu’il regagnait la cave, il pensa que le chocolat risquait d’être contaminé, aussi le rejeta-t-il.
— Des cigarettes ? demanda Ken, à son retour.
— Pas une.
Stuart ouvrit la taie d’oreiller enfouie jusqu’à l’ouverture dans la cendre sèche qui avait envahi le sous-sol. Il pressa les billets parmi les autres et renoua le cordon qui fermait ce sac improvisé.
— On fait une partie d’échecs ?
Ken se redressa faiblement et ouvrit la boîte de bois qu’ils avaient trouvée dans les décombres de la maison. Il avait déjà réussi à enseigner à Stuart les rudiments du jeu, que Stuart ignorait avant la guerre.
— Non, fit Stuart.
Il examinait dans le lointain du ciel gris une forme mouvante cylindrique… avion, fusée ?… Mon Dieu, peut-être une bombe ? Pris d’effroi, il voyait l’objet s’abaisser de plus en plus. Il ne se couchait même pas, il ne cherchait pas à se cacher comme la première fois, pendant les premières minutes dont avait dépendu… sa survie.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
L’agonisant étudia le ciel.
— Un ballon.
Stuart refusa de le croire.
— Ce sont les Chinois !
— Non, c’est vraiment un ballon, un petit. Cela s’appelait une saucisse autrefois, je crois. Je n’en avais plus revu depuis mon enfance.
— Est-ce que les Chinois pourraient traverser le Pacifique en ballon ? fit Stuart, imaginant des milliers de petites saucisses grises portant chacune une section de paysans-soldats au type mongol, armés de mitraillettes tchèques et se cramponnant à tous les garde-fous, à tous les étais. C’est bien ce qu’on attendait d’eux depuis toujours. Ils ramènent le monde à leur niveau, deux siècles en arrière. Au lieu de rattraper leur retard sur nous…
Il s’interrompit car il parvenait à présent à lire sur le flanc du ballon : BASE AÉRIENNE DE HAMILTON.
— C’est un des nôtres, dit sèchement le mourant.
— Je me demande où ils ont dégotté ça, fit Stuart.
— Ingénieux, n’est-ce pas ? J’imagine qu’il n’y a plus maintenant ni essence ni pétrole. Les stocks sont à sec. On va voir de drôles de moyens de transport, maintenant. Ou plutôt toi, tu vas en voir.
— Cesse de t’apitoyer sur ton sort, coupa Stuart.
— Je ne m’apitoie ni sur moi ni sur les autres, dit le mourant en disposant avec soin les pièces sur l’échiquier. Joli jeu, constata-t-il. Fait au Mexique, je vois. Et sculpté à la main, pas de doute… mais très fragile !
— Rappelle-moi comment on déplace le fou, demanda Stuart.
Dans les airs, le ballon de la Base aérienne de Hamilton grandissait en dérivant dans leur direction. Les deux hommes étaient penchés sur l’échiquier et ils ne lui accordaient aucune attention. Peut-être les observateurs prenaient-ils des photos ? Ou était-ce une mission stratégique ? Ils pouvaient avoir un walkie-talkie à bord pour communiquer avec les unités de la Sixième Armée, au sud de San Francisco. Qui savait ? Qui s’y intéressait ? Le ballon arriva au-dessus d’eux alors que le mourant avançait de deux cases le pion du roi pour ouvrir la partie.
— Le jeu commence, dit-il. (Puis, à voix basse, il ajouta :) Pour toi, en tout cas, Stuart. Un jeu nouveau, étrange, inconnu, qui t’attend… tu peux même parier dessus tout ton oreiller bourré d’argent !
Stuart grogna car il examinait ses pièces. Il décida de commencer par déplacer le pion d’une tour… et il comprit dès qu’il l’eut fait que c’était idiot.
— Est-ce que je pense le reprendre ? fit-il avec espoir.
— Quand tu touches une pièce, tu dois la bouger, dit Ken en amenant un de ses cavaliers.
— Je ne trouve pas ça juste. Après tout, je débute, protesta Stuart en lançant un mauvais regard à son adversaire dont le visage jaunâtre resta impassible. Bon, fit-il résigné, en avançant cette fois le pion du roi comme l’avait fait Ken. Je vais observer ses mouvements et faire comme lui, décida-t-il. Ce sera mieux de cette manière.
Du ballon, qui était maintenant juste au-dessus de la rue, des feuillets de papier blanc s’éparpillèrent en tous sens et se mirent à descendre. Stuart et l’agonisant s’arrêtèrent de jouer. Un des feuillets tomba près d’eux, dans le sous-sol. Ken tendit la main pour le ramasser. Il le lut et le passa à son compagnon.
— Burlingame ! s’écria Stuart. (C’était un appel aux volontaires lancé par l’armée.) Ils veulent qu’on aille à pattes jusqu’à Burlingame pour se faire enrôler ? Mais c’est à près de cent kilomètres en longeant la Baie ! Ils sont dingues !
— En effet, dit Ken. Ils n’auront pas un chat !
— Bon Dieu ! Je ne pourrais même pas aller jusqu’au poste de secours de LeConte Street, dit Stuart.
Il était furieux et il suivait d’un œil mauvais le ballon qui continuait de dériver. Ce n’est pas moi qu’ils décideront à s’engager, se dit-il. Ils peuvent toujours se l’accrocher !
Ken lisait le verso du prospectus.
— Ils disent que si tu parviens à Burlingame, ils te garantissent l’eau, la nourriture, les cigarettes, les piqûres contre la peste, le traitement des brûlures radioactives. Qu’en dis-tu ? Mais pas de filles !
— Tu t’intéresses encore au sexe ? s’étonna Stuart. Seigneur ! Je n’en ai pas éprouvé la moindre envie depuis la première bombe, c’est comme si mon machin s’était détaché de trouille, comme s’il était tombé par terre tout de suite.
— C’est parce que le centre diencéphalique du cerveau supprime l’instinct sexuel en présence du danger, expliqua Ken. Mais ça te reviendra.
— Non, répliqua Stuart, parce que tout enfant qui naîtrait serait un monstre. Il ne devrait plus y avoir de rapports sexuels… disons durant une dizaine d’années. Il faudrait voter une loi. Je ne peux pas supporter l’idée d’un monde peuplé d’anormaux, parce que j’en ai eu l’expérience personnelle. Il y en avait un qui travaillait avec moi à Modern TV… ou plutôt à l’atelier d’entretien. Un, c’était déjà assez ! Ils devraient pendre ce Bluthgeld par les couilles pour ce qu’il a fait !
— Ce qu’a fait Bluthgeld dans les années 70 n’est rien à côté de ça, dit Ken en montrant les ruines qui les entouraient.
— D’accord, mais c’était le commencement.
Au-dessus d’eux, le ballon dérivait maintenant en sens inverse. Il avait sans doute épuisé sa provision de tracts et il retournait au Terrain de Hamilton, de l’autre côté de la Baie.
Les yeux levés, Stuart grommela :
— Et si tu nous donnais des détails ?…
— Le ballon ne peut pas, dit Ken. Il n’a rien de plus à dire. C’est une créature toute simple. Tu joues ou c’est moi qui m’occupe de tes pièces ? Ça ne serait pas mal pour moi, tu sais ?
Stuart déplaça un fou, avec beaucoup de prudence… et il eut de nouveau l’intuition que c’était une erreur. Il le voyait à l’expression de Ken.
Dans le coin de la cave, entre les cailloux, quelque chose d’agile et d’effrayé sauta pour se mettre à l’abri, puis trotta en pépiant d’inquiétude en les voyant. L’attention de Stuart se détourna de l’échiquier pour se porter sur le rat. Il chercha du regard son manche à balai.
— Joue ! lança Ken, en colère.
— D’accord, d’accord, fit Stuart, mécontent.
Il déplaça un pion au hasard. Il pensait encore au rat.