Jean Echenoz
L'Équipée malaise

1

Trente ans auparavant, deux hommes avaient aimé Nicole Fischer.

L'inconnu qu'elle leur préféra, pilote de chasse de son état, n'eut pas plus le temps de l'épouser que de s'éjecter de son prototype en vrille, pulvérisé sur la Haute-Saône en plein midi de mai. Blonde et baptisée Justine trois mois plus tard, l'enfant de ses œuvres porterait donc le nom de sa mère. Celle-ci, son deuil éteint, sa fille au monde, conçut l'idée de revoir ses anciens prétendants, Jean-François Pons et Charles Pontiac, elle eût aimé savoir ce qu'ils faisaient sans elle. Mais ses recherches furent vaines: ils l'aimaient tant qu'ils avaient vu leur vie cassée lorsque Nicole un soir, à la terrasse du Perfect, leur avait nerveusement signalé l'existence de l'homme volant. Pons et Pontiac s'étaient d'abord éloignés l'un de l'autre puis du monde extérieur, leurs noms manquaient maintenant dans les annuaires, leur souvenir même était presque évanoui.

Charles Pontiac disparut le premier, vers les souterrains, sans prévenir personne. On le crut mort et de moins en moins de monde parla de lui pendant deux ans. Jean-François Pons, quant à lui, n'annonça son départ qu'à sa sœur, encore assez jeune mère abandonnée par un certain Bernard Bergman qui avait juste reconnu l'enfant, puis crié qu'on le prénommât Paul J. par la fenêtre du train qui prenait de la vitesse. Pons lui fit de graves adieux brefs, posa une main sur la tête déjà formée du jeune Paul J., puis se fit mener par avion vers l'Asie du Sud-Est dont il ne savait rien.

N'ayant de la Birmanie, du Siam, nulle idée que celle d'un grand parc, nulle image que du vert uni, l'installation de Pons y requit beaucoup d'efforts et de préoccupations qui tuaient le passé comme il l'avait voulu. Il apprit d'autres langues, pensa donc autrement, transformations qui engloutirent ses économies. Une fois mangé tout son avoir et qu'il fallut trouver de quoi vivre, quelqu'un du consulat lui parla d'un nommé Blachon qui se tenait à Rangoon. Blachon portait un chapeau de toile dont il mâchait le bord tout en réfléchissant. Il y aurait bien cette affaire à reprendre en Malaisie, peut-être, suite au décès d'un vieux planteur européen. Exposant la chose, Blachon dessinait de l'index droit sur sa paume gauche ouverte, comme pour illustrer son propos.

Non loin de la côte malaise, vers l'est, une exploitation d'hévéas se retrouvait livrée à elle-même, son propriétaire né à Tulle venant de s'éteindre à l'hôpital d'Ipoh. La succession déclenchant des litiges, des procès à rallonges, les hommes de lois se virent contraints de recruter un gérant provisoire; une candidature francophone les soulagerait. Jean-François Pons, dont le jeune passé d'imprimeur offrait toute garantie de sérieux, fut aussitôt engagé. Après que Blachon eut calculé ses honoraires au creux de la main, il proposa d'étaler le paiement sur huit mois.

Huit mois et plus, Pons se fatigua durement, coordonnant tôt le matin les équipes d'ouvriers agricoles, vérifiant les comptes au plus chaud de la sieste, passant ses nuits à lire entre les lignes du Manuel du planteur d'hévéa de Bouychou. Très vite il fut du dernier bien avec les paysans qui le voyaient enfouir la graine comme eux par tous les temps, nourrir le sol, repiquer les pousses et greffer les plants, saigner les arbres à l'aube et transporter leur sève à la petite usine de la plantation, près de la mare passementée de kapok sur pied. Il avait perfectionné son malais, s'était mis au chinois auprès des contremaîtres, il n'abusa jamais de son état de gérant. Il partageait les nouilles rurales, les couches rurales; on lui attribua, dans une exploitation voisine, deux enfants qu'il entretenait volontiers. Il sut se faire populaire.

Le parachèvement de cette nouvelle vie, si bien transformée, ne consisterait-il pas dans l'adoption d'un nouveau nom? L'imaginatif Pons eût par exemple aimé se faire appeler Tuan, titre éprouvé de noblesse locale, mais les employés se montrèrent réticents. Duc, songea-t-il un soir. Duc, peut-être. Sonnant assez comme un prénom du cru, cette appellation fut mieux acceptée. Duc, duc Pons, riaient les ruraux qui se prêtèrent de bonne grâce à l'innocente lubie. Elle passa bientôt dans l'usage. En peu de temps Pons devint le duc Pons, connu sous ce titre jusque chez les banquiers de Kuala Lumpur, les hommes d'affaires de Singapour avec lesquels il traitait de plus en plus, de mieux en mieux. Dès 1967 en effet, la plantation retrouvait une prospérité oubliée, la surpassait même en débitant une grosse tonne de gomme par hectare et par an.

Ses héritiers, naturellement, ne s'étaient accordés nulle trêve ni compromis, bloquant le conflit au point qu'il ne pût se résoudre que par décès d'une des parties. Cela se produisit de longues années plus tard en faveur d'une madame Luce Jouvin, épouse d'un ingénieur des eaux. Un 2 novembre à Kuantan, Luce et Raymond Jouvin sortirent en titubant d'un 337 du Malaysian Airline System. Ils étaient fatigués, découragés d'être aussitôt trempés par la mousson de nord-est. Luce entre les trous d'air avait bu trop de liqueur détaxée. Depuis le matin les vents se plaisaient à écoper la mer de Chine, à la vider avec brutalité sur cette partie de la péninsule, le ciel ne prenait plus la peine de se détailler en gouttes mais se défaisait en un flot mou qui explosait sans répit sur les tôles des taxis massés devant l'aéroport, couvrant les chorales de chauffeurs.

A l'abri de la jeep, Pons était contracté. Il identifia tout de suite les Jouvin mais ce furent eux qui l'abordèrent, après deux quiproquos sans gaieté. Jouvin, qui n'avait pas d'épaules, entretenait une raie sur le flanc droit de son crâne, levait à tout propos le sourcil sur un œil pâle, comme Luce il chaussait du 40. La pluie cessant soudain, Luce Jouvin découvrit la chaleur et se mit à boire derechef, transpirant son alcool presque instantanément. Jouvin était trop abruti pour discuter pendant le parcours jusqu'à la plantation, et Pons pensait trop à son avenir. Après la sortie de Gambang, des lapins jaillirent à travers la route et Luce en fut bien surprise, elle eût préféré voir d'autres bêtes moins familières, elle se sentait un peu désappointée, quoique en même temps ces lapins fussent rassurants; elle tenta d'exprimer tout cela avant de s'endormir sur la banquette arrière.

Spécialisé dans l'eau depuis trop longtemps, Jouvin comprit assez vite qu'il ne serait pas facile de s'adapter au caoutchouc – d'autant moins que Pons, mine de rien, déployait ses efforts pour que les choses parussent très peu compréhensibles. Un soir après les nouilles auxquelles s'habituait mal le couple, Jouvin lui proposa de conserver ses attributions techniques pour une durée indéterminée. Lui-même, dans un premier temps, se familiariserait avec les comptes, les commandes et la gestion du personnel, on lui avait déjà confié ce poste une fois, dans la Meuse, un remplacement chez Culligan. Pons acquiesça: déchargé d'autant, il pourrait occuper ses heures libres à l'examen des corps célestes, s'étant par ailleurs pris du plus vif intérêt pour les observatoires traditionnels. Mais surtout, l'emploi plus souple de son temps lui permettrait d'échafauder un plan visant à l'élimination de ces stupides Jouvin qui menaçaient le moyen terme de son avenir. Il aimait trop sa deuxième vie, presque aussi longue maintenant que la première, il saurait la défendre, ne renoncerait en rien à ses prérogatives ducales. Jouvin lui accordant sa confiance ingénue, Pons savait aussi pouvoir compter sur l'appui des ruraux. Il monterait donc un double jeu. Il laisserait d'abord s'écouler un peu de temps.

Les nouilles pour les Jouvin, ce n'était toujours pas ça. Deux soirs par semaine, sur fond de protestations gastriques, Pons avait entrepris de leur inculquer les grands principes de l'hévéa-culture. Mais après qu'il eut repris les suggestions de Bouychou, résumé les thèses de l'Institut français du caoutchouc, rappelé quelques innovations des plantations Michelin, son enseignement commença de se distordre. Poudrant les yeux de Jouvin par son glossaire technique, improvisant pour Luce sur l'air de la gutta-percha, sans faille logique apparente il démontrait bientôt l'âpre nécessité de durcir les conditions de travail. Antisociales, quelques propositions suivaient concernant les salaires, les horaires, prîmes et congés, sanctions. Parfait, disait Jouvin, si c'est votre point de vue. Si c'est vous qui le dites, moi je n'ai rien contre. On va leur en parler demain. C'est vous qui devez parler, faisait observer Pons, c'est vous le patron. Vous êtes le patron, vous êtes fort. Vous parlez. Parfait, disait Jouvin.

Le surlendemain comme de juste, entre les rangs d'arbustes, le duc Pons s'indignait à haute voix du train de mesures annoncées la veille par l'ingénieur des eaux. Mettant les ruraux mal à l'aise en leur laissant prévoir d'autres dispositions iniques, il évoquait ensuite d'une voix sourde, par phrases brèves comme s'il parlait seul, le principe du syndicalisme. Ce principe était mal connu. On s'y intéressa. Bientôt naquirent des vocations, se précisèrent des tâches que se disputèrent des responsables. Une petite hiérarchie se fit jour, engendrant quelques jalousies comme le désirait Pons, qui voulut diviser encore mieux. Le plus évasivement du monde, par un jeu d'allusions historiques dont il veillait à se démarquer, il entreprit d'inoculer le germe insurrectionnel dans certains esprits choisis. Succès: peu de semaines s'écoulèrent avant qu'une scission fissurât le noyau syndical. Tôt fatigués par le rodage de ce petit appareil neuf, une frange de ruraux radicaux préconisait impatiemment l'action dure, à rebours d'un marais légaliste. Autour des deux frères Aw, qui incarnaient grosso modo ces tendances, on disputait vivement de trois objectifs, chaque jour plus urgents: abrogation immédiate des arrêtés Jouvin, départ du couple à bref délai, rétablissement de l'ancien système dont l'indispensable duc constituait la clef de voûte, discrète et bien-aimée. Le plus jeune des frères Aw insistait moins souvent sur cette troisième exigence, ne laissant pas d'agacer Pons pour qui tout cela faisait quand même de rudes journées.

Tard le soir, après un coup d'oeil sur le ciel constellé, c'était reposant de consulter encore les plans, les photographies de vieux instruments astronomiques. Si le duc parvenait à se maintenir ici, l'un de ses espoirs était de s'en construire un pour lui tout seul, en bord de jungle. Ce serait juste un gnomon, haut triangle maigre en maçonnerie, cadran solaire géant d'une assez grande facilité d'exécution. Mais la brique revient cher à l'est de Malacca. Par quoi la remplacer, se demandait Pons. Toutes ces questions formaient son ordinaire, employaient tout son temps, lui évitaient d'éveiller sa vie d'avant.

Pas plus que Jean-François Pons, Charles Pontiac n'évoquait le passé, aussi songeaient-ils très rarement l'un à l'autre. Ils s'étaient pourtant bien connus, assez bien entendus tout en aimant cette même Nicole, ils s'étaient même porté de la considération. Charles s'était habitué maintenant, depuis longtemps, à vivre sans domicile fixe. Cette ascèse présuppose une méthode. S'il pouvait en effet dormir sous les ponts, sur les grilles du métro, dans les entrées d'immeubles et les sorties de secours, les escaliers de service, les caves plutôt que les combles, il aimait bien aussi s'être assuré l'accès nocturne d'établissements publics, bureaux, bibliothèques, musées qu'il visitait longuement, considérant les œuvres à la seule lueur de son Zippo.

Nicole Fischer les chercha donc inutilement. Ils l'avaient trop aimée pour ne pas disparaître, l'un devenu duc et l'autre errant sans que rien ne laissât prévoir de tels destins. Durant quelque douze ans, les uns des autres on ne devait rien savoir. Puis on se dégela, s'expédia des nouvelles, quelques miettes de nouvelle. Pons, tant que ce fut possible, reprit le contact avec sa sœur, se tenant au courant des progrès de Paul J., de sa croissance et de ses espoirs. Nicole reçut une vue de Java, au dos de quoi Jean-François résumait en quinze mots sa vie depuis tout ce temps. Beaucoup plus tard ce fut une enveloppe en papier bulle, oblitérée à la poste centrale du Louvre et qui contenait juste une adresse à Levallois, de la main de Charles, au crayon. Mais il était trop tard, elle ne répondit plus. Elle ne les revit pas.

Charles quant à lui ne l'aperçut qu'une fois, au fin fond du métro, elle en première presque vide, lui depuis le quai de la station Picpus, une assez bonne station – public d'habitués, personnel complaisant, rareté des hommes en bleu. Il s'y trouvait en compagnie de collègues derrière lesquels, promptement, il se dissimula jusqu'à ce que la rame eût disparu. Les collègues s'étaient regardés, surpris: Charles n'était pas d'ordinaire un homme très émotif, un homme très démonstratif. Son calme leur inspirait plutôt le respect, léger respect nuancé de crainte et d'incompréhension bien qu'il se fût toujours montré prévenant, voire d'assez bon conseil. Le duc aussi, dans le temps, éprouvait devant Charles cette même qualité de crainte. C'était là sa considération.

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