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– Elle a dit non. Ça ne me dit rien. C'est ce qu'elle a dit, mais je ne suis pas tout à fait sûr que. Tu es gentil, tu cesses de ricaner, tu veux?

– Je connais ça, dit Bob en agitant les mains pour suggérer une escadrille de bêtes volantes au-dessus de lui, j'ai tellement connu ça. Ensuite?

Ensuite Paul avait essayé de se rappeler au souvenir de Justine. Il avait évoqué le film de l'autre soir, le premier film, du soir qu'elle avait son chapeau – spécialement certaines scènes qu'à son dam elle paraissait avoir moins aimées que lui -, sans oser faire allusion au chapeau. Il avait proposé d'aller prendre quelque chose quelque part, mais elle avait argué d'amis qu'elle devait retrouver autre part. C'était un refus léger, sans hauteur, Paul ne s'était pas senti rejeté vertigineusement: elle avait bien voulu noter son numéro de téléphone sur un calepin de cuir, à fermoir de cuivre, qu'elle dut chercher longuement dans le fond de son grand sac plein d'objets. Elle accepta même de lui donner le sien, son propre numéro, quoique du bout de ses lèvres rouges et sans dévoiler son prénom, sans même songer à s'inventer un faux prénom, c'est juste qu'elle ne voulait pas dire le sien, va savoir pourquoi.

Mais une semaine s'était passée sans qu'elle appelât Paul, qu'on retrouve encore solitaire et défait au fond du même fauteuil, dans le même coin sombre du studio de Bob, les pieds posés sur une incomplète collection du magazine Penthouse, une main accrochée au rebord du bar où s'emplissent d'anciens contenants de moutarde et d'anchois. Certains de ces contenants sont un peu ébréchés, d'autres n'ont pas encore ôté leur étiquette, des pellicules d'alcool y poissent, durcissent, brunissent. Le bar est encastré dans la cloison, à angle droit, mais la saignée demeure inachevée: le plâtre y paraît brut, pulvérulent sans enduit protecteur. Ce n'est pas terminé, ce n'est pas net. Chez Bob, presque tout est ainsi. Le visage de Paul exprime un tiers de renoncement, deux d'amertume avec un trait de secret contentement de soi. Il regarde son verre au fond duquel, dans sa haute cour translucide, le cube de glace a repris son lent parcours de détenu à l'heure de la promenade.

– Ça n'a pas de sens, je ne sais même pas son nom. J'ai le numéro mais je n'ai pas le nom. (Paul considère maintenant l'ongle, à distance, de son pouce gauche.) Je ne peux pas l'appeler dans ces conditions. (Paul ronge l'ongle.) Ça n'a pas de sens.

– Tu ne peux pas rester comme ça, rappelle Bob. Tu ne veux pas voir quelqu'un? (Paul hausse l'épaule en recrachant l'arc d'ongle.) On va voir quelqu'un, viens.

Foin du tarot sempiternel, fi du globe de cristal où l'être aimé danse les sept voiles tel un poisson chinois dans son bocal: Bob, dans le quartier, connaissait quelques spécialistes aux techniques rares, experts dont les pratiques se fussent éteintes sans eux. Les récents Africains par exemple, masse fraîche sur le marché mantique, disposaient d'un réseau d'hiératiques agents commerciaux, hommes de haute taille en vaste boubou clair, sous toque léopardée, distribuant des bristols aux croisements de grande circulation. Bob avait pris langue avec certains d'entre eux qui tous lui avaient parlé de monsieur Brome, marabout absolu, le plus extralucide en sa branche. Allons le voir, proposa Bob. Paul était toujours d'accord pour qu'on s'occupât de lui.

Monsieur Brome était absent, on le supposait chez son beau-frère qui n'était pas chez lui non plus. Dans la cuisine d'un voisin de palier du beau-frère, toutes portes ouvertes, quatre sujets nattés disputaient en idiome toucouleur; Bob s'en fut aux renseignements. Paul attendit seul dans un petit living tapissé de rouge et vert, moquette d'orange, avec un jeté de lit également vif sur le divan et un gros récepteur Téléavia sur son meuble de tubulure et de verre fumé. A l'étage inférieur du meuble, un magnétoscope de la première heure se patinait de poussière gluante – hormis sur les touches de commande où les index avaient poli d'ovales luisances, nettes comme du réglisse frais.

Paul s'assit sur le divan, fouilla dans le tas de cassettes formé au pied du meuble, lisant les étiquettes sans reconnaître aucun titre, aucun nom, sans les comprendre tous. Au hasard, il choisit une de ces cassettes qu'il enfonça dans le ventre de l'appareil: la bande à moitié dévidée fit soudain paraître une scène d'amour sous les cocotiers, beaucoup de cocotiers, énormément de cocotiers aux branchages mollement mus par un sirop de zéphyr. Bob ressortit de la cuisine, arrêtant son oeil embué par la conversation sur toute cette palmeraie. On y va, dit-il, allons-y.

Dehors s'affirmait le crépuscule. Rue de l'Orillon se promenaient d'autres Africains, leurs dents arrachaient de petits bouts de nuit mâchés comme de la gomme, de la cola, un collier vert phosphorait autour du cou de l'un, le front d'un autre était biffé d'un trait de sparadrap rosé, aucun d'entre eux ne savait où monsieur Brome était passé. A l'angle du passage Piver, Bob se souvint d'un ami géomancien qui exerçait là, nommé Bouc Bel-Air et rencontré chez Félix Potin. On y va? Attends, fit Paul en arrêt devant un magasin de chaussures. J'aime bien ça, dit-il en désignant une paire exposée, j'aime bien ce genre. Toi non?

Bob grimaça devant le modèle: son empeigne s'ornait d'une espèce de revers, d'une manière de col de part et d'autre du laçage qui avait ainsi l'allure d'un nœud texan, serré comme autour d'un cou à la base de la cheville. Ils entrèrent, la vendeuse était humble, timide en blouse lavande, aimable par résignation. Paul plongea son pied dans le soulier, qui d'abord lui parut trop grand. Puis trop petit, quoique en même temps toujours trop grand. Testée, chaque taille adjacente accentuait l'un de ces défauts sans jamais tout à fait résoudre l'autre. Il essaya, plusieurs fois, toutes les demi-pointures dans les deux sens, incertain de son inconfort, sans pouvoir faire appel à d'autres témoins que ses propres pieds, et le sentiment de la solitude à nouveau le submergeait. Il éleva l'œil vers la chausseuse: touchez mon pied, supplia-t-il, juste le bout, est-ce que ça va? Est-ce que je suis bien dedans? Elle ne sut, ne voulut répondre. Il renonça. On s'enfonça dans le passage Piver.

Bouc Bel-Air était un homme normal qui vivait proprement dans un petit logement. Ses vêtements n'étaient pas boutonnés de travers, quoique sa barbe et ses cheveux fussent hirsutes, presque perpendiculaires à la peau. Sur toute sa joue, parallèlement à l'arc du maxillaire, cette barbe était traversée par une longue balafre transamazonienne à plusieurs voies, marque des dents d'une petite fourche ou des griffes d'un moyen lion. Aucune table, aucune chaise en vrai bois n'étaient visibles ici, nulle pièce pesante de mobilier. L'ameublement consistait en matériel de camping assez ancien, fleurant la récupération: un lit pliant, des fauteuils en tube tendus de forte toile aux rayures ternies, aux couleurs diluées, pochées par l'usage. Le géomancien pria ses hôtes autour d'une table en isorel plastifié bleu, au pourtour tigré de souvenirs de mégots, puis il passa dans ce qui devait être l'office, où se distinguaient une glacière en tôle, un deux-feux au butane monté sur acier cadmié, un garde-manger sous du tulle de nylon. Il revint avec une bouteille ainsi que des quarts d'alu bossu; on but. On but en silence, après quoi Bouc Bel-Air considéra Bob interrogativement.

– C'est pour lui, dit Bob en désignant Paul.

Bouc Bel-Air se tourna donc vers Paul, parut l'étudier un moment puis se pencha vers un bac de sable posé par terre près de la table, tout à fait semblable aux garde-robes qui servent à l'exonération des chats. Le principe, dit-il, est le suivant.

Il souleva le bac pesant, le posa sur la table, égalisant sa surface blonde du bout des doigts. Le principe est le suivant, dit-il encore en extrayant de sa poche un sachet de plastique fort d'où s'écoulèrent au creux de sa paume une demi-douzaine de chevrotines. Il les examina, les fit rebondir dans sa main tout en répétant que le principe était le suivant, paraissant hésiter sur la meilleure façon d'exposer ce principe. Puis il dut renoncer à ses vues didactiques, car tout à trac il fit sauter ses projectiles sur la petite plage close.

Le grand silence, tout de suite, fut dans l'appartement; le monde extérieur même l'observait, immédiatement représenté par le passage Piver. Quelques secondes une grappe d'enfants le troubla, l'un d'eux criait distinctement que c'est comme ça, Pascal, c'est comme ça.

Bouc Bel-Air considéra les plombs ensablés, l'un après l'autre, puis l'ensemble de leur arrangement. Paul et Bob le virent amener sa main ouverte par-dessus le dispositif, la déplacer comme s'il prenait des mesures dans l'air, ouvrant divers compas avec ses doigts sur lesquels, ensuite, il parut compter. Puis il se recula d'un cran comme pour gagner de la perspective, tout en se massant longtemps l'extérieur puis l'intérieur du nez. Il se leva enfin, passa dans l'autre pièce, on l'entendit tirer de l'eau à l'évier, boire et se gargariser, se moucher entre ses doigts qu'il rinça. Qu'est-ce qu'il fout, murmura Paul.

Bob ne lui exposa pas comment l'autre venait de tirer les points, former les figures, définir l'horoscope, comment il devait à présent réfléchir activement, remonter comme à la source d'un fleuve vers l'axe de tout un éventail de déductions partielles. Tais-toi, grogna-t-il seulement, tu vas le déconcentrer. Bouc Bel-Air revenait de la cuisine, s'essuyant les mains dans un torchon bleu. C'est très clair, dit-il en reprenant place devant Paul, qui jeta sur Bob un regard à peine inquiet.

– C'est clair, répéta-t-il. Juste je vérifie.

– Vous n'êtes pas sûr? osa Paul dans le silence maintenu.

– Je suis sûr, dit l'autre, je suis sûr. Juste que ma confiance n'exclut pas le contrôle.

D'une main sûre il chercha sous sa chaise une épaisse brochure congestionnée de chiffres minuscules, tassés sur mauvais papier entre des marges étroites, et qui devaient constituer une sorte de calendrier stellaire. Il le feuilleta par à-coups, se référant par coups d'oeil aux écarts entre les chevrotines, puis le referma quoique hésitant à s'en défaire, et tout compte fait le glissa entre son siège et son séant, comme son corps se penchait plus avant vers le tableau géomantique:

– C'est tout à fait clair, tout ira par deux, toujours plus ou moins par deux. Voilà ce qui va se passer. Vous allez rencontrer un homme actif, cheveux blonds grisonnants, portant lunettes. Lunettes, Mars dans le Bélier, n'est-ce pas. Il devrait vous, attendez un instant.

Déjà plus détaché, Bouc Bel-Air régla l'angle du pouce et de l'index par-dessus deux plombs, par-dessus deux autres, comparant les écarts en levant ses doigts à hauteur d'œil mi-clos, laborantin devant l'éprouvette, hochant un crâne professionnel.

– Solliciter pour un placement, compléta-t-il, quelque chose comme un investissement, affaire d'outillage semblerait-il. Machines-outils. Naturellement, à ce degré de précision il peut toujours y.

Mimique évasive, genre garagiste ou chirurgien. Mais quand même en cinquième maison, Vénus conjointe, en principe ça ne faisait pas un pli. Quant à déterminer quand se produirait cette rencontre, on ne le pouvait pas. La question, d'ailleurs, n'était pas là.

– Où est la question, Bouc? voulut savoir Bob.

– La question n'est pas dans les faits, dit le géomanclen, mais dans leurs conséquences.

– Alors, demanda Paul, qu'est-ce que je devrais faire?

– M'est avis que cet homme, exprima Bouc après une réflexion, vous ne devriez pas accepter son offre (je vous dis ça, vous faites comme vous voulez), il me semble qu'il vaut mieux refuser. Je ne pourrais pas dire pourquoi, par exemple.

– Rien d'autre?

– Un homme encore, estima Bouc Bel-Air, Je le verrais plus proche de vous, plus vieux que l'autre, plus maigre aussi (je vous ai dit qu'il serait maigre, l'autre?), outillage également.

– D'accord, dit Paul, donc je refuse.

– Non, fit Bouc, cette fois vous marchez. C'est ce que je préconise, naturellement c'est à vous de voir. Avis tout personnel.

Il traça dans l'air un geste plus expéditivement arrondi que les autres, comme s'il y signait une décharge. L'amour, dit Paul, l'amour maintenant. Bouc Bel-Air observa ses genoux. Bon, dit Paul, vous acceptez les chèques?

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