8

Ils s’immobilisèrent dans le corridor à présent obscur, comme paralysés. Gwen se résumait désormais à une silhouette bleutée, ses yeux à deux taches noires. Les commissures de ses lèvres étaient tordues en un rictus qui rappelait à Dirk les horribles tics de Bretan Braith. « Ils nous ont retrouvés, dit-elle.

— Oui. » Tous deux murmuraient, de peur que Bretan Braith, ou la Voix à présent muette de Défi, ne les entende s’ils parlaient à voix haute. Ils étaient entourés de haut-parleurs, de micros, et peut-être même d’yeux dissimulés derrière la moquette qui couvrait les murs.

« Comment ont-ils fait ? Ils n’auraient jamais dû nous découvrir. C’est impossible.

— Eh bien, tout porte à croire le contraire. Mais ça ne nous dit pas pour autant quoi faire. Descendre le rejoindre ? Qu’est-ce qu’il y a au 52e sous-sol ?

— Je l’ignore. Défi n’était pas ma cité. Tout ce que je sais, c’est que les niveaux situés sous la surface étaient interdits au public.

— Des machines. Les générateurs d’énergie. Toutes les fonctions vitales, sans doute.

— Ainsi que les ordinateurs », murmura-t-elle non sans mal.

Dirk se débarrassa de son sac. Accorder une importance quelconque à leurs vêtements ou à leurs biens lui paraissait désormais bien secondaire. « Ils ont tué la Voix.

— Peut-être. Pour peu qu’on puisse la tuer. Je pensais qu’il devait s’agir d’un réseau d’ordinateurs, disséminés dans toute la tour. Je ne sais pas. Peut-être n’y a-t-il qu’une seule installation, en fin de compte.

— Quoi qu’il en soit, ils ont à l’évidence pris le contrôle du cerveau principal, du centre nerveux – la Voix a cessé de nous abreuver de ses conseils. Et Bretan peut très certainement nous voir.

— Non.

— Pourquoi ? La Voix en était bien capable, elle.

— Oui, sans doute, même si je doute qu’elle ait eu besoin de détecteurs visuels, de toute façon – ils ne lui auraient sans doute été d’aucune utilité. Elle doit pouvoir compter sur des sens dont nous autres humains sommes dépourvus. Mais l’important, c’est que la Voix était un superordinateur conçu pour traiter simultanément des millions d’informations, ce dont Bretan pourrait difficilement se targuer. Lui aussi n’est qu’un homme. Sans compter que les informations doivent lui parvenir sous une forme à peu près incompréhensible. Seule la Voix pouvait les déchiffrer ; quand bien même Bretan aurait accès à toutes ses données, il ne serait certainement pas capable de les interpréter. Ou bien toutes ces informations vont le submerger, elles ne lui seront d’aucune utilité. Un programmeur entraîné pourrait peut-être en tirer quelque chose – et encore, j’en doute fort –, mais certainement pas Bretan. Sauf s’il connaît certains secrets que j’ignore pour ma part.

— Il a déjà réussi à nous retrouver, lui fit remarquer Dirk. Et il connaissait l’emplacement du cerveau de Défi, de même que la façon de le court-circuiter.

— J’ignore comment il a pu nous découvrir, mais il n’a pas dû lui être bien difficile d’atteindre la Voix. Elle se trouve au niveau le plus bas ! C’était un jeu d’enfant pour lui de deviner son emplacement. Les étaux des Kavalars sont construits dans les profondeurs de la pierre, là où ils s’estiment le plus en sécurité. C’est pour cette raison qu’ils y enferment leurs femmes, et tout ce qui a de la valeur pour leur étau. »

Dirk s’accorda quelques instants de réflexion. « Attends une minute. Il ne doit pas connaître notre position exacte. Pourquoi sinon essaierait-il de nous attirer au sous-sol, pourquoi nous menacerait-il de nous prendre en chasse ? »

Gwen hocha la tête.

« Mais s’il se trouve bel et bien dans la salle des ordinateurs, ajouta-t-il aussitôt, nous allons devoir nous montrer extrêmement prudents. Le risque demeure qu’il parvienne à nous découvrir. »

La jeune femme fixa le globe bleu foncé installé à quelques mètres d’eux. « Certains senseurs électroniques doivent toujours être en activité. La cité vit toujours – elle survit, tout au moins.

— Il pourrait demander notre position à la Voix, s’il lui rendait ses fonctions normales ?

— Peut-être. Mais je doute que l’ordinateur lui réponde. N’oublie pas, c’est un intrus dangereux qui viole toutes les lois d’ai-Émerel, alors que nous sommes des résidents légaux de Défi.

Un ? Ça m’étonnerait fort. Chell l’accompagne forcément, et je ne serais guère surpris d’apprendre que tous les autres Braiths les ont suivis ici.

— Un groupe d’intrus, si tu préfères.

— Mais ils ne peuvent pas être plus de… combien ? Une vingtaine ? Moins, peut-être ? Comment ont-ils pu devenir les maîtres d’une cité de cette importance ?

— Ai-Émerel est une société singulièrement non-violente, Dirk. En plus, nous nous trouvons sur un monde-festival. Ça m’étonnerait que Défi ait été muni d’un système de défense digne de ce nom. Les gardiens… »

Dirk regarda brusquement autour de lui. « Oui, les gardiens. La Voix en a parlé. Elle a dit qu’elle les avait envoyés à notre recherche. » Il s’attendait presque à voir quelque masse menaçante rouler vers eux depuis un couloir latéral. Mais il n’y avait rien. Rien que des ombres, des globes bleu cobalt, et un silence absolu.

« On ne peut pas rester ici à attendre. » Tout comme lui, la jeune femme avait cessé de parler à voix basse. Si Braith et ses compagnons pouvaient les entendre, ils devaient être à même de pouvoir les localiser d’une dizaine de manières différentes. Auquel cas leur situation était de toute façon désespérée.

« La raie d’acier ne se trouve qu’à deux niveaux d’ici, lui rappela-t-elle.

— Tout comme les Braiths, pour ce que nous en savons. Et même s’ils n’y sont pas, elle n’en constitue pas pour autant une option. Ils savent forcément que nous l’avons prise, ils doivent donc s’attendre à ce que nous nous y précipitions pour fuir Défi. C’est peut-être d’ailleurs la raison même du petit discours de Bretan : nous inciter à prendre la fuite par la voie des airs, de manière à faire de nous des proies faciles à abattre. Ses frères d’étau doivent nous attendre à l’extérieur, prêts à nous descendre au laser. » Il s’interrompit, pensif. « Mais tu n’as pas tort, nous ne pouvons pas rester ici à les attendre.

— Ni retourner dans notre appartement. La Voix savait où nous nous trouvions, et Bretan Braith est peut-être parvenu à lui soutirer cette information. Quoi qu’il en soit, tu as raison : on ne peut pas quitter la cité.

— Alors, on va devoir se cacher. Mais où ? »

Gwen haussa les épaules. « Ici, là, n’importe où. C’est une cité immense, ainsi que Bretan Braith l’a fait remarquer. »

Elle s’agenouilla et se mit à fouiller dans son sac, se débarrassant de tous les vêtements encombrants, mais conservant le nécessaire de survie et le bloc détecteur. Dirk enfila la lourde houppelande que Ruark lui avait donnée et abandonna le reste. Puis tous deux se dirigèrent vers le boulevard extérieur. La jeune femme était impatiente de s’éloigner le plus possible de leur appartement, et ni l’un ni l’autre n’osait courir le risque d’utiliser les ascenseurs.

Les lampadaires du boulevard continuaient à projeter leur intense lumière blanche, les trottoirs roulants à produire leur bourdonnement régulier. La route en hélice devait être alimentée par une source d’énergie indépendante. « On monte, fit Dirk, ou on descend ? »

Gwen ne semblait pas l’avoir entendu. Elle écoutait autre chose. « Silence », lui ordonna-t-elle, la bouche plissée.

Dirk percevait un autre son par-dessus le bourdonnement régulier des trottoirs. Très léger, mais aisément identifiable.

Un hurlement.

Il semblait provenir du couloir qui se trouvait à présent derrière eux – les zones tranquilles, bleues et chaudes de la cité – et durer bien plus longtemps qu’il ne l’aurait dû. De lointains cris indistincts lui succédèrent aussitôt.

Puis il y eut un court silence. Dirk et Gwen se regardèrent sans mot dire. Le hurlement se fit à nouveau entendre, plus fort, plus net, générant cette fois un peu d’écho. Un long hululement, terriblement aigu.

« Les chiens des Braiths », dit-elle avec une assurance qui ne manqua pas de surprendre Dirk.

Celui-ci se remémora la bête qu’il avait vue dans les rues de Larteyn – le molosse aussi gros qu’un cheval qui avait grogné à son approche, cette créature à face de rat privée de poils, aux minuscules yeux rouges. Il scrutait avec appréhension le corridor ; mais rien ne se déplaçait au sein des ombres bleutées.

Les sons gagnaient en puissance – ils se rapprochaient.

« Descendons, dit-elle. Et vite ! »

Dirk n’avait nul besoin de se laisser convaincre. Ils traversèrent aussitôt le boulevard désert pour gagner en hâte le premier – et le plus lent – des trottoirs de la bande médiane. Puis ils commencèrent à descendre, sautant de tapis en tapis jusqu’à se retrouver sur la voie la plus rapide. Gwen dénoua les lanières du sac pour en fouiller le contenu, tandis que Dirk, une main sur son épaule, surveillait les chiffres des niveaux qui défilaient comme autant de noires sentinelles en faction au-dessus des gueules crépusculaires conduisant aux corridors intérieurs de Défi. Les nombres se succédaient à intervalles réguliers ; ils allaient diminuant.

Ils venaient de dépasser le 490e niveau lorsque Gwen se releva. Elle tenait dans sa main droite une baguette en métal bleu-noir de la longueur de sa paume. « Déshabille-toi.

— Quoi ?

— Ôte tes vêtements. » Comme il se bornait à la fixer, sans obéir, elle secoua la tête avec impatience et tapota la poitrine de Dirk avec l’extrémité de la baguette. « C’est un déodorant absolu, expliqua-t-elle. Arkin et moi nous en servions dans la jungle – on s’en pulvérisait avant de partir. Il fait disparaître toute odeur corporelle pendant environ deux heures. Ça devrait empêcher les chiens de retrouver notre piste. »

Dirk commença donc à se déshabiller. Lorsqu’il fut entièrement nu, Gwen lui dit d’écarter les jambes et de lever les bras au-dessus de sa tête. Puis elle pressa une extrémité de la baguette métallique, ce qui eut aussitôt pour effet de projeter une fine brume grise à l’autre bout. Son doux contact vint picoter la peau nue de t’Larien, qui se sentit très vulnérable le temps que la jeune femme le traite de face et de dos, de la tête aux pieds. Puis elle alla pulvériser tous ses vêtements, sans rien omettre, à l’exception de la lourde houppelande qu’Arkin lui avait donnée, et qu’elle plaça soigneusement de côté. Quand elle en eut terminé, Gwen procéda à la même opération sur son propre corps pendant que Dirk se rhabillait – ses habits étaient secs, couverts d’une fine poussière cendrée.

« Et la houppelande ? » s’enquit-il tandis que la jeune femme remettait ses vêtements. Elle avait tout pulvérisé : le bloc détecteur, le nécessaire de survie, son bracelet de jade et d’argent. Elle avait absolument tout traité à l’exception de la houppelande brune d’Arkin. Dirk la poussa de la pointe de sa botte.

Gwen alla la ramasser et la jeta par-dessus le garde-fou, sur le plus rapide des trottoirs ascendants. Ils l’observèrent jusqu’à ce qu’elle ait disparu à leur vue. « Tu n’en avais pas besoin, dit enfin la jeune femme. Et elle va peut-être entraîner la meute dans une mauvaise direction. Les Braiths ont sans doute suivi notre piste jusqu’au boulevard. »

Dirk semblait en douter. « Peut-être. Mais je crois quand même qu’on ferait mieux de quitter l’avenue, dit-il brusquement alors qu’ils venaient de passer le 472e niveau. Il ne faut pas rester sur ce trottoir roulant. » Gwen lui adressa un regard interrogateur.

« Tu viens de le dire. Nos poursuivants ont certainement déjà atteint le boulevard. S’ils ont commencé à descendre, ce n’est pas cette houppelande qui va les abuser. Ça les fera bien rire de la voir passer. »

Elle sourit. « D’accord. Mais ça valait la peine d’essayer.

— Nous pouvons donc raisonnablement supposer qu’ils se trouvent déjà derrière nous…

— Nous avons pris une belle avance, ne l’oublie pas.

Ils ne peuvent pas mener une meute sur un trottoir roulant, ça va les contraindre à descendre à pied.

— Et après ? Le boulevard n’est pas sûr, Gwen. Écoute. Ce n’est certainement pas Bretan qui se trouve là-haut, vu qu’il nous a appelés du sous-sol. Et probablement pas non plus Chell.

— Non. Un Kavalar chasse avec son teyn. Ils ne se séparent jamais.

— C’est ce que je me disais. Nous avons donc au minimum deux chasseurs sur nos traces, plus deux autres qui nous attendent plus bas. Combien de Braiths avons-nous à nos trousses, à ton avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Il doit y en avoir pas mal. Et même dans le cas contraire, on ferait bien d’envisager le pire et de ne pas rester ici. Si d’autres Braiths ont investi cette cité et maintiennent un contact avec nos poursuivants, ceux qui se trouvent dans les étages supérieurs ont dû avertir les autres d’encercler le boulevard.

— Peut-être pas. Ils coopèrent rarement, tu sais. Chaque couple de teyns veut tuer pour son propre compte. Malédiction ! J’aimerais tellement avoir une arme ! »

Dirk se garda bien de commenter pareille emportée. « Nous ne devons courir aucun risque inutile. » Alors même qu’il disait cela, les lumières du boulevard commencèrent à vaciller, puis s’assombrirent brusquement pour ne plus diffuser qu’une faible lueur grisâtre. Le trottoir se mit au même instant à ralentir, pour ensuite ne plus avancer que par à-coups – Gwen faillit en perdre l’équilibre, ne restant debout que grâce à l’intervention providentielle de Dirk. Le tapis le plus lent stoppa le premier, puis le suivant ; et finalement la totalité de la bande descendante sur laquelle ils se trouvaient.

La jeune femme leva les yeux vers Dirk. Elle frissonnait de tous ses membres. Il la serra aussitôt contre lui, cherchant désespérément quelque réconfort dans la chaleur de son corps.

D’un étage inférieur leur parvint alors un hurlement suraigu – t’Larien aurait juré qu’il provenait de l’endroit vers lequel le trottoir roulant les emmenait.

Gwen se détacha de son étreinte. Sans un mot, tous deux franchirent les voies de circulation plongées dans la pénombre en direction du passage censé les éloigner du boulevard désormais trop dangereux, afin de gagner la sécurité relative des corridors. Tandis qu’ils passaient de l’obscurité grisâtre à une luminescence bleutée, Dirk lut les chiffres inscrits sur la paroi : niveau 468. Tous deux se mirent à courir sur l’épaisse moquette, qui étouffait le bruit de leurs pas, prenant le premier couloir sur lequel ils tombèrent pour ensuite emprunter des passages latéraux, parfois à droite, parfois à gauche – à dire vrai, ils progressaient au hasard. Ils coururent ainsi jusqu’à se retrouver hors d’haleine, puis se laissèrent tomber sur le tapis, sous la lumière d’un globe bleuâtre poussiéreux.

« Qu’est-ce que c’était ? » lança-t-il quand il eut retrouvé son souffle.

Gwen, quant à elle, s’efforçait encore de reprendre le contrôle de sa respiration. Ils avaient parcouru un très long chemin. Les larmes qui coulaient sur son visage renvoyaient des reflets bleutés. « Et que crois-tu que c’était ? répondit-elle d’une voix déformée par un accès d’hystérie. Le hurlement d’un simulacre ! »

Dirk perçut alors un goût de sel sur ses lèvres. Ses joues étaient humides – il se demanda depuis combien de temps il pleurait. « Alors il y a d’autres Braiths à Défi.

— Dans les étages supérieurs. Et ils ont trouvé leur première victime. C’est notre faute, on les a conduits jusqu’ici. Comment avons-nous pu nous montrer aussi stupides ? Jaan a toujours redouté le moment où ils se mettraient à chasser dans les cités.

— Ils n’ont pas eu besoin de nous pour y penser, protesta Dirk. Ça a commencé hier, avec les fils de la gelée vinnoirs. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne s’attaquent à Défi. Ne fais pas reposer toute… »

Elle lui fit face, ses traits tendus par la colère, ses joues striées de larmes. « Alors, d’après toi, on n’y serait pour rien ? Qui ça, alors ? C’est toi que Bretan Braith poursuit. Pourquoi sommes-nous venus nous réfugier ici ? On aurait pu se rendre à Douzième Rêve, à Musquel ou à Esvoch. Des cités désertes. Personne n’aurait eu à en souffrir. Mais à présent, les Émereli vont finir massacrés. Combien la Voix a-t-elle dit qu’il restait de résidents ici ?

— Je ne m’en souviens plus. Quatre cents, je crois. Quelque chose comme ça. » Il voulut la prendre dans ses bras, la serrer contre lui, mais elle le repoussa d’un mouvement d’épaule et le gratifia d’un regard menaçant.

« Nous en sommes responsables, insista-t-elle. Il faut absolument qu’on répare une partie du mal qu’on a causé.

— La seule chose qu’on puisse faire, c’est essayer de rester en vie. Ils nous poursuivent, tu te rappelles ? Ce n’est pas le moment de s’inquiéter pour les autres. »

Gwen le fixait, ses traits durcis par… quoi ? Du mépris, peut-être, songea Dirk. Ce qui ne manqua pas de le déconcerter.

« Je n’arrive pas à y croire, fit-elle. Tu es donc incapable de penser à autrui ? Bon sang, Dirk, nous au moins on peut compter sur le déodorant, à défaut d’autre chose. Les Émereli, eux, n’ont absolument rien. Aucune arme, aucune protection. Ce ne sont que des simulacres, du simple gibier – rien de plus. Nous devons agir !

— Quoi ? Mais c’est du suicide ! Ce matin, tu voulais m’empêcher d’aller me battre en duel contre Bretan, et à présent tu…

— Oui ! Il le faut. Tu n’aurais jamais parlé comme ça, sur Avalon ! (Elle criait presque.) Tu étais différent, alors. Jaan ne… »

La jeune femme se tut, soudain consciente de la portée de ses dires. Elle détourna les yeux, puis se mit à sangloter. Dirk ne savait comment réagir.

« C’est donc ça, marmonna-t-il enfin d’une voix sourde. Jaan ne penserait pas à lui, pas vrai ? Oh non, lui jouerait au héros sans peur et sans reproche. »

Gwen le fixa droit dans les yeux. « C’est vrai, et tu le sais pertinemment. »

Il hocha la tête. « Tu as raison. J’en aurais sans doute fait autant, jadis. J’ai dû changer. Je ne sais pas quoi te dire de plus. » Il se sentait las, malade, vaincu. Honteux. Ses pensées ne cessaient d’aller et venir dans sa tête. Tous deux avaient raison, ils avaient bel et bien conduit les Braiths jusqu’à Défi, vers des centaines de victimes innocentes. La faute leur en incombait, assurément. Mais ils ne pouvaient effectivement rien faire pour eux – rien du tout. C’était égoïste, soit, mais ça n’en restait pas moins la vérité.

Gwen n’essayait plus de retenir ses larmes. Cette fois, elle se laissa aller dans les bras de t’Larien lorsque celui-ci les lui ouvrit. Mais alors même qu’il caressait ses longs cheveux noirs, tout en luttant pour s’empêcher de se mettre à pleurer lui aussi, il savait que quoi qu’ils fassent, cela ne servirait à rien. Les Braiths chassaient, tuaient… et il ne parviendrait jamais à les arrêter. Après tout, il n’était plus l’ancien Dirk, le Dirk d’Avalon. Et la femme qu’il tenait dans ses bras n’était plus sa Jenny. Tous deux étaient devenus du gibier, à présent.

Puis une idée lui traversa soudain l’esprit. « À moins que… »

Gwen le dévisagea. Il se leva de façon mal assurée, puis l’aida à faire de même.

« Dirk ?

— Nous pouvons tenter quelque chose. » Il la conduisit jusqu’à la porte de l’appartement le plus proche, qui s’ouvrit docilement. Les panneaux lumineux de la pièce étaient éteints ; seul le long rectangle bleu terne qui tombait par l’entrebâillement de la porte leur fournissait un minimum de clarté. Dirk alla jusqu’à l’écran mural situé près du lit. Gwen restait quant à elle immobile sur le seuil, indécise. Elle n’était plus qu’une silhouette sombre, indistincte.

T’Larien pressa le bouton d’activation de l’écran, priant pour qu’il soit toujours alimenté. C’était le cas. Respirant dès lors plus librement, il se tourna vers Gwen.

« Qu’est-ce que tu as en tête ? lui demanda-t-elle.

— Quel est ton indicatif d’appel ? »

Comprenant aussitôt ce qu’il escomptait faire, la jeune femme le lui communiqua. Il composa le numéro, et attendit. Les pulsations du signal d’appel illuminèrent quelques instants la chambre par intermittence, pour prendre enfin les traits de Jaan Vikary.

Personne ne pipait mot. Gwen se plaça derrière Dirk, une main sur son épaule. Vikary les regardait en silence, sans doute tenté de couper la communication et de les abandonner à leur sort.

Il n’en fut rien. « Vous étiez un frère d’étau, dit-il à t’Larien. J’avais confiance en vous. » Ses yeux se portèrent sur Gwen. « Et toi, je t’aimais.

— Jaan… » Elle avait lâché son nom dans un souffle, presque un murmure ; Dirk doutait fort que Vikary l’ait entendue. La jeune femme se détourna de l’écran et se précipita hors de la pièce.

Le Kavalar n’avait pas coupé la communication. « Ainsi donc vous vous trouvez à Défi. Pourquoi m’avoir appelé, t’Larien ? Vous savez ce que nous allons devoir faire, mon teyn et moi ?

— Oui, mais j’accepte ce risque. Il fallait que je vous informe de ce qui s’est produit. Les Braiths nous ont retrouvés, j’ignore comment. Ça nous semblait tout simplement impossible qu’ils y parviennent. Mais ils sont bel et bien ici. Bretan Braith Lantry a court-circuité l’ordinateur central de la cité, tout porte à croire qu’il en a pris le contrôle. Les autres… ils ont commencé à chasser avec leurs meutes dans les corridors.

— Je comprends. Les résidents… » Son visage arborait une émotion indescriptible, étrange.

Dirk hocha la tête. « Est-ce que vous allez venir ? » Vikary eut un bref sourire, sans la moindre trace de joie. « Me demanderiez-vous de vous aider, t’Larien ? » Il secoua la tête. « Non, il n’y a là nul motif à plaisanterie. Ce n’est pas pour vous que vous me le demandez. Je comprends. Il s’agit des autres, les Émereli. Oui, Garse et moi allons nous rendre à Défi. Nous allons apporter nos banshees, et nommer korariel de Jadefer tous les résidents de la tour que nous pourrons trouver avant les Braiths. Mais ça va nous prendre du temps, trop sans doute. Nombreux sont ceux qui vont périr. Hier, à la Cité de l’Étang sans Étoile, l’une des créatures qu’on appelle les Mères est morte, brusquement. Les fils de la gelée… Connaissiez-vous leur existence, t’Larien ?

— Oui. Je me suis renseigné sur leur compte.

— Ils sont sortis de la Mère, dans l’espoir d’en trouver une autre – en vain, bien entendu. Ça faisait des décennies qu’ils vivaient à l’intérieur de leur hôte, que les autres Vinnoirs avaient capturé sur le Monde de l’Océan vinnoir avant de le transporter sur Worlorn, pour finalement l’y abandonner. Les fils de la gelée ne s’entendent guère avec les Vinnoirs qui n’adhèrent pas à leur culte. Une fois sortis de la Mère – il y en avait une centaine, voire davantage –, ils ont aussitôt envahi la cité, lui redonnant une vie soudaine. Ils ignoraient tout de ce lieu, et pourquoi ils s’y trouvaient. La plupart étaient âgés, très âgés. Pris de panique, ils ont entrepris d’éveiller la cité morte, ce qui a permis à Roseph noble de Braith de les découvrir. J’ai placé tous ceux que j’ai pu trouver sous ma protection, mais faute de temps il m’a été impossible d’empêcher les Braiths de massacrer les autres. Il va se produire exactement la même chose à Défi. Les Émereli qui prendront la fuite dans les corridors seront pourchassés et tués, bien avant que mon teyn et moi ne puissions faire quoi que ce soit. Comprenez-vous ? »

Dirk hocha la tête.

« M’avoir averti ne suffit pas, ajouta Vikary. Vous devez vous aussi passer à l’action. C’est vous que Bretan Braith recherche, vous et personne d’autre. Il vous accordera peut-être même le droit de vous battre en duel avec lui. Mais les autres ne désirent qu’une seule chose, vous chasser comme un simulacre. Même eux, néanmoins, vous accorderont davantage d’importance qu’à n’importe quelle autre proie. Sortez au grand jour, t’Larien, et ils oublieront les Émereli pour vous prendre en chasse. Le facteur temps est d’une importance vitale pour les autres résidents de Défi.

— Je vois… Vous voulez que Gwen et moi… »

Vikary tressaillit. « Non, pas Gwen.

— Moi, alors. Vous voulez que je serve d’appât, alors que je ne suis même pas armé.

— Vous disposez d’une arme. Vous nous l’avez volée, insultant par là même le Rassemblement de Jadefer. Que vous l’utilisiez ou non vous incombe. En vérité, je ne me fie guère à vous, je doute fort que vous effectuiez le bon choix. Vous avez trahi ma confiance quand je vous l’ai accordée. Autre chose, t’Larien : quoi que vous fassiez, que vous vous décidiez à agir ou que vous vous terriez dans votre coin, cela ne changera absolument rien entre vous et moi. Non, cet appel ne change rien. Vous savez ce que nous impose notre code.

— Vous l’avez déjà dit.

— Alors, je le répète. Je tiens à ce que vous vous en souveniez. Bon, je vous laisse, nous devons partir au plus vite. La route est longue, d’ici à Défi. »

L’écran s’éteignit avant même que Dirk ne puisse rétorquer quoi que ce soit.

Gwen l’attendait à l’extérieur, appuyée contre le mur couvert de moquette, le visage enfoui entre ses mains. Elle se redressa aussitôt. « Est-ce qu’ils vont venir ?

— Oui.

— Je suis désolée de… d’être sortie. Mais je ne pouvais pas le regarder.

— Ça n’a aucune importance.

— Si.

— Non », insista-t-il durement. Son estomac le faisait atrocement souffrir. Il continuait à s’imaginer des hurlements lointains. « Ton comportement est parfaitement éloquent.

— Vraiment ? » Elle se mit à rire. « Si tu sais ce que je ressens, alors c’est que tu me connais mieux que moi.

— Gwen, je… Non, écoute. Peu importe. Tu avais raison. Nous devons… D’après Jaan, nous disposerions d’une arme.

— Ah bon ? Il croit que j’aie emporté mon fusil anesthésiant, ou quoi ?

— Je ne crois pas qu’il voulait parler de ce genre de chose. Tout ce qu’il m’a dit, c’est que nous avions une arme. Une arme que nous lui aurions volée, insultant par là même le Rassemblement de Jadefer. »

Elle ferma les yeux. « Mais quoi ?… Oh, bien sûr ! Les canons laser de notre appareil. C’est certainement de ça qu’il voulait parler. Mais ils ne sont pas chargés – je ne suis même pas sûre qu’ils soient branchés. C’est l’appareil que j’utilisais la plupart du temps, et Garse…

— Je comprends. Mais on pourrait peut-être les remettre en état de fonctionner ?

— Peut-être, je ne sais pas. Mais de quoi d’autre Jaan aurait-il bien pu vouloir parler ?

— Il est bien sûr possible que les Braiths l’aient déjà découvert, fit remarquer Dirk d’une voix calme, détachée. On va malgré tout devoir courir le risque. Se cacher ne servirait à rien, ils finiraient de toute façon par nous découvrir. Bretan se dirige peut-être déjà vers nous, s’il est parvenu à intercepter mon appel. Non, nous devons retourner à la raie. Ils ne vont pas s’y attendre, s’ils savent que nous avons emprunté le boulevard pour descendre.

— Elle se trouve cinquante-deux niveaux au-dessus de nous. Comment va-t-on faire pour l’atteindre ? Si Bretan contrôle l’alimentation de l’immeuble, ainsi que tout le laisse supposer, il a certainement déconnecté les ascenseurs. Il a déjà immobilisé les trottoirs roulants.

— Il savait qu’on les utilisait, ou du moins qu’on se trouvait sur le boulevard. Nos poursuivants ont dû l’en informer. Les Braiths restent en contact entre eux, Gwen. C’est une certitude – les tapis se sont stoppés trop à propos. Mais en fait ça va nous simplifier la tâche.

— Comment ça ?

— On va avoir moins de mal à les attirer à nos trousses et à sauver la vie de ces foutus Émereli. C’est bien ce que Jaan veut que nous fassions, non ? Et toi aussi, d’ailleurs, je me trompe ? » Sa voix était tranchante.

Gwen pâlit un peu. « Eh bien… oui.

— Alors, tu as gagné. C’est exactement ce que nous allons faire. »

Elle semblait pensive. « Les ascenseurs, alors ? S’ils fonctionnent toujours.

— On ne peut pas s’y fier. Même s’ils sont encore en activité, Bretan pourrait les immobiliser alors qu’on se trouverait à l’intérieur.

— Je doute qu’il existe des escaliers, et même dans le cas contraire on n’arrivera jamais à en dénicher un seul sans l’aide de la Voix. On pourrait remonter le boulevard, bien sûr, mais…

— Nous savons qu’au moins deux groupes de chasseurs s’y trouvent, et il y en a sans doute davantage. Non.

— Alors, que faire ?

— Que nous reste-t-il ? Le puits central. »

Dirk pencha la tête par-dessus la rambarde de fer forgé. Il regarda vers le haut, puis vers le bas, et fut pris de vertige. Le puits central s’étendait à perte de vue dans les deux directions. Du sommet aux fondations, la tour ne faisait que deux kilomètres, t’Larien le savait, mais tout donnait l’impression d’une distance infinie. Les courants ascendants d’air chaud, qui conféraient une certaine flottabilité aux baigneurs, emplissaient également le cylindre d’une brume grise ; quant aux balcons, tous absolument identiques à chaque niveau, ils engendraient l’illusion d’une répétition sans fin.

Gwen avait sorti quelque chose de son bloc détecteur, un objet argenté de la dimension de sa paume. Après s’être placée à côté de Dirk, contre la rambarde, elle le lança dans le puits. Tous deux le regardèrent tournoyer de plus en plus haut en reflétant la lumière ambiante. Il flotta, jusqu’au centre du grand cylindre avant de se mettre à tomber, lentement, doucement, encore soutenu par l’air chaud qui s’élevait, comme un atome de poussière métallique dansant sous la clarté du soleil artificiel – il parut mettre une éternité à disparaître dans le gouffre de grisaille qui s’ouvrait sous leurs pieds. « Eh bien, fit ensuite la jeune femme, au moins les grilles gravitationnelles fonctionnent-elles toujours.

— Oui. Bretan ne connaît pas cette cité. Pas suffisamment, en tout cas. » Il leva la tête. « Ça ne sert à rien d’attendre plus longtemps, je suppose. À qui l’honneur ?

— Après vous », dit-elle.

Dirk ouvrit la grille du balcon et recula vers le mur. Après avoir repoussé d’un geste impatient la mèche rebelle qui lui tombait devant les yeux, il haussa les épaules avec fatalisme et se mit à courir en direction du puits, martelant le sol d’un violent coup de pied au moment d’atteindre le bord.

L’impulsion le fit monter, monter. Durant un instant, ce fut comme s’il tombait – son estomac ne manqua pas de le lui faire remarquer. Puis il rouvrit les yeux, et vit – sentit, plutôt – qu’il ne tombait pas. Il s’élevait bel et bien. Dans un grand éclat de rire, il ramena ses bras devant lui avant de les lancer violemment en arrière. Il nageait de plus en plus haut, et de plus en plus vite. Les rangées de balcons déserts défilaient, au point de lui donner le vertige : un niveau, deux, cinq. Tôt ou tard il recommencerait à descendre, entamerait une large courbe dans le lointain nimbé de gris, mais il ne risquait pas de tomber bien bas. La paroi opposée du puits central ne se trouvait qu’à une trentaine de mètres de lui. La gravité presque inexistante qui régnait en ces lieux allait faire de la manœuvre un jeu d’enfant.

Le mur incurvé s’approchait. Dirk heurta une rambarde de fer noir, puis rebondit vers le haut dans un pseudo-mouvement de natation absolument grotesque. Une fois au niveau du balcon situé juste au-dessus de celui qu’il avait heurté, il se saisit d’un pilier et n’eut aucun mal à se hisser sur la plate-forme. Il avait traversé le puits central, et se retrouvait sept niveaux plus haut que son point de départ. Tout sourire, ivre de joie, t’Larien s’assit un instant pour reprendre des forces avant un second saut ; il en profita pour observer Gwen, qui s’élevait à son tour. Elle planait gracieusement comme quelque oiseau invraisemblable, ses cheveux noirs flottant librement derrière elle. Son bond la déposa deux niveaux au-dessus de son ex-amant.

Lorsqu’ils atteignirent le 520e étage, Dirk était couvert de contusions là où son corps avait rebondi contre les balustrades de fer. Mais il se sentait bien. Au terme de son sixième bond prodigieux en travers du puits, il hésita même un instant à se hisser sur le balcon qu’il s’était fixé comme objectif ; il s’y résolut néanmoins, retrouvant aussitôt une gravité normale. Gwen l’y attendait, son bloc détecteur et le nécessaire de survie attachés dans son dos par des sangles, entre ses omoplates. Elle lui tendit la main et l’aida à franchir la balustrade.

Ils sortirent dans le large couloir qui contournait le puits central, dont la luminescence bleutée leur était à présent familière. Des globes brillaient faiblement aux intersections, là où de longs passages rectilignes s’éloignaient du cœur de la cité tels les rayons d’une immense roue. Ils en empruntèrent un qui semblait mener à l’extérieur de Défi – leur marche s’avéra au final plus longue que Dirk ne l’aurait supposé. Ils franchirent un grand nombre d’intersections (il cessa de compter au-delà de quarante) toutes parfaitement semblables, passèrent devant d’innombrables portes noires qui ne se différenciaient que par leurs numéros. Ni lui ni Gwen ne prononçait le moindre mot. L’impression de bien-être qu’ils avaient ressentie un bref instant lors de leur vol en apesanteur disparaissait à mesure qu’ils progressaient dans cette semi-obscurité, qui brouillait leur vision.

Une sourde angoisse s’était emparée de lui. Ses oreilles croyaient entendre des spectres qui le tourmentaient, des hurlements lointains et les bruits de pas, à peine audibles, de leurs poursuivants. Ses yeux voyaient des choses étranges, horribles, dans les globes lumineux les plus lointains, ils décelaient des formes dans chaque recoin envahi de pénombre. Mais en fait il n’y avait rien, ni personne. C’était juste son esprit qui lui jouait des tours.

Les Braiths, pourtant, étaient bel et bien passés par là. À proximité du périmètre de la tour, là où le corridor transversal rejoignait le boulevard extérieur, ils découvrirent un des véhicules à pneus ballon que la Voix avait utilisés pour transporter ses clients à l’intérieur de son dédale. À l’abandon, renversé, celui-ci reposait en partie sur le tapis bleu du corridor, en partie sur le plastique lisse et froid qui servait de revêtement au sol du boulevard. Tous deux s’immobilisèrent après l’avoir atteint, les yeux de Gwen rencontrant ceux de t’Larien pour échanger un commentaire silencieux. Ces véhicules, se rappelait-il, ne possédaient aucune commande pour leurs passagers. C’était la Voix qui les guidait directement. Et voilà qu’ils se retrouvaient face à l’un de ces engins, renversé, privé d’énergie et de mouvement. Une autre chose encore attira son attention : près d’une des roues arrière, le tapis bleu était souillé par une tache humide malodorante.

« Viens », lui murmura Gwen. Ils s’élancèrent à travers le boulevard extérieur, espérant que les Braiths soient suffisamment loin pour ne pas les entendre. L’aire de stationnement de leur appareil se trouvait tout à côté, le destin leur jouerait un tour vraiment cruel s’ils devaient échouer si près du but. Mais leurs pas leur semblaient résonner incroyablement fort sur le sol du boulevard. On devait les entendre dans tout l’immeuble, voire dans les caves profondes situées des kilomètres plus bas – là où Bretan Braith se trouvait. Une fois sur la voie piétonne qui bordait la bande médiane des trottoirs à présent immobiles, ils se mirent à courir. T’Larien n’aurait su dire qui de lui ou de Gwen avait donné l’impulsion.

Après avoir franchi le boulevard, ils empruntèrent un corridor aux parois d’une sobriété monacale. Puis ils changèrent de direction pour arriver devant un large portail, qui semblait ne pas vouloir s’ouvrir. Dirk y écrasa son épaule meurtrie. Lui comme la porte poussèrent un grognement de protestation, mais le battant céda. Ils avaient atteint l’aire de stationnement du 520e niveau de Défi.

C’était une nuit noire, glaciale, chargée des vents éternels de Worlorn qui gémissaient contre la tour émereli. Une seule étoile brillait dans le long rectangle bas qui encadrait le ciel. L’aire de stationnement, à l’intérieur, était plongée dans une totale obscurité.

Aucune rampe lumineuse ne s’éclaira lorsqu’ils entrèrent.

Mais leur appareil se trouvait toujours là, accroupi dans l’ombre comme une créature vivante, tel le banshee qu’il était censé représenter. Aucun Braith ne montait la garde auprès de lui.

Ils s’en approchèrent. Après avoir défait les lanières qui retenaient son bloc détecteur et le nécessaire de survie, Gwen posa le tout sur le siège arrière, là où se trouvaient toujours leurs glisseurs. Dirk la regardait faire sans cesser de frissonner. Il ne pouvait plus compter sur la grande houppelande de Ruark pour se protéger de l’air glacial.

La jeune femme effleura une touche du tableau de bord ; une grande fente obscure s’ouvrit aussitôt au centre du capot de la raie. Les panneaux métalliques s’écartèrent, leur donnant accès aux entrailles de la machine kavalar. Elle se rendit à l’avant de l’engin, puis alluma une lampe placée dans la partie inférieure d’un des panneaux du capot. Sur l’autre était fixé tout un assortiment d’outils.

Ainsi entourée d’une petite mare de lumière jaune, la jeune femme entreprit d’étudier le mécanisme complexe. Dirk se rapprocha d’elle.

Au bout d’un instant, elle secoua la tête. « Non, fit-elle d’une voix lasse. C’est impossible.

— Nous pourrions brancher les lasers sur l’alimentation des grilles gravitationnelles, suggéra Dirk. Ce ne sont pas les outils qui manquent, à l’évidence.

— Je ne suis pas assez calée en mécanique, avoua-t-elle. J’en connais des rudiments, bien sûr, mais j’espérais trouver un système… Non, c’est décidément trop compliqué pour moi. Non seulement il faudrait résoudre le problème de l’alimentation, mais les lasers de voilure ne sont même pas branchés. Ils nous sont aussi utiles que de simples objets décoratifs. J’imagine que tu ne…

— Non. »

Elle secoua la tête. « Alors, nous n’avons aucune arme. »

Sans rien répondre, Dirk contempla le ciel vide de Worlorn, au-delà de la raie d’acier. « On pourrait s’enfuir. »

Gwen se pencha pour agripper les panneaux du capot et les rabattre. Le banshee noir était de nouveau entier, impressionnant. « Non. Rappelle-toi ce que tu m’as dit. Il y a aussi des Braiths à l’extérieur, avec des aéronefs armés. Nous n’aurions pas la moindre chance. » Elle contourna Dirk pour monter dans l’appareil.

Après un instant, il se résolut à la suivre, s’asseyant de travers dans son siège afin de pouvoir contempler à l’unique étoile qui brillait dans le ciel nocturne. Il avait conscience de sa profonde lassitude, qui n’était pas uniquement physique. Depuis leur arrivée à Défi, un millier d’émotions s’étaient successivement brisées sur lui comme des vagues sur une grève, l’une après l’autre ; mais il lui semblait à présent que l’océan avait brusquement disparu.

« Je crois que tu avais raison, dans le corridor, dit-il d’une voix pensive.

— À quel sujet ?

— De mon égoïsme. À propos de… tu sais… du fait que je ne sois pas un preux chevalier en armure blanche.

— Un chevalier en…

— Un être tel que Jaan. Je n’ai peut-être jamais été un héros, mais j’aimais penser le contraire, là-bas, sur Avalon. J’avais foi en certaines choses, certaines valeurs. Et je ne me souviens même plus desquelles, désormais. Il ne me restait que toi, Jenny. Il n’y avait que toi dont je me souvenais. Voilà pourquoi… eh bien, tu vois… j’ai fait certaines choses, ces sept dernières années. Rien de bien terrible, remarque, mais jamais je ne me serais abaissé à les commettre sur Avalon. Des actes cyniques, égoïstes. Jusqu’à présent, cependant, je n’avais pas encore causé un massacre d’innocents.

— Ne te torture pas, Dirk, dit-elle d’une voix lasse. C’est inutile – et stupide.

— Je veux faire quelque chose. Il faut que j’agisse, mais je ne vois pas comment. Tu avais raison.

— Sans arme, on ne peut absolument rien faire. Hormis fuir et mourir, ce qui n’aiderait guère les Émereli. »

Dirk eut un rire amer. « Alors il ne nous reste plus qu’à attendre que Jaan et Garse viennent à notre secours. Ensuite… eh bien, nos retrouvailles auront été de courte durée, pas vrai ? »

Sans mot dire, la jeune femme se pencha en avant et blottit sa tête dans son avant-bras, contre le tableau de bord. Les yeux de Dirk se posèrent sur elle avant de fixer à nouveau le ciel. Il avait toujours froid, dans ses vêtements légers, mais cela lui paraissait sans importance.

Ils restèrent assis dans la raie d’acier, en silence.

Soudain, Dirk vint poser sa main sur l’épaule de la jeune femme. « L’arme ! lança-t-il d’une voix étrangement animée. Jaan a dit que nous avions une arme !

— Les lasers de cet engin, mais… »

Dirk se mit brusquement à sourire.

« Non ! Non !

— À quoi d’autre pouvait-il bien faire allusion ? »

En réponse, Dirk se pencha pour mettre le contact. Le banshee d’acier noir s’ébroua, puis s’éleva légèrement au-dessus du sol. « Le véhicule, Gwen ! Le véhicule lui-même.

— Les Braiths qui se trouvent à l’extérieur ont eux aussi des appareils de ce type. Mais les leurs sont équipés de canons laser en état de marche !

— Je sais, mais à aucun moment Jaan et moi n’avons parlé d’eux. On a juste parlé des groupes de chasseurs répandus à l’intérieur de Défi, ceux qui patrouillent sur le boulevard pour massacrer les simulacres ! »

La compréhension illumina alors le visage de Gwen.

« Oui, tu as raison », fit-elle d’une voix décidée avant de se mettre aux commandes de la raie. Des colonnes de lumière blanche jaillirent aussitôt de sous la coque pour aller chasser les ténèbres.

Quand l’appareil se fut élevé à un demi-mètre du sol, Dirk glissa sur l’aile et sauta à terre. Une fois devant le portail délabré, il se servit de son épaule meurtrie pour repousser le second battant, afin de leur ouvrir un passage. Gwen y fit alors avancer la raie, à bord de laquelle il s’empressa de regrimper.

Ils se retrouvèrent peu après sur le boulevard, flottant à proximité de l’endroit où gisait le véhicule renversé. Les faisceaux aveuglants des projecteurs avant balayaient des trottoirs inertes et des façades de boutiques depuis longtemps abandonnées. La route qui s’étendait devant eux s’incurvait interminablement autour de la grande tour de Défi, jusqu’au niveau du sol.

« Tu as bien conscience que nous progressons sur la voie montante ? ironisa Gwen. Les véhicules qui descendent sont censés emprunter celles qui se trouvent de l’autre côté de la ligne médiane.

— C’est sans doute aucun formellement interdit par les règlements d’ai-Émerel, mais je doute que la Voix en prenne ombrage, au vu des circonstances. »

Gwen lui répondit par un sourire, pour ensuite effleurer les instruments de bord. La raie bondit en avant, prenant de la vitesse sur la pente baignée d’une clarté grisâtre. La jeune femme, très pâle, ne desserrait pas les dents ; Dirk, quant à lui, observait calmement le défilement des numéros de niveaux.

Ils entendirent les Braiths bien avant de les apercevoir : le hurlement caractéristique de la meute, des aboiements aigus et furieux n’ayant rien de canin, rendus plus inquiétants encore par leurs échos qui parcouraient le boulevard. Dirk coupa aussitôt les projecteurs de l’appareil.

Gwen le regarda, perplexe.

« Nous ne faisons pas beaucoup de bruit, expliqua-t-il. Avec le vacarme que font leurs chiens, et celui de leurs propres cris, ils ne pourront pas nous entendre. Mais ils vont certainement remarquer des lumières arrivant derrière eux, exact ?

— Exact. » Elle n’ajouta rien, se concentrant sur la conduite de l’engin. Dirk l’observait à la faible lumière grisâtre dans laquelle ils avaient replongé. Les yeux de la jeune femme étaient redevenus couleur de jade, durs et brillants, aussi cruels que pouvaient parfois l’être ceux de Garse Janacek. Elle disposait d’une arme, et les chasseurs kavalars se trouvaient quelque part devant eux.

À hauteur du niveau 497, ils traversèrent une zone envahie de lambeaux de vêtements qui voletèrent dans leur sillage. Un morceau de tissu échoué au centre du boulevard, bien plus gros que les autres, se souleva quant à lui à peine – les restes d’une grande houppelande brune entièrement déchiquetée.

Devant eux, les hurlements se firent plus nets – et bien plus forts.

Un sourire s’esquissa un bref instant sur les lèvres de Gwen. Dirk ne put s’empêcher de se remémorer sa douce Jenny d’Avalon.

Puis ils virent des silhouettes, de petites formes noires qui se détachaient tout juste des ombres du boulevard, pour enfin se transformer en hommes et en chiens quand la raie s’en fut suffisamment approchée. Cinq énormes molosses en liberté bondissaient sur les traces d’un sixième chien, encore plus grand que les autres, qui tirait sur deux lourdes chaînes noires. Les deux hommes qui en tenaient les extrémités ne cessaient de trébucher, tant la meute entraînée par son gigantesque chef avançait avec ardeur.

Ils grandissaient. Si rapidement…

Les chiens furent les premiers à déceler l’approche de l’appareil. Le molosse en tête de la meute fit aussitôt volte-face, faisant sauter l’une des chaînes des mains d’un chasseur. Trois de ses congénères l’imitèrent aussitôt en grondant, et un quatrième se mit à remonter l’avenue en direction de l’engin qui descendait à sa rencontre. Les Braiths parurent un bref instant désorientés. L’un d’eux s’était empêtré dans les chaînes quand le chien de tête avait changé de direction. L’autre, les mains vides, se mit à chercher quelque chose au niveau de sa hanche.

Gwen rebrancha les projecteurs. La semi-pénombre rendait les yeux de la raie aveuglants.

L’appareil se rua en ondoyant sur les chasseurs et leurs chiens.

D’ahurissantes fulgurances se mirent alors à déferler sur les sens de Dirk : un cri sans fin qui se transforma soudain en hurlement de douleur, en même temps qu’un impact faisait frémir la raie. Des yeux rouges et cruels qui luisaient horriblement près, une face de rat aux crocs humides de bave. Puis un autre impact, un autre frisson, une gueule qui essayait de le happer au passage. Les chocs se succédaient, de même que le son écœurant de la chair écrasée. Un, deux, trois. Un hurlement, humain cette fois, puis la silhouette d’un homme qui se découpait dans les faisceaux des projecteurs – t’Larien eut l’impression qu’ils mettaient une heure à l’atteindre. C’était un homme de forte carrure, qu’il ne connaissait pas, vêtu d’un pantalon épais et d’une veste en étoffe caméléon dont la couleur se modifiait à mesure qu’ils s’en approchaient. Il avait placé les mains devant ses yeux, dont l’une persistait à tenir un laser de duel désormais parfaitement inutile. Dirk distinguait l’éclat d’un bracelet de métal sous sa manche. Des cheveux blancs lui tombaient jusqu’aux épaules.

Puis, brusquement, après une éternité de mouvement pétrifié, il disparut. La raie fut agitée d’un nouveau soubresaut, que le propre corps de Dirk accompagna d’un frisson.

Devant eux il n’y avait plus que le néant, la grisaille du long boulevard incurvé.

T’Larien se retourna, et vit qu’un molosse les pourchassait, traînant derrière lui dans sa course deux lourdes chaînes – mais il ne cessait de rapetisser. Des formes noires jonchaient la chaussée, mais à peine avait-il commencé à les compter qu’elles disparurent à sa vue. Un éclair lumineux scintilla l’espace d’une seconde au-dessus de leurs têtes ; à l’évidence, il avait manqué sa cible.

Tous deux se retrouvèrent à nouveau seuls. Ils ne percevaient plus le moindre son, à l’exception du murmure provoqué par leur descente. Le visage de Gwen était serein. Ses mains ne tremblaient pas, contrairement à celles de Dirk. « Je crois que nous les avons tués, dit-il.

— Oui, nous avons tué un Braith, ainsi qu’une partie de leurs molosses. » Elle resta un instant silencieuse, puis : « Si je ne me trompe pas, il s’appelait Terrien Braith quelque chose. »

Ils restèrent silencieux. Gwen coupa les projecteurs avant.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— Il doit y avoir d’autres chasseurs devant nous. Rappelle-toi le hurlement qu’on a entendu. »

Il réfléchit un instant. « Est-ce que cet appareil pourrait supporter d’autres chocs de ce genre ? »

Elle le gratifia d’un petit sourire. « Le code de duel kavalar prévoit un choix d’armes très étendu. Comme ils optent très souvent pour les aéronefs, ceux-ci bénéficient d’une construction extrêmement robuste. Ce modèle est conçu pour résister un bon moment aux rayons laser. Le blindage… Tu as besoin d’autres explications ?

— Non… Gwen.

— Oui ?

— N’en tue pas d’autres. »

Elle le toisa. « Ils pourchassent les Émereli, ainsi que toute personne ayant la malchance de se trouver actuellement à Défi. Ils nous massacreraient avec joie.

— On pourrait se contenter de les attirer à notre poursuite – de gagner du temps. Jaan va bientôt arriver. Je ne vois pas l’intérêt de commettre d’autres meurtres. »

Dans un soupir, la jeune femme fit ralentir la raie d’acier. « Dirk… » Puis elle se tut – elle avait vu quelque chose. Sa propulsion coupée, l’appareil flottait à cinquante centimètres du sol, glissant lentement vers l’avant. « Regarde », lui dit-elle en désignant la scène du doigt.

La lumière était trop faible pour qu’ils puissent distinguer quoi que ce soit clairement. Ils s’approchèrent encore, et… un cadavre – ce qui en restait, du moins – apparut au centre du boulevard, immobile et sanglant. Il y avait des morceaux de chair éparpillés tout autour de lui, et du sang séché, presque noir, maculait le sol en plastique.

« C’est la proie que nous avons entendue tout à l’heure, lui expliqua Gwen d’un ton dénué de toute émotion. Les chasseurs de simulacres ne mangent jamais ce qu’ils tuent. Pour faire court, ils leur dénient toute humanité, les qualifient d’animaux semi-intelligents, et s’accrochent fermement à cette croyance. Le tabou du cannibalisme reste cependant trop fort, même pour eux, aussi n’osent-ils pas se repaître de leurs proies. Même dans l’ancien temps, durant les siècles d’obscurantisme de Haut Kavalaan, les chasseurs des étaux n’ont jamais dévoré les simulacres qu’ils abattaient. Ils les laissaient aux dieux, aux insectes nécrophages, aux scarabées des sables. Après en avoir donné un morceau à leurs chiens, comme récompense. Mais les chasseurs ont toujours pris des trophées : la tête. Tu vois le torse, là ? Alors, dis-moi où se trouve la tête censée aller avec. »

Dirk se sentit pris de nausée.

« La peau également, ajouta Gwen. Ils ont toujours des couteaux à écorcher sur eux – du moins en avaient-ils, jadis. Souviens-toi, ça fait plusieurs générations que la chasse aux simulacres est interdite sur tout Haut Kavalaan. Même le conseil des nobles de Braith a voté contre de telles pratiques. Les meurtres commis par la suite l’ont toujours été dans la clandestinité. Les chasseurs devaient cacher leurs trophées. Sauf entre eux, peut-être. Ici, par contre… Eh bien, sache que Jaan s’attend à ce que les Braiths restent sur Worlorn aussi longtemps qu’ils le pourront. Il m’a dit qu’ils parlaient de renier Braith, de faire venir ici les betheyns des étaux de leur planète natale pour former une nouvelle coalition. Un Rassemblement aux us et coutumes identiques à ceux de leur lointain passé. Ils veulent ressusciter toutes ces abominations, mortes ou en voie de l’être. Tant que ce sera possible : un an, deux ans, ou dix, aussi longtemps que l’écran stratosphérique des Tobériens parviendra à préserver une certaine chaleur sur cette planète. Lorimaar noble de Larteyn et ses semblables n’auront personne pour les modérer.

— C’est de la pure folie !

— Sans doute. Mais rien ne les arrêtera. Si Jaantony et Garse devaient partir demain, ils fonderaient aussitôt ce nouvel étau – seule la présence des Jadefer les en retient. Si les Braiths traditionalistes venaient ici en nombre, la faction progressiste de Jadefer risquerait d’en faire de même et de les empêcher d’organiser leurs chasses ; eux comme leurs enfants n’auraient plus alors qu’à affronter une vie courte et difficile sur un monde mourant, sans aucun des plaisirs qu’ils convoitaient. Non, il existe déjà des salles des trophées à Larteyn. Lorimaar à lui seul se vante de posséder cinq têtes, et on raconte qu’il se serait fait coudre deux vestes en peau de simulacre. Il ne les porte jamais, bien sûr, car Jaan le défierait immédiatement et le tuerait. »

L’appareil recommença à prendre de la vitesse. « Et maintenant, tu tiens toujours à ce que je m’écarte, la prochaine fois que des Braiths se trouveront sur notre passage ? Maintenant que tu sais tout sur eux ? »

Il ne répondit pas.

Très vite, le boulevard désert résonna à nouveau de hurlements interminables. Ils passèrent auprès d’un autre véhicule renversé, aux gros pneus déchiquetés. Un peu plus loin, une masse sombre de métal leur bloqua le passage – un énorme robot dont les quatre grands bras étaient tendus au-dessus de sa tête, figés dans une posture grotesque. Un cylindre noir garni d’yeux de verre formait la partie supérieure de son torse. En dessous se trouvait un socle monté sur roues de la taille de la raie d’acier. « Un gardien », expliqua Gwen lorsqu’ils passèrent à côté du cadavre mécanique. Dirk vit que ses mains avaient été arrachées, à chacun de ses bras. Le corps était criblé d’impacts de laser.

« Il les a combattus ? demanda Dirk.

— Probable. Et ça indique surtout que la Voix est toujours en activité, qu’elle contrôle encore certaines fonctions. Ça explique peut-être pourquoi nous n’avons pas entendu d’autres messages de Bretan Braith. Il a peut-être bien eu quelques ennuis, dans les sous-sols. La Voix a certainement regroupé ses gardiens pour protéger les fonctions indispensables à la vie de la cité. » Elle haussa les épaules. « Mais c’est sans importance. Les gardiens sont des instruments de contrainte. Ils tirent des dards anesthésiants, et peuvent, je crois, émettre des gaz depuis les ouïes que tu peux voir à leur base. Mais les Braiths finiront par en venir à bout. »

Le robot avait disparu derrière eux, laissant le boulevard à nouveau désert. Les sons gagnaient en puissance et en netteté devant eux.

Cette fois, Dirk ne protesta pas lorsque Gwen ralluma les projecteurs et se rua sur les Braiths. Cris et bruits d’impact se succédèrent à un rythme atrocement rapide. La jeune femme heurta deux des chasseurs braiths – elle déclara par la suite ne pas être certaine d’avoir tué le second, celui-ci ayant été projeté de côté, contre l’un de ses chiens.

T’Larien en resta muet. L’homme avait lâché ce qu’il tenait à la main quand il avait été projeté sur leur droite. Après être allé s’écraser contre la vitrine d’une boutique, l’objet avait glissé le long de la vitrine jusqu’au sol, laissant une trace sanglante derrière lui. Dirk aurait juré voir des cheveux.

La route en spirale tournait interminablement autour de l’énorme tour qu’était Défi. Elle s’enfonçait avec lenteur, régulièrement, et il leur fallut plus de temps qu’escompté pour descendre du niveau 388, où ils avaient surpris le second groupe de Braiths, jusqu’au niveau du sol. Un vol interminable, dans une grisaille silencieuse.

Ils ne croisèrent plus personne – ni Kavalars, ni Émereli.

Au niveau 120, un gardien solitaire leur bloqua le passage. Tournant ses yeux sombres dans leur direction, il leur ordonna de faire halte avec la voix toujours aussi calme, cordiale, du grand ordinateur de Défi. Mais Gwen se garda bien de faire ralentir la raie d’acier, ce qui força en fin de compte le gardien à s’écarter de leur chemin sans même tirer le moindre dard ou émettre un quelconque gaz. Les échos de l’avenue leur renvoyèrent un bon moment ses vaines requêtes.

Au niveau 57, les faibles lumières des plafonniers se mirent à vaciller pour ensuite s’éteindre complètement, les plongeant un bref instant dans une obscurité totale. Gwen alluma aussitôt les projecteurs, réduisit légèrement leur vitesse de vol. Ils progressaient en silence, mais Dirk se demandait si cette obscurité était due à une défaillance de Défi ou à un acte délibéré de Bretan Braith. La deuxième hypothèse lui semblait la plus probable : un chasseur survivant avait certainement dû avertir ses frères d’étau qui se trouvaient au sous-sol.

Au niveau 1, le boulevard se terminait par une large promenade qui donnait sur un rond-point. Ils ne pouvaient pas voir grand-chose – seules quelques formes à l’extrémité des faisceaux des projecteurs, qui bondissaient brusquement hors de l’océan de poix dans lequel elles se trouvaient plongées. Un genre d’arbre démesuré semblait se dresser au centre du rond-point. Dirk parvenait à distinguer son tronc massif – un véritable mur de bois –, il entendait aussi bruire des feuilles au-dessus de leurs têtes. La route s’incurvait autour en formant une large boucle. Gwen se décida à la suivre, pour bientôt se retrouver à son point de départ.

Une large grille s’ouvrait sur la nuit de l’autre côté de l’arbre. Dirk sentit du vent sur son visage, et comprit pourquoi les feuilles bruissaient. Comme ils passaient devant la grille, il vit au-dehors le ruban blanc d’une route qui conduisait loin de Défi.

Et un aéronef se déplaçait rapidement dessus à quelques centimètres de la surface, approchant de la cité, dans leur direction. Dirk ne l’entrevit qu’un bref instant. Sombre – comme tout le reste sous la clarté presque inexistante des étoiles – et métallique, il représentait encore un animal kavalar qu’il ne pouvait identifier.

Il n’était certain que d’une chose : il ne s’agissait pas d’un appareil appartenant au Rassemblement de Jadefer.

Загрузка...