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On était content de se trouver. Le capitaine congratulait le duc, le récit de la tempête impressionna Bob. Garlonne frottait des mains attendries devant l'animation soudaine, confit dans une émotion de marieuse; il s'empressa d'aller quérir d'autres chaises longues et boissons fraîches.

– Bon, dit Pons, la ville on n'a pas vu grand-chose, on arrive juste. Peut-être on aurait le temps de jeter un coup d'oeil, quand même. Les pyramides, par exemple, est-ce que c'est loin?

Mais on repartirait le soir même, et le soleil fléchissait déjà: les hommes revinrent l'un après l'autre, fatigués mais contents, chacun sur son vélo. De très loin, on vit approcher Darousset qui pédalait à toute allure; dressé en danseuse il franchit la passerelle sans freiner, comme un tremplin au bout duquel, après une brève hyperbole, son engin s'effondra dans le fracas. Garlonne courut relever l'acrobatique Soudanais dont chacun salua l'exercice: le jeune Gomez découvrait toutes ses dents, Sapir lui-même se déridait un peu, seul Lopez affichait un visage fermé. Il fait la gueule, soupira le second, il fait perpétuellement la gueule.

Deux cabines jouxtant celle de Paul furent attribuées à Bob et Pons, assez éprouvés dans l'avion par quelques zones de turbulence. Paul ne s'étant pas bien remis, quant à lui, des phénomènes symétriques de l'humide nuit dernière, tout le monde se coucha tôt. Ensuite la vie reprit à bord comme les jours précédents, vite lassante lorsque la mer se tient trop bien; à trois l'on pouvait néanmoins recourir à des jeux. On se retrouvait au carré pour dîner, après quoi le capitaine ne refusait pas de faire le quatrième au stud-poker.

Tenant ses douze nœuds de croisière, le Boustrophédon enfila la mer Rouge après quoi le cap fut mis sur Colombo, prochaine escale. Rien de remarquable, rien de notable ne se manifesta; chaque soir, sur le livre de bord, les officiers contresignaient le néant. Quand même, de brèves altercations continuaient d'opposer Garlonne au timonier Lopez. L'une d'elles détona sur le gaillard d'arrière, juste au-dessous de la cabine de Bob où l'on tuait le temps à coups de dés, cinq dés dépareillés trouvés dans une cantine avec une piste offerte il y a longtemps par les établissements Byrrh et dont le feutre vert, racorni dans le jaune, pelait comme une pelouse sous la sécheresse. L'un de ces dés, sûrement pipé, donnait trop souvent le cinq mais on sut s'en accommoder, tournant l'obstacle par un système de coefficients dont on perfectionna d'autant plus minutieusement la mise au point qu'il pleuvait ce jour-là, on ne pouvait même pas sortir sur le pont; après la tempête, ce fut la seule fois qu'il plut. De la monnaie cosmopolite faisait office de jetons.

Par le hublot entrouvert, des bruits de voix leur parvinrent donc au moment où le duc allait tenter un carré de quatre sur une base de brelan. Il suspendit son geste, on se regarda. Dehors, Garlonne parlait d'une voix plus énergique mais plus basse que d'habitude, on l'entendait surtout souffler entre les propositions, à quoi l'Espagnol rétorquait d'âpres diphtongues en deçà du sens. On n'y entendait goutte, sauf quand Lopez cria au second d'aller se faire foutre à trois reprises, par roulements d’r exponentiels. Puis les deux hommes s'éloignèrent, sans doute séparément, le silence reconquérant le navire. Le duc jeta deux dés: après leur brève chorégraphie, au lieu du quatre convoité, un as parut en compagnie du fréquent cinq.

– Le cinq, fit-il, donc je rejoue. C'est le cinq, je peux rejouer.

– Non, dit Paul, on n'a pas dit comme ça. Ça te donne juste un handicap sur le prochain coup, tu sais bien, c'est ça qu'on a dit.

– Certes, se souvint le duc, mais au bout de huit handicaps on a le droit de rejouer. Justement j'en avais sept. Ça aussi, on l'a dit.

– On l'avait dit, oui, mais ensuite on a dit que non.

– Pourquoi non, s'indigna le duc.

– Parce que ça complique, fit Paul plaintivement, ça complique beaucoup trop.

– Tu es déloyal, conclut Pons.

Ce qui devait rester inscrit dans les mémoires comme l'événement majeur de l'odyssée du Boustrophédon se produisit au soir du neuvième jour en mer, peu après l'escale de Colombo. On avançait aimablement dans le golfe du Bengale, la météorologie était au mieux. Pons avait profité un moment, sur le pont, de la tendresse de l'air avant de rejoindre Illinois. Paul et Bob arrivèrent peu après, alors que le duc doublait l'apéritif; le capitaine souriait avec douceur, on n'attendait plus que le second pour dîner. Comme son retard se prolongeait, on prit place autour de la table, Pons à côté de Paul. Son verre vidé, le duc se resservit aussitôt, se tourna vers son neveu:

– Tu crois que j'y vais trop fort, c'est ça. Tu trouves que j'exagère, dis-le tout de suite.

– Je ne sais pas, dit Paul, tu bois toujours autant?

– Tous les coloniaux, mon petit, tous les coloniaux.

La porte alors s'ouvrit sur Garlonne, qui ne rejoignit pas son siège aussitôt comme il y était accoutumé. Il restait immobile sur le seuil, on le regarda. Passé six secondes, on fronça les sourcils.

– La porte, voyons, Garlonne, dit Illinois. Et puis venez vous asseoir, ça va refroidir.

Observant une variété de garde-à-vous, le second ne réagit pas à l'invite. Une solennité voulait transpirer de sa personne comme pour un lever de couleurs. Il ouvrit la bouche pour parler, mais la salive manquait à ses muqueuses coalescentes, sa pomme d'Adam allait et venait à l'instar d'un yo-yo furieux; il avait l'air fameusement ému.

– Je ne suis pas seul, parvint-il à produire. Il y a les autres qui sont là.

Sa voix véhiculait quelque chose de broyé, comme réduite à son résidu, filtrée par un vocoder. Il avança d'un pas, robotique; Sapir en effet paraissait derrière lui, suivi de Gomez et Darousset qui paraissaient un peu effrayés par eux-mêmes. Garlonne racla sa gorge déserte:

– C'est-à-dire qu'ils m'ont demandé, en tant que délégué – ils ne sont pas contents, n'est-ce pas.

Il s'interrompit, tirant de sa poche un papier. Le capitaine agita une main évasive.

– Allez-y, Garlonne. Exprimez-vous, mon vieux.

– De toute façon ce n'est pas tenable, soliloqua le second en tournant le papier dans ses mains. Je l'ai dit que ce n'est pas normal, en tant que lieutenant, de parler au nom de l'équipage. Je l'ai toujours dit. Enfin bon, puisque c'est eux qui veulent.

Tous regardaient Garlonne déplier son tremblotant papier, hormis le jeune Gomez et Darousset qui ne donnaient pas l'impression d'être très concernés; ils promenaient des regards curieux dans le carré des officiers, n'y étant entrés qu'une fois pour signer l'engagement. Dès que le second se mit à lire la liste des doléances après avoir bien toussoté, le capitaine parut surpris, glissant une main sous sa casquette pour se gratter pensivement le cuir. Paul secoua la tête lorsque Bob, interrogativement, se fut tourné vers lui – discret secouement latéral synonyme adouci en langage non verbal du pivotement de l'index dans la fosse temporale. En effet, si les revendications brodaient sur des motifs classiques – solde, horaires, nourriture, sécurité sociale -, point n'était besoin d'être de la partie pour en discerner la tournure excessive, exorbitante sur certains points, s'aventurant hors de la juste mesure vers le seuil du système délirant. On était attentif, le duc avait posé son verre. Il le reprît machinalement, le reposa sans avoir bu.

Sa lecture achevée, Garlonne entreprit de replier le papier tout en prononçant quelques mots pour son compte personnel: bien sûr il s'associait, en tant que délégué, à ces exigences, bafouilla-t-il sur ce dernier mot. Pour sa part il n'en présenterait qu'une, qui était précisément d'être déchargé de ce statut de délégué, pour des raisons maintes fois exposées mais qu'il tint à rappeler. Il parlait avec plus d'aisance à présent, bien que sa voix vacillât quelque peu sur les accents toniques – curieusement il découpait mal certains mots pourtant courants comme si, ne les comprenant pas, il ne pouvait que les reproduire phonétiquement. De fait le second paraissait habité par une exaltation discrète, inhabituelle chez lui, couleur et squelette de sa péroraison. Un bref silence courut à la fin de ce discours; le capitaine secoua de nouveau sa main, non moins évasivement.

– C'est exagéré, Garlonne, c'est très exagéré. Je suis bien d'accord, moi, je veux bien. Tout ce que vous voulez. Mais ce n'est plus de mon ressort, là, c'est avec la compagnie qu'il faut voir.

Voyant que son oncle se proposait d'intervenir, Paul posa une douce main dissuasive sur son avant-bras. C'est embêtant, disait Garlonne en baissant la tête, ils ne vont pas bien le prendre. Derrière lui, merveilleusement détendus, Gomez et Darousset semblaient surtout ne pas le prendre du tout; un doigt dans le nez, Sapir considérait ses espadrilles. Garlonne rempocha son papier.

– Une petite ouverture, insista-t-il, un geste. Vous cédez sur un point, un tout petit point. Parfois l'esprit s'apaise avec un petit point.

– Ne soyez pas imbécile, fît le capitaine sans hargne. Dites aux gars de reprendre le travail et venez vous asseoir. C'est tout froid, maintenant.

Sans relever la tête, le second se remit à fouiller dans sa poche, d'où il finit par extraire un minuscule engin de quatrième catégorie, quelque chose comme un Browning Baby pour dames. Vérifiant discrètement qu'il le tenait dans le bon sens, il le dirigea vers Illinois, puis d'un mouvement circulaire vers les trois passagers consternés. Mais il n'avait pas l'air crédible avec son petit objet, on aurait dit qu'il voulait le vendre. Sa salive avalée: allons-y, fit-il non sans effort: instantanément des objets contondants fleurirent entre les mains de sa souriante escorte. Les passagers eurent un sursaut, mais Illinois remuait juste ses épaules et réglait sa visière en se retournant vers son assiette.

– Je me vois contraint, dit Garlonne d'une voix contrainte. Je prends le commandement, voyez-vous.

Illinois plantait sa fourchette dans le pâté, empalant sans répondre un demi-cornichon du même coup.

– J'ai l'équipage avec moi, développa le second, ça ne peut pas se discuter. C'est eux qui veulent, n'est-ce pas. On ne peut pas s'y opposer.

– Vous perdez l'esprit, Garlonne, mâcha le capitaine, vous me décevez énormément. Où est Lopez, au fait?

– Il est avec nous, s'écria le second de plus en plus nerveux, Lopez est avec nous.

– De nos jours, fit le capitaine dans sa serviette, vous ne vous rendez pas compte, enfin. Vous n'avez plus aucune notion de rien. C'est de la mutinerie, ça n'a pas d'autre nom, c'est irréaliste. C'est complètement irréaliste.

– Je suis responsable, affirma l'autre aigûment, je prends mes responsabilités.

– Bon, dit Illinois, qu'est-ce que vous allez faire?

– Vous restez là, proposa Garlonne, vous ne bougez pas de là jusqu'à ce qu'on vous débarque. Il ne faut pas qu'on nous empêche, expliqua-t-il, il ne faut pas nous empêcher. Il ne faut rien nous empêcher.

Il s'était rapproché de la table tout en parlant sur un registre sans cesse plus élevé, il agitait l'article pour dames à proximité de Bob qui se déplia brusquement vers lui, le déséquilibrant d'un coup d'épaule. Presque en même temps, Paul lui agrippait le poignet. Le capitaine se leva, suivi de Pons avec un temps de retard: Sapir et ses marins souriants se ruaient déjà sur eux. Brève confusion, puis on se répartit les rôles deux à deux, corps à corps. Le jeune Gomez ceinturant le duc, Bob entraîna dans sa chute l'homme à la tête de pelle. Comme il se relevait en désordre, il croisa l'œil égaré de Garlonne, l'œil noir de sa petite arme pointé vers Paul. Je vais tirer, piaula le second à l'adresse d'Illinois qui soufflait bruyamment, contenu par un double nelson du Soudanais. Garlonne cria puis la détonation retentit, bruit sec dans l'espace noir de monde, qui se figea un instant. Personne n'étant touché, on se reprit, on se rempoigna par couples en s'efforçant de se rapprocher de la porte, comme des amants valseurs tournent insensiblement vers la terrasse obscure pour aller soustraire leur étreinte aux regards indiscrets du monde.

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