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– Il s'appelle Wilfried Almendinner… ah! non pas Almendinner, qu'est-ce que je dis? Almendinger… En voilà un nom de famille! Il y a de quoi s'écorcher la langue. Il va nous intéresser beaucoup. C'est Svetlana qui devait s'occuper de lui. Mais tu vois, elle est en congé de maladie. Pour la conversation, ne t'inquiète pas. D'abord, ton allemand suffit largement, et puis il parle russe. Il a fait la guerre ici. Il a été fait prisonnier en Ukraine et pendant qu'ils rebâtissaient Leningrad après guerre, il a appris la langue. Ça, Olia, je te le dis pour que tu aies quelques points de repère, que tu te prépares un peu psychologiquement. Avec lui, dans la conversation, bien sûr, tu n'es pas censée le savoir. D'ailleurs tu connais ton affaire, je n'ai pas besoin de te le répéter.

Vitali Ivanovitch tira une cigarette de son paquet et l'alluma. Il avait l'air fatigué et déçu, depuis l'hiver, il savourait d'avance l'engourdissement bienheureux qui l'attendait sur la plage de la maison de vacances du K.G.B., au bord de la mer Noire. Et brusquement tout était bousculé: les congés de printemps et d'été avaient été reportés en automne et on avait donné l'ordre de se préparer pour le Festival international de la jeunesse et des étudiants.

«Elle va se rassembler ici, toute cette canaille procommuniste, jurait intérieurement Vitali Iva-novitch. Et moi, à cause d'eux, je n'ai pas de vacances. On a pris de drôles d'habitudes. Presque chaque année il y a quelque chose: tantôt des Jeux olympiques, tantôt des forums, maintenant ce Festival… Ils viennent ici pour faire l'amour. C'est "Prolétaires de tous les pays, accouplez-vous! ". Tu parles d'un Festival! Si seulement je pouvais avoir mes congés en septembre, au moins j'irais aux champignons. Mais non! Ils me les donneront vers le nouvel an…»

Vitali Ivanovitch fît la grimace, écrasa sa cigarette dans le cendrier et poursuivit avec un sourire triste:

– Oui, Olia, il va nous intéresser beaucoup. Il vient ici comme représentant d'une firme de produits chimiques, mais on sait à coup sûr qu'il est lié aux services secrets. A propos, pendant un certain temps il a été expert militaire. Mais cela, c'est uniquement pour ta gouverne. Nous pensons qu'il va avoir un contact. Il n'est donc pas exclu qu'on lui transmette des documents. Il serait souhaitable qu'on ait la possibilité d'examiner sa mallette. Ça, évidemment, ça ne peut se faire que la nuit, tu le comprends. Bien sûr, à la douane, à son départ, on va le passer au peigne fin. Mais avant la douane, ils ont d'habitude le temps de le chiffrer ou de l'apprendre par cœur, ou encore de le confier à la valise diplomatique. Alors, Olia, tu vois que ton rôle est capital. Il arrive le 3 mai, il repart le 7. Il logera à l'«Intourist».


La mallette de l'Allemand, un bel attaché-case noir, Olia la transmit pour l'inspection dès la première nuit. C'était un objet de qualité et de prix comme toutes choses qui servaient à cet homme.

Olia attendit jusqu'à ce qu'il respire de façon régulière, et elle se glissa hors du lit. Elle savait qu'il dormirait profondément, en tout cas pendant au moins deux ou trois heures. Le somnifère, on le mettait dans le cocktail. A table, au restaurant, Olia, comme si elle s'en souvenait par hasard, s'exclamait:

– Oh! J'ai complètement oublié. Ils ont ici un cocktail – vous savez, un mélange un peu… style russe – absolument délicieux.

Si pour une raison quelconque l'«objet» refusait, le serveur apportait le caviar trop salé. Dans la chambre, après s'être essoufflé dans les jeux amoureux, l'étranger avalait avidement le vin frais versé avec prévoyance par sa compagne empressée.

Olia sortit de son sac une grande enveloppe de tissu synthétique noir, y mit l'attaché de l'Allermand et tira la fermeture-éclair. Puis elle posa l'enveloppe près de la porte, retira légèrement la clé de la serrure et se dirigea vers le telephone. Elle tourna le cadran deux fois et, sans attendre l'habituel «Allô», murmura «46» et raccrocha. Deux minutes après, la serrure cliqueta doucement, la porte s'entrouvrit et une main saisit adroitement l'enveloppe noire. Pour ne pas s'endormir, Olia ne se coucha pas; elle s'assit dans un fauteuil.

Almendinger était couché sur le dos, étendu de tout son long, croisant sur la poitrine deux grandes mains osseuses. Le néon de la rue argen-tait son visage. Ce visage ressemblait à un douloureux masque de gypse. Et il semblait à présent impossible que ces plis pétrifiés de la bouche aient, il y a seulement quelques minutes, cherché et touché ses lèvres, et ces mains serré son corps.

Pendant le dîner, au restaurant, il parlait beaucoup, plaisantait en corrigeant ses fautes. Il se tenait avec une telle aisance mondaine et il y avait dans chacun de ses mots et chacun de ses gestes une telle exactitude qu'Olia n'avait pas besoin de jouer. On sentait qu'il connaissait la mise en scène aussi bien qu'elle, que la distribution des rôles l'arrangeait et ne le gênait pas du tout. On sentait même qu'il savait tout cela si bien qu'il entendait profiter totalement de cette soirée de mai, de la présence de cette jeune compagne inattendue et inévitable, de la possibilité de jouer, peut-être pour la dernière fois de sa vie, cette plaisante comédie du lion mondain.

Avec une légèreté souriante il parlait de ses voyages, sachant que Venise ou Naples avait pour sa jeune interlocutrice la même résonance exotique que l'Eldorado. D'habitude, dans ces récits, Olia saisissait la note de supériorité, claire ou dissimulée, de ceux qui vivaient par-delà le rideau fer. Almendinger racontait autrement. Ainsi, en Italie, pour la première fois de sa vie, il avait écouté un concert de chats. Un Napolitain sadique avait recueilli une douzaine de chats, les avaient répartis selon leur voix et les avait mis dans des cages exiguës aménagées à l'intérieur d'un piano. Dans le feutre des marteaux il avait placé des aiguilles qui, à chaque frappe, piquaient la queue des chats. Les pauvres bêtes émettaient chacune un son différent et leurs plaintes se fondaient en une horrible et pitoyable symphonie. Ce pianiste sadique avait failli être massacré par les membres de la section locale de la Société protectrice des animaux.

Après avoir raconté cette histoire, Almendinger jeta à Olia un regard un peu penaud.

– J'ai tort de vous raconter de telles horreurs. Déjà, nous autres Allemands, nous avons chez vous la réputation d'un peuple pas très humain. Oui, cette guerre… Quand je pense qu'en quarante et un je voyais les tours du Kremlin avec mes jumelles! Et maintenant je les vois de la fenêtre de ma chambre. C'est vraiment comme dit la Bible: «Die Wege Gottes sind unergründlich [33].» Vous avez déjà entendu cette expression? Je ne sais pas ce que ça donne en russe…

Il se tut, le regard perdu quelque part entre les coupes et les assiettes. Olia, se souvenant de son rôle, proposa avec une vivacité exagérée:

– Oh! écoutez, Wilfried! J'ai complètement oublié. Ils ont là un cocktail absolument délicieux…

Jamais encore ces paroles ne lui avaient paru aussi exécrables. C'est précisément au moment où l'on apporta le cocktail qu'il commença à parler de l'Allemagne de son enfance.

– Vous savez, les enfants, aujourd'hui, ont beaucoup de jouets. Mais tous ces jouets sont froids, trop… comment dire? technologiques. Et moi, quand j'étais enfant, j'avais une collection de phares miniatures. Le sommet de chacun d'eux se dévissait et à l'intérieur il y avait du sable. Chaque tour avait un sable différent provenant de tel ou tel littoral d'Europe…


Almendinger était couché, les bras croisés, le visage immobile, émettant tantôt un petit soupir, tantôt un bref gémissement. Il savait qu'il aurait à rester couché ainsi une heure ou peut-être deux. Il avait entendu Olia s'immobiliser au-dessus de lui, tendre l'oreille à sa respiration, téléphoner. De même il avait entendu la porte s'ouvrir et se refermer. Il regrettait un peu d'avoir choisi de rester allongé sur le dos. Sur le côté, le visage caché dans l'oreiller, c'aurait été plus simple. En revanche il pouvait, en entrouvrant légèrement les paupières, observer ce qui se passait dans la chambre. D'ailleurs, même cela ne présentait que peu d'intérêt pour lui. Dans son attache-case, au milieu d'une liasse de documents scientifiques, étaient glissés avec une habileté professionnelle quelques textes de désinformation anodine. Elle devrait faciliter les débuts de son successeur à Moscou. Ce que Almendinger s'apprêtait à remporter avec lui se résumait en quatre colonnes de chiffres apprises par cœur.

Tout en parlant de sa collection enfantine de phares et de leur sable, il avait lentement plié avec le pouce la paille de son cocktail. Le verre était derrière la bouteille de Champagne et la carafe d'eau. Olia ne le voyait pas. Il aspira légèrement la paille et l'introduisit dans le verre vide.

– Et puis, poursuivait Almendinger, l'enfance sans nuage hélas prit fin. Je suis devenu un grand dadais maladroit, un vilain petit canard. Un beau jour j'ai fait couler tout ce sable en petit tas sur le gazon, j'ai tout mélangé.

Olia qui écoutait, attentive et rêveuse, demanda avec étonnement en allemand:

– Warum?

Almendinger sourit. Elle lui sembla tout à coup si jeune!

– Und warum sind die Bananen krumm [34]? lui demanda-t-il en riant.

Puis il remarqua:

– Le cocktail est vraiment parfait. Il faut que je retienne son nom. Comment dites-vous? «Le bouquet de Moscou»? Ah! C'est un nom qui lui va bien…

Il porta la paille à ses lèvres. Au fond du verre disparaissait l'écorce tendre et rose.

Et maintenant, couché dans l'obscurité de sa chambre, il pensait que tout était étrangement bâti en ce monde.

De ces sables mélangés, il s'était souvenu dans une tranchée nocturne près de Moscou. Il faisait horriblement froid. Les soldats s'entassaient près du poêle. Le métal chauffé au rouge brûlait leurs mains, et leur dos durcissait comme une écorce sous les rafales pénétrantes. Au-dessus de leur tête les étoiles glacées scintillaient. Et tout près d'eux, dans des tranchées semblables, étaient recroquevillés les ennemis, les Russes. Eux, les sauvages, ils n'avaient même pas de poêle.

«Demain, après-demain, pensait-il, nous serons à Moscou. Nous en finirons avec la Russie. Ce sera chaud, propre, j'aurai une décoration…» Une fusée éclairante solitaire s'envola, éclipsant pour un instant le ciel étoile. Puis de nouveau les yeux s'étaient habitués à l'obscurité. Et de nouveau se mirent à briller les étoiles, et le noir du ciel reprit sa profondeur. En essayant de ne penser à rien, il se tendait vers le poêle en répétant en lui-même: «Demain, on sera à Moscou. Ce sera chaud, propre…» Mais la pensée qu'il essayait de chasser revint. Elle revint non pas en mots mais en un éclair instinctif et limpide: ce fossé plein de neige creusé dans la terre, qui s'envole dans l'obscurité de la nuit, entre les étoiles. Et eux dans ce fosse, eux qui ont déjà vu la mort, qui ont déjà tué. Et dans un pareil fossé couvert de givre, en face, ceux qu'ils auront à tuer. Et ce poêle, dans lequel s'est concentrée cette nuit toute la chaleur de l'univers. Et les grains de sable de tous les rivages d'Europe confondus dans un petit tas grisâtre, sur le gazon d'une ville allemande qui vient de connaître le sifflement des bombes…

Dans la chambre régnait déjà le silence de la nuit. On entendait seulement de temps à autre le chuintement d'une voiture se perdant dans la rue Gorki, et aussi, quelque part, là-haut dans un étage, le grincement bref et aigu d'une latte de parquet. De la tour du Kremlin parvint la mélodie aérienne du carillon, puis trois coups graves et mesurés.

Olia était bien, dans son fauteuil. Elle regardait l'Allemand qui dormait et retenait difficilement une incompréhensible envie – s'approcher du lit sur la pointe des pieds et effleurer de la main ce visage de gypse pour le ramener à la vie.

Almendinger comptait machinalement les coups vibrants du carillon de la tour: «Un, deux, trois. Trois heures… Ils fouillent longtemps. Ils le passent à la radio, ils l'auscultent. Non, il vaut mieux ne pas y penser. Il suffit de fixer sa pensée une minute et l'on comprend le caractère fantasmagorique de tout ce qui nous entoure. La nuit… et eux, ils ont enfilé leurs gants et maintenant palpent, lisent, prennent des photos. Les yeux rouges, les bâillements, les manches retroussées des chemises. Et moi, je suis couché ici dans cette immobilité stupide, moi qui, il y a quarante ans, étais couché dans la terre glacée, révant de chaleur, du repos de Moscou… Et elle, elle est toute jeune encore; j'ai une fille qui est plus âgée qu'elle. Elle est assise dans son fauteuil, elle attend cette imbécile de mallette. Absurde!»

De nouveau il se souvenait comment, prisonnier, il avait été convoyé à travers les rues de Moscou dans la colonne interminable des autres prisonniers allemands. Des deux côtés de la rue, sur le trottoir, se tenaient les Moscovites qui, avec une curiosité un peu défiante, regardaient le flot gris des soldats. Derrière eux, sur leurs traces, avançait lentement une arroseuse qui lavait, plutôt symboliquement, la «lèpre fasciste» des rues de la capitale. Il sembla soudain à Almendinger qu'il commençait à reconnaître les visages des Moscovites se tenant le long de la rue, à entendre des bribes de leur conversation…

La serrure de la porte d'entrée claqua doucement. Il comprit qu'il s'était endormi un instant. Des pas furtifs frôlèrent le tapis, l'attaché-case retrouva sa place près de la table de travail. En s'endormant, Almendinger sentit sur son visage la fraîcheur d'une paume légère. Mais son sommeil était déjà si visqueux qu'il ne put que tendre vers cette main son visage aux yeux fermés; et, souriant déjà en rêve, il murmura quelques mots en allemand.


Vers midi, il faisait très chaud dans les rues colorées, inondées de gens et de soleil. On sentait déjà l'été, l'odeur de l'asphalte poussiéreux et tiède.

Ivan marchait lentement, abasourdi par le bruit des rues, la brûlure du soleil, les taches rouges des slogans, des drapeaux et des banderoles. Les paroles des passants, les klaxons des voitures et surtout ce miroitement aveuglant du soleil lui causaient une douleur aiguë. Il lui semblait qu'il suffirait d'un mot, d'un petit rire, pour que sa tête éclate. Il essayait de ne pas regarder les piétons affairés. Il avait envie de s'arrêter et de leur crier: «Mais taisez-vous donc!» ou de frapper quelqu'un pour qu'un instant au moins cesse ce bruit qui lui déchirait la cervelle.

Avec son costume et son imperméable, il avait horriblement chaud. Il sentait sa chemise et son pantalon lui coller sur la peau, un picotement sec lui gratter la gorge. Mais sans enlever son imperméable, il marchait toujours comme un automate, espérant qu'après le tournant ne tarderait pas à souffler de la fraîcheur et que s'éteindraient ces éclats joyeux et sonores.

La nuit lui revenait en bribes confuses, avec la permanence hallucinante de l'ampoule nue du plafond. Sa lumière, dès qu'il commençait à se souvenir, grandissait, devenait de plus en plus éclatante, plus crue, et lui brûlait les yeux davantage encore que le soleil de mai. Les yeux mi-clos, Ivan allait plus loin.

Il se souvenait qu'étant rentrés la veille dans la chambre de Semionov, ils avaient tiré de dessous le lit la valise avec sa réserve d'alcool et commencé à boire. Ivan buvait sans mot dire, avec acharnement, sans détourner de Semionov un regard pesant et haineux. Semionov avait peur de ce regard et débitait d'une voix sourde:

– Qu'est-ce que tu veux, Vania… Ils nous ont eus comme des porcs pouilleux. Bon Dieu! On nous a accroché sur le ventre toute cette ferraille et nous, pauvres cons, on était heureux. Héros! Essaie seulement de mettre le nez dans ce bar où les Fritz boivent, on te videra avec un balai à ordures. Tu pourrais même être trois fois Héros…

Puis à travers les brumes de l'alcool, sans plus s'entendre, Ivan criait quelque chose à Semionov en donnant des coups de poing sur la table. A ces coups répondirent soudain en écho un tambou-rinement rageur dans la porte et la voix aiguë de la voisine:

– Semionov! Je téléphone à la Milice. On va t'embarquer, toi et ton ivrogne de copain! Avec la foire que vous faites, vous réveillez toute la maison…

Semionov sortit dans le couloir pour donner des explications. Ivan resta seul. Il y eut un silence complet. Du plafond, l'ampoule couleur citron jetait des ombres tranchées: les bouteilles sur la table, les béquilles de Semionov près de la tête du lit. Quelque part au-dessus des toits résonnèrent trois heures du matin…

À la rencontre d'Ivan venaient des militaires retraités qui avaient mis, à l'occasion des fêtes, l'uniforme de parade. Ils étaient caparaçonnés dans l'armure de leurs décorations. Ivan regardait presque avec horreur leur cou gonflé, leurs joues rougies par le rasage, leur buste monolithique sanglé par la ceinture et le baudrier. D'une gigantesque banderole un fantassin, un marin et un aviateur jetaient un sourire redoutable en dessous d'une inscription fluorescente: «Vive le quarantième anniversaire de la Grande Victoire!» Ivan eut envie de s'arrêter et de crier:

«Tout cela, c'est de la foutaise, des pièges à cons!» Il eut envie que l'un des passants le pousse, l'injurie, qu'un gros militaire, en gonflant son cou écarlate, commence à lui cracher quelque chose de menaçant. Ah! Comme il leur aurait répondu! Il leur aurait rappelé l'arrière où ces retraités obèses s'étaient planqués et les emblèmes américains sur les jeans de ces jeunes blancs-becs arrogants qui le croisaient.

Mais personne ne le poussait. Au contraire, à la vue de son Étoile brillant au revers de sa veste, on s'écartait pour lui laisser le passage. Même, quand Ivan traversa la rue à un endroit interdit, le milicien ne siffla pas et détourna la tête en regardant ailleurs. A bout de forces Ivan prit une ruelle et vit au fond un bouquet d'arbres. Mais, arrivé au bout, il se retrouva sur une avenue bruyante et joyeusement animée. De nouveau une banderole éclatante frappa ses yeux: «1945-1985. Gloire au peuple soviétique victorieux!» Ivan s'arrêta, plissa les yeux et gémit. Son front et ses paupières devinrent humides, ses jambes flanchèrent. Une arroseuse passa, l'enveloppant d'une odeur de poussière moite; navigua un grand autocar d'Intourist aux vitres fumées derrière lesquelles on apercevait des dames bien soignées aux cheveux argentés. Ivan rebroussa chemin.

À ce moment, au-dessus de la porte vitrée d'un magasin, il devina plutôt qu'il ne lut, en cttres noires ventrues: «Beriozka». Sans réfléchir, guidé par l'intuition de ce qui allait se produire et s'en réjouissant méchamment à l'avance, il entra.

Dans le magasin régnait une demi-obscurité agréable. Les climatiseurs répandaient une fraîcheur dépaysante. Près d'un comptoir, des touristes légèrement vêtus parlaient entre eux. Une volée de notes grêles et désaccordées, suivie d'un éclat de rire, retentit: l'un d'eux achetait une balalaïka.

Ivan s'arrêta près du comptoir. Son regard discernant à peine les objets glissait sur les boîtes de Palekh, les bouteilles de whisky écossais, les couvertures brillantes des albums. Deux vendeuses le regardaient avec vigilance. Finalement l'une d'elles, n'y tenant plus, dit à mi-voix, mais très distinctement et sans même regarder de son côté: «Ce magasin, citoyen, est réservé aux étrangers. Ici on paie en devises.» Et lui montrant que la conversation était terminée et qu'il n'avait plus rien à faire ici, elle dit à sa collègue:

– Je crois que les Suédois ont fait leur choix. Reste ici, je vais les servir.

Ivan savait parfaitement ce qu'était une Beriozka. Il savait aussi quel paysan méprisable il était aux yeux de ces deux poupées savamment maquillées. Mais ça, justement, c'était bien. Oui, c'était bien que sa tête éclate, que sa chemise colle à sa peau, que les étrangers – ces extraterrestres aux tee-shirts légers – achètent, rient, regardent au loin, à travers lui, de leurs yeux bleus.

– Allez, va, ma fille. Va les servir, ricana Ivan. Nous, il nous reste juste à les servir, les uns au lit, les autres au comptoir…

La vendeuse s'arrêta, échangea un bref regard avec sa collègue et martela:

– Ici on n'accepte pas les roubles, je vous le répète. Dégagez les lieux ou j'appelle la milice. Et enlevez vos mains de la vitrine.

Et d'une voix plus basse elle ajouta: «N'importe quel bouseux vient ici et nous, ensuite, on doit laver les vitres!»

Ivan serra les mâchoires et de tout son corps pesa sur la vitrine du comptoir. On entendit le bruit de la vitre brisée et en même temps l'exclamation de la vendeuse:

– Liouda, appelle le milicien de garde!

– Moi, avec ces mains-là, cria Ivan, j'ai chargé une montagne d'obus. Moi…

Il resta sans parole et lâcha un rire comme un aboiement. La douleur lui arrachait les yeux. Mais, à travers son hébétude gluante, il comprit tout à coup clairement: «Tout cela, c'est de la foutaise. Je ne suis qu'un pithécanthrope pour eux. Qu'est-ce que je leur raconte avec ces foutus obus…!» Et dans le même rire, à travers le magasin, il cria aux étrangers stupéfaits:

– Vous autres, écoutez-moi bien! Moi, j'ai versé pour vous des tonnes de sang, salauds! Moi, je vous ai sauvés de la peste brune, ah! ah! ah!…

Le milicien entra. Trapu, le visage épais, sur le front la marque rouge et humide laissée par la casquette.

– Vos papiers, s'il vous plaît, citoyen.

– Mes papiers, les voilà.

Ivan tapa sur son Étoile d'or. Une trace de sang resta sur son imperméable. Sa paume avait été entaillée par un éclat de vitre.

Le milicien essaya de le prendre par le coude.

– Il va vous falloir venir au poste.

Ivan d'un mouvement brusque libéra son bras, le milicien chancela; on entendit sous ses chaussures le crissement du verre. Des mains de l'un des Suédois qui observaient la scène avec surprise, la balalaïka glissa. Elle tomba sur les dalles de marbre et poussa un gémissement lamentable. Tout le monde se figea dans une posture indécise et muette.

– Attends, Liocha, murmura la vendeuse au milicien. Je vais d'abord reconduire les étrangers.

À cet instant entrèrent à la Beriozka deux Japonais vêtus presque de la même manière. On aurait pu les prendre pour des jumeaux si l'un d'eux n'avait pas été un peu plus grand. Des costumes sombres et officiels, des cravates au léger scintillement.

Souriants, ils s'approchèrent de la vitrine et comme s'ils ne remarquaient ni la vitre brisée, ni le milicien, ni même le vieillard à la main ensanglantée, ils se mirent à parler dans un anglais mélodieux. La vendeuse, secouant sa torpeur, leur tendit un long étui en cuir noir. Ivan les regardait, presque envoûté. Il sentait que la vie, semblable à la lentille d'eau dérangée par une pierre, allait de nouveau retrouver cet équilibre policé qui lui était si étranger.

Les Japonais, ayant réglé leur achat, se dirigèrent vers la sortie; le milicien fit un pas vers Ivan, écrasant un éclat grinçant. Ivan alors empoigna une statuette posée sur le comptoir et se jeta à leur poursuite. Les Japonais se retournèrent. L'un d'eux eut le temps d'esquiver le coup. L'autre, percuté par Ivan, s'écroula sur les dalles.

Ivan frappait en aveugle sans réussir à les toucher vraiment. Ce qui effrayait, c'était son cri et son imperméable maculé de sang. Les Suédois se précipitèrent vers la porte, en glapissant et se poussant les uns les autres. Les doigts d'Ivan, en frappant, lâchèrent une figurine d'ourson olympique en bronze qui fit voler en éclats la devanture vitrée. Ce genre de souvenir ne s'était pas vendu pendant les Jeux, personne ne voulant se charger d'un tel poids. Toute la série avait été envoyée en province; celui-là seul était resté. Les vendeuses s'en servaient comme presse-papier sur le comptoir…


Almendinger vint à la Beriozka peu avant la fermeture. Il était content de connaître si bien Moscou, de pouvoir y arriver non par la rue Gorki, mais en suivant les petites ruelles ombragées. L'une d'elles lui plaisait particulièrement. Elle était calme, presque déserte. On longeait le vieux bâtiment en brique d'une manufacture de tabac. Derrière ses murs on entendait le bruit sourd et régulier des machines. L'odeur un peu arrière du tabac coulait tout au long de la ruelle.

«Je vais maintenant oublier tout cela petit à petit, pensait Almendinger. Tous ces chiffres, ces numéros de téléphone moscovites, toutes ces ruelles tortueuses… Et aussi cette odeur. Cela sera précisément une occupation jusqu'à la mort – oublier…»

La vitrine latérale, dans la Beriozka, était protégée par un cordon tendu entre deux chaises. Les vendeuses discutaient à mi-voix. Almendinger ne saisit que «Fou… complètement fou…» Derrière le comptoir travaillait un vitrier. Penché sur la table, il traçait dans un crépitement sec une longue rayure avec son diamant. Puis, dans un bref tintement musical, il rompit la vitre.

Almendinger sourit et demanda à la vendeuse de lui présenter une petite montre de femme en or. «Peut-être vaudrait-il mieux acheter un collier ou un bracelet, par exemple celui-ci, en argent, avec des améthystes et des émeraudes? Bien sûr, ce serait beaucoup plus simple de lui demander ce qu'elle préfère. Mais que faire? Je deviens vieux… C'est tentant déjouer les Santa Klaus ou plutôt les Monte-Cristo du troisième âge…»

Après une belle matinée, le soleil se cacha et le soir fut gris, mais comme toujours en cette saison, lumineux et étrangement spacieux. A la sortie, Almendinger tourna à gauche, entra dans un square aménagé sur une place à l'air un peu provincial. Au centre du square s'élevait une immense colonne de bronze couverte d'un entrelacs de lettres russes et géorgiennes – le monument en l'honneur de l'amitié entre les deux peuples. Il s'assit sur un banc et, avec un plaisir incompréhensible, se mit à regarder les gens, les longs bus qui, avec une souplesse fatiguée, contournaient le square. Il surprenait des gestes et des bribes de conversation, sans aucune importance pour lui et, en raison de cela, si attrayants.

Non loin de là, il y avait un magasin de chaussures. Les gens emportaient leurs cartons, encore tout échauffés par la bousculade et la joie d'un achat. Une femme s'assit sur le bord du banc, près de lui, et enlevant ses vieux escarpins éculés, mit ceux qu'elle venait d'acheter. Elle tourna et retourna son pied, l'examinant de tous côtés, puis se leva, piétina sur place – ne sont-ils pas trop étroits? – et se dirigea vers le bus. De dessous le banc les vieilles chaussures abandonnées pointaient leur nez.

Almendinger se rendit compte qu'il tenait toujours dans la main le petit paquet de la Beriozka. Il ouvrit sa serviette et glissa l'achat dans une pochette en cuir. Il vit les liasses de papier, les dossiers bien rangés et sourit. Un passant éméché s'approcha et lui demanda:

– Dis, l'ami, tu n'aurais pas des allumettes?

Souriant toujours, Almendinger lui tendit un briquet. Quand, après quelques tentatives, l'homme alluma sa cigarette et, bredouillant un «merci, l'ami, tu m'as dépanné», voulut rendre le briquet, Almendinger n'était déjà plus là. Déjà il marchait en direction de la ruelle aux odeurs de tabac amer.


Ivan resta longtemps à l'hôpital, se remettant lentement de la crise cardiaque qui l'avait frappé dans la voiture de la milice. L'enquête suivait son cours. Il n'y avait pas de lourdes charges contre lui. Et pourtant l'histoire restait ennuyeuse, L'ambassade envoya une note au ministère des Affaires étrangères. Dans un journal suédois parut un article: «Un hold-up manqué dans une Beriozka de Moscou.» «Radio Liberté», dès le lendemain, relatait les faits en citant les noms exacts de tous les participants. Tout le monde savait que cette histoire se transformerait bientôt en une de ces anecdotes piquantes qu'on raconte au cours des cocktails diplomatiques: «Vous savez, ça s'est passé dans la Beriozka même. Et par-dessus le marché, un Héros de l'Union soviétique! Une Étoile sur la poitrine… Mais non, il a eu son expertise. Psychiquement, un homme absolument normal… Vous avez raison. C'est peut-être ce qu'on appelle le syndrome de la Vieille Garde. Vous avez entendu ce qu'a dit Smirnov à ce sujet? Une vraie perle! C'est lui qui a dû étouffer tout cela. Quand on l'a mis au courant, il a hoché la tête et bougonné: "Oui, les Vétérans gardent longtemps leur jeunesse d'âme…" Et à propos, vous savez, la fille du Vétéran… Oui, oui… Et encore un détail tout à fait piquant…»


Au début du mois de juin on transféra Ivan en détention préventive. Pendant qu'il était à l'hôpital, Olia passait le voir presque chaque jour. Ils n'avaient pas grand-chose à se dire. Olia tirait de son sac les derniers journaux, des fruits, de la nourriture, s'informait de sa santé. Puis ils descendaient, s'asseyaient sur un banc devant un parterre qui répandait le parfum amer des calendulas orange.

Durant ces deux semaines, en empruntant de l'argent à droite et à gauche et en échangeant ses devises, elle régla les comptes avec la Beriozka. Elle téléphona à Alexeï. C'était tantôt le père, tantôt la mère qui décrochait et chaque fois on lui répondait poliment qu'Alexeï n'était pas là. La mère ajoutait: «Tu sais, Olietchka, il prépare en ce moment le Festival de la jeunesse. Il est parti en France régler quelques problèmes au sujet de la composition de la délégation.» Olia remerciait et raccrochait.

Parfois elle était envahie par un désir douloureux dans son irréalité: comme l'enfant qui a cassé une tasse, elle voulait revenir en arrière, tout rejouer pour que la tasse ne glisse pas des mains, pour qu'il n'y ait pas ce silence sonore et irrémédiable. Mais même ce regret douloureux disparut.

Avec un étonnement incrédule elle vit qu'elle commençait à s'habituer à cette situation qui, il y avait quelque temps encore, lui avait paru inconcevable. Elle s'habituait à ce parterre orange, à ce vieil homme maigre qui dans l'étouffement fade de sa chambre allait à sa rencontre, aux regards curieux et impitoyables dans les couloirs du Centre. Et que rien n'eût changé radicalement lui paraissait inquiétant.

Il faisait très chaud à Moscou à la fin du mois de mai. Parfois, par les fenêtres ouvertes du Centre, on entendait la longue et lente sirène d'un navire venant de la Moskova. Il semblait que l'on sentît même l'odeur chaude et vaseuse, l'odeur des planches humides de l'embarcadère chauffé par le soleil. Et le soir, dans les feuillages touffus, les réverbères bleuissaient déjà comme en été. Au restaurant, au milieu de l'odeur dense des plats épicés et des parfums, tintait avec une fraîcheur agréable une petite cuillère ou un couteau.


Svetka consolait Olia comme elle pouvait. Mais elle s'y prenait maladroitement tant elle était heureuse elle-même à ce moment-là. Son Volodia lui avait envoyé peu avant sa photo souriante et une lettre où il lui promettait de venir pour tout un mois en permission. Sur la photo on voyait très bien deux grandes étoiles à ses épaulettes.

– Non, si Gorbatchev n'arrête pas en Afghanistan, commentait-elle, c'est sûr que Volodia reviendra avec ses trois étoiles de colonel. Evidemment, là-bas pour lui ce n'est pas drôle. Mais est-ce que c'est mieux ici? Il serait depuis longtemps dans une garnison au diable, quelque part à Tchoukotka… Ah! vivement le mois d'août! On filera en Crimée, on louera une petite baraque près de la mer. Au moins il bronzera normalement. Tu sais, la dernière fois qu'il est venu… La tête comme un nègre, seulement les dents qui brillaient… et le reste tout blanc!

Elle se rattrapait, honteuse de sa joie:

– Écoute, Olia, il ne faut pas t'en faire. Ton père, de quoi peuvent-ils l'accuser? Seulement une bagarre, et à la rigueur ils ajouteront l'état d'ivresse. Il aura un an avec sursis, au bout du monde… Quant à ton diplomate, ne t'en fais pas. Les hommes, tu sais, c'est toujours comme ça.

Un de perdu, dix de retrouvés. Tiens, à son retour Volodia te fera connaître un de ses amis de régiment. Et peut-être même ton diplomate te reviendra. Bien sûr, son père et sa mère l'auront dressé contre toi. Tout se calmera et s'oubliera. Et s'il ne revient pas, qu'il aille au diable! Tiens, souviens-toi de Katioukha qui travaillait avec les States. Elle a épousé un type de ce genre. Et lui, il l'embêtait tout le temps. «Tu n'as pas, disait-il, d'intuition esthétique, de perception du style. Tu n'es pas capable de distinguer Bonnard de Vuillard…» Toute cette élite artistique se rassemblait chez eux, se vautrait dans les fauteuils, dégustait de la Veuve Cliquot et «distinguait»… Elle, tu te souviens, c'est une fille nature. Un jour, elle en a eu assez de toutes ces pimbêches historiennes de l'art et de ces types à voix aiguë. Ils parlaient justement de Picasso. Et elle, tout d'un coup, elle a lâché cette devinette marrante: «Quelle différence y a-t-il entre Picasso et la reine d'Angleterre?» Oui, c'est une histoire écu-lée. On te l'a racontée déjà cent fois: «Picasso n'a eu qu'une fois dans sa vie une période bleue, et la reine, tous les mois… Eh oui, elle a le sang bleu!» Tu vois d'ici la tête qu'ils ont faite, tous ces intellectuels! Son mari a explosé: «Ce n'est pas seulement une obscénité – j'en ai l'habitude. C'est un sacrilège!» Les idiots, ils auraient mieux fait de rire au lieu de jouer les constipés. Katioukha n'a pas encaissé et leur a jeté: «Des barbouillages, votre Picasso! Un marchand, et rien d'autre. Il a bien compris que la demande, c'est ce genre de vomissure – ça vous plaît – et il a vomi…» Quel charivari! Les femmes foncent dans le couloir, mélangent leurs visons. Les hommes piaillent: «Le complexe d'Erostrate!» Son cher mari pique une crise d'hystérie… Il a déjà introduit le divorce, le salaud. Il lui donnait des leçons sans arrêt: «La vie est un acte esthétique…» Et lui, il se faisait des piqûres contre l'impuissance. L'esthète!

Elles bavardaient jusqu'au crépuscule, comme au bon temps d'autrefois. Et comme autrefois venait de temps en temps les voir Ninka la Hongroise. Elle aussi se mettait à consoler Olia, lui racontait les sombres histoires de ses nombreux naufrages, ses espoirs déçus et la noire ingratitude humaine… Mais elle aussi dissimulait mal sa joie: au mois de juin elle ferait sa dernière tournée au bord de la mer Noire. En octobre elle se marierait et fonderait, comme elle disait elle-même en riant, «une famille soviétique modèle».

Oui, tout restait comme avant. Rien ne changeait. Si, peut-être, une seule chose. Maintenant, quand elle rentrait du travail, elle constatait avec dépit que son visage était comme couvert d'un masque poisseux. Elle se précipitait à la salle de bains pour s'en libérer en se frottant les joues. Elle essayait de se rassurer: «Je cours comme une folle ces temps-ci. Et avec cette chaleur…» Elle se souvenait comme Svetka, après le travail se hâtait vers la salle de bains en lui lançant sans s'arrêter: «Attends, Olietchka, on parlera après. Laisse-moi changer de visage.»

Olia comprit qu'il ne s'agissait pas seulement de fatigue et de chaleur.

Avant les congés d'été, il y avait beaucoup de travail au Centre. Il arriva même à Olia de ne pas rentrer à la maison trois jours de suite. Elle passait les nuits au Centre. Dans la journée elle assistait aux entretiens commerciaux et le soir jouait son spectacle habituel au restaurant. Pendant ces trois jours elle n'avait pas eu une seule minute pour aller voir son père à l'hôpital.

Un matin, quand elle put s'y rendre, il l'attendait avec une impatience joyeuse et inquiète. Ils s'installèrent sur leur banc habituel, devant le parterre. Ivan alluma une cigarette. Puis, l'écrasant rapidement, il parla d'une voix sourde. Olia, en entendant cette voix feutrée, eut un frisson intérieur. Elle pensa que son père allait lui poser des questions sur son travail, sur sa vie ou – ce qui serait pire encore – essayer de se justifier. Ivan parla d'autre chose.

– Tu sais, Oliouch, c'est très bien que tu sois venue aujourd'hui. Demain on me fait mes papiers de sortie et on me transfère en détention préventive. Je voudrais te remettre quelque chose. Garde-le et cache-le quelque part. J'ai peur qu'on me l'enlève à la fouille.

Ivan desserra les doigts – dans le creux de sa main brillait l'Étoile d'or.

Olia retourna à la maison dans un autobus brinquebalant et à moitié vide. Il roulait sur l'autoroute périphérique. D'un côté on voyait les nouveaux immeubles en béton, plantés dans l'argile labourée. De l'autre, des champs voiles d'une verdure transparente. Olia était assise, le visage tourné vers la fenêtre pour qu'on ne voie pas ses larmes. Elle s'était mise à pleurer quand, en ouvrant son sac, elle avait vu tout au fond, là où se perdaient d'habitude tantôt les clefs, tantôt le rouge à lèvres, l'Etoile d'or. «Cela, c'est toujours sa vie, pensait-elle avec une tendre amertume. Il croit qu'il y a encore des gens pour se souvenir de cette guerre lointaine, de cet amour sur le front… Ils sont tous comme des enfants. Toute une génération de grands enfants trompés. Pourvu qu'il ne sache rien sur moi! Pourvu qu'il ne sache rien!»

Elle continuait à pleurer en remontant les escaliers jusqu'à son septième étage. Elle n'avait pas voulu prendre l'ascenseur de peur de rencontrer quelqu'un de sa connaissance. Mais dès le sixième, elle entendit le rire et les exclamations joyeuses de Svetka. «Tiens, pensa Olia, Ninka est là et elles sont en train de s'amuser.» Et tout de suite elle sentit comme un petit soulagement. Elle les imaginait déjà s'affairant autour d'elle, l'encourageant, mettant la bouilloire sur le feu. Ninka était sans doute venue faire ses adieux avant de partir pour le Sud. Elle allait être intarissable avec ses histoires. Olia tourna la clé et entra.

La porte de la chambre de Svetka était largement ouverte. Svetka était assise sur son lit et criait dans un horrible rire sanglotant. Ses yeux gonflés, sur lesquels il ne restait plus la moindre trace de rimmel, brillaient, hagards, fous. Sur le plancher, une valise d'où sortaient quelques vêtements. Dans les angles opposés de la chambre – comme si un grand pas les y avait laissés – traînaient ses souliers. Olia s'arrêta sur le seuil sans essayer de rien comprendre de ce hurlement horrible, parce que tout était trop clair. Elle répétait seulement comme une incantation: «Svetka… Svetka…».

Svetka, étranglée de larmes, se tut un instant. Elle était assise, les yeux fermés, tressaillant de tout son corps et respirant de façon saccadée et bruyante. Avec précaution, Olia s'assit auprès d'elle. Svetka sentit sa main sur son épaule et se remit à crier sur un ton encore plus désespéré:

– Olka, un cercueil en zinc… et on ne voit rien… seulement ses yeux à travers la petite vitre… sans cils ni sourcils… peut-être il n'y a rien… dans ce cercueil!

Et en secouant la tête, de nouveau elle fondit en larmes. Et de nouveau, d'une voix entrecoupée, elle cria:

– Une petite vitre… Et seulement ses yeux… seulement ses yeux… Non, il n'y est pas. Non… Brûlé dans l'hélicoptère! Il n'y a rien dans ce cercueil, rien…

Puis, se libérant des bras d'Olia, elle bondit et se précipita vers l'armoire. Elle en ouvrit la porte d'un geste violent et commença à en retirer des boîtes et des cartons qu'elle jetait par terre.

– Et à qui est-ce que ça peut servir maintenant? À qui? criait-elle.

Des cartons déboulaient des chaussures d'homme, des bottes toutes neuves brillant d'un cuir de qualité; s'amoncelaient les chemises aux étiquettes de Beriozka, des jeans, des cravates. En poussant un lourd soupir, Svetka s'écroula comme une masse sur le lit et plongea la tête dans l'oreiller.

Olia, assise à côté d'elle, reconnaissait avec peine son amie dans cette femme vieille et affaissée. Elle lui caressait légèrement la main et murmurait:

– Ne pleure pas, ne pleure pas, Svetka. Tout ira bien, tout finira par s'arranger. Tu vois, pour moi, ça va de travers aussi, et moi je tiens coup… je tiens le coup…


Svetka partait de la gare de Kazan. Elle semblait à présent tout à fait calme et elle plissait simplement les yeux, comme pour ne pas voir la foule joyeuse et agitée. Olia se frayait le passage à côté d'elle, tenant à la main un grand sac en plastique où Svetka avait jeté tout ce qui n'avait pas pu rentrer dans la valise. Le sac était lourd. Le gens, chargés, fonçaient, se bousculaient, s'accrochaient avec leurs bagages. Olia sentait que les poignées du sac s'étiraient lentement et allaient se déchirer. La foule s'avançait avec une lenteur pénible. Visages en sueur, calottes sur les têtes rasées, enfants qui pleurnichaient…

Le compartiment était imprégné d'une odeur chaude de poussière épaisse.

– Mais tu n'as rien pris pour boire en route, se souvint Olia.

Silencieusement, Svetka fit non de la tête. Sautant du wagon, Olia se faufila vers le buffet. Dans la queue, devant une longue vitrine où s'entassaient des sandwiches de saucisson desséché, des œufs durs et des gâteaux secs aux noisettes, elle consultait nerveusement sa montre.

Quand elle parvint sur le quai avec une bouteille de limonade tiède et deux gâteaux dans un sachet, elle vit au-dessus des rails, dans un brouillard gris et chaud, deux feux rouges qui s'éloignaient. Elle resta sur le quai encore un moment, puis posa la bouteille et le sachet sur un banc et se dirigea vers le métro.


Pendant un de ces jours fous du début de l'été, Olia comprit qu'elle était enceinte. Elle prit la chose avec une résignation insensible et fatiguée. «En fait, ça n'a rien d'étonnant, pensait-elle en revenant de la consultation, avec tout ce remue-ménage et énervée comme j'étais… Dans ces conditions-là, on peut en mettre deux au monde sans s'en rendre compte…» Au Centre elle demanda trois jours d'arrêt pour se faire avorter et se remettre d'aplomb.

Elle avait compté les jours et elle savait que cela s'était passé début mai quand, écoutant ce grand Allemand au beau nom, elle avait oublié son rôle. Elle savait d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas seulement d'un oubli.

Elle arriva à l'hôpital deux heures avant l'ouverture des services. Dans le silence du matin, elle contourna l'immeuble jaune pâle et, traversant la rue, s'assit, sur un banc dans une petite cour entre de vieux bâtiments à un étage. Sur les fenêtres il y avait des fleurs dans les pots et des statuettes de faïence peinturlurée. «C'est tout comme chez nous à Borissov», pensait-elle. Le soleil léger et transparent emplissait peu à peu la cour, éclairant l'intérieur des entrées aux escaliers de bois, et faisait cligner les yeux d'un chat assis sur un petit banc boiteux. Plus tard, Olia essaya de comprendre ce qui s'était passé, ce petit matin ensoleillé. Elle regardait les fleurs pâles derrière les vitres, le bac avec son sable grêlé par la pluie qui était tombée dans la nuit, les touffes d'herbe qui perçaient du sol piétiné de la cour. Elle regardait comme si elle le voyait pour la première fois. Même la terre grise et ordinaire, mêlée de sable, était étonnamment présente à ses yeux, tout près, avec ses petites pierres, ses brindilles, ses allumettes brûlées. Elle ressentit tout à coup une tendresse aiguë et saisissante pour ce regard neuf, cet étonnement joyeux et muet. Ce regard ne lui appartenait plus. Elle le sentait en elle-même déjà comme quelque chose de séparé d'elle, mais en même temps proche, palpitant, inséparable de sa respiration et de sa vie… Il lui semblait qu'elle l'éprouvait presque charnellement. Elle suivait des yeux le chat qui lentement traversait la cour en secouant ses pattes et en redressant la queue. Olia savait qu'elle n'était pas seule à le regarder et savait pour qui elle marmonnait silencieusement: «Ah! le joli petit minet… Regarde les belles moustaches, la queue blanche, les petites oreilles grises… Allons le caresser…»

Les maisons commençaient à s'éveiller. Des entrées sortaient d'un pas affairé des gens qui se hâtaient vers l'arrêt des bus. Olia les suivit. En rentrant, elle se coucha sans se déshabiller et s'endormit tout de suite. Vers le soir elle fut réveillée par le piaillement strident des martinets. Longtemps elle resta couchée, regardant le crépuscule qui s'épaississait derrière la fenêtre ouverte. Parfois du haut d'un balcon parvenait une voix féminine:

– Maxime, Katia, rentrez! Combien de fois dois-je vous appeler?

Et tout de suite retentissait en écho un duo aigu:

– Mais maman! Encore cinq petites minutes! Les martinets filaient tout près de la fenêtre dans un rapide bruissement d'ailes. Il semblait que quelqu'un, d'un geste brusque, déchirait une légère étoffe de soie. «Comme tout est simple, pensait Olia. Et personne ne le comprend. Ils courent, se poussent les uns les autres et n'ont même pas le temps de se demander: "A quoi bon?". Et pourtant tout est si simple. Et moi aussi, je devenais folle – Aliochka, cet appartement à Moscou, l'étranger… C'est dur à penser – je m'étais mise à haïr ses parents si fort que j'en avais des cauchemars. Je craignais tout le temps qu'ils le dissuadent de m'épouser. J'ai presque prié pour qu'ils se tuent en voiture ou en avion! Quelle horreur!»

Il y avait tant de silence dans le crépuscule violet qu'on entendait dans une cuisine, par la fenêtre ouverte, le grésillement des pommes de terre dans une poêle. Olia pensa à celui dont elle avait ce matin si clairement ressenti la présence en ce monde. Et maintenant elle plongeait avec une joie calme dans les futurs soins de l'enfant, de ses petits vêtements, de sa nourriture. Sans savoir pourquoi, elle était sûre qu'elle aurait un garçon. Elle savait qu'elle l'appellerait Kolka, qu'elle vivrait avec lui à Borissov, qu'elle trouverait un emploi terne et monotone, et cette monotonie des journées grises et tranquilles dans le futur lui parut tout à coup un indicible bien.

Elle imagina comme il apprendrait la vie de son grand-père Ivan, sa vie à elle. Tout ce qui leur avait paru un écroulement fatal de leurs projets entrerait dans son esprit enfantin tel un conte, une sorte de légende familiale: le grand-père héros qui avait souffert dans sa vieillesse pour la vérité, la mère qui avait refusé de vivre à Moscou parce que la vie qu'on y mène est bruyante et même, à cause des voitures folles, dangereuse.

«Pour le moment je ne dirai rien à mon père, pensait-elle. Après le tribunal, quand il sera remis, je lui raconterai tout.»


Vitali Ivanovitch écoutait Olia sans l'interrompre. Son mutisme la confondait un peu. Elle parlait calmement, essayant d'être logique et convaincante. Vitali Ivanovitch pétrissait de la main son visage, hochant la tête, et lui jetait de temps en temps un regard clignotant et un peu lointain. Olia savait que dès les premiers mots il avait compris tout ce qu'elle allait lui raconter et que maintenant il attendait patiemment la fin de son récit. Les derniers mots, elle les prononça plus haut et sur un ton plus résolu:

– Vous savez, Vitali Ivanovitch, peut-être que c'est mon destin, ça. Finalement chacun porte sa croix, aux uns, Moscou, aux autres, Borissov…

Olia pensait qu'il se hâterait de la dissuader, se mettrait à la raisonner d'une façon plaisante et amicale: «Ecoute, c'est un caprice, ça te passera» ou au contraire à lui rappeler d'une voix sèche son devoir et ses responsabilités. Mais lui continuait à se frotter le visage, hochait la tête et ne disait rien. C'est seulement en entendant ses dernières paroles qu'il marmonna: «Oui, oui, le destin… le destin…» Puis, redressant son visage aux pommettes rougies, il dit:

– La nuit a été folle, le téléphone n'a pas arrêté de sonner. Je n'arrive pas à garder les yeux ouverts. Dès que je m'assois, je m'endors. Je te le dis parce que chacun porte sa croix, comme tu l'as si bien fait remarquer tout à l'heure.

Il eut un sourire las et distrait.

– Tu sais, mes études, je les ai commencées en philosophie; c'est ensuite que je me suis tourné vers le droit. Je me cherchais pour ainsi dire. Il me semblait toujours que quelque chose ne collait pas, que ce n'était pas… Quand je suis entré en philo, j'ai pensé que, tout de suite, je serais plongé dans les mystères insondables de l'existence. Bon, j'ouvre Aristote et lui, il raisonne: Pourquoi – pardon – l'urine de l'homme qui a mangé de l'oignon sent-elle l'oignon? Et le couronnement de la pensée philosophique, c'est le discours de Brejnev au dernier Plénum historique. Quand on est jeune, tout ça, ça blesse si fort! Maintenant, c'est ridicule même de se le rappeler. Nous avions un professeur, tu sais, de l'espèce de ces derniers Mohicans qui étaient encore diplômés de l'Université de Saint-Pétersbourg. Sous Staline, bien sûr, dans les camps. Les jeunes aiment ce type de professeurs. Alors moi, je me précipite vers lui:

– Voilà, Igor Valerianovitch. Je suis en pleine crise intellectuelle, une crise aussi profonde que celle de la philosophie bourgeoise. Je passe en droit. Je termine mes études et je vais sous les balles des bandits écraser la maffia de Rostov comme juge d'instruction.

Et évidemment je lui parle du destin, de la vocation, de la croix… Et ce vieux philosophe écoutait, écoutait, puis me dit:

– Et vous, distingué jeune homme, vous connaissez la parabole de la croix humaine?

– Non, lui dis-je. Jamais entendue.

– Alors, écoutez. Un homme portait sa lourde croix. Il la portait, portait, et finit par invectiver Dieu. Trop lourde, cette croix. Elle lui scie le cou, l'écrase, le courbe vers la terre. Il n'en peut plus. Dieu entendit ses lamentations et eut pitié.

– Bon, lui dit-il, suis-moi, malheureux. Il l'amène devant un énorme entassement de croix.

– Voilà, tu vois, tout cela, ce sont des destinées humaines. Jette ta croix et choisis-en une autre. Peut-être en trouveras-tu une plus légère.

L'homme se réjouit et se met à les essayer. Il en met une sur l'épaule. «Non, trop lourde. Plus lourde que la mienne.» Et il en prend une autre. Toute la journée il court autour de cette montagne de croix et n'arrive pas à en choisir une. Lourdes sont les croix humaines. Enfin vers le soir il en trouve une.

– Voilà, dit-il, celle-ci est plus légère que les autres. Ce n'est pas une croix, c'est un vrai plaisir.

Et Dieu sourit:

– Mais celle-là, c'est ton ancienne croix, c'est celle que tu as jetée ce matin…

Et voilà l'histoire. Moi, bien sûr, j'approuve le professeur et en moi-même je pense comme toi maintenant peut-être: «Toute théorie est grise, mon ami… [35]» Eh oui! Bon, concrètement, on va faire comme ça, Olia. Quand est-ce que tu as ton congé? En octobre? On va l'avancer au mois de juillet. Tu auras le temps de réfléchir comme il faut. De choisir une croix plus légère…


Ivan fut jugé au début du mois de juillet dans le petit immeuble laid du tribunal d'arrondissement d'où l'on voyait la Moskova et les grands bâtiments des quais. C'était une vieille petite bâtisse d'un étage, les escaliers étaient usés et les salles d'audience pleines de poussière. Dans le couloir obscur s'alignaient des portes capitonnées de moleskine noire. Quand l'une d'elles s'ouvrait, on pouvait entrevoir de sombres rayonnages encombrés de dossiers épais, un bureau recouvert de paperasses et, dans un coin, une bouilloire sur un réchaud électrique. Dans les rues ensoleillées et bruyantes il était difficile d'imaginer qu'à deux pas pouvait exister un pareil endroit, terne et silencieux, et des gens qui préparent le thé sur un réchaud, dans cette demi-obscurité somnolente.

À une heure de l'après-midi, on fit entrer Ivan dans l'une des salles où des chaises branlantes étaient disposées en rangs mal alignés. Sur une petite estrade se dressait le bureau du juge et de ses assesseurs; sur le devant du bureau était ajusté l'emblème de l'Union soviétique. Derrière une rampe en bois on voyait le banc des accusés. La rampe avait été griffée par des centaines de mains: des rayures, des croix, des dates, des initiales… De chaque côté du bureau du juge se trouvaient les tables plus petites du procureur et de l'avocat.

À une heure de l'après-midi, Ivan entra dans cette salle, accompagné de deux miliciens, et trois heures plus tard, on l'en sortit, mort.

Dans la salle, la fenêtre était entrouverte, mais on ne sentait pas la fraîcheur. Le soleil brillait, chaud et immobile. Ondoyant doucement, les flocons ouatés des peupliers pénétraient par la fenêtre.

Durant ces trois heures s'étaient produits des faits apparemment liés au procès, mais en même temps infiniment éloignés de lui. Il y avait beaucoup de monde. Les gens voulaient connaître tous les détails. Dans la salle, l'air était lourd et étouffant. Les uns s'éventaient avec un journal; les autres, en se tordant maladroitement, retiraient leur veste en faisant craquer les chaises. Deux femmes, au dernier rang, ne cessaient de bavarder, n'écoutant ni les réponses d'Ivan, ni le juge, ni les témoins. On ne comprenait pas pourquoi elles étaient venues là perdre leur temps dans une telle étuve.

Les voix résonnaient sourdement, comme amorties par les duvets de peuplier qui voletaient lentement. L'une des femmes assesseurs était allergique à ces flocons cotonneux. Sans cesse elle se mouchait, clignotait de ses yeux rouges et ne pensait qu'à une chose: pourvu que ça se termine le plus vite possible! Tous ses collègues pensaient de même. Le soleil poussait au sommeil. La plupart d'entre eux se préparaient déjà aux vacances, calculaient les jours avec joie: encore une semaine et puis…

Le juge, une femme aussi, avait trop bronzé le dimanche précédent dans sa datcha et sous son tailleur strict elle sentait maintenant une douleur cuisante aux épaules. Elle voulait, elle aussi, en finir au plus vite avec cette procédure, prononcer le jugement – un an avec sursis, pensait-elle – et au plus tôt, en rentrant chez elle, s'enduire les épaules de crème fraîche. C'était un conseil de l'assesseur qui souffrait du duvet de peuplier. «Peut-être que ce n'est pas une allergie, mais une grippe. Parfois ça arrive en été», pensait le juge.

Personne ne se souvenait plus à quel moment, au lieu de la réponse brève qu'on lui demandait, le prévenu Demidov s'était mis à parler très haut en bafouillant, presque à crier. Le juge essaya de l'interrompre en tambourinant avec un crayon sur la table et en disant d'une voix volontairement officielle: «C'est sans rapport avec votre affaire.» Puis elle pensa qu'il valait mieux laisser le Vétéran vider son sac – d'autant plus qu'on lui avait téléphoné en haut lieu pour lui conseiller d'en finir en douceur, sans faire de zèle.

Ivan parlait de la guerre, de Staline, de la Victoire. Il bégayait un peu, craignant le silence qui surgissait entre les mots, essayant de percer cette somnolence opaque de l'après-midi. Il mentionna sans raison le Bolchoï, l'Afghanistan (ici le juge recommença à donner des coups de crayon sur la table) et Semionov l'unijambiste. D'abord les gens s'animèrent, puis se replongèrent dans une incompréhension indifférente: Gorbatchev avait déjà permis de parler de tout cela dans les journaux. Les femmes consultaient leur montre et les hommes, dans l'attente de la suspension de séance, tripotaient leur cigarette. Au dernier rang, comme avant, sans prêter d'attention à personne, on chuchotait. Le juge disait quelque chose à l'oreille de l'assesseur. Le procureur, en pinçant ses manches, les débarrassait des petits flocons blancs.

Enfin Ivan se tut brusquement. Il enveloppa la salle d'un regard un peu affolé et, s'adressant on ne savait à qui, cria d'une voix sifflante de vieillard:

– Vous avez fait de ma fille une prostituée!

À ce moment il croisa le regard d'Olia. Il n'entendait plus ni le brouhaha qui s'élevait du public, ni la voix du juge qui annonçait la suspension. Il comprenait qu'il venait de se produire quelque chose de monstrueux, face à quoi son ivrognerie et sa bagarre à la Beriozka n'étaient que des bagatelles. Quelqu'un qui sortait lui masqua le visage de sa fille. Il porta son regard sur les fenêtres et vit avec étonnement que le rebord brillait au soleil d'une étrange lumière irisée. Puis cette lumière s'amplifia, devint éclatante et douloureuse, et tout à coup le rebord vira au noir. Ivan s'assit lourdement, laissant tomber la tête sur la rampe rayée de dates anciennes et de noms inconnus.


Non sans peine le fourgon s'échappa de Moscou en plein Festival et plus vite, comme avec soulagement, s'engouffra sur l'autoroute de Riazan. Le chauffeur et son collègue étaient eux-mêmes originaires de Riazan. Ils connaissaient mal Moscou et avaient peur de tomber sur la milice de la route qui était présente à chaque carrefour à cause du Festival. Mais tout se passa bien.

Olia, assise dans la profondeur obscure du fourgon, calait de sa chaussure légère le cercueil tendu de drap rouge qui glissait à chaque virage. Le fourgon n'était pas bâché à l'arrière, et au-dessus du battant s'ouvrait un vif rectangle de lumière. Durant la traversée de Moscou, on remarquait tantôt une rue qu'Olia connaissait bien, tantôt un groupe de touristes en habits voyants. Les cars aux emblèmes du Festival sillonnaient les rues, et souvent on distinguait ici ou là les vestes blanches et les pantalons bleus des interprètes. Tout cela rappelait à Olia les Jeux olympiques et cet été-là, maintenant si lointain. Puis dans le cadre lumineux commencèrent à se dérouler les champs, l'autoroute grise, les premiers villages.

Par miracle, après deux jours de recherches vaines, Olia avait trouvé cette voiture et avait réussi à convaincre le chauffeur. Il avait accepté simplement parce qu'ils allaient dans la même direction. Olia lui avait donné presque tout l'argent qui lui restait.

À mi-chemin le chauffeur tourna dans une route transversale et s'arrêta. Les portières claquèrent et à l'arrière, au-dessus du battant, apparut la tête du collègue.

– Pas trop secouée? Dans une heure on sera arrivé. Attends un peu; nous, on fait un saut au magasin. Tu sais, à Moscou c'est le régime sec, surtout avec le Festival…

Olia entendit des pas s'éloigner. Dans le rectangle ensoleillé se dessinait un bout d'isba, une haie, un jardin dans lequel une vieille courbée arrachait quelque chose de la terre. Il faisait chaud. Par les interstices filtraient de petits rayons de soleil. Quelque part, au loin, paresseusement aboyait un chien.

Olia était persuadée qu'à Borissov, dès qu'on apprendrait son arrivée, tout le monde s'affairerait pour organiser les funérailles et trouver les musiciens. Elle imaginait même la procession des responsables locaux dans leur grotesque complet noir, le grincement métallique de l'orchestre, les condoléances auxquelles elle devrait répondre en formules dépourvues de sens.

Mais tout se passa autrement. Le chauffeur et son collègue, transpirant et soufflant de façon exagérée, laissèrent tomber le cercueil sur la table et s'en allèrent après avoir soutiré encore dix roubles, à cause du troisième étage. Olia resta toute seule en face de cette longue caisse rouge, effrayante dans son silence.

Au matin, elle se rendit au parc des véhicules où avait travaillé son père. Elle fut reçue par le nouveau chef, un jeune homme au jean qui pochait aux genoux. Dès qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il se mit à parler rapidement sans lui permettre de placer un mot. Toutes les voitures étaient réquisitionnées pour les travaux d'été au kolkhoze, les deux qui restaient n'avaient plus de roues, la moitié du personnel était en congé. Et pour se justifier, il lui montra la cour déserte, maculée de taches noires d'huile, et un camion dans le moteur duquel s'enlisait jusqu'à la taille un gars ébouriffé. «Et en plus, ajouta le chef, nous marchons maintenant au régime de l'autofinancement.»

– Mais je vais payer, s'empressa de dire Olia pour le calmer. Donnez-moi seulement une voiture et quelques hommes.

– Mais puisque je vous dis que je ne peux pas! gémit le chef, écartant les bras dans un geste d'impuissance.

Au Comité militaire, l'officier de service lui demanda de remplir un formulaire, puis alla chercher un ordre derrière la porte capitonnée et clouée de pointes brillantes. Quand il revint, il ouvrit le coffre-fort, en retira le livret du Héros de l'Union soviétique et le tendit à Olia:

– Maintenant nous sommes quittes avec vous. Quant aux funérailles, il faut vous adresser au Conseil des Vétérans. Ce n'est pas de notre ressort.

Olia sortit et examina avec étonnement la photo de son père sur le livret. C'était un gars au crâne rond et rasé, presque un adolescent, qui la regardait. «Il n'avait pas encore vingt ans», pensa-t-elle avec stupéfaction. La cour du Comité militaire était vide et silencieuse. Seul un soldat efflanqué balayait un chemin asphalté. La poussière s'élevait en nuage léger et retombait au même endroit.

Au Conseil des Vétérans, il n'y avait personne. Sur le tableau d'affichage pendait une feuille de papier cartonné aux lettres rouges fanées: «Le défilé de fête des Vétérans consacré au quarantième anniversaire de la Victoire aura lieu le 9 mai, à 10 heures. Rassemblement place Lénine. La participation de tous les membres du Conseil est strictement obligatoire.»

– C'est l'été, dit la gardienne rêveuse. En été, c'est seulement par hasard qu'on vient traîner par ici.

Le comité local du Parti semblait abandonné lui aussi.

– Il est parti à la tête d'une commission inspecter la région, dit la secrétaire. Demain il ne sera pas encore rentré. D'ailleurs ce n'est pas de la compétence du Raïkom. Il faut vous adresser sur les lieux de son ancien travail.

Le lendemain Olia répéta ce circuit. Elle exigeait, implorait, essayait de téléphoner à Moscou. Le soir, elle avait peur de rentrer à la maison. C'était déjà le quatrième jour de ses tribulations avec le cercueil rouge. En entrant dans la pièce où il était posé, elle avait peur de respirer, de sentir quelque odeur et de devenir folle. La nuit, le cercueil lui vint en rêve, non rouge et long comme il était, mais petit, luxueux, verni et peint comme un coffret de Palekh. Elle essayait de le faire rentrer dans un casier de consigne automatique. Mais tantôt elle oubliait de composer le code, tantôt elle en était empêchée par les passants. Enfin, n'y tenant plus, elle avait décidé de l'abandonner en récupérant son contenu. Elle essayait de l'ouvrir, de détacher ses deux parties comme on décolle les valves d'un coquillage. Et, en effet, le cercueil ressembla soudain à une coquille noire finement modelée, couverte de vernis muqueux. Quand enfin, en se cassant les ongles, elle parvint à ouvrir ce coquillage, elle y trouva la poupée en celluloïd de son enfance qui la regardait avec des yeux étrangement vivants et humides, comme ceux d'un être humain.

Au matin, Olia alla au cimetière. Dans une cabane exiguë, derrière l'église délabrée envahie par les herbes folles, étaient assis trois hommes qui avaient étalé sur un morceau de journal des Poissons secs et du pain, et qui buvaient.

Ils écoutèrent sa demande et ensemble secouèrent la tête:

– Non, non, pas question! Vous tombez comme de la neige sur le crâne. Demain, c'est samedi; aujourd'hui on finit une heure avant. Ben! Qu'est-ce qu'on est alors, nous? des esclaves? Tant que vous y êtes, venez le dimanche. Non, non, c'est pas possible.

Olia ne partait pas. Elle comprenait qu'ils jouaient cette comédie pour être payés davantage. Les hommes de nouveau parlèrent entre eux de leurs affaires, lui jetant de temps en temps des regards obliques, retirant des arêtes coincées dans leurs dents. Enfin l'un d'eux, comme par pitié, lui dit:

– Bon, ma belle, file-nous cent roubles maintenant, cinquante roubles après, et on va te faire un enterrement de première classe.

– Combien? demanda Olia interloquée, pensant qu'elle avait mal entendu.

– Cent cinquante, répéta l'homme. Et toi, qu'est-ce que tu as cru? On ne va pas travailler pour tes beaux yeux. Et en plus un samedi! Nous sommes trois. Et il faudra encore donner au chef, puis au chauffeur. C'est comme tu veux! Moi, je te propose ça par bonté d'âme.

Et dans un craquement sec il mordit un grand bulbe d'oignon.

Il ne restait plus à Olia que dix roubles. Les hommes étaient assis bien à leur aise et, en se coupant la parole, échangeaient leurs impressions sur les funérailles d'un responsable local. Toute la cabane était encombrée de vieilles couronnes effilochées, de pierres tombales, de barres de fer pour les clôtures. Olia eut envie de dire à voix basse à ces hommes: «Mais ayez pitié de moi, salauds!»

– Si j'apporte l'argent demain matin, deman-da-t-elle, ça vous va?

Les hommes approuvèrent de la tête.

– Oui, comme ça, ça va. On commencera à creuser le matin, avant la grosse chaleur.

En arrivant à Moscou, Olia se mit à téléphoner à toutes ses relations. Mais trouver quelqu'un en été, et surtout un vendredi soir, c'était bien difficile. Le seul qui répondit à son appel était une vague connaissance, un trafiquant que Ninka lui avait fait rencontrer.

– Olia, cria-t-il presque avec joie dans l'écouteur, moi, tu sais, on m'a tout raflé. Oui, les flics m'ont pris près de la Beriozka avec des devises toutes chaudes. Et l'appartement, ils l'ont vidé aussi. Je suis à sec. Alors, tu vois, je serais bien content de t'aider, mais je n'ai plus rien. Attends, je vais te filer l'adresse d'un copain. Il peut changer tes devises. Quoi? Tu n'en as pas? Eh bien alors, des bricoles en or. Écris. Il s'appelle Alik. Oui, un Azerbaïdjanais, un brave type. Seulement un peu imprévisible…

Elle arriva chez Alik tard dans la soirée. Quand elle lui proposa le bracelet aux émeraudes et deux bagues, il se mit à rire.

– Et vous me dérangez pour ça? Non, jeune fille, je travaille sérieusement, moi. Risquer d'aller scier du bois dans le Nord pour cinq grammes?

Et déjà il la poussait vers la sortie à travers le couloir sombre. Tout à coup, comme se souvenant de quelque chose, elle ouvrit son sac et tira Étoile d'or.

– Et cela?

– Vous avez le livret? Olia le lui tendit.

– Avec le livret, je vous donne cent roubles.

– Il m'en faut cent cinquante, dit Olia d'une voix fatiguée.

– Alors vous repasserez, coupa Alik en ouvrant la porte.

Dehors, Olia entra dans une cabine téléphonique. On décrocha tout de suite.

– Aliocha? souffla-t-elle, presque sans y croire.

– Quelle surprise! répondit avec un étonne-ment tranquille une voix douce au bout du fil. Où avais-tu disparu? D'ailleurs tu as raison, c'est ma faute. Je vis maintenant entre Moscou et Paris. Nos mauvaises langues diplomatiques ont laissé entendre que tu as eu quelques ennuis? Non, mais tout va finir par s'arranger. Excuse-moi, je ne peux pas t'accorder beaucoup de temps. J'ai là une réunion avec des responsables du Festival. Oui, les Français eux aussi sont là. C'est dommage que tu ne puisses pas venir, tu serais la fleur de notre assemblée d'hommes. Tout va finir par s'arranger. Excuse-moi, je dois rejoindre mes invités. Ne m'oublie pas. Fais-moi signe. Et bonne nuit!

Olia raccrocha. «Diplomate!» pensa-t-elle. Puis elle retira de son sac le bâton de rouge et le poudrier.

En ouvrant la porte, Alik lui jeta négligemment:

– Ah! Vous vous êtes ravisée. Et vous avez bien fait. Cent roubles, c'est le juste prix. Cette Etoile va traîner ici encore plusieurs mois. En ce moment il n'y a pas beaucoup d'amateurs pour un tel risque.

– Il m'en faut cent cinquante, répéta Olia.

Et elle le regarda longuement dans les yeux. Alik la prit par le coude et déjà d'une voix tout autre prononça:

– Personne ne vous a jamais dit que vous avez les yeux d'une biche de montagne?

– Où dois-je aller? demanda-t-elle d'une voix lasse.


L'enterrement se déroula très rapidement. Les hommes travaillaient vite et adroitement. Quand on combla la fosse, Olia remarqua qu'avec la terre tombaient, coupées par les pelles, d'éclatantes fleurs de pissenlit, et cela lui causa une piqûre douloureuse.

L'après-midi, elle était déjà assise à la cuisine, dans l'appartement de ses parents. Elle regardait les murs que son père, avant son départ pour Moscou, avait commencé à peindre en bleu clair. Sur la cuisinière à gaz sifflait d'une façon apaisante la grande et vieille bouilloire qui lui était familière depuis l'enfance. Il lui semblait que tout était encore possible; il fallait seulement apprendre à ne plus penser, à ne plus se souvenir.

À ce moment, sous les fenêtres retentit une voix féminine stridente.

– Petrovna, on dit qu'au Gastronom il y a du beurre! Allons-y! On en aura peut-être.

– Et combien de plaques on donne à chacun? cria de la fenêtre Petrovna.

Mais leur voix fut couverte par une basse masculine:

– Vous avez tort, mes petites dames, de vous précipiter. J'en viens. Ce n'est pas du beurre, c'est seulement de la bonne margarine. Et même il n'y en a déjà plus.

Olia ferma les yeux et, pour la première fois durant tous ces jours, elle pleura. Le soir même elle partit pour Moscou.


À l'hôpital, elle passa beaucoup plus de temps qu'elle ne l'avait pensé. Après l'avortement, il y eut des complications, puis une septicémie. Ce qui la sauvait, c'était, devant la fenêtre, un énorme peuplier argenté. Ses feuilles bruissaient d'une façon sonore et remplissaient toute la chambre de leur miroitement ensoleillé et méridional.


Le nouveau client avec lequel Olia devait travailler arriva au début du mois d'octobre. Vincent Desnoyers, vingt-sept ans, directeur commercial adjoint d'une firme d'aéronautique. Quand il débarqua à Moscou commençait déjà un automne gris et pluvieux. La fin du mois de septembre en revanche avait été douce et sereine, avec des gelées matinales et des après-midi chauds et ensoleillés.

Olia, les premiers jours après l'hôpital, respirait avec avidité et ne parvenait pas à se rassasier de ce bleu aéré et lumineux des rues, de l'odeur un peu amère des feuilles. L'air était moelleux et léger près des murs des maisons chauffées au soleil, dense et ondoyant dans l'ombre violette des soirées fraîches.

Le Centre vivait de sa vie habituelle et affairée. Comme d'habitude s'élançait sur sa perche le coq de bronze, comme d'habitude courait sur son socle, quelque part vers la Moskova, le Mercure nu de fonte noire, brandissant son caducée doré. Il semblait que toutes les tribulations du printemps s'en étaient allées dans le passé. Peu de gens au Centre avaient remarqué son absence. «Tu t'es bien reposée? Où étais-tu? En Crimée? Au Caucase?» demandaient certains.

Un jour, dans l'escalier, Olia fut rattrapée par une de ses connaissances, Salifou, un commerçant guinéen. Il était venu à Moscou six ans auparavant et avait conclu un marché pour livrer des perroquets dans les cirques et les zoos soviétiques. Depuis longtemps d'ailleurs il brassait de vraies affaires, mais on ne manquait jamais, quand on le saluait, de lui rappeler ce premier contrat.

– Eh bien, Salifou! Tes perroquets, ça se vend toujours bien?

– Mais non! Vous m'écrasez avec la concurrence. Les perroquets soviétiques sont les meilleurs du monde…

Salifou tendit à Olia une photo.

– Tiens, il faut que je te montre mon petit dernier!

Elle vit une jeune femme en vêtements fleuris, un bébé dans les bras et qui fixait l'objectif d'un air appliqué et en même temps à demi ensommeillé. A gauche on voyait les contours touffus d'un arbre et une bande de ciel gris-bleu.

Olia contemplait la photo et ne pouvait détacher les yeux du visage de cette jeune femme. Elle sentait dans le regard calme et absent des yeux sombres, dans la courbe du bras soutenant l'enfant, quelque chose qui lui était intimement proche et familier. Olia comprenait qu'il fallait dire quelques mots, quelques compliments de circonstance. Mais elle continuait à regarder, fascinée. Enfin, sans réfléchir, sans détacher son regard, elle dit:

– Il doit faire très chaud, là-bas, chez vous. Salifou se mit à rire.

– Bien sûr! Comme dans un bain russe… Viens nous voir, tu bronzeras comme moi, je te le garantis.

Et en glissant la photo dans le porte-cartes, il dévala l'escalier.


Olia mit la mallette du Français dans la grande enveloppe noire, introduisit dans une pochette intérieure son carnet d'adresses et posa l'enveloppe près de la porte.

Dans la chambre régnait une chaleur confortable, un peu sucrée. Le Français dormait, la couverture rejetée, les bras largement écartés. Aux hanches, la peau plus claire faisait ressortir la couleur foncée de son bronzage.

Durant le dîner il avait parlé beaucoup. Et toutes ses paroles étaient bien à propos, tout suscitait chez sa compagne le sourire, le regard, la réplique qu'il attendait. Il était dans cet agréable état d'esprit où l'on sent que tout pétille en vous, où l'on a envie de se dire: «Cet homme, jeune, à la veste de prix et à la dernière mode, au pantalon noir avec revers, aux chaussures luxueuses en cuir brun doré – c'est moi.» Les cheveux soignés tombent en éventail noir sur le front. Nonchalamment, mais avec une précision presque millimétrique, le nœud de cravate est desserré. Et même la fumée de cigarette s'enroule avec élégance.

Il parlait beaucoup et sentait qu'il plaisait à cette femme. Cette joie de vivre, il l'éprouvait presque physiquement, il en ressentait le goût suave sous la dent. Pendant qu'il buvait le cocktail, il se mit à parler de Gorbatchev. Avant son départ il avait lu dans Libération un article sur les réformes en U.R.S.S. Tout y était très bien expliqué: pourquoi Gorbatchev ne réussirait pas à démocratiser le régime, à restructurer l'économie, à rattraper l'Occident dans le domaine de l'électronique.

– Tout de même, raisonnait-il nonchalamment en sirotant son cocktail, la Russie est le pays des paradoxes. Qui est-ce qui a commencé toute cette cuisine avec la perestroïka? Un adepte d'Andropov. En France, on appelle même Gorbatchev «jeune andropovien». Le K.G.B. initiateur de la démocratisation et de la transparence? Mais c'est de la science-fiction!

«Et où peut-il bien être maintenant, pensait Olia, cet Allemand avec sa collection de petits phares?»

En s'endormant, Vincent, au milieu de la ronde agitée de ses pensées, calculait comment il pourrait faire pour rester encore un jour à Moscou, ou plus précisément une nuit. Téléphoner à son chef et lui dire qu'il n'a pas eu le temps de régler tous les détails des prix? Non, ce vieux renard comprendrait tout de suite. On ne pouvait pas le tromper. Peut-être un problème d'avion? Il n'y avait plus de place? Complications à la douane? Oui, c'est vrai, mais il y a l'hôtel. Il va falloir en être de sa poche. Et puis il faudra peut-être la payer, cette fille, ou lui faire un cadeau. Comment cela se passe-t-il? D'ailleurs ce n'est pas un problème. On peut s'en tirer avec quelques bricoles de Beriozka…

Le sommeil déferla brusquement. Tout ce qui l'inquiétait se mit tout à coup à se résoudre rapidement, de soi-même. Il voyait son chef lui parler amicalement en marchant avec lui dans les rues sans fin, à demi moscovites, à demi parisiennes. Il retirait des liasses de billets du guichet automatique qui se trouvait dans la chambre même de l'hôtel… Et de nouveau, rêvant déjà, il sentit dans sa bouche la saveur douce du bonheur…


Olia remit la mallette à sa place, glissa avec précaution et du bon côté le carnet d'adresses dans la poche intérieure de la veste. Le silence de la chambre lui semblait étrangement profond, inhabituel. «C'est peut-être parce que nous ne sommes pas à l'"Intourist" mais au "Rossia", pensa-t-elle. Il y a moins de circulation.» Elle s'approcha de la fenêtre, écarta le rideau et réprima un «Ah!» de surprise.

La première neige tombait. Les arbres enneigés, les voitures blanchies, en bordure des trottoirs… Olia ne put résister et entrouvrit l'étroit vasistas latéral. La première bouffée fut difficile à aspirer – tellement acre était cette odeur vertigineuse de l'hiver. «C'est bien que la neige tombe, pensa Olia. Quand il gèlera, j'irai à Borissov, au cimetière.» Et elle s'imagina – ressentant non plus de la douleur, mais une amertume calme, incrustée quelque part sous son cœur – une journée d'hiver grise; entre les grilles, les étroits passages au sol gelé crissant sous les pas, les arbres nus, et ces deux tombes, couvertes de neige et des dernières feuilles, qui, sans plus l'effrayer, gardent sous le pâle ciel d'hiver cet inconcevable silence attentif.

Seule la Moskova était noire. Et au-dessus d'elle, de tous les côtés, s'élançant vers le haut ou s'immobilisant dans l'air, voltigeait un voile blanc. Tout à coup dans cette profondeur neigeuse et glacée trembla le son assourdi des cloches. Ce n'était pas l'horloge du Kremlin, mais un carillon grêle et lointain. Il sonnait au clocher d'une petite église perdue sous cette neige silencieuse, quelque part près de Taganka. «A chacun sa croix…», se souvint Olia. Et elle sourit. «Et à chacun sa première neige…»

Elle ferma la fenêtre, s'approcha du lit et regarda le Français qui dormait. «Sans vêtement, il a l'air d'un adolescent, se dit-elle. J'ai dû le geler avec cette fenêtre ouverte.» Elle ramena avec précaution la couverture sur lui, se glissa à ses côtés. Lentement, un peu raide, elle s'étendit sur le dos.

Tout se mit brusquement à tournoyer devant ses yeux – des bribes de conversations, la sensation sur ses lèvres de tous les sourires de la journée, les gens, les visages… les visages… Juste au moment de sombrer, à la manière d'une prière enfantine à demi chuchotée, une pensée l'effleura: «Ce serait bien s'il me payait en devises… Je pourrais racheter l'Etoile du père…»

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