L'Arbre des possibles

Hier les actualités télévisées étaient atroces.

Ensuite j’ai mal dormi.

Je me suis réveillé plusieurs fois en sueur, le corps brûlant.

Lorsque enfin j'ai pu sombrer dans un sommeil plus profond, j'ai rêvé d'un arbre qui étendait en accéléré ses branchages vers le ciel.

Son tronc s'élargissait, se tordait et craquait, alors que des feuilles apparaissaient, foisonnaient puis tombaient, laissant la place à de nouveaux bourgeons.

En s'approchant, on voyait sur son écorce des milliers de petits points noirs qui grouillaient.

Ce n'étaient pas des fourmis, mais des humains. Et en s'approchant on les voyait, bébés, ramper à quatre pattes, puis se lever, devenir enfants, adultes puis vieillards. Pour eux aussi le temps s'accélérait.

De plus en plus de grappes de points noirs ruisselaient sur l'écorce de cet arbre géant. Et au fur et à mesure que l'arbre s'étendait, leur nombre croissait. Les humains formaient de longues files qui sillonnaient les ramures, s'arrêtant parfois à l'apparition d'une branche. Ils avançaient jusqu'aux feuilles, les contournaient ou essayaient de monter dessus. Parfois la feuille tombait et tous les humains chutaient avec elle.

Cette nuit j’ai rêvé d'un arbre, et ce matin cela m'a donné une idée.

Peut-être y a-t-il des cycles dans l'histoire…

Peut-être certains événements sont-ils prévisibles pour peu qu'on réfléchisse à ce qu'il s'est déjà passé…

Certains futurologues ont jadis avancé des hypothèses. Ils ont remarqué que…

Tous les onze ans il se produit une recrudescence de violence à l'échelle planétaire (ils ont même associé ce phénomène aux giclées de magma sur la surface du Soleil).

Tous les sept ans les cours de la Bourse chutent.

Tous les trois ans intervient une accélération du nombre des naissances.

Évidemment, ce n'est pas si simple, mais pourquoi se priverait-on d'anticiper le futur…

Peut-être évitera-t-on des catastrophes en étudiant le passé…

Peut-être prévoira-t-on certaines situations en étudiant les courbes d'évolution logiques, ou probables…

Depuis longtemps les spécialistes discutent de la croissance démographique exponentielle des humains sur Terre. Et chaque fois ils prétendent que la situation n'est pas alarmante, puisque nous parvenons à produire de plus en plus de nourriture. Or nous savons maintenant que cette nourriture est appauvrie en vitamines et en oligo-éléments parce que nous avons épuisé les terres en utilisant trop d'engrais. La Terre est-elle suffisamment riche pour nourrir une humanité qui double tous les dix ans? Ne risque-t-on pas de connaître des guerres de survie?

Pourrions-nous mettre ces facteurs en équation afin de prévoir les changements qu'ils entraîneront dans le futur?

Ce matin, j'ai imaginé que des hommes et des femmes venus de tous les horizons de la connaissance, sociologues, mathématiciens, historiens, biologistes, philosophes, politiciens, auteurs de science-fiction, astronomes, se réunissaient dans un lieu isolé de toute influence. Ils formeraient un club: le Club des visionnaires.

J'ai imaginé que ces spécialistes discuteraient et tenteraient de mêler leurs savoirs et leurs intuitions pour établir une arborescence, l'arborescence de tous les futurs possibles pour l'humanité, la planète, la conscience.

Ils pourraient avoir des avis contraires, cela n'aurait aucune importance. Ils pourraient même se tromper. Peu importe qui aurait raison ou tort, ils ne feraient qu'accumuler, sans notion de jugement moral, les épisodes possibles de l'avenir de l'humanité. L'ensemble constituerait une banque de données de tous les scénarios de futurs imaginables.

Sur les feuilles de l'arbre s'inscriraient des hypothèses: «Si une guerre mondiale éclatait», ou «Si la météorologie se déréglait», ou «Si l'on se mettait à manquer d'eau potable», ou «Si on utilisait le clonage pour engendrer de la main-d'œuvre gratuite», ou «Si l'on arrivait à créer une ville sur Mars», ou «Si l'on découvrait qu'une viande a provoqué une maladie contaminant tous ceux qui en ont consommé», ou «Si on réussissait à brancher les cerveaux directement sur des ordinateurs», ou «Si des matières radioactives commençaient à suppurer des sous-marins nucléaires russes coulés dans les océans».

Mais il pourrait y avoir aussi des feuilles plus bénignes ou plus quotidiennes comme «Si la mode des minijupes revenait», ou «Si on abaissait l'âge de la retraite», ou «Si l'on réduisait le temps de travail», ou «Si l'on abaissait les normes de pollution automobile autorisées».

On verrait alors sur cet immense arbre se déployer toutes les branches et les feuilles du futur possible de notre espèce.

On verrait aussi apparaître de nouvelles utopies.

Ce travail d'apprenti visionnaire serait entièrement représenté dans ce schéma. Évidemment, il n'aurait pas la prétention de «prédire l'avenir» mais en tout cas l'avantage de désigner les enchaînements logiques d'événements.

Et à travers cet arbre des futurs possibles, on distinguerait ce que j'ai appelé la VMV: «Voie de moindre violence». On verrait qu'une décision impopulaire sur le moment peut éviter un gros problème, à moyen ou à long terme.

L'Arbre des possibles aiderait ainsi les politiciens à surmonter leur peur de déplaire pour revenir à plus de pragmatisme. Ils pourraient déclarer: «L'Arbre des possibles montre que, si j'agis en ce sens, cela aura des conséquences pénibles dans l'immédiat, mais nous échapperons à telle ou telle crise; tandis que si je ne fais rien, nous risquons probablement telle ou telle catastrophe.»

Le public, moins apathique qu'on ne se le figure généralement, comprendrait et ne réagirait plus de manière épidermique, mais en tenant compte de l'intérêt de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Certaines mesures écologiques difficiles à prendre deviendraient plus acceptables.

L'Arbre des possibles aurait pour vocation non seulement de permettre de détecter la VMV mais aussi de passer un pacte politique avec les générations à venir, en vue de leur laisser une terre viable.

L'Arbre des possibles nous aiderait à prendre des décisions rationnelles et non plus émotionnelles.

L'Arbre des possibles serait immense, en largeur et en profondeur. Si on devait le dessiner, on obtiendrait probablement une arborescence qui couvrirait une très vaste étendue.

C'est pourquoi ce matin j'ai imaginé d'utiliser un programme informatique capable de représenter toutes les branches et de les visiter.

J'ai pensé qu'il serait possible de se servir d'un moteur un peu similaire à ceux de ces programmes de jeu d'échecs qui prévoient plusieurs coups à l'avance et leurs réponses probables.

Il suffirait d'introduire un facteur dans le programme pour que la machine calcule son implication sur tous les autres facteurs. En quoi la feuille: «Si l'on réduisait le temps de travail» peut-elle agir, même indirectement, sur la feuille: «Si une Troisième Guerre mondiale éclatait», ou: «Si la mode des minijupes revenait»?

Ce matin, j’ai imaginé que l'Arbre des possibles était installé sur une île, dans une grande bâtisse, avec au centre un ordinateur, entouré par des salles de réunion, de discussion, de détente. Les spécialistes du savoir seraient enchantés de venir l'arroser de leurs connaissances lors de courts séjours.

J'ai pensé au plaisir qu'auraient ces chercheurs à réduire la violence future et à assurer le confort des générations suivantes.


Bon, c'est une idée comme ça, que je lance en l'air. Je pense que ce soir je dormirai mieux, et j'essaierai d'en trouver d'autres.

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