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Charles avait passé la nuit suivante au musée Jacquemart-André, qui surplombe un tronçon presque paisible du boulevard Haussmann. C'était un de ses refuges favoris, un séjour sûr quoique pas si bien chauffé, moins confortable qu'on pourrait croire: la literie y consistait en un long canapé bombé, très dur et tendu de satinette parme, hautement dérapant tel un saucisson de savon. S'accrochant à l'accoudoir, coinçant ses pieds sous l'autre accoudoir, Charles calait contre le dossier son corps massif mais lâchait prise dès que celui-ci s'engourdissait, dès le prégénérique de ses rêveries répétitives. Alors il tombait, puis remontait sur sa couche en s'y agrippant mieux, jusqu'aux premières images hypnagogiques qui le rejetaient au bas du meuble. Répugnant à s'y ficeler, Charles ne connaissait donc que des débuts de sommeil, des incipit de rêves dont il ne regrettait jamais l'inachèvement.

Il se levait toujours tôt. Vers quatre heures du matin, abandonnant sa lutte contre le canapé, il s'animait dans son indifférence. Il soufflait en se mettant assis, touchait son front moite, enfilait ses chaussures à tâtons, les renouait d'instinct dans le noir puis se dressait, trouvait dans sa poche le Zippo qui découvrit une aire d'un mètre de rayon. Quelques minutes il parcourut le réseau de grandes salles obscures, son briquet serré dans sa main au-dessus de lui. Des tableaux défilaient, des portraits tout de suite happés par l'ombre et qu'il ne regardait pas, sauf un instant Le début du modèle. Outre ces peintures, les galeries abondaient en toute sorte d'objets d'art sous leurs fragiles vitrines, des objets de toute taille et spécialement des petits que Charles aurait pu prendre, vendre et s'assurer ainsi des jours meilleurs, mais l'idée ne lui en était pas venue, ou ne s'était pas maintenue.

Circulant ainsi parmi les œuvres, la lueur noire et jaune du pétrole tremblant au bout de son bras levé, Charles devenait lui-même un bon sujet, un motif artistique tout à fait possible. Il s'engagea dans le cul-de-sac d'une galerie au bout de laquelle une tenture pesante, accablée d'héraldique, dissimulait une porte en fer. D'une autre de ses poches il retira deux clefs, mariées par un bout d'élastique sec, friable autant qu'une tige sèche. L'une des clefs se trouvait trop plate et de trop petit format, l'autre étant un passe rudimentaire qui se plaignait quant à lui de n'ouvrir que deux serrures sur cinq d'une certaine sorte, parmi quoi celle de cette porte en fer. La porte donnait sur un gazon qui étouffe les pas, ensuite une allée de gravier contourne le musée jusqu'au portail. Charles escalada le portail.

Sous les premières menaces du jour, le boulevard Haussmann se tenait tranquille et propre, déjà passaient les éboueurs chargés de parachever le tableau, de préparer la piste. Autour du véhicule vert progressant par segments, une équipe gantée de peau dansait en projetant avec souplesse les scories dans le broyeur. Charles ne leur donna pas un regard. Malgré sa profession, son état négatif d'une profession, îl ne s'intéressait pas spontanément aux déchets; il suivait le boulevard vers la rue de Miromesnil, ses mains enfoncées dans ses poches. Outre le Zippo, les clefs, celles-ci recelaient deux mètres de chanvre tordus en huit, deux mètres de tickets de métro en rouleau, cinq dés à jouer, un couteau suisse à trois fonctions très affûtées, onze francs trente en petite monnaie, trois cachets d'aspirine dans un étui de métal. Dans la poche intérieure zippée de sa parka, Charles possédait aussi une enveloppe de skaï lézardé contenant cent francs plies dans un papier d'identité. Ce même billet de cent francs depuis quatre ans, Charles n'y touchait jamais, il était une sorte de police d'assurance plutôt que du véritable argent. Et sur la carte d'identité, à gauche de son sourire absent, était écrit Pontiac Charles, Frédéric, Marie, né à Verdun cinquante-six ans plus tôt, un mètre soixante-quatorze, signes particuliers verres correcteurs. Mais nulle trace de lunettes, luxe inutile, dans les affaires de Charles.

Il ne compta pas six ou sept heures sonnant d'un clocher proche, de plus en plus nettement détaché sur ciel pâle où des prémices rosâtres s'étiraient; d'autres que lui se fussent réjouis de cette belle perspective. Passés les éboueurs il n'y avait plus grand-chose, plus grand monde sur le boulevard. Puis cela s'animait un peu vers la station Villiers.

Charles prit l'une des premières rames pour travailleurs, du nord-est où l'on dort au nord-ouest où l'on œuvre, dans l'air strié de dentifrice et de café-tabac, d'encre et de nouvelles fraîches, de draps et de sueur, de savon, d'after-shaves cousins du calva. Sur les yeux rouges clignaient, tombaient parfois de lourdes paupières. Par-dessus les épaules résignées, Charles déchiffra de gros titres sans en établir la portée; sa lecture était mécanique, ne se connectait qu'à peine à sa conscience. Il descendit au terminus, Pont de Levallois. Les toits découpaient nettement le jour à présent, le soleil faisait battre des moires sur leur zinc.

Dans Levallois, Charles rejoignit une rue nommée Madame-de-Sanzillon tout au long de quoi les constructions rapetissaient en noircissant, se dégradaient au point de s'effondrer parfois, ceintes de franges de terre où proliféraient de mauvaises herbes géantes, affolées par leur propre croissance, génétiquement inhabituées à ce laisser-aller. Tout étriqués au bout de la rue à droite, deux étages se tenaient l'un sur l'autre, chacun sa fenêtre barrée d'une planche pourrie, l'absence de porte donnant sur une intimité de gravats gris, de cendres grises. Par les crevés du toit, le jour diffractait net le gris. Un barbelé sénile courait devant la maison, conclu par un portail où tenait avec du fil de fer une boîte aux lettres en métal blanc portant deux patronymes (Vidal, Pon-tiac) peints en foncé.

Charles aurait pu vivre là, s'y installer à demeure, mais il n'y avait dormi que deux fois. Après s'être assuré que l'endroit était à l'abandon, il avait inscrit ces noms sur cette boîte – récupérée avec sa petite clef sur la clôture d'une autre maison inhabitée, mais dans une rue bien trop passante pour faire l'affaire. Avec le passe, cette petite clef formait trousseau.

Il se rendait deux fois par mois rue Madame-de-Sanzillon, ouvrait la boîte, rien ne se trouvait jamais dedans que des prospectus tassés par une main hâtive et mal rémunérée. Assez accumulés durant deux semaines pour obstruer le récipient, les derniers tracts refluaient par la fente en bouchonnant comme d'une latrine engorgée. Charles les défroissait, les parcourait, les refroissait puis les projetait dans l'eau du caniveau, au fil de quoi les petits chiffons compacts se dandinaient en hésitant vers la première bouche d'égout. Rien ne concernait Charles de ces offres de services, suggestions d'abonnements, miroitements d'objets au rabais, cycliques exhortations civiques qui formaient l'ordinaire, mais il n'en éprouvait aucune contrariété. Levallois tous les quinze jours, c'était une prise d'air, un petit changement d'idées, voir le contenu de la boîte était la seule scansion sociale d'une vie d'errance.

Il était encore tôt dans ce quartier excentré, il n'y avait là personne qu'un vieux chien cafardeux fourgonnant dans un sac déchiré, posant des regards discrets sur Charles comme pour lui suggérer de fourgonner avec lui. Charles déverrouilla la boîte dilatée par les coupons-réponses, elle s'ouvrit en grinçant de soulagement. Comme sommairement il ordonnait cette liasse promotionnelle, il distingua l'angle atypique d'une enveloppe – authentique enveloppe à usage privé, sûrement scellée à l'aide de véritable salive humaine, affranchie d'un timbre réel collé un peu de travers par surcroît de réalisme et oblitéré à Chantilly (sa Forêt, son Château, ses Courses). La suscription même était manuscrite; une écriture de dame, de dame un peu mûre, de dame mûre bien élevée, élégante, nerveuse comme un tracé encéphalographique. Cette vraie lettre, c'était inhabituel. Il n'était pas mention d'expéditeur, d'expéditrice au dos de l'enveloppe, le cachet faisait foi de ce qu'on l'avait postée six jours plus tôt.

C'était inhabituel, pourtant le cœur de Charles ne battit pas plus vite. Nulle émotion ne colorait son visage et ses mains ne tremblaient pas, ses doigts ne firent pas des nœuds en se bousculant pour déchirer l'enveloppe. Il regarda juste un moment devant lui, précisément rien, puis dans la direction du ciel, puis dans la direction du chien; sans doute son esprit était-il en mouvement. Le chien dut bien sentir qu'il se passait quelque chose d'anormal car ses regards se nuancèrent de prudence, de tact, il feignit même d'oublier l'homme pour s'occuper exclusivement du sac. Charles glissa la lettre dans une poche intérieure, puis referma la boîte qu'il tapota ensuite d'une main absente comme on eût plutôt fait avec le chien, comme pour s'assurer distraitement de la présence de ce vieux chien, consoler ce bon vieux chien d'être encore une fois tombé dans le même trou.

Vérifiant à plusieurs reprises la présence de l'enveloppe dans sa poche, Charles regagna le métro, changea à Opéra, se retrouva gare du Nord. Il cassa, là, sans hésiter, son billet de cent francs contre un aller-retour Chantilly, en demandant à bénéficier du système train + vélo. Il n'avait plus emprunté le train depuis si longtemps qu'il eut envie d'en jouir le mieux possible. Tout le trajet, il demeura debout près de la portière du wagon, sa main fermée sur une barre verticale, son regard allant de l'extérieur (pavillons, fabriques, zone; cimetière jouxtant l'usine de charcuterie; résidences, terrains de sport en friche où s'affrontaient des rouges, des bleus dépareillés) à l'intérieur (peu de monde dans ce sens à cette heure-ci). Mais ces regards ne suffirent pas à lui fournir une vue d'ensemble effective, une perception totale du chemin de fer, toujours quelque chose manquait, s'échappait d'une fissure insituable. Il ouvrit la lettre, alors seulement; il la lut.

En gare de Chantilly, il troqua son bulletin contre un semi-course Batavus, léger engin tilleul sans sacoches, doté d'un gros changement de vitesse qui l'inquiéta. Il s'éloigna des bâtiments en poussant le vélo, attendit d'être assez seul pour l'enfourcher. Après quelques sinusoïdes il prit le contrôle de la machine, très vite il pédalait sans problème: la science du vélo, l'inexpugnable équilibre à vélo devaient s'être inscrits dans un secteur très archaïque de son cerveau, sorte de chambre forte étanche. Charles roulait, n'ayant jamais froid, tenant bien sa droite quoique seul dans les chemins forestiers. L'air chargé d'odeur d'arbre se divisait de part et d'autre de lui, bain bouillonnant sans cesse renouvelé, charriant et ravivant les souvenirs d'enfance. Epars le long de l'allée, de ténus branchages noirs se brisaient sous les pneumatiques, claquaient avec une sèche douceur comme des clavicules de petits animaux.

Il pédala durant deux kilomètres en direction de Senlis, longeant un cynodrome, mit pied à terre lorsqu'il dut traverser une route nationale. Après deux autres kilomètres il franchit un pont surplombant l'autoroute, et après le carrefour des Espionnes il y avait un étang. Charles contourna l'étang, suivit un tronçon départemental où cela circulait peu avant de prendre à droite dans une nouvelle allée.

Surmontés d'anges blancs, les piliers d'un portail marquaient l'entrée de la voie qui accédait à une demeure privée. Sans ces deux anges, des miniatures de ceux du pont Saint-Ange équipés d'accessoires (la tunique, les verges) de la crucifixion, rien n'eût distingué cette entrée d'un million d'autres entrées; on n'avait pas omis, dans la lettre, de préciser ce point de repère. Et la demeure était une grande bâtisse à colombages anglo-normands brun-pourpre sur lit de gravier désherbé, ratissé, rayé comme une purée sous la fourchette par de nombreux trains de roues – quoiqu'il n'y eût là qu'une Ford, une grosse Ford bleue banale comme on en voit plein.

Charles chercha quelque appui pour sa machine mais le premier gros arbre était trop loin, et trop blanc le mur de la maison. Il voulut l'allonger sur les graviers, tâchant de la disposer avec délicatesse, avec bonheur, mais toujours une roue saillissait laidement, le guidon coincé se pointait en souffrant vers le ciel. Verticalement sereine, luisante d'équilibre, la bicyclette couchée ne savait se tenir qu'en position bizarre, disharmonieuse comme un cadavre fracturé. Charles sonna à la porte.

Ce serait un frais sexagénaire avec un accent russe ainsi qu'une petite barbe pointue bien entretenue, bien droite dans l'axe d'une étroite cravate ivoire, qui mit tout ce temps à venir ouvrir. Il frottait ses mains sèches l'une contre l'autre. Charles, modula-t-il, roulant hospitalièrement l'r médian. Boris, dit Charles. Tout se passe comme tu veux?

– C'est le confort, dit Boris. Les légumes frais, les radiateurs, ça change. L'hygiène. Le grand air me manque, mais je ne pouvais plus. Vidal va bien?

– Toujours pareil, répondit Charles. Il te passe le bonjour.

– Eh non, je ne pouvais plus, grimaça l'autre en désignant ses jambes. L'artérite.

Il semblait en effet ne pas bien tenir sur elles. Après un signe d'invite il claudiqua vers le fond du hall carrelé de noir et blanc, à la surface duquel sa démarche oscillante évoquait une pièce d'échec insane, roi fou, reine ivre ou cheval emballé. Charles suivait droit comme une tour, par angles droits. Et comment ça se passe avec Nicole?

– Rien à dire, reconnut Boris en lui ouvrant la porte d'un petit salon vert bronze. Un peu proche de ses sous, mais on ne peut pas se plaindre, et puis elles sont gentilles. Elle ne va pas tarder. La demoiselle est en haut, il y a un type avec, je vais dire que tu es là. Entre. Tu la connais, la demoiselle?

– Non, dit Charles.

Le salon était meublé de copies d'ancien, avec un peu de réel ancien. Des factures sur un secrétaire attestaient qu on y réglait des comptes. Charles essaya rapidement les fauteuils, préféra rester debout près de la cheminée, regarda les objets posés sur la tablette: deux rosés de cristal, deux cervidés en verre filé, trois rosés réelles dans un rython de cristal. Boris reparut:

– Je te remercierai toujours, confia-t-il. Je me sens quand même bien, ici. Sans toi, cette artérite, je ne sais pas où j'en serais.

Dans l'escalier, Boris utilisait toute la longueur des marches, se projetant d'une rampe à l'autre. A l'étage il fit rouler ses phalanges contre une porte close, entra sans attendre une réponse. Charles entra derrière lui: un homme de son âge, une femme de la moitié de son âge. Charles identifia la jeune femme sans l'avoir jamais vue, s'aidant du souvenir de sa mère. Il reconnut l'homme aussi, Gazol, un type de la bande du Perfect qui avait aussi beaucoup aimé Nicole Fischer trente ans auparavant. Gazol avait toujours son large buste, auquel un abdomen donnait maintenant une troisième dimension. Un parfum d'herbes aromatiques émanait de lui, variété d'eau de toilette à la pizza. Charles Pontiac le salua d'un regard bref puis se tourna vers la jeune femme devant la fenêtre, derrière laquelle un saule pleurait.

– Je suis venu tout de suite, remarqua-t-il.

– Je vous connais, sourit Justine, on m'a parlé de vous.

Charles baissa la tête sans sourire en retour – il ne pouvait pas. Du dehors vint un bruit de moteur: ronronnement luxueux, couples de pneus sculptant voluptueusement le gravier, non sans une arrogante lenteur qui laissait supposer un placage d'acajou sur le tableau de bord, peut-être même un bar minuscule à l'arrière.

– Voilà maman, sourit Justine.

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