La nuit était sans étoiles au-dessus des Terres communes, l’air limpide, glacé et noir, et les vents violents. Dirk se félicitait que l’appareil au lourd blindage des Braiths soit entièrement clos, et sa cabine chauffée.
Il le maintenait à environ cent mètres d’altitude, au-dessus des plaines et des basses collines, à sa vitesse maximale. Avant que Défi ne s’évanouisse derrière eux, t’Larien tourna la tête en quête d’éventuels poursuivants. Il n’y avait rien, hormis la cité émereli qui captait son regard – une grande dague sombre qui bientôt se fondrait dans la noirceur du ciel. En cet instant, elle lui apparaissait comme un arbre pris dans un incendie de forêt, un arbre qui aurait perdu jusqu’aux dernières de ses branches et de ses feuilles. Un arbre dont il ne resterait que le tronc calciné et noirci pour rappeler son ancienne beauté. Il se souvenait de la tour de Défi telle qu’elle lui était apparue lorsque Gwen la lui avait montrée pour la première fois, lorsqu’il avait demandé à visiter une ville dans laquelle un semblant de vie régnait encore. Il l’avait alors trouvée incroyablement lumineuse, dans le ciel du soir, argentée, démesurée, couronnée par des explosions ascendantes de lumière. Ce n’était plus à présent qu’une cosse vide, aussi morte que les rêves de ses bâtisseurs. Les chasseurs de Braith ne tuaient pas uniquement des hommes et des animaux.
« Ils se lanceront bien assez tôt à notre poursuite, lui dit Jaan Vikary. Inutile de vous impatienter. »
Dirk reporta son attention sur les instruments de bord. « Où allons-nous ? On ne peut pas se borner à voler toute la nuit au hasard au-dessus des Terres communes. Sans but. Larteyn ?
— Il serait pour le moins imprudent de s’y rendre », répondit Vikary. Il avait replacé le pistolet laser dans son étui, mais son visage restait aussi menaçant que lorsqu’il avait abattu Myrik, à Défi. « Seriez-vous stupide au point de ne pas vous rendre compte de la gravité de mon acte ? ajouta-t-il. J’ai violé le code de duel, t’Larien. Je suis à présent un paria, un criminel, un briseur de duel. Ils vont me pourchasser et m’abattre sans plus de procès que si j’étais un simulacre. » Il noua pensivement ses mains sous son menton. « Notre meilleur espoir… Non, je ne sais pas. Peut-être ne nous reste-t-il aucun espoir.
— Parlez pour vous. Pour ma part, j’avoue me sentir bien plus optimiste qu’il y a seulement quelques minutes, avant qu’on ne quitte Défi. »
Vikary sourit malgré lui. « En vérité, et bien que ce soit certainement une marque d’égoïsme, ce n’est pas pour vous que j’ai agi ainsi.
— Pour Gwen, alors ? »
Vikary hocha la tête. « II… il ne lui avait même pas fait l’honneur de refuser le duel. Il agissait avec elle comme s’il avait eu un animal en face de lui. Et pourtant… le code lui donnait raison. Le même code qui a régenté toute mon existence. Voilà pourquoi il méritait de mourir. Garse comptait le tuer lui aussi, vous n’avez certainement pas manqué de le remarquer. Il était en colère parce que Myrik avait… endommagé son bien, terni son honneur. Il aurait tout fait pour laver cet affront si je ne l’en avais pas empêché. » Il soupira. « Vous comprenez pourquoi je m’y suis opposé, t’Larien ? Le pouvez-vous ? J’ai vécu sur Avalon, et j’aime Gwen Delvano. Si elle vit encore, ce n’est que par un caprice du hasard. Myrik Braith, comme tous ses semblables d’ailleurs, n’aurait attaché aucune importance à sa mort. Et cependant Garse voulait lui offrir une mort propre et décente : il lui aurait donné le baiser de l’honneur partagé avant de lui ôter sa misérable vie. Je… je tiens énormément à Garse, mais je ne pouvais le laisser faire. Pas avec Gwen qui gisait là… immobile, oubliée de tous. Non, j’en étais incapable. »
Vikary se tut. Il ruminait de sinistres pensées. Durant cet instant de silence, Dirk entendit le gémissement aigu des vents de Worlorn, à l’extérieur.
« Jaan, dit-il, nous devons encore décider de notre destination. Il faut trouver un abri pour Gwen. Un lieu où elle pourra se reposer, où personne ne viendra la déranger. Et elle a sans doute également besoin d’un médecin.
— Je n’en connais aucun sur Worlorn, il n’en demeure pas moins que Gwen doit absolument être conduite dans une cité. » Il réfléchit. « Esvoch est la plus proche, mais il n’en reste à peu près rien. Kryne Lamiya me semble donc constituer le meilleur choix possible, c’est la ville la plus proche de Défi après Esvoch. Mettez le cap au sud. »
Dirk fit virer l’appareil selon un angle très large pour mettre le cap sur la ligne lointaine de la muraille montagneuse. Il se rappelait vaguement le chemin que Gwen avait suivi, depuis la tour resplendissante d’ai-Émerel jusqu’à la jungle où se dressait la cité d’Aubenoire à la triste musique.
Comme ils volaient en direction des montagnes, Vikary se replongea dans ses lugubres méditations. Il se borna à fixer la nuit profonde de Worlorn par le hublot. Dirk comprenait sans peine la souffrance du Kavalar ; loin de chercher à rompre sa mélancolie, il se retira donc dans sa propre sphère de pensées et de silence. Il se sentait très faible. Une douleur lancinante lui vrillait à nouveau le crâne, et il avait brusquement pris conscience de l’âpreté de sa gorge. Depuis combien de temps n’avait-il ni mangé ni bu ? T’Larien aurait été bien en peine de répondre à cette question. Il avait perdu toute perception de l’écoulement du temps.
Les grands pics de Worlorn s’élevaient autour d’eux – il avait l’impression de presque pouvoir les toucher de la main. Tous deux gardaient le silence. Ce ne fut qu’une fois les montagnes derrière eux, quand la jungle s’étendit sous leurs pieds, que le Kavalar reprit la parole – et encore, uniquement pour donner à t’Larien de rares indications sur la route à suivre. Ils franchirent ensuite sans mot dire les derniers kilomètres qui les séparaient de leur destination.
Dirk savait ce qui l’attendait, cette fois ; il tendit donc l’oreille. La musique de Lamiya-Bailis, un long gémissement porté par les vents, lui parvint bien avant que la cité elle-même n’apparaisse, s’élevant des forêts pour les engloutir. Hors de leur abri blindé, il n’y avait que le vide : de denses forêts inextricables s’étalaient sous leurs pieds, un ciel sans étoiles les enveloppait. Et pourtant les notes de profond désespoir lui parlaient, elles tintaient, l’atteignaient malgré l’épais blindage.
Vikary les entendait lui aussi. Il se tourna vers Dirk. « C’est la cité qui nous convient le mieux, t’Larien.
— Non ! » fit celui-ci avec emportement. Il refusait de croire une chose pareille.
« Alors, disons qu’elle me convient. Tous mes efforts ont été réduits à néant. Les personnes que je croyais avoir réussi à sauver ont perdu toute protection. Les Braiths vont pouvoir les chasser à leur guise, désormais, qu’elles soient korariel de Jadefer ou pas. Non, je ne peux plus les en empêcher. Garse interviendra, peut-être. Mais que pourrait faire un homme seul ? D’autant qu’il risque de se désintéresser totalement de la question – contrairement à lui, j’ai toujours redouté ce qui est en train de se passer. Sans compter que je viens de ruiner son existence. À son retour sur Haut Kavalaan, il va devoir regagner seul les étaux de Jadefer. Le conseil des nobles m’enlèvera mes titres et mes noms. Garse devra prendre un couteau, faire sauter les pierrelueurs de leurs montures et conserver le fer nu à son bras. Son teyn est mort.
— Selon les coutumes de Haut Kavalaan, peut-être. Mais vous avez également vécu sur Avalon, ne l’oubliez pas.
— Oui. Malheureusement. Malheureusement ! »
La musique enfla, résonnant autour d’eux. Puis la Ville Sirène leur apparut : la ceinture extérieure des tours, qui s’élevaient comme des mains figées en pleine agonie ; les éclatants ponts filiformes qui enjambaient des canaux obscurs ; la faible lueur des pelouses de mousse ; les spires sifflantes qui se dressaient contre le vent. Une cité blanche, une cité morte, une forêt d’ossements blanchâtres.
Dirk cherchait du regard l’immeuble dans lequel Gwen les avait conduits. Sitôt après l’avoir localisé, il s’en approcha pour s’y poser. Les deux véhicules abandonnés, couverts d’une épaisse couche de poussière, n’avaient pas quitté l’aire de stationnement ; ils lui rappelaient les lambeaux d’un rêve depuis longtemps oublié.
Autrefois, sans qu’il sache trop pourquoi, ces spectres métalliques lui avaient paru nantis d’une importance presque vitale. Mais son univers d’alors était bien différent, et il éprouvait désormais le plus grand mal à se rappeler quelle signification ils avaient pu avoir.
« Vous êtes déjà venu ici », fit Vikary. Dirk hocha la tête. « Alors, guidez-moi.
— Mais je… »
Vikary, qui s’était levé, souleva doucement Gwen du siège arrière. « Guidez-moi », répéta-t-il.
Dirk les conduisit donc hors de l’aire de stationnement. Ils traversèrent des salles aux panneaux muraux gris-blanc qui dansaient en suivant la symphonie aubienne, poussèrent une porte après l’autre pour enfin découvrir un appartement meublé. C’était en vérité une suite de quatre pièces reliées entre elles, aux plafonds très hauts, et à la propreté plus que douteuse. Deux d’entre elles accueillaient des lits incrustés dans des trous circulaires à même le sol. Les matelas étaient recouverts d’un cuir graisseux qui dégageait une odeur légèrement désagréable, rappelant un peu celle du lait caillé. Mais ça n’en restait pas moins des lits, suffisamment souples pour inviter au repos. Vikary y allongea doucement le corps inerte de Gwen, puis laissa Dirk, assis en tailleur sur le sol à côté d’elle, pour sortir inspecter l’aéronef qu’ils avaient dérobé aux Braiths. Il revint peu après avec une couverture et une gourde.
« N’en buvez qu’une gorgée », dit-il à t’Larien, avant de lui tendre l’eau.
Dirk s’empara du récipient métallique recouvert de tissu et en dévissa le bouchon. Le liquide était tiède, un peu amer, mais il lui fit l’effet d’une véritable bénédiction lorsqu’il glissa dans sa gorge asséchée.
Après avoir humidifié une bande de tissu gris, Vikary entreprit de nettoyer le sang qui s’était coagulé à l’arrière du crâne de Gwen. Il tapotait doucement le caillot brunâtre, imbibait continuellement le tissu, continuant jusqu’à ce que les fins cheveux noirs de la jeune femme s’étalent, propres, sur le matelas. Ils brillaient légèrement sous la lumière changeante des panneaux muraux. Lorsqu’il en eut fini, le Kavalar lui banda la tête et se tourna vers Dirk. « Je vais veiller sur elle. Allez dans l’autre chambre et dormez.
— Nous avons des choses à nous dire…
— Plus tard. Pas maintenant. Allez vous reposer. »
Dirk n’était de toute façon pas en état de discuter. Son corps était épuisé, son crâne l’élançait douloureusement. Il se rendit donc dans la pièce voisine, et se laissa lourdement tomber sur le matelas à l’odeur aigre.
Mais le sommeil se refusa à l’emporter. Peut-être à cause de ses maux de tête, peut-être à cause des mouvements erratiques de la lumière qui courait sur les murs et le tourmentait malgré ses paupières closes. Ce qu’il percevait le mieux, cependant, c’était la musique. Elle ne lui accordait pas un seul instant de répit, elle semblait résonner encore plus fort à l’intérieur son crâne lorsqu’il fermait les yeux, comme si lui-même l’emprisonnait dans son cerveau. Des petits sons flûtés, des gémissements et des sifflements, ainsi que l’éternel son mat du tambour solitaire.
Des rêves fiévreux hantaient cette nuit éternelle. Des visions intenses, surréalistes, chargées d’angoisse, qui à trois reprises arrachèrent Dirk à son sommeil agité. Chaque fois il se redressa en tremblant, la peau moite, pour affronter les chants lugubres de Lamiya-Bailis, sans jamais se souvenir de ce qui l’avait éveillé en sursaut. Une fois, il crut même entendre des voix dans la pièce voisine. Une autre, il aurait juré voir Jaan Vikary appuyé contre le mur qui faisait face au lit, occupé à l’observer. Pas une parole ne fut échangée, mais il fallut à Dirk près d’une heure pour retrouver le sommeil – et se réveiller une fois encore dans la pièce déserte, emplie d’échos et de lumières mouvantes. Un bref instant, il se demanda si Vikary était parti afin de le laisser mourir seul, sans compagnie. Plus il y pensait, plus sa peur allait croissant et plus ses tremblements gagnaient en violence. Mais t’Larien était tout bonnement incapable de se lever, d’aller jusqu’à la chambre voisine pour voir s’il était bien seul. Il ferma donc les yeux, et s’efforça de chasser toutes ces pensées d’angoisse.
Puis ce fut l’aube. Grand Satan entamait son ascension dans le ciel, embrasant la chambre d’une lumière fiévreuse, aussi rouge et froide que celle des cauchemars de Dirk. La grande fenêtre de verre coloré par laquelle elle y pénétrait était claire en son centre, mais un enchevêtrement compliqué de motifs rouges, bruns et gris bordait tout son pourtour. La lumière dégoulinait sur son visage. Il roula sur lui-même pour s’en écarter. Jaan Vikary apparut dans la pièce alors même qu’il se redressait, et lui tendit la gourde.
Dirk se jeta dessus, manquant même de s’étouffer en déglutissant l’eau fraîche – une partie du contenu de la gourde vint éclabousser ses lèvres parcheminées, avant de glisser lentement le long de son menton. Le récipient, plein lorsque le Kavalar le lui avait tendu, était désormais à moitié vide. « Je vois que vous avez réussi à trouver de l’eau. »
Vikary referma la gourde et hocha lentement la tête. « Les stations de pompage sont fermées depuis des années, et il n’y a plus d’eau courante dans les tours de Kryne Lamiya. Il reste les canaux, cependant. Je suis descendu remplir la gourde la nuit dernière, pendant que vous et Gwen dormiez. »
Dirk se leva sur des jambes mal assurées ; Vikary lui tendit la main pour l’aider à s’extraire du lit encastré dans le sol. « Est-ce que Gwen ?…
— Elle a repris connaissance, tôt dans la nuit. Nous avons longuement parlé, et je lui ai expliqué ce que j’avais fait. Je crois qu’elle va se rétablir assez rapidement.
— Puis-je lui parler, moi aussi ?
— Elle se repose. Je ne doute pas qu’elle veuille vous parler, plus tard, mais pour l’instant je crois préférable de la laisser récupérer. Quand elle a essayé de se redresser dans son lit, la nuit dernière, elle a été prise de vertiges et a fini par vomir. »
Dirk hocha la tête. « Je vois. Et vous ? Avez-vous pris un peu de repos ? » Tout en parlant, il jeta un œil alentour. La musique semblait s’être quelque peu atténuée. Elle résonnait, gémissait, se lamentait toujours, imprégnait l’atmosphère tout entière de Kryne Lamiya, mais paraissait moins puissante, plus lointaine. Peut-être s’y était-il accoutumé, peut-être avait-il appris à la filtrer, à l’éliminer de son écoute consciente. Les panneaux muraux lumineux, tout comme les pierrelueurs de Larteyn, s’étaient éteints avec l’apparition de la lumière solaire. Les murs étaient gris, dépouillés. Les meubles que contenait la pièce (quelques fauteuils à l’aspect inconfortable) sortaient littéralement des murs et du sol – des excroissances à tel point assorties aux couleurs et à la tonalité de la chambre qu’elles en devenaient presque invisibles.
« J’ai suffisamment dormi, disait Vikary. Ça n’a guère d’importance, de toute façon. J’ai bien réfléchi à notre situation. » Il fit un geste. « Venez. »
Ils traversèrent une autre chambre, puis une salle à manger déserte, pour enfin sortir sur l’un des nombreux balcons qui surplombaient la cité d’Aubenoire. Kryne Lamiya semblait différente, de jour – moins désespérée. Le pâle soleil de Worlorn parvenait même à faire scintiller la surface des flots qui s’écoulaient dans les canaux, les tours blafardes paraissaient moins sépulcrales malgré le crépuscule éternel.
Dirk était faible et affamé, mais ses maux de tête avaient disparu et le vent vif eut un effet tonifiant sur son visage. Il repoussa ses cheveux, emmêlés et sales, de devant ses yeux. Puis il attendit que Jaan prît la parole.
« C’est ici que j’ai monté la garde, cette nuit », dit Vikary, les coudes appuyés sur la rambarde. Ses yeux scrutaient l’horizon. « Ils nous recherchent, t’Larien. J’ai aperçu des aéronefs à deux reprises. La première fois, ce n’était qu’une lumière très haut dans le ciel – j’ai fort bien pu l’imaginer. La deuxième fois, cependant, le doute n’était plus permis. L’engin à tête de loup de Chell volait très bas, ses projecteurs fouillaient l’obscurité au-dessus des canaux. Il est passé très près d’ici. J’ai également entendu les hurlements d’un chien – la musique aubienne le rendait fou.
— Mais ils ne nous ont pas découverts.
— À dire vrai, je nous crois relativement en sécurité. Pour un temps, du moins. À moins que… J’ignore comment ils sont parvenus à vous retrouver, à Défi, et j’avoue que ça m’inquiète. Nous serons en grand danger s’ils nous suivent jusqu’à Kryne Lamiya et passent la cité au peigne fin, avec leurs meutes – nous ne pouvons plus compter sur le déodorant absolu. » Il regarda Dirk.
« Comment ont-ils pu apprendre où vous vous étiez réfugiés ? En avez-vous la moindre idée ?
— Non. Personne ne savait où nous nous trouvions, et je suis absolument certain qu’on ne nous a pas suivis. Peut-être ont-ils simplement… deviné ? C’était le choix le plus logique, après tout. Vivre à Défi s’avère plus facile que dans n’importe quelle autre cité.
— En effet. Mais votre théorie me semble néanmoins erronée. Vous imaginez bien que Garse et moi avons nous aussi réfléchi à la question, t’Larien, après nous être retrouvés seuls au carré de la mort, couverts de honte. Défi constituait effectivement le meilleur choix à faire, et donc le moins logique. Nous estimions plus probable que vous vous soyez rendus à Musquel-sur-Mer, pour vivre du poisson que vous pourriez pêcher, ou bien que Gwen aille chercher de quoi vous nourrir dans les forêts qu’elle connaît si bien. Garse s’est même demandé si vous ne vous étiez pas dissimulés à Larteyn, après avoir soigneusement caché le banshee, pour vous moquer de nos efforts inutiles quand nous nous serions mis à explorer toute une planète à votre recherche.
— Oui, eh bien… je suppose que nous avons fait un choix stupide.
— Non, t’Larien. Je ne suis pas de cet avis. Le seul choix stupide que vous auriez pu faire, ç’aurait été de vous réfugier dans la Cité de l’Étang sans Étoile, où vous saviez que les Braiths se trouvaient en nombre. Défi, au contraire, était un choix subtil, intentionnellement ou pas. Tellement stupide à première vue que ça en devenait le meilleur des choix. Vous comprenez ? Je n’arrive pas à comprendre comment les Braiths ont pu vous découvrir par simple déduction.
— Peut-être. » Puis Dirk réfléchit un instant avant d’ajouter : « Nous avons appris la présence des Braiths par le discours que nous a adressé Bretan. II… eh bien, je peux vous affirmer qu’il n’essayait pas de découvrir si nous y étions. Il n’avait pas l’ombre d’un doute. Il nous savait dans cette cité, quelque part.
— Et pourtant vous ignorez comment il a pu l’apprendre ?
— Totalement. Je n’en ai pas la moindre idée.
— Alors, nous allons devoir vivre dans la crainte qu’ils ne nous découvrent également ici. Prions pour que les Braiths ne puissent rééditer pareil miracle, et nous serons en sécurité.
« Vous devez malgré tout prendre toute la mesure de notre situation. Nous disposons d’un abri ainsi que d’eau à profusion, mais nous n’avons pas de nourriture. Notre départ… Nous allons devoir nous rendre au spatioport afin d’essayer de quitter Worlorn le plus rapidement possible, vous le savez. Et ça ne s’annonce pas des plus aisé. Les Braiths vont nous attendre. Nous pouvons compter sur mon pistolet laser et les deux fusils laser de chasse que j’ai trouvés dans le véhicule des Braiths. Plus l’appareil lui-même. Il est armé, et dispose d’un épais blindage.
Il devait appartenir à Roseph noble de Braith Kelcek…
— L’une des épaves abandonnées sur l’aire de stationnement de cette tour est toujours en état de marche, l’interrompit Dirk.
— Ça nous donne donc deux véhicules, en cas de besoin. Mais nous aurons huit chasseurs face à nous. Ou plutôt neuf, car je doute d’avoir grièvement blessé Lorimaar Arkellor. Peut-être a-t-il péri, bien sûr, mais j’en serais le premier surpris. Bon. Les Braiths peuvent faire voler simultanément huit appareils, mais il me paraît bien plus probable qu’ils préfèrent rester deux par deux, teyn et teyn, ainsi que le veut la tradition. Chaque engin est blindé. Ils ont des vivres, et des réserves de puissance sur lesquelles nous-mêmes ne pouvons espérer compter. Ils sont bien plus nombreux que nous, et mon statut de briseur de duel va sans doute décider Kirak Acierrouge Cavis et les deux chasseurs de l’Union Shanagate à se joindre à eux. Sans même parler de Garse.
— Garse ?
— J’espère… je prie pour qu’il arrache les pierrelueurs de son bras et retourne sur Haut Kavalaan le plus rapidement possible. Il y sera humilié, on évitera sa compagnie, il portera le fer mort. C’est un destin cruel, t’Larien. Je l’ai déshonoré, ainsi que le Rassemblement de Jadefer. Je déplore ce qu’il va devoir endurer, mais ça n’en reste pas moins le destin que je lui souhaite. Car il existe toujours une autre possibilité…
— Une autre possibilité ?
— Oui. Il peut nous prendre en chasse, lui aussi, il va lui être impossible de quitter Worlorn avant l’arrivée d’un vaisseau, ce qui n’aura pas lieu immédiatement. J’ignore ce qu’il va faire, entretemps.
— Il ne va certainement pas se joindre aux Braiths. Il les considère comme ses ennemis, alors que vous êtes son teyn et que Gwen est sa cro-betheyn. Qu’il désire me tuer, je n’en doute pas, mais…
— Garse est bien plus kavalar que moi. Depuis toujours. Et à présent plus que jamais, vu que mes actes m’ont privé du droit de porter ce nom. Les anciennes coutumes imposent au teyn d’un briseur de duel de faire justice, de tuer son ancien compagnon. D’après le code, Garse aurait davantage de motifs que les Braiths de vouloir ma mort. Mais il s’agit là d’une coutume que seuls les plus forts parviennent à respecter. La plupart des teyns partagent un lien de fer et de feu bien trop étroit pour que celui des deux qui s’estime trahi passe à l’acte – il préfère alors souvent rester seul, à se lamenter. Mais Garse Janacek est un homme fort, bien plus que moi en de nombreux domaines. J’ignore ce qu’il fera. Vraiment, je ne le sais pas.
— Et s’il vous poursuivait ? »
Vikary lui répondit d’une voix parfaitement calme : « Je ne lèverai jamais mon arme contre Garse. Il reste mon teyn, que je sois ou pas toujours le sien. Je l’ai trahi, je l’ai couvert de honte. Je l’ai déjà suffisamment fait souffrir comme ça. Par ma faute, il a dû supporter une blessure douloureuse pendant presque toute sa vie d’adulte. Il y a fort longtemps, nous étions très jeunes à l’époque, un homme plus âgé que lui s’est senti offensé par l’une de ses plaisanteries coutumières. Il l’a défié en duel. Le mode choisi était le tir unique, et nous combattions avec nos teyns. Dans ma sagesse, qui est loin d’être infinie, je suis parvenu à convaincre Garse que notre honneur serait sauf si nous nous contentions de tirer en l’air. C’est hélas ce que nous avons fait. Mais nos adversaires avaient décidé de lui donner une bonne leçon d’humour, et à ma grande honte, ils m’ont épargné alors qu’ils lui faisaient payer ma propre stupidité en le mutilant.
« Garse ne me l’a jamais reproché, pourtant. Après le duel, il s’est contenté de me dire : “Tu avais raison, Jaantony, ils ont eux aussi tiré en l’air. Dommage qu’ils ne sachent pas viser.” » Vikary se mit à rire. Mais ses yeux étaient humides, ses lèvres sinistrement serrées. Il ne pleurait pas, néanmoins. Comme par un incompréhensible effort de volonté, il empêchait ses larmes de couler sur ses joues.
Jaan se détourna brusquement pour repartir à l’intérieur de la tour, laissant Dirk seul sur le balcon, à la merci du vent et de la musique mélancolique de Lamiya-Bailis, la cité blanche du crépuscule. Loin, très loin de là, ses mains blanches se dressaient pour barrer le passage à la jungle. Dirk les étudia pensivement. Il réfléchissait aux paroles de Vikary.
Le Kavalar fit son retour quelques minutes plus tard. Ses yeux verts étaient secs, son visage inexpressif. « Je suis désolé.
— Ce n’est rien…
— Nous devons aborder le fond du problème, t’Larien. Que Garse nous pourchasse ou non, toutes les chances sont contre nous. Nous avons des armes, si jamais il nous faut combattre, mais nous manquons désespérément d’hommes. Gwen est une excellente tireuse, c’est une jeune femme courageuse, mais sa blessure va sérieusement l’handicaper. Quant à vous… je ne sais si je puis vous faire confiance. Laissez-moi vous le dire sans détour. Vous m’avez trahi, quand je me suis fié à vous.
— Je ne sais quoi vous répondre. Vous n’êtes pas obligé de me croire. N’oubliez pas que les Braiths veulent nous tuer, Gwen et moi. Mais peut-être estimez-vous que je pourrais la trahir aussi facilement que… » Il s’interrompit, horrifié par ses propres paroles.
« … que vous m’avez trahi ? acheva pour lui Vikary. Eh bien, je dois au moins vous créditer d’une certaine franchise. Non, t’Larien. Je ne pense pas que vous trahiriez Gwen. Mais je ne croyais pas non plus que vous nous abandonneriez, après avoir accepté de devenir notre keth, d’en porter le nom. Sans vous, nous n’aurions jamais eu à nous battre en duel. »
Dirk hocha la tête. « Oui. Peut-être ai-je commis une grave erreur. Je l’ignore. Mais je serais mort, à l’heure qu’il est, si j’étais resté fidèle à ma parole.
— Oui, mais vous seriez mort en keth du Rassemblement de Jadefer. Honorablement. »
Dirk sourit. « Gwen m’attirait bien plus que la mort. J’espère que vous pourrez au moins comprendre cela.
— Oui. Et au bout de compte, elle demeure toujours entre nous. Admettez-le. Tôt ou tard, il faudra qu’elle choisisse.
— Elle l’a déjà fait, Jaan. En partant avec moi. C’est à vous de l’admettre. » Dirk avait parlé d’une voix rapide, résolue. Mais il se demandait jusqu’à quel point lui-même y croyait vraiment.
« Elle n’a pas ôté le jade et l’argent, rétorqua Vikary avec un geste d’impatience. Mais là n’est pas la question. Je vous ferai confiance. Momentanément.
— Bien. Que voulez-vous que je fasse ?
— L’un de nous doit se rendre à Larteyn. »
Dirk se renfrogna. « Pourquoi essayez-vous toujours de m’envoyer au-devant de la mort ?
— Je n’ai jamais parlé de vous. C’est moi qui vais me rendre à Larteyn. Ce sera dangereux, je le sais, mais il faut absolument le faire.
— Pourquoi ?
— Le Kimdissi.
— Ruark ? » Dirk avait presque oublié son hôte d’antan, le petit homme replet qui les avait aidés à s’enfuir.
Vikary hocha la tête. « C’est un ami de Gwen, depuis l’époque où nous nous trouvions sur Avalon. Même s’il ne m’a jamais apprécié – et que ce sentiment est réciproque –, je ne peux l’abandonner à son sort. Les Braiths…
— Je comprends. Mais comment comptez-vous vous y prendre ?
— Je devrais pouvoir atteindre Larteyn assez facilement. Une fois sur place, j’utiliserai le système intérieur de communication pour le contacter – je l’espère, du moins. » Il haussa les épaules, d’un geste empreint de fataliste.
« Et moi ?
— Restez ici, avec Gwen. Soignez-la, protégez-la. Je vais vous laisser un de ces fusils laser. Si jamais elle se remet suffisamment, donnez-le-lui – elle est sans nul doute plus adroite que vous. Entendu ?
— Entendu. Ma tâche ne sera guère difficile.
— Non. Je m’attends à ce que vous restiez cachés ici, à l’abri, et à vous y retrouver quand je reviendrai avec le Kimdissi. Si vous vous retrouvez contraints de vous enfuir de Kryne Lamiya, utilisez le second appareil. Gwen connaît l’emplacement d’une grotte, non loin d’ici. Elle pourra vous en indiquer le chemin. Allez vous y réfugier, en cas de besoin.
— Et si vous ne reveniez pas ? Il faut tout envisager, vous savez.
— En ce cas vous serez livrés à vous-mêmes, comme lorsque vous avez fui Larteyn. Vous deviez avoir certains projets, j’imagine. Menez-les à bien, si vous le pouvez. » Il lui adressa un sourire totalement dénué de gaieté. « Mais je compte bien revenir, t’Larien. Ne l’oubliez pas. Ne l’oubliez jamais. »
La voix de Vikary contenait un sous-entendu sinistre, l’écho d’une autre conversation qui s’était tenue dans le même vent glacial. Avec une exactitude surprenante, les paroles qu’avait alors prononcées Jaan lui revinrent à l’esprit. « Mais j’existe. Souvenez-vous-en… Nous ne sommes pas sur Avalon, t’Larien, et bien des années se sont écoulées. C’est un monde-festival à l’agonie, une planète sans loi, où chacun de nous doit s’accrocher fermement aux règles qui lui sont propres. » Mais lorsque Jaan Vikary était venu sur Worlorn, songea Dirk, il avait apporté les cultures de deux peuples.
Alors que lui était venu les mains vides. Il n’avait absolument rien, hormis son amour pour Gwen Delvano.
Celle-ci dormait toujours quand les deux hommes quittèrent le balcon. Se refusant à la déranger, ils se rendirent aussitôt à l’aire de stationnement. Vikary avait entièrement exploré l’appareil des Braiths. Roseph et son teyn projetaient sans doute de faire une petite expédition de chasse dans la jungle quand les événements s’étaient brusquement précipités. Dirk regretta qu’ils n’aient pas prévu un séjour plus long.
Pour toute nourriture, Vikary n’avait découvert que quatre barres protéinées. Il avait également trouvé deux fusils laser de chasse ainsi que quelques vêtements. Poussé par la faim, Dirk dévora immédiatement l’une des barres, avant de glisser les trois restantes dans la poche de la lourde veste qu’il s’était choisie – celle du teyn de Roseph, qui faisait approximativement la même taille que lui. Le vêtement s’avéra des plus chauds. C’était du cuir épais, teint en pourpre foncé, avec un col, des parements et une doublure de fourrure qui un jour avaient dû être blancs. On avait agrémenté ses manches de motifs complexes : la droite était rouge et noir, la gauche argent et vert. Ils avaient trouvé une autre veste, plus petite ; sans aucun doute celle de Roseph. Dirk se l’appropria pour la donner à Gwen.
Vikary s’empara quant à lui des fusils laser : deux fûts sur lesquels des loups blancs ciselés en relief montraient leurs crocs, surmontés de longs tubes en plastique noir.
Il mit le premier à son épaule puis tendit le second à Dirk, après lui en avoir sommairement expliqué le maniement. L’arme, très légère, était un peu huileuse au toucher. Dirk la tint maladroitement dans sa main.
Leurs adieux furent brefs, sans la moindre solennité. Aussitôt après s’être enfermé dans le grand appareil Braith, Vikary l’arracha au sol et s’élança dans le ciel dégagé en soulevant de grands nuages de poussière. Dirk recula, une main devant sa bouche face aux remous étouffants, l’autre serrée sur son arme.
Gwen était en train de s’étirer à son retour dans l’appartement. « Jaan ? » Ayant relevé la tête du matelas de cuir pour voir qui venait d’entrer, elle lâcha un gémissement et se rallongea aussitôt, pour commencer à se masser les tempes des deux mains. « Ma tête », murmura-t-elle.
Dirk déposa le fusil laser contre le mur, près de la porte, puis alla s’asseoir à côté du lit encastré dans le sol.
« Jaan vient de partir, dit-il. Il est retourné à Larteyn pour récupérer Ruark. »
Pour toute réponse, Gwen poussa un nouveau gémissement.
« Tu veux quelque chose ? lui demanda Dirk. Je peux te proposer de l’eau, de la nourriture… » Il sortit les barres protéinées de sa poche et les lui tendit.
La jeune femme leur accorda un bref regard, puis grimaça de dégoût. « Non, merci. Tu peux les jeter. Je ne suis pas affamée au point de manger de telles saloperies !
— Tu dois te nourrir.
— C’est fait. La nuit dernière, Jaan en a écrasé deux dans un peu d’eau, pour en faire une espèce de bouillie. » Elle retira les mains de ses tempes et se tourna de côté, pour lui faire face. « Une mixture plutôt difficile à digérer, soit dit en passant. Sans compter que je ne me sens toujours pas très bien.
— Pas étonnant. Je ne vois pas comment tu pourrais être en pleine forme, après ce qui s’est passé. Tu as probablement une grosse commotion cérébrale – tu as de la chance d’être encore en vie.
— Jaan m’a expliqué, dit-elle d’une voix légèrement tranchante. Il m’a aussi mise au courant de ce qui s’est passé, ensuite… Ce qu’il a fait à Myrik. Je pensais lui avoir réglé son compte quand nous sommes tombés par terre. Tu as assisté à la scène, non ? C’était comme si je lui avais brisé la mâchoire, ou alors mes doigts. Et il ne s’en est même pas rendu compte.
— Non, en effet.
— Je voudrais que tu me racontes ce qui s’est produit après… tu sais. Jaan s’est contenté de m’expliquer l’essentiel. Il n’est pas entré dans les détails, mais je veux tout savoir. » Sa voix était lasse, dolente, mais il comprit qu’elle n’accepterait jamais un refus de sa part.
Il lui fit donc le récit des événements postérieurs au coup qu’elle avait reçu.
« Jaan a braqué son arme contre Garse ? » répéta-t-elle à un moment, incrédule. Dirk hocha la tête ; Gwen en resta coite.
Et ne parla pas davantage quand il en eut terminé. Ses paupières se fermèrent un bref instant, pour aussitôt se rouvrir. Puis elles s’abaissèrent à nouveau, et restèrent cette fois closes. Elle était étendue tranquillement sur le côté, recroquevillée en position fœtale, les poings serrés sous le menton. Dirk sentit ses yeux attirés par son avant-bras gauche, la froide mise en garde du jade et de l’argent qu’elle portait toujours.
« Gwen », dit-il à voix basse. Elle secoua violemment la tête en un cri silencieux : Non ! Puis la jeune femme se retira en elle-même, laissant Dirk seul face à son bracelet à elle – et à ses terreurs à lui.
Les soleils, ou du moins ce qui en tenait lieu sur Worlorn, inondaient la chambre de lumière : une faible clarté oblique dans laquelle dérivaient paresseusement des brins de poussière. Seul un côté du matelas était éclairé, aussi Gwen reposait-elle à la fois dans l’ombre et dans la clarté du jour.
Dirk n’essayait même plus de lui adresser la parole, ou même de la regarder. Il se surprit à observer les formes étranges que la lumière projetait sur le sol.
Tout était chaud et rouge au centre de la chambre, là où dansait la poussière. Celle-ci devenait un bref instant pourpre lorsqu’elle flottait hors de l’obscurité, pour ensuite prendre une teinte dorée. Elle créait des ombres minuscules qui disparaissaient lorsqu’elle sortait du faisceau lumineux. T’Larien leva une main, la tint tendue durant… des minutes ? Des heures ? La poussière virevoltait autour d’elle, les ombres qu’elle formait s’agitaient en même temps qu’il remuait ses doigts. Le soleil était amical, presque… familier. Mais Dirk prit brusquement conscience que ces mouvements, comme les lents déplacements des grains de poussière, n’avaient aucun but, aucune signification. C’était la musique qui lui avait appris ça, la triste musique de Lamiya-Bailis.
Il ramena sa main dans l’ombre et fronça les sourcils.
Le grand noyau de lumière était ceint par une étroite bordure, là où les rayons du soleil traversaient tant bien que mal l’entourage de verre noir et sang de la fenêtre. Ce n’était qu’une petite bordure, mais elle marquait les limites de la zone dans laquelle pouvaient virevolter les grains de poussière.
Au-delà de cette tache claire s’étendaient des recoins obscurs, les parties de la pièce que la clarté du Moyeu n’atteignait jamais, là où se terraient les démons et les formes engendrées par sa peur, pour toujours à l’abri des regards.
Dirk se frotta le menton, tout sourire. Une courte barbe couvrait ses joues, sa peau commençait à le démanger. Tout en poursuivant son examen des angles de la pièce, il laissa la musique aubienne pénétrer jusque dans son âme. Comment il avait fait pour l’écarter jusqu’alors, il n’aurait su le dire ; mais elle était bien là, à l’assiéger.
La tour où ils se trouvaient, leur demeure, chantait sa longue note basse. À des années de là, ou à des siècles, un chœur répondait par des lamentations de veuves éplorées. Il entendait des pulsations frissonnantes, les cris d’enfants abandonnés, le son glissant de couteaux qui entaillent la chair. Et le tambour. Comment le vent pouvait-il battre le tambour ? Il l’ignorait. C’était peut-être autre chose. Mais ça ressemblait vraiment à ça. Si loin, cependant, si solitaire.
Si horriblement solitaire. À jamais.
Brume et ombres allèrent se réunir dans l’angle le plus éloigné de la pièce, le plus sombre aussi, puis la scène s’éclaircit progressivement. Dirk distingua alors une table et un fauteuil bas, qui saillaient des murs et du sol tels des légumes étranges. L’espace d’une seconde, il se demanda ce qu’il voyait. Le soleil s’était déplacé, et l’unique rai de lumière ténue qui filtrait de la fenêtre disparut à son tour ; tout l’univers devint bientôt entièrement gris.
T’Larien remarqua alors que la poussière ne dansait plus. Plus du tout. Sa main alla fendre l’air pour s’en assurer. Il n’y avait plus ni poussière, ni chaleur, ni lumière. Il hocha la tête avec gravité, certain qu’il venait là de découvrir une grande vérité.
Des lumières pâles se déplaçaient sur les murs, des spectres qui s’éveillaient pour une autre nuit. Les fantômes de vieux rêves, leurs dépouilles. Tout était gris, ou blanc. Les couleurs appartiennent au domaine du vivant, elles n’avaient pas leur place en ces lieux.
Les spectres commencèrent à se mouvoir. Ils étaient emprisonnés dans les murs, dans chaque mur. De temps en temps, Dirk pensait les voir interrompre leur danse frénétique pour se lancer désespérément contre les parois de verre qui les empêchaient de pénétrer dans la pièce. Les mains spectrales ne cessaient de marteler les murs, sans pour autant ébranler la chambre. Bien sûr. Les spectres n’étaient que des spectres, ils n’avaient aucune substance, et leurs assauts frénétiques ne les dispensaient pas de devoir se remettre à danser.
La danse, la danse macabre d’ombres informes. C’était magnifique, vraiment magnifique. Elles se mouvaient, plongeaient, se tordaient. Des murs de flammes grises. Un spectacle tellement supérieur à celui que lui avaient offert les grains de poussière. Elles dansaient au rythme du chant de la Ville Sirène.
Désolation. Vide. Décomposition. Un unique tambour, lentement frappé. Solitaire. Solitaire. Rien n’avait de signification.
« Dirk ! »
C’était la voix de Gwen. Il secoua la tête, puis se détourna des murs pour se concentrer sur le lieu où la jeune femme était couchée, dans l’obscurité. Il faisait nuit. La nuit. Sans qu’il s’en soit rendu compte, le jour avait disparu.
La jeune femme ne dormait pas ; elle le fixait intensément. « Je suis désolée. » Elle voulait lui dire quelque chose, mais il savait déjà quoi. Oui, son silence lui avait déjà tout révélé, ou… les tambours, peut-être. Kryne Lamiya.
Il sourit. « Tu ne l’as pas oublié, n’est-ce pas ? Mais l’oubli n’a rien à voir avec tout ça. Tu avais une raison pour ne pas ôter ce… » Il désigna l’objet du doigt.
« Oui. » Le couvre-lit tomba jusqu’à sa taille lorsqu’elle se redressa. Jaan avait dégrafé le devant de son vêtement, qui pendait à présent librement autour de son corps, découvrant les courbes douces de ses seins. La lumière vacillante rendait sa peau grisâtre. Dirk ne ressentit aucune excitation. La main de Gwen se porta sur le jade et l’argent. La jeune femme toucha le bracelet, le caressa. Puis soupira. « Je n’ai jamais pensé… Comment t’expliquer. J’ai dit ce que j’avais à dire. Sans quoi Bretan Braith t’aurait tué.
— Ça aurait peut-être mieux valu. » Il avait parlé d’une voix insouciante plutôt qu’amère. « Tu n’as donc jamais eu véritablement l’intention de le quitter.
— Je ne sais pas. Comment savoir ce que je désirais vraiment ? J’aurais essayé, Dirk, honnêtement. Mais je n’ai jamais vraiment cru que tout pourrait recommencer comme avant, entre nous. Je te l’ai dit. Je me suis montrée franche avec toi. Nous ne sommes plus sur Avalon, et nous avons changé. Je ne suis pas ta Jenny. Je ne l’ai jamais été, et à présent moins que jamais.
— Oui. Je te revois en train de piloter l’appareil. Je revois tes mains crispées aux commandes, ton visage. Tes yeux. Tu avais des yeux de jade, Gwen. Des yeux de jade et un sourire aussi froid que l’argent. Tu m’effrayais. » Son regard alla se poser sur les murs. Les lumières se déplaçaient selon des trajectoires chaotiques, en harmonie avec la musique démente. Les spectres avaient disparu. Dirk n’avait détourné les yeux qu’un instant, mais ça leur avait suffi pour s’éclipser. Tout comme mes anciens rêves, songea-t-il.
« Des yeux de jade ?
— Comme ceux de Garse.
— Garse a les yeux bleus.
— Comme ceux de Garse, néanmoins. »
Elle éclata de rire, ce qui lui arracha un gémissement. « Ça me fait mal quand je ris. Mais me trouver une ressemblance avec Garse… Pas étonnant que Jaan…
— Tu comptes retourner vivre auprès de lui ?
— Peut-être, je n’en sais trop rien. Je vais avoir du mal à le quitter, désormais. Tu comprends ? En braquant son laser sur Garse, c’est comme s’il avait enfin fait un choix entre lui et moi. Après cela, alors qu’il s’est dressé contre son teyn, son étau, toute une planète, je ne peux… Tu comprends. Mais plus jamais je ne serai une betheyn, pour lui. Plus jamais. Notre lien va devoir surpasser celui du jade et de l’argent. »
Dirk se sentait vidé. Il haussa les épaules. « Et moi ?
— Ça n’aurait pas marché, tu le sais, non ? Tu as forcément dû le comprendre. Tu n’as jamais cessé de m’appeler Jenny. »
Il sourit. « Vraiment ? C’est possible. Oui, c’est possible.
— Toujours. » Elle se frotta les tempes. « Je me sens un peu mieux, à présent. Tu as encore une de ces barres protéinées ? »
Dirk en prit une dans la poche de sa veste et la lui lança. Elle la saisit au vol de sa main gauche, joyeuse, en ôta l’emballage et se mit à manger.
Il se leva brusquement, fourra ses mains dans les poches de sa veste puis se rendit jusqu’à la haute fenêtre. Les sommets des tours à la blancheur squelettique conservaient une légère teinte rougeâtre, qui s’estompait peu à peu. L’Œil de Satan et ses serviteurs n’avaient pas encore entièrement disparu du ciel occidental. Mais les rues de la cité aubienne étaient déjà plongées dans l’obscurité, en contrebas. Les canaux se résumaient à de noirs rubans noirs, le paysage ruisselait du sombre éclat pourpre de la mousse phosphorescente. À travers cette pénombre blafarde, Dirk entrevit son batelier solitaire, ainsi qu’il l’avait déjà aperçu sur ces mêmes eaux noires. Appuyé sur sa perche, comme toujours, il se laissait emporter par le courant. Il avançait péniblement, inexorablement. Dirk sourit. « Approche, murmura-t-il. Approche.
— Dirk ? » Gwen avait terminé sa tablette. Sa silhouette se découpa sur la lumière diffuse comme elle reboutonnait sa combinaison. Des danseurs livides animaient les murs derrière elle. Les tambours murmuraient leurs promesses à son ex-amant – des mensonges, il le savait.
« Je peux quand même te poser une question, Gwen ? »
Elle le dévisagea.
« Pourquoi m’as-tu appelé ? Pourquoi ? Si tu pensais que tout était mort entre nous, pourquoi ne pas m’avoir laissé tranquille ? »
Le visage de la jeune femme était pâle, inexpressif. « T’appeler ?
— Tu sais bien. Le joyau-qui-murmure.
— Eh bien quoi ? Il se trouve à Larteyn.
— Bien sûr. Il est dans mes bagages. Tu me l’as renvoyé.
— C’est faux !
— Tu m’attendais !
— Parce que tu as envoyé un message laser depuis ton vaisseau. Je n’ai jamais… Crois-moi, ce n’est qu’en recevant ton message que j’ai appris ta venue. Je ne savais trop quoi en penser. Je croyais que tu voulais me parler, me revoir. Voilà pourquoi je n’ai jamais voulu aborder ce sujet. »
Dirk murmura quelque chose, mais le gémissement grave de leur tour couvrit ses paroles. Il secoua la tête. « Tu ne m’as pas demandé de venir ?
— Non.
— Il n’empêche que j’ai bel et bien reçu le joyau-qui-murmure. Sur Braque. Le nôtre, celui qu’avait taillé pour nous le vieil esper d’Avalon. Contrefaire un objet pareil est absolument impossible. » Quelque chose lui revint alors à l’esprit. « D’ailleurs, Arkin m’a dit que…
— Oui… Arkin. » Elle se mordit la lèvre inférieure. « Je… je ne vois pas qui d’autre aurait pu te l’envoyer. C’était mon ami. J’avais besoin d’avoir quelqu’un à qui me confier. Non, je ne comprends pas… » Elle poussa un nouveau gémissement.
« Ta tête ?
— Non. Non. »
Il observa son visage. « Ce serait donc Arkin qui l’aurait envoyé ?
— Je ne vois pas qui d’autre aurait pu faire une chose pareille. Ça ne peut être que lui. Nous nous sommes rencontrés sur Avalon, juste après que toi et moi… tu sais. Arkin m’a été d’une grande aide, dans cette période horrible. Il était là quand tu as envoyé ton joyau-qui-murmure à Jenny. J’étais dévastée. Je lui ai tout raconté, on en a longuement discuté. Et même après ma rencontre avec Jaan, nous sommes restés très proches. Il a été comme un frère pour moi.
— Un frère… Pourquoi aurait-il…
— Je ne sais pas ! »
Dirk considéra un instant la question. « Arkin se trouvait avec toi quand tu es venue m’attendre, au spatioport. C’est toi qui lui avais demandé de t’accompagner ? Je pensais que tu serais seule.
— C’est lui qui en a eu l’idée. Eh bien, je lui avais dit que je me sentais nerveuse à l’idée de te revoir, et il… il m’a proposé de m’accompagner pour me soutenir. Il disait qu’il voulait faire ta connaissance. Tu sais, il était au courant de tout ce qui s’était passé entre nous, sur Avalon.
— Et le jour où vous vous êtes rendus dans la jungle, lorsque mes ennuis avec Garse ont commencé et que les Braiths ont décidé de m’occire, que s’est-il passé ?
— Arkin m’avait parlé d’une migration de punaises-à-carapace. Ça ne s’est avéré être qu’une fausse alerte, il fallait qu’on aille vérifier. On a dû partir précipitamment.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Je me suis imaginé que Jaan et Garse t’avaient frappée, qu’ils voulaient t’empêcher de me revoir. La veille au soir, tu…
— Arkin m’avait promis de te mettre au courant.
— C’est lui qui m’a poussé à prendre la fuite. Et laisse-moi deviner : c’est également lui qui a réussi à te persuader que, pour me convaincre de renoncer au duel, tu devais… »
Elle acquiesça d’un signe de tête.
Il se tourna vers la fenêtre. La faible clarté du jour avait cessé de baigner le sommet des tours de Kryne Lamiya. Une poignée d’étoiles scintillaient dans le ciel. Dirk entreprit de les compter. Douze. Douze exactement. Il se demanda si certaines d’entre elles étaient des galaxies, situées de l’autre côté de la Grande Mer noire. « Gwen, dit-il, Jaan est parti ce matin. Il voulait faire l’aller-retour jusqu’à Larteyn. Combien de temps cela devrait-il lui prendre ? »
Comme la jeune femme ne lui répondait pas, il se tourna vers elle.
Les murs regorgeaient à nouveau de spectres ; sous leur lueur, Dirk vit que Gwen tremblait.
« Il devrait déjà être revenu, n’est-ce pas ? »
Elle hocha la tête, puis se rallongea sur le lit.
La Ville Sirène chantait sa berceuse, son hymne au repos éternel.