Assise jambes croisées sur un méplat de la roche, le chien couché sur ses bottes, Camille regardait la nuit envelopper le Mercantour. Partout où cherchait son regard, les montagnes opposaient leurs masses noires et compactes, somptueuses et sans espoir.
Tôt ou tard, il faut sortir de la montagne. Tôt ou tard, Massart serait hors de sa protection. Sans doute. L’hypothèse du garage de Loubas était intéressante. Mais peut-être se trompaient-ils tous. Peut-être Massart ne suivrait-il aucune route, ni ne chercherait aucune voiture. Peut-être resterait-il enfoui à jamais dans le Mercantour. Maintenant que Camille avait sous les yeux ce vaste territoire aussi désert qu’aux premiers temps du monde, elle croyait cela possible. Soixante-dix kilomètres de roches et de forêts presque vierges, mais combien en en comptant toutes les montées et les descentes, et tous les flancs et toutes les facettes ? Cent fois plus, mille fois plus. Il y avait là pour Massart un pays immense et vide, où il n’aurait qu’à tendre les crocs pour puiser de l’eau, de la viande et des victimes en abondance.
Mais il y avait le froid. Camille se serra dans sa veste. À présent que la nuit était tombée, il ne faisait plus que dix degrés, et il en ferait six vers quatre heures du matin, avait annoncé le Veilleux. Et on était fin juin. Elle tendit le bras vers la bouteille de blanc de Saint-Victor, s’en versa un fond de verre. Massart pouvait-il tenir avec le froid ? Des mois entiers sous la neige ? Sans autre habitat que la fourrure des loups ? Il pourrait faire du feu, mais le feu le ferait repérer.
Donc, il aurait froid. Donc, il sortirait du Mercantour, tôt ou tard. Mais pas forcément demain, à Loubas, comme le Veilleux et Soliman en avaient l’air convaincu. Leur assurance surprenait Camille. Ils ne semblaient douter ni de leur réussite ni de la qualité de leur entreprise. Alors qu’à ses yeux, cette poursuite paraissait par moments sensée, défendable, et parfois bancale et sans esprit.
Massart ne sortirait peut-être du Massif qu’au moment des premiers froids, en octobre. D’ici là, quatre mois, est-ce qu’ils camperaient dans la bétaillère aux portes de Loubas ? Personne n’en parlait, personne n’évoquait l’incertitude de cette traque. On aurait suivi un loup équipé d’un émetteur qu’on n’aurait pas été plus assuré. Camille secoua la tête dans la nuit, remonta le col de sa veste, avala une gorgée de vin piégeux. Elle n’était pas du tout assurée, elle. Elle ne voyait pas venir l’histoire de la manière aisée avec laquelle le vieillard et l’enfant la déroulaient. Elle voyait quelque chose de plus sombre, de plus chaotique, quelque chose de plus terrible au fond que ce pistage prédéterminé auquel ils s’accrochaient tous, carte en main.
Et quelque chose de dangereux. Camille porta les jumelles à ses yeux. On ne voyait rien, dans ce noir d’encre des pentes rocheuses. Massart pouvait se glisser à dix pas d’elle, avec le loup, sans même qu’elle l’aperçoive. Le chien la rassurait. Il sentirait l’approche du groupe bien avant qu’il ne soit sur elle. Camille passa ses doigts dans son pelage. C’était un chien qui puait le chien, bien sûr, mais elle lui était reconnaissante d’être vautré sur ses bottes. Comment s’appelait ce chien, au fait ? Inberbolt ? Instertock ? C’était étrange, cette manie qu’il avait de se coucher sur les chaussures des gens.
Elle alluma la lampe, jeta un coup d’œil à sa montre, l’éteignit. Dans un quart d’heure, elle réveillerait Soliman.
La main gauche autour du chien, la main droite autour du verre, elle fixa la montagne, droit dans les yeux. La montagne, elle, ne prenait pas la peine de la regarder. Elle l’ignorait, superbement.