Le mystère du chiffre

1 + 1 = 2

2 + 2 = 4

Jusque-là nous sommes bien d'accord.

Alors continuons.


4 + 4 = 8

8 + 8 = 16

et

8 + 9 =…

Il se massa les tempes.

– Eh bien? demanda la voix.

– Ah, là, tu commences à avoir des doutes, n'est-ce pas? 8 + 9 =?

Vincent grimaça. Combien pouvaient faire 8 + 9? Il avait certes quelques intuitions sur le problème. Par les cornes du Grand Nombre! On le lui avait dit. Il devait s'en souvenir. 8 + 9 =…

Soudain une clarté traversa son esprit.

– 17!

Il n'y avait plus d'autre question.

– Bon. C'est vrai. 8 + 9=17.

Sous le grand dôme de l'église du Chiffre, le «17» résonna plusieurs fois.

17.

Un chiffre étrange. Il se décompose mal. N'est pas vraiment sympathique. Pourtant, il est l'addition de 8 + 9.

Vincent avait trouvé. Il faisait donc partie de l'élite mondiale. L'homme à la voix grave, assis en face de lui sur un trône multidimensionnel, se nommait Egalem Sedeuw. Il dirigeait le grand monastère gouvernemental du Chiffre. Ce n'était pas n'importe qui. Il portait le titre le plus élevé dans la hiérarchie des moines-soldats puisqu'il était archevêque-baron.

Il se pencha en avant et leva un doigt.

– Un jour, je t'apprendrai quelque chose de terrible, déclara-t-il avec l'expression d'un grand-père promettant une friandise.

– Qu'ai-je encore à découvrir? demanda Vincent.

– Je t'apprendrai combien font 9 + 9. Cela tu l'ignores, n'est-ce pas?

Le jeune Vincent fut interloqué.

– Mais personne ne sait combien peuvent faire 9 + 9!

– Certes, peu le savent, mais moi je le sais. Et nous sommes une centaine sur cette planète à le savoir. 9 + 9 donnent un nombre. Un nombre extraordinaire, un nombre très intéressant, assez surprenant, ma foi.

Vincent se jeta à ses genoux. Il était ému.

– Oh, Maître, enseignez-moi vite ce grand mystère.

Egalem Sedeuw le repoussa du pied.

– Tu le sauras un jour, mais pas tout de suite. Quel est ton grade déjà?

– Je suis prêtre-chevalier.

– Quel âge as-tu?

– J'ai la moitié du temps de vie.

– Et tu sais compter jusqu'à 17. C 'est bien.

Le prêtre-chevalier baissa les yeux. Il reconnut qu'il n'avait appris que depuis peu l'existence du nombre 17.

L'archevêque-baron se pencha en avant, un sourire malicieux aux lèvres.

– Sais-tu jusqu'à quel nombre s'étend ma pensée?

Vincent tenta de répondre de son mieux.

– Je ne suis pas capable d'imaginer votre sagesse et votre science. Je suppose seulement qu'il doit exister des nombres au-delà de 17 et que vous les connaissez.

– Exact. Ils ne sont pas très nombreux mais ils existent. Et un jour, toi aussi tu les connaîtras! Reviens demain et je te confierai une grande mission. Si tu la réussis, je te donnerai la résultante de 9 + 9.

Quel honneur! Un pas en avant. Etreint par une émotion irrépressible, le prêtre-chevalier retint une larme. Son maître lui indiqua qu'il pouvait maintenant se lever et partir.

Vincent galopait sur son cheval et il se demandait combien pouvaient bien faire 9 + 9. Sûrement un nombre gigantesque avec peut-être des impli cations surprenantes. Ses étriers effleuraient les flancs de son destrier. Son oriflamme claquait au vent avec le symbole du chiffre. Un. Il se sentait heureux d'être moine et d'être savant.

Il avait découvert 17 presque par hasard. Une rixe s'était déclenchée dans une taverne, il avait dégainé son épée et combattu une bande de pillards qui s'attaquaient à un vieillard. L'homme était blessé. Vincent n'avait pu lui sauver la vie. Le vieillard perdait son sang à gros bouillons mais il eut la présence d'esprit de le remercier et, en signe de gratitude, il lui révéla que «8 + 8 = 16». Le vieillard ignorait que Vincent était prêtre-chevalier. Il s'attendait à ce que celui-ci lui baise les orteils. Le secret du 16 était rare. Or Vincent expliqua qu'il possédait déjà une grande culture et qu'il savait depuis longtemps que 8 + 8 = 16.

À ce moment, le vieil homme blessé qui agonisait lui prit le bras et lui chuchota à l'oreille:

– Peut-être, mais sais-tu combien font 8 + 9?

8 + 9, c'était au-delà de son initiation. Alors, juste avant son dernier soupir, le mourant avait articulé:

– 17!

Et voilà qu'à une semaine d'intervalle, comble de chance, le grand archevêque-baron Egalem Sedeuw le convoquait et se proposait de lui apprendre combien faisaient 9 + 9!

Le niveau au-dessus.

Plus haut, toujours plus haut dans la conscience élargie.

En quelques jours, il avait compris ce que certains n'effleuraient même pas durant toute une vie.

Il sourit. Vincent aimait résoudre les mystères.

Il galopa de plus belle et rejoignit sa femme, Septine, une intellectuelle de la dernière génération, qui savait compter jusqu'à 12, ses enfants qui comptaient à peine jusqu'à 5, et ses propres parents qui n'étaient jamais parvenus à franchir la barre du 10.

En tant que prêtre-chevalier, Vincent était riche. Tout le monde dans la ville se devait de respecter ceux qui savaient compter au-delà de 15.

Il conversa avec sa femme et s'amusa avec.ses enfants qu'il éduquait de son mieux, mais il n'avait plus rien à dire à ses parents dont la pensée limitée sous 10 empêchait tout dialogue. S'ils apprenaient qu'il existait 11 et 12 et 13 et 14, ils en seraient complètement bouleversés.

Vincent vivait dans une société où tout était fondé sur les chiffres. Plutôt que d'étudier les matières par thème ou par chronologie, on les apprenait par le biais des chiffres et ce, dès la maternelle.

Connaître à fond un chiffre constituait l'objectif d'une ou plusieurs années scolaires. Et dans cette notion de chiffre, les professeurs incluaient la géographie, l'histoire, les sciences. Bref, tout, y compris la spiritualité.

Maîtriser un chiffre n'était pas une mince affaire. Dès son plus jeune âge, les maîtres avaient commencé à initier Vincent à la puissance du chiffre 1. Il connaissait tout du chiffre 1.

1 incarne l'univers où l'on vit.

Tout est dans l'univers, tout est en l'unité.

1 représente le départ de tout. Le big bang. C'est aussi le continent unique avant sa division.

1, c'est la fin de tout. La mort. Le simple revient au simple.

1 symbolise la prise de conscience de la solitude. On est toujours seul, on est toujours «un» dans la vie.

1 personnifie la prise de conscience du «moi». Chacun est unique.

1, c'est aussi le monothéisme. Il y a au-dessus une force supérieure qui regroupe tout.

1 étant le chiffre le plus important, Vincent en avait étudié les multiples facettes pendant plusieurs années. Puis on lui avait enseigné la notion de 2.

2 découle logiquement de 1.

2, c'est la division. La complémentarité.

2 représente le sexe opposé, le féminin qui complète le masculin.

2 incarne l'amour.

2 symbolise la distance entre soi et le reste du monde.

2 exprime le désir de posséder ce qui est différent.

2, c'est ne plus se soucier uniquement du soi 1.

2 personnifie l'antagonisme avec les autres.

2 est donc aussi la guerre. Le bien et le mal, le noir et le blanc, la thèse et l'antithèse. Le yin et le yang. L'endroit et l'envers.

2 prouve que toute chose est divisible. Que ce qui est bon recèle un effet pervers mauvais. Et que ce qui est mauvais a un effet pervers bon.

2 incarne le choc effervescent des contraires qui aboutit à…

3. Quelques années plus tard, Vincent avait appris le sens du chiffre 3.

3 représente la division de tout en thèse, antithèse, synthèse.

3 est l'enfant produit par l'union du 1 et du 2. 3 forme le triangle. 3, c'est l'observateur de la bataille du 1 contre le 2.

3, c'est la troisième dimension: le relief. Le monde prenait du volume grâce à ce chiffre.

3 déclenche et dynamise les rapports entre le 1 et le 2. Ce qui est en 3 évolue vers le haut mais doit être canalisé.

Il passa au 4, le 4 qui temporise le jeu.

4 équilibre les forces, compense l'effet du 3.

4, c'est la fortification, l'appartement carré, le château carré.

4 symbolise le couple d'enfants ou le couple d'amis qui se joint au couple tout court. Toute vie sociale ne peut démarrer qu'à 4.

4 va enclencher le village et donc la vie sociale.

4, ce sont les quatre points cardinaux.

4 personnifie la recette du quatre-quarts, le gâteau le plus simple.

4, ce sont nos quatre membres, qui nous permettent d'agir sur la nature. 4, c'est la sécurité, et il évolue donc vers…

5, le chiffre sacré.

5 représente le toit pointu qui recouvre la maison carrée.

5 désigne les doigts de la main unis pour se transformer en poing, les cinq orteils qui assurent la verticalité du corps.

Ainsi avait été éduqué le très bon élève, le moine-soldat Vincent. Il avait appris peu à peu, année après année, l'évolution du monde en suivant l'évolution des chiffres. Il connaissait la magie du 6, qui équilibre les constructions, la perversité du 7, chiffre qui règne sur toutes les légendes. Il avait découvert la puissance du 8, chiffre des géométries parfaites. Il aimait le 9, chiffre de la gestation.

Normalement, la plupart des enfants scolarisés apprennent à compter jusqu'à 9, mais lui, enfant surdoué, avait aussi été initié au 10, et donc avait franchi le monde des chiffres pour passer à celui des nombres. Vincent avait ainsi découvert le 11, qui se lit dans tous les sens, puis le 12, le chiffre des juges. Il adorait tout particulièrement ce dernier divisible par 1, par 2, par 3, par 4, par 6! Il avait été initié au 13, le chiffre du Mal, et puis aux 14, 15, 16. Sans parler du 17, le chiffre qu'on apprend en tentant de sauver les vieillards dans les tavernes.

Savoir compter aussi loin l'avait évidemment propulsé au sommet des administrations ecclésiastiques qui régissaient le pays. Il était désormais prêtre-chevalier. Dès seize ans, il avait rejoint un monastère où on lui avait enseigné le métier d'espion polyvalent.


La seconde fois qu'il s'inclina devant l'archevêque-baron Egalem Sedeuw, ce dernier lui sembla fatigué, pourtant le vieil homme avait toujours son regard perçant, et il ne cacha pas son contentement de revoir sa jeune recrue. Il jouait avec une longue pipe qu'il s'amusait à allumer et à éteindre.

– La mission que je vais te confier est délicate. Beaucoup y ont laissé la vie. Mais tu sais compter jusqu'à 17, tu es donc suffisamment débrouillard pour réussir.

– Je suis à vos ordres.

Le vieux moine guida Vincent vers un lieu surélevé qui offrait un panorama unique sur les jardins de cyclamens et de bougainvillées.

– Il est arrivé un «incident». Quatre prêtres-chevaliers sont devenus hérétiques. Ils sont actuellement en fuite mais ils ont été repérés dans la ville de Parmille.

– Des prêtres-chevaliers? De quel niveau?

– Tu voudrais savoir s'ils comptent plus haut que toi, n'est-ce pas? Eh bien oui, ils possèdent davantage de connaissances que toi et ils savent parfaitement combien font 9 + 9.

Vincent était plutôt surpris que des gens connaissant la résultante de 9 + 9 se laissent aller à choisir l'hérésie!

Il en fit la remarque. Le sage le prit par les épaules.

– Vincent, savoir trop de choses peut rendre fou. C'est pour cette raison que la connaissance numérique n'est pas répandue équitablement entre les hommes. C'est pourquoi on n'apprend pas aux enfants les chiffres qui dépassent le cap de la dizaine. Chaque chiffre, chaque nombre possède une puissance, mais une puissance difficile à contrôler. Ce sont comme des boules d'énergie capables de lâcher la foudre. Il importe de canaliser cette énergie, sinon elle se retourne contre soi et l'on risque d'être mortellement brûlé.

– Je sais cela, Maître.

– Et plus le chiffre est élevé, plus il peut devenir dangereux pour celui qui le manipule mal.

Le discours donna à réfléchir à Vincent. En effet, tout le monde n'était pas capable de saisir l'intérêt de compter au-dessus de 10. Ses propres parents auraient été bien en peine d'imaginer 11 ou 12. Heureusement, cette responsabilité leur était épargnée. En revanche, lui, Vincent, était désormais lancé dans une quête du savoir numérique. Bientôt, il saurait combien font 9 + 9.

Toujours plus haut, toujours plus loin. Il se rendait bien compte que connaître les chiffres, puis les nombres élevés le grisait chaque jour davantage, mais ne réalisait pas encore les dangers de ce savoir. Un souvenir lui revint pourtant à l'esprit.

Il avait vu des gens s'entretuer parce qu'ils manipulaient n'importe comment des chiffres inférieurs à 15.

– Ces moines hérétiques ont aussi tué. Il faut retrouver ces assassins, dit l'archevêque-baron.

Egalem Sedeuw présenta les portraits des prêtres-chevaliers meurtriers. Ils n'avaient pas l'air d'assassins, mais à quoi ressemblent des assassins? Vincent vit ensuite ceux de leurs victimes. Était-il possible que des hommes sachant ce que produit 9 + 9 se livrent à de telles violences?

– Ne te fie pas aux apparences. Élimine-les. N'aie aucune pitié pour ces scélérats. Et surtout, ne leur parle pas.


Quelques heures plus tard, Vincent revêtit sa tenue de prêtre-chevalier, se munit de son arc, puis chevaucha en direction de la ville de Parmille où la présence des tueurs avait été signalée.

Le voyage fut long et fatigant.

Il dut changer plusieurs fois de monture.

Enfin, la cité et ses hauts donjons s'élevèrent devant lui. Parmille.

À son arrivée, il fut emporté par le tourbillon d'un carnaval. Certes il savait qu'aujourd'hui se fêtait un peu partout la découverte de la multiplication, mais il ne s'attendait pas à tant de liesse.

«3 x 2 = 6» avait été trouvé depuis longtemps mais les peuples continuaient à célébrer l'événement. La fête de la multiplication était d'ailleurs aussi appelée fête de l'amour car c'est en faisant l'amour qu'hommes et femmes parviennent aussi à se multiplier.

Au milieu de la foule, Vincent distingua soudain un visage. C'était l'un des quatre prêtres-chevaliers dont il avait vu les portraits. L'affaire se présentait bien. Sans même chercher, il en avait déjà trouvé un. Il brandit son arc et, sans hésiter, décocha une flèche qui frôla sa cible sans l'atteindre. L'homme déguerpit à toutes jambes. Vincent le poursuivit. Il tira une autre flèche qui se planta dans un masque en bois.

Le «tueur» profita de ce répit pour rejoindre une procession de vierges qui gagnaient une estrade afin de participer au concours de la reine de la multiplication.

Dans l'incapacité de viser au milieu du groupe, Vincent n'eut plus qu'à attendre la fin de cette compétition stupide.

Une à une, les vierges étaient présentées à de gracieux jeunes hommes. Celles qui ne choisissaient pas assez vite leur cavalier devaient se contenter de ceux que n'avaient pas élus leurs compagnes - le rebut en quelque sorte.

Dès la fin du spectacle, Vincent opéra un tir tendu et, cette fois, fit mouche. La flèche frappa l'homme en plein dos et lui traversa le thorax de part en part.

Vincent avait réussi, il s'approcha de sa victime qui gisait sur le sol.

Avant de mourir, l'homme lui fit signe de se pencher vers lui. Il plaqua sa bouche contre son oreille et, difficilement, articula:

– Les nombres… les nombres vont plus loin… les nombres vont plus loin que…

L'homme se crispa, lâcha prise et s'effondra dans un sursaut d'agonie.

Vincent récupéra sa flèche et l'essuya. Des badauds commençaient à s'attrouper autour de lui mais quand ils remarquèrent ses insignes de prêtre-chevalier, ils s'écartèrent avec respect.

Le corps fut évacué. Le carnaval reprit de plus belle.

Vincent examina les photos.

Trois autres victimes, et Sedeuw lui enseignerait combien font 9 + 9.

Justement, voici qu'au loin apparaissait un autre visage recherché. L'homme, insouciant, lançait gaiement des confettis sur des femmes déguisées en oiseaux. Vincent tira sa flèche et de nouveau rata sa cible. Comme la première fois, l'homme prit la fuite.

Le prêtre-chevalier partit à sa poursuite mais l'homme l'entraîna dans une impasse. Confiant, Vincent s'avança pour achever sa besogne mais, avant qu'il eût pu armer son arc, il s'écroula, assommé par quelqu'un qui s'était tenu caché sous un porche.

Lorsqu'il reprit ses sens, Vincent était ligoté et les trois prêtres survivants se tenaient face à lui.

– Il a tué Octave, déclara l'un, cet individu est sans pitié.

– Méfie-toi, conseilla le deuxième au troisième. C'est peut-être un spécialiste du maniement des armes et de la lutte au corps à corps.

Le troisième fouillait les poches de sa robe de bure et en tirait des documents calligraphiés.

– Il se nomme Vincent et c'est un prêtre-chevalier d'échelon 17.

– Eh bien, l'archevêque-baron doit vraiment tenir à notre trépas pour nous envoyer quelqu'un de ce calibre, remarquèrent les deux autres.

Vincent se cala sur un coude.

– Je sais que vous êtes encore plus chevronnés que moi, dit-il calmement. Vous savez combien font 9 + 9.

Tous trois éclatèrent de rire.

– Qu'est-ce qui vous amuse tant?

Ils continuaient à s'esclaffer.

– 9 + 9. Nous savons combien font 9 + 9. Ha! Ha! Ha!

– Mais enfin, qu'y a-t-il de si drôle là-dedans?

L'un des assassins, un petit gros au visage poupin, se pencha vers lui en souriant.

– Nous en savons beaucoup plus long que cela!

– Vous voulez dire que vous savez combien font 10 + 9?

Le plus grand se tenait les côtes.

– Bien sûr, et c'est pour cela qu'Egalera Sedeuw t'a chargé de nous tuer. Nous, nous avons compris le sens des chiffres et des nombres.

– Nous en connaissons tant qu'il s'en est effrayé.

– Vous êtes des meurtriers et je sais que vous avez tué des moines.

Ils se calmèrent soudain et le dévisagèrent avec pitié.

– Ça, c'est la version officielle que l'arche vêque-baron t'a donnée pour te convaincre de te lancer à nos trousses, expliqua le grand. En fait, nous n'avons trucidé personne. Notre crime est bien plus grave. Nous sommes allés trop loin dans la compréhension des choses.

Ils se présentèrent. Le petit gros se nommait Sixtin, le grand maigre Douzin, et le frisé, Troyun. Ils racontèrent à Vincent leur version de l'histoire.

Un jour, Egalem Sedeuw leur avait demandé d'enquêter sur un animal. Une équipe d'archéologues avait en effet retrouvé sur une pièce datant d'une période fort ancienne par rapport à la civilisation présente le tracé d'un animal étrange ressemblant à une gazelle.

Sixtin sortit de sa poche une boîte en bois allongée, qu'il ouvrit. À l'intérieur, un écrin renfermait une plaque de fer sur laquelle était représenté un animal vu de profil. Sa tête portait des cornes, il avait quatre pattes et une queue.

– Nous avons longtemps étudié cet animal, nous l'avons cherché sur tout le globe. Egalem Sedeuw pensait qu'il s'agissait d'un monstre.

– Mais ce n'était pas cela.

– Il s'agissait d'un…

– Non, ne le lui dis pas tout de suite, le retint Troyun.

– Mais si on ne le lui explique pas, il continuera à nous pourchasser.

L'autre se résigna.

– Ce n'était pas le dessin d'un monstre, mais d'un nombre qui dépasse tout ce qu'on connaissait jusque-là.

Instinctivement, Vincent eut un mouvement de recul.

– Impossible.

– Regarde bien, prêtre-chevalier, les cornes constituent deux chiffres 6, les pattes avant, deux chiffres 7. Le ventre est composé de deux 0, les pattes arrière de deux 9 et la queue d'un 6.

Le regard de Vincent fixait le dessin étrange. Il ne voyait qu'une gazelle parce que ses yeux refusaient d'associer toutes ces formes autrement. Certes, si on isolait la tête de la chèvre, on pouvait y discerner une lointaine association avec le chiffre 6. De toute manière, il était inconcevable de coller tous ces chiffres aussi près les uns des autres. Seul le 1 peut être accolé à un autre afin de former une dizaine.

Sa vision se brouilla tandis que les autres continuaient de lui expliquer leur découverte archéologique. Vincent tenta une faible défense. Il suffisait d'isoler chaque partie pour voir la vérité. Ce n'étaient que des chiffres accolés et rien d'autre.

– Eh bien, nous avons là deux 6, deux 7, deux 0, deux 9 et un 6, rien de nouveau!

Douzin lissa la pièce du doigt:

– Non, il faut comprendre ce dessin dans sa totalité. Cet animal est… un «nombre»!

Un nombre…

Vincent reprit confiance. Ces gens étaient fous.

– Un nombre de plus de deux chiffres, cela ne veut rien dire. Au-delà des dizaines…

Le grand maigre insista:

– Non pas des dizaines, mais de plusieurs dizaines de dizaines de dizaines.

– Je ne comprends rien à ce que vous dites.

– Tu sais compter jusqu'à combien?

– 17.

– Bravo, tu es loin d'être un imbécile. Tu es donc capable d'intégrer notre découverte. Jusqu'à présent, nous restreignions notre imagination à la progression des premiers chiffres. Lorsque l'homme a découvert le 15, il s'est mis à penser jusqu'à 15! Puis l'homme a progressé et il a découvert le 16 puis le 17 puis le…

– Vous savez compter au-delà de 17?

– Bien sûr.

– Dans ce cas, pourriez-vous me dire combien font 9 + 9?

– Certainement.

Les moines hors-la-loi s'amusaient de son ignorance. Ils se moquaient de lui. Vincent avait la désagréable impression que ces moines avaient découvert quelque chose qu'il ignorait.

Ils firent durer cet instant de doute puis déclamèrent:

– 9 + 9 =… 18.

C'était donc cela 18, 1-8. 18, divisible par 9, par 6, par 3, par 2, par 18, par 1. Quel beau chiffre!

Vincent était en pâmoison devant cette révélation, quand le petit gros poursuivit:

– Mais ce n'est pas tout. Nous savons aussi combien font 9 + 10 et même 10 + 10 et même 10 + 11.

Cette fois, c'en était trop.

– Je ne vous crois pas. Rien n'existe au-delà des dizaines.

– Et pourtant si, il y a vingt. Deux fois 10 = 20.

Vincent eut envie de se boucher les oreilles. C'était vraiment trop, trop de savoir, livré trop vite. La tête lui tournait.

Troyun s'approcha.

– Voici ce que nous avons découvert grâce à l'animal qui ressemble à une chèvre ou à une gazelle et qui pourtant n'est qu'un nombre. Un immense continent de connaissances s'ouvre devant nous. Nous n'y avons parcouru qu'un tout petit chemin.

– 66770099**6 a été dessiné par des hommes pleins de savoir (peut-être des hommes du futur revenus visiter leur passé). Ils ont oublié au passage cet objet et nous ont ainsi révélé que l'homme du futur sait compter jusqu'à 66770099**6!

Vincent poussa un cri de douleur. Il avait l'im pression qu'une grande porte s'ouvrait dans son cerveau, libérant les trois quarts des possibilités qui se tenaient jusque-là compressées dans un recoin de son cortex.

Il pleurait. Les autres détachèrent ses liens et l'aidèrent à se relever. À présent il pouvait se tenir debout; dans sa tête aussi, il était prêt à affronter l'étendue infinie des chiffres qui dépassent les dizaines.

– 66770099**6, évidemment… Ce n'est pas une chèvre, mais un nombre.

Vincent s'approcha de la fenêtre. Il était saoul de savoir. Il venait de recevoir d'un coup, en pleine cervelle, une tonne de cet enseignement qu'on lui avait distillé jusque-là au compte-gouttes.

Il contempla sa robe, marquée des insignes du monastère du Chiffre. Puis il regarda par-delà la vitre un horizon sans fin, un monde rempli de nombres sans limites, et vacilla sous la sensation de vertige.

Le plafond de son esprit venait de s'élever. Ainsi, toutes ces connaissances que des scientifiques bardés de diplômes impressionnants et de titres intimidants lui avaient accordées comme autant de bijoux précieux n'étaient encore que des prisons. Il avait remercié humblement chaque fois qu'ils lui avaient allongé un tout petit peu sa laisse, mais ce n'était qu'une laisse.

On peut vivre sans laisse.

On n'a pas besoin d'être scientifique patenté pour savoir. Il suffit d'être libre, L-I-B-R-E.

Il n'existe qu'une science, se dit-il, la science de la liberté, de la liberté de penser par soi-même, sans moule préconçu, sans chapelle, sans maître, sans aucun a priori.

17 ne désignait pas un niveau de noblesse dans une stricte hiérarchie, 17 ne constituait pas une prouesse d'intellectuel, 17 était sa prison. Ce qu'il croyait posséder de richesse n'était qu'une minable information sur les prémices de l'étendue infinie des chiffres et des nombres. Il croyait connaître un continent et n'en avait foulé que la rive.

Vincent fixa l'horizon et ôta sa robe de bure. Il ne souhaitait plus être moine-soldat. Désormais, il était un esprit libre. Libre de penser le monde au-delà de toutes limites chiffrées ou numériques. Sa pensée pouvait sortir de son crâne et jouer avec l'infinité des nombres.

Les trois autres le serrèrent dans leurs bras.

– Nous sommes désormais de nouveau quatre à savoir, frère Vincent, et dès que les moines du Chiffre apprendront que tu as failli, ils te considéreront comme un nouvel hérétique et nous dépêcheront de nouveaux tueurs.


Vincent ne revit plus jamais l'archevêque-baron, ni sa famille, ni ses enfants. Il rencontra une princesse, Quatrine, à qui il révéla le secret des nombres sans fin, et il eut des enfants avec elle. À tous, il enseigna que la pensée, comme les chiffres, n'admet aucune prison.

C'est ainsi que Vincent devint un chef hérétique.

La ville de Parmille se souleva contre l'archevêché et établit un gouvernement autonome, avec ses propres valeurs. Ils adoptèrent pour symbole la tête de gazelle aux longues cornes. Au sein de cette minuscule nation furent enseignés les nombres au-delà de 20.

Conséquence: le petit État fut rapidement mis au ban des nations.

Une énorme armée fut montée pour le détruire mais les citoyens s'organisèrent et, grâce à leur courage et leur détermination, ils parvinrent à repousser les troupes ennemies.

L'archevêché décida de changer de tactique. À défaut de prendre la ville, il suffirait d'en réduire l'influence.

D'abord, lui dénier toute légitimité à exister et empiéter peu à peu sur son territoire. Puis, créer sur son flanc une autre nation qui, elle, clamerait haut et fort qu'il n'existait rien au-dessus du chiffre 10.

C'était la réponse du berger à la bergère.

Ce peuple se nomma les Dixcalifieurs. Ils interdirent à quiconque d'évoquer des chiffres supérieurs à 10. «Le Dix est le plus Grand. Et rien n'est au-dessus.» Telle fut leur devise.

Comme la pensée parmillienne se répandait lentement, tant elle était difficile à admettre par des esprits en friche, les Dixcalifieurs reçurent le soutien de tous les organismes officiels, de tous ceux qui avaient intérêt à maintenir les populations dans l'ignorance.

Un peu partout, on assista à l'assassinat de ceux qui connaissaient le 11, le 12, le 13, le 14 ou le 15.

Vincent se rendit compte que la poussée vers le haut qu'il avait voulu initier avait provoqué par contrecoup un déferlement de fanatisme en faveur d'un retour à l'ignorance.

Les Dixcalifieurs ne dissimulaient plus leur dessein. Vague de violence à l'appui, ils contraindraient tous ceux qui pensaient au-delà de 10 à se taire ou se tapir dans quelque recoin.

L'État parmillien tint bon malgré les injustices et les massacres dont il était victime. Ses citoyens continuaient à étudier les chiffres et découvraient des merveilles, comme la magie de Pi ou du Nombre d'or. Ils comprirent les possibilités des nombres irrationnels et touchèrent à l'infini en divisant un jour un nombre par zéro.

Simultanément, la terreur des Dixcalifîeurs s'amplifia. De plus en plus de citoyens s'inclinèrent devant elle, la peur étant un moteur bien plus puissant que la curiosité, la lâcheté un sentiment facile à partager. Et puis les Dixcalifîeurs étaient passés maîtres en désinformation. Non seulement ils assassinaient, mais ils accusaient ensuite les Parmilliens de leurs propres méfaits. Et personne n'osait les contredire. Même au sein de l'archevêché plus personne n'évoquait l'existence des nombres au-delà de 10: «TOUS ÉGAUX, TOUS DANS L'OMBRE DU 10», était-il inscrit sur les murs de la ville. Et aussi: «MORT AUX HÉRÉTIQUES PARMILLIENS.»


Parmille se retrouva isolée du reste des nations, comme frappée d'une maladie contagieuse, la maladie du savoir.

Nul ne soutenait la cité, mais elle existait, et avec elle l'étincelle de la connaissance des nombres se perpétuait. Même limitée à une population de plus en plus réduite.


Ce ne fut que bien plus tard, alors qu'il était déjà vieux et fort chenu, que Vincent fut assassiné en pleine rue par un Dixcalifîeur fanatique.

En tombant, il eut une dernière pensée:

«Dans le combat humain pour l'élévation de l'esprit, il ne suffit pas de monter le plafond, il faut aussi empêcher le plancher de s'effondrer.»

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