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Comme tout est fragile et étrange ici-bas…

C'est ainsi que sa vie n'avait tenu qu'à cet éclat de miroir terni et aux doigts bleuis par le froid d'une ambulancière mince comme une adolescente.

Il était couché dans ce champ printanier labouré par les chars, au milieu de centaines de capotes figées pendant la nuit en un monceau glacé. À gauche, d'un noir cratère, des poutres brisées hérissaient leurs pointes déchiquetées. Tout près, les roues enfoncées dans une tranchée à demi éboulée, un canon antichar se cabrait vers le ciel.

Avant la guerre, d'après les livres, il imaginait le champ de bataille tout à fait autrement: des soldats soigneusement alignés dans l'herbe tendre, comme s'ils avaient eu le temps, avant de mourir, de prendre une pose particulière, significative, suggérée par la mort. Chaque cadavre apparaissait ainsi dans la solitude de sa rencontre singulière avec la mort. Et l'on pouvait jeter un regard sur le visage de chacun d'eux, l'un tournant ses yeux vers les nuages qui s'éloignaient lentement, l'autre touchant de sa joue la terre noire.

C'est pourquoi, longeant pour la première fois le pré couvert de morts, il n'avait rien remarqué. Il marchait, tirant à grand-peine ses bottes des ornières du chemin d'automne, le regard fixé sur le dos de l'homme de devant, sur sa capote grise et délavée où brillaient des gouttelettes de brouillard.

Au moment où l'on sortait du village – squelettes d'isbas à demi brûlées – une voix s'éleva derrière, dans la file:

– Putain! Ils ne lésinent pas sur le peuple!

Il jeta alors un coup d'œil sur le pré qui fuyait vers le taillis voisin. Il vit dans l'herbe boueuse un amas de capotes grises où, pêle-mêle, gisaient des Russes et des Allemands, tantôt entremêlés, tantôt isolés, face contre terre. Puis quelque chose qui ne ressemblait plus à un corps humain, mais à une sorte de bouillie brunâtre, dans des lambeaux de drap mouillé.

Une de ces masses mortes, à présent, c'était lui. Il était couché; sa tête, prise dans une petite flaque de sang gelé sous la nuque, faisait avec son corps un angle inimaginable pour un être vivant. Ses coudes étaient si violemment tendus sous son dos qu'il semblait vouloir s'arracher de terre. Le soleil scintillait à peine dans les broussailles givrées. Dans la forêt, à l'orée du champ et dans les entonnoirs, on discernait encore l'ombre violette du froid.

Les ambulanciers étaient quatre: trois femmes, et un homme qui conduisait la fourgonnette dans laquelle ils déposaient les blessés.

Le front reculait à l'ouest. Le matin était incroyablement serein. Leurs voix, dans l'air glacé et ensoleillé, résonnaient, claires et lointaines. «Il faut terminer avant que ça fonde, sinon on va patauger!» Tous les quatre étaient à bout de fatigue. Leurs yeux, rouges de nuits sans sommeil, clignaient dans le soleil bas. Mais leur travail était efficace et bien coordonné. Ils pansaient les blessés, les chargeaient sur les brancards et lentement, faisant crisser les dentelles de glace, contournant les morts, trébuchant dans les ornières, ils parvenaient jusqu'au fourgon.

La troisième année de guerre s'écoulait. Et ce champ de printemps couvert de capotes glacées s'étendait quelque part dans le cœur déchiré de la Russie.


En passant près du soldat, la jeune ambulancière s'arrêta à peine. Elle jeta un coup d'œil sur la plaque de sang givré, sur les yeux vitreux et sur les paupières gonflées par la déflagration et souillées de terre. Mort. Avec une telle blessure, on ne survit pas. Elle continua son chemin, puis revint, et, tout en évitant de regarder ces yeux horribles, exorbités, elle retira le livret militaire.

– Écoute, Mania, cria-t-elle à sa camarade qui pansait un blessé à dix pas d'elle, un Héros de l'Union soviétique!

– Blessé? demanda celle-ci.

– Mais non… Mort.

Elle se pencha sur lui et commença à briser la glace autour de ses cheveux pour lui relever la tête.

– Eh bien! Allons-y, Tatiana. On va porter le mien.

Et Mania saisissait déjà sous les aisselles son blessé dont la tête était blanche de bandages.

Alors Tatiana, les mains humides et insensibles, chercha à la hâte dans sa poche un petit éclat de miroir, l'essuya avec un morceau de charpie et le porta aux lèvres du soldat. Dans cet éclat passa le bleu du ciel, un arbuste miraculeusement préservé et couvert de cristaux. Une matinée de printemps éclatante. Le quartz scintillant du givre, la glace fragile, le vide ensoleillé et sonore de l'air.

Soudain tout cet espace glacé s'adoucit, se réchauffa, se voila d'une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et, brandissant l'éclat d'où s'effaçait rapidement la buée légère du souffle, cria:

– Mania, il respire!


L'hôpital avait été improvisé dans le bâtiment à un étage de l'école. Les pupitres s'entassaient sous l'escalier, les bandages et les médicaments dans les armoires, les lits alignés dans les salles de classe; on avait paré au plus pressé. Quand il reprit connaissance après quatre jours de coma profond, il devina, à travers le brouillard blanchâtre qui noyait ses yeux d'un voile visqueux et douloureux, le portrait de Darwin. Plus bas il devinait une carte où apparaissaient des taches diffuses de trois couleurs – le rouge de l'Union soviétique, le vert des colonies anglaises et le violet de celles de la France. Puis cette torpeur commença à se dissiper. Il parvint peu à peu à distinguer les infirmières et à ressentir une brûlure cuisante quand on changeait ses pansements.

Une semaine plus tard, il put échanger quelques mots avec son voisin, un jeune lieutenant amputé des deux jambes. Le lieutenant parlait beaucoup, comme pour s'étourdir ou chasser l'ennui. Parfois il tendait la main vers le bas de son lit, cherchant ses jambes absentes et, se ressaisissant, presque enjoué, disait avec une certaine crânerie ce que le Héros de l'Union soviétique avait entendu et entendrait encore dans la bouche des soldats: «Nom de Dieu! Mes jambes sont foutues, mais ça me démange toujours. Ça, c'est un miracle de la nature!»

L'histoire du miroir, c'était le lieutenant qui la lui avait racontée. Il avait quelquefois entrevu celle qui l'avait sauvé. Elle aidait parfois à installer les blessés, distribuait le déjeuner, mais la plupart du temps, comme avant, elle parcourait les champs dans le camion sanitaire.

Quand elle entrait dans leur salle, elle jetait souvent un regard craintif de son côté, et lui, les paupières mi-closes, sentant sa douleur s'atténuer, s'entrecouper d'éclaircies, souriait longuement.

Il était couché, souriait et pensait à quelque chose de très simple. Il pensait qu'il était Héros de l'Union soviétique; il était resté vivant, ses jambes et ses bras étaient intacts; hier pour la première fois, dans le bruit sec et assourdissant du papier rêche qui se déchire, on avait ouvert la fenêtre sur l'air tiède du printemps; demain il essaierait de se lever, de marcher un peu, et, s'il y parvenait, il ferait connaissance avec la jeune fille mince qui lui jetait des regards furtifs.

Le lendemain, il se leva et, savourant la béatitude des premiers pas encore maladroits, navigua au travers de la chambre vers la sortie. Dans le couloir il s'arrêta près de la fenêtre ouverte et regarda avec une avidité joyeuse la fumée claire de la première verdure, la petite cour poussiéreuse où se promenaient les blessés, certains sur des béquilles, d'autres le bras en écharpe. Il roula une cigarette, l'alluma. Il espérait la rencontrer ce jour même, capter son regard («une telle blessure et déjà debout!») et lui parler. Il avait bien réfléchi durant ces longues journées et ces longues semaines. Il lui ferait un petit signe de tête en aspirant une bouffée et, plissant les yeux, lui dirait d'un air nonchalant: «Il me semble qu'on s'est déjà vus quelque part…» Mais parfois il pensait qu'il devrait engager la conversation autrement. Oui, commencer par cette phrase entendue un jour dans un spectacle auquel sa classe avait assisté. L'acteur, drapé dans sa cape noire, disait à l'héroïne habillée d'une robe moussante de dentelle claire: «C'est donc à vous, madame, que je suis redevable de la vie…» Cette phrase lui semblait d'une fascinante noblesse.

Elle apparut brusquement. Pris au dépourvu, il roula à la hâte une cigarette en plissant les yeux. Il n'avait même pas remarqué qu'elle courait. Ses grandes bottes et sa jupe étaient éclaboussées par la boue, ses cheveux collaient sur son front en mèches humides. De la chambre voisine sortait le médecin-chef. Il l'aperçut et s'arrêta comme pour lui dire quelque chose. Mais elle se jeta sur lui et, dans un sanglot qui éclata comme un rire, cria: «Lev Mikhaïlovitch! La voiture… sur une mine… près du ruisseau… Le ruisseau a débordé… J'étais descendue pour chercher le gué…»

Le médecin-chef la poussait déjà vers son cabinet installé dans la salle des professeurs. Elle continuait à jeter par saccades: «Tolia voulait passer par le champ. C'était bourré de mines… Ça flambait tellement qu'on ne pouvait pas s'approcher… Mania… Mania a brûlé aussi…»

Dans le couloir il y eut un brusque remueménage. Les infirmières couraient, leur trousse à la main. Le Héros de l'Union soviétique se pencha par la fenêtre. À travers la cour de l'école se précipitait le médecin-chef, traînant sa jambe mutilée lors d'un bombardement. On entendait le ronflement du moteur de la camionnette aux ridelles surélevées par des planches de bois vert.


C'est plus tard qu'ils firent connaissance. Ils se parlaient et s'écoutaient avec une émotion joyeuse qu'ils n'avaient jamais ressentie. Et pourtant qu'avaient-ils à se raconter? Leurs deux villages, l'un près de Smolensk, l'autre perdu dans les marécages de Pskov. Une année de famine vécue dans leur enfance et qui semblait maintenant, en pleine guerre, quelque chose de tout à fait ordinaire. Un été lointain passé dans un camp de pionniers et figé sur une photo jaunie – une trentaine de gamins au crâne rasé, immobilisés dans une tension un peu défiante sous une banderole rouge: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» Il était assis à droite d'un pionnier robuste et renfrogné derrière son tambour et, comme tous ses camarades, envoûté, il fixait l'objectif…

Un soir, ils sortirent de l'école, tout en parlant traversèrent lentement le village à demi brûlé et s'arrêtèrent près de la dernière isba. Il n'en restait qu'une carcasse noircie, une dentelle calcinée dans l'air froid du printemps. À l'intérieur on discernait la forme grise d'un grand poêle couvert de tisons. Mais tout autour, sur la terre, on voyait déjà le reflet bleu de l'herbe nouvelle. Au-dessus d'une palissade démolie brillait timidement dans le crépuscule transparent la branche pâle d'un pommier en fleur.

Ils se taisaient. Lui, comme par curiosité, scrutait l'intérieur de l'isba. Elle, caressait distraitement les grappes blanches du pommier. «Quel poêle! dit-il enfin. Il ressemble au nôtre. Nous avions la même léjanka [1].» Puis, sans transition, il se mit à parler, le regard fixé sur les entrailles brûlées de l'isba.

«Chez nous, les Fritz sont arrivés en été. Ils ont occupé le village, pris leurs quartiers. Deux jours après, en pleine nuit, les partisans ont attaqué. Ils ont fait sauter l'entrepôt des Fritz, en ont tué plusieurs. Mais pour les déloger… ils n'étaient pas assez armés. Ils se sont repliés dans la forêt. Le matin, les Allemands étaient enragés, ils ont mis le feu aux deux bouts du village. Ceux qui essayaient de s'échapper, on les abattait sur place. Pourtant il ne restait plus que les femmes et les enfants. Et les vieux, bien sûr. Ma mère avec le bébé – c'était Kolka, mon frère – quand elle a vu ça, elle m'a poussé dans le potager. "Sauve-toi! a-t-elle dit. Cours vers la forêt!" J'ai bien commencé à courir, mais j'ai vu que tout le village était encerclé. Alors j'ai fait demi-tour. Mais eux entraient déjà dans notre cour. Ils étaient trois, avec des mitraillettes. Près de notre isba, dans un petit pré, il y avait une meule de foin. J'ai pensé: "Là-dessous, ils ne me trouveront pas!" Et puis, comme si quelqu'un me l'avait soufflé… je vois près de la haie une grande corbeille, tu sais, une énorme corbeille à deux anses. Et moi, je plonge dessous. Je ne sais pas comment j'ai tenu là-dedans. Les Allemands sont entrés dans la maison. Et ils ont abattu la mère… Elle a longtemps crié… Et moi, je suis devenu comme une bûche tellement j'avais peur… Je les vois sortir. L'un d'eux -je n'en croyais pas mes yeux – porte Kolka par les pieds, la tête en bas. Le pauvre gosse s'était mis à hurler… Ce qui m'a sauvé alors, c'est la peur. Si j'avais eu toute ma tête, je me serais jeté sur eux. Mais je n'ai pas même réalisé ce qui se passait. À ce moment-là, 'en vois un qui sort un appareil photo, tandis que l'autre embroche Kolka avec sa baïonnette… Il posait pour la photo, le salaud! Je suis resté sous la corbeille, et à la nuit, j'ai filé.»

Elle l'écoutait sans l'entendre, sachant à l'avance qu'il y aurait dans son récit toute cette horreur qui les entourait et que l'on rencontrait à chaque pas. Elle se taisait, se souvenant du jour où leur camionnette était entrée dans le village repris aux Allemands. On s'était mis à soigner les blessés. Et, on ne sait d'où, avait surgi comme un revenant une vieille desséchée, à demi morte, qui, sans un mot, l'avait tirée par la manche. Tania l'avait suivie. La vieille l'avait amenée dans une grange; sur la paille pourrie étaient étendues deux jeunes filles – toutes les deux tuées d'une balle dans la tête. Et c'est là, dans la pénombre, que la paysanne avait retrouvé la parole. Elles avaient été tuées par les leurs, les polizaï [2] russes, qui avaient tiré dans la tête et violé les corps encore chauds se débattant dans l'agonie…

Ils restèrent quelques instants sans parler, puis prirent le chemin du retour. Il alluma une cigarette et fit entendre un petit rire, comme s'il se souvenait de quelque chose de comique:

– Quand ils ont quitté notre cour, ils sont passés tout près de la meule de foin. J'ai regardé. Ils se sont arrêtés et ont commencé à la larder de coups de baïonnette. Ils pensaient que quelqu'un s'était fourré dedans…

Vingt ou trente ans plus tard, à l'occasion du 9 mai, on posera souvent à Tatiana cette question: «Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu rencontré ton Héros?» Ce jour-là, tout l'atelier de vernissage – dix jeunes filles, trois ouvrières plus âgées dont elle-même, et le chef, un homme osseux dans un bleu de travail vitrifié par le vernis – organise une petite fête. Ils s'entassent dans un bureau encombré de vieux papiers, d'anciens journaux muraux, de fanions des «Vainqueurs de l'émulation socialiste», et hâtivement ils se mettent à manger et à boire, portant des toasts en l'honneur de la Victoire.

La porte du bureau donne sur l'arrière-cour de la fabrique de meubles. Ils la tiennent ouverte. Après les vapeurs délétères de l'acétone, c'est un vrai paradis. On sent le vent de mai ensoleillé, encore presque sans odeur, léger et vide. Au loin, on voit une voiture laissant derrière elle un nuage de poussière, comme si c'était l'été. Les femmes tirent de leur sac de modestes victuailles. Le chef, avec un clin d'œil complice, sort d'une petite armoire tout éraflée une bouteille d'alcool escamotée et étiquetée «acétone». Tout le monde s'anime, mélange l'alcool à la confiture, y verse un peu d'eau et trinque: «À la Victoire!»

– Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu connu ton Héros?

Et elle commence pour la dixième fois à raconter le petit miroir, l'école-hôpital, ce printemps lointain. Elles connaissent déjà la suite, mais écoutent, s'étonnent et s'émeuvent comme si elles l'entendaient pour la première fois. Tatiana ne veut plus se souvenir ni du village incendié par les deux bouts, ni de la vieille paysanne muette la conduisant vers la grange…

– Il y avait un de ces printemps, mes amies, cette année-là… Un soir, on est allé à la sortie du village, on s'est arrêté, tous les pommiers étaient en fleur, c'était beau à vous couper le souffle. La guerre, qu'est-ce que ça peut leur faire, aux pommiers? Ils fleurissent. Et mon Héros a roulé une cigarette, a fumé. Il a plissé les yeux comme ça et a dit…

Il lui semble maintenant qu'ils ont vraiment eu ces rendez-vous et ces soirées longues, si longues… D'année en année elle a fini par y croire. Pourtant il n'y avait eu que ce soir de printemps glacé, la carcasse noire du toit brûlé, et aussi ce chat affamé qui se faufilait prudemment le long de la palissade en les regardant d'un air mystérieux, comme les bêtes et les oiseaux qui, au crépuscule, semblent remuer des pensées humaines.


Il y eut encore une autre soirée, la dernière. Chaude, remplie du bruissement et du gazouillement des martinets. Ils étaient descendus vers la rivière, étaient restés longtemps immobiles sans savoir quoi se dire; ensuite, maladroitement, ils s'étaient embrassés pour la première fois.

– Demain, Tania, ça y est… je rentre dans les rangs… je rejoins le front, dit-il d'une voix un peu altérée, cette fois sans plisser les yeux. Alors voilà, écoute-moi bien: une fois la guerre finie, on se mariera et on ira dans mon village. Il y a de la bonne terre chez nous. Mais toi, il faut seulement que…

Il s'était tu. Les yeux baissés, elle regardait les traces de leurs bottes dans l'argile molle de la berge. Soupirant comme un enfant essoufflé par de longues larmes, elle avait dit d'une voix sourde:

– Moi, ce n'est rien… mais c'est toi…


L'été 1941, quand il s'échappa du village incendié pour rejoindre les partisans, il venait d'avoir dix-sept ans. Le visage de l'Allemand qui avait tué le petit Kolka, il l'avait encore dans les yeux. Il l'avait gardé comme on garde dans la terreur blafarde et trop réelle d'un cauchemar les tangages de l'escalier qui se dérobe sous vos pieds. Il avait retenu ce visage à cause de la cicatrice sur la joue, comme mordue de l'intérieur, et du regard clair de ses yeux bleus. Longtemps il avait été obsédé par la pensée d'une vengeance atroce, d'un règlement de compte personnel, par le désir de voir se débattre dans des tortures cruelles celui qui avait posé pour la photo, avec le corps de l'enfant au bout de sa baïonnette. Il était absolument certain de le retrouver.

Leur détachement de partisans avait été écrasé. Par miracle, en restant toute une nuit dans les roseaux avec de l'eau jusqu'au cou, il avait réussi à en réchapper. Au comité militaire de la région il s'était vieilli d'un an, et deux jours plus tard il s'était retrouvé assis sur un banc dur avec d'autres garçons en treillis, maigres et le crâne rasé, écoutant le langage très militaire, fruste mais clair, d'un sous-officier. Celui-ci parlait de la «tankophobie», expliquant qu'il ne fallait pas avoir peur des chars et qu'en fuyant à leur approche on était sûr de se faire avoir. Il fallait savoir ruser. Et le sergent avait même dessiné sur le vieux tableau noir un char avec ses endroits vulnérables: les chenilles, le réservoir d'essence…

– Bref, qui a peur du char, n'aille pas à la guerre! conclut le sergent, tout fier de son esprit.

Deux mois plus tard, en novembre, allongé dans une tranchée glacée, soulevant un peu la tête au-dessus des mottes de terre givrée, Ivan regardait la rangée de chars qui sortait de la forêt transparente et qui se déployait lentement. À côté de lui étaient posés son fusil – c'était encore ce vieux modèle conçu par le capitaine du tsar, Mossine – et deux bouteilles de liquide explosif. Pour toute leur section accrochée à ce bout de terre gelée, il n'y avait que sept grenades antichars.

Derrière eux, si on avait pu se redresser, on aurait vu avec des jumelles, à travers le brouillard froid, les tours du Kremlin.

– On est à une heure de voiture de Moscou, avait dit, la veille, un soldat.

– À Moscou, il y a le camarade Staline, lui avait répliqué l'officier. Moscou ne tombera pas!

Staline!

Et, tout de suite, une bouffée de chaleur. Pour lui, pour la Patrie, on pouvait affronter les chars à mains nues! Pour Staline, tout prenait son sens: et les tranchées enneigées, et leurs capotes qui bientôt se figeraient pour toujours sous le ciel gris, et le cri rauque de l'officier s'élançant sous le claquement assourdissant des chenilles, sa grenade dégoupillée à la main.


Quarante ans après cette journée glaciale, Ivan Dmitrievitch se retrouvera assis dans la grisaille humide d'une brasserie obscure, dans le brouhaha des tables voisines, en train de causer avec deux camarades de rencontre. Ils auront déjà versé en douce dans leurs trois chopes de bière une bouteille de vodka, en auront attaqué une deuxième et se sentiront si bien qu'ils n'auront même pas envie de discuter. Tout juste écouter l'autre et acquiescer à ses dires.

– Eh bien quoi, ces Panfilovtsy [3]?… ça, des héros? Se jeter sous les chars? Quel autre choix avaient-ils, bon Dieu? «Derrière nous, Moscou! disait le commissaire politique. Il n'y a plus de retraite possible!» Sauf que derrière nous, ce n'était pas Moscou. C'étaient les mitrailleuses des équipes de barrage, ces salauds du N.K.V.D. [4]. Moi aussi, Vania, comme toi, c'est là que j'ai commencé. Seulement moi, j'étais dans les transmissions…

Ivan Dmitrievitch approuvera de la tête, enveloppant son interlocuteur d'un regard flottant et presque tendre. À quoi bon discuter? Et puis va donc savoir comment cela s'est vraiment passé? «Et pourtant – les mots s'articulaient silencieusement dans son esprit -je ne pensais pas à ce moment-là à la moindre équipe de barrage. Le lieutenant a hurlé: "En avant pour Staline! pour la Patrie!" Et d'un coup tout est parti. Plus de froid, plus de peur. On y croyait…»


L'Étoile d'or du Héros de l'Union soviétique, il la recevra à la bataille de Stalingrad.

Stalingrad pourtant, il ne l'avait jamais vu. Rien qu'une traînée de fumée noire à l'horizon, au-dessus d'une steppe sèche et surchauffée jusqu'à faire crisser le sable sous les dents. Il n'avait pas vu non plus la Volga, mais seulement un vide grisâtre au loin, comme suspendu sur l'abîme au bout de la terre. Le sergent Mikhalytch avait agité sa main en direction de la fumée noire, à l'horizon:

– C'est Stalingrad qui brûle. Si les Allemands traversent la Volga, la ville est fichue, on ne la tiendra pas.

Le sergent était assis sur une caisse à obus vide et tirait sur la dernière cigarette de sa vie. Une demi-heure plus tard, dans le vacarme et la bourrasque de poussière du combat, il pousserait un soupir et lentement s'affaisserait sur le côté, en portant la main à sa poitrine comme pour en arracher un petit éclat griffu.

Comment s'étaient-ils retrouvés avec leur pièce d'artillerie sur cette hauteur, entre ce bois clairsemé et une ravine pleine de ronces? Pourquoi les avait-on laissés tout seuls? Qui avait donné l'ordre d'occuper cette position? Quelqu'un même avait-il donné cet ordre?

La bataille avait duré si longtemps qu'ils s'y étaient installés. Ils avaient cessé de se sentir indépendants des lourds soubresauts de ce canon de 76, du sifflement des balles, des détonations. Ondulant comme des navires sur la steppe dévastée, les chars déferlaient. Derrière eux, dans des nuages de poussière, s'agitaient les ombres noires des soldats. La mitrailleuse crépitait, d'une petite tranchée sur la gauche. Après avoir avalé son obus, le canon le recrachait comme dans un «ouf» de soulagement. Six chars fumaient déjà. Les autres reculaient pour un temps, puis revenaient comme aimantés par la colline farcie de métal. Et de nouveau, dans une agitation fébrile, les muscles raidis, les artilleurs, totalement assourdis, se confondaient avec les spasmes forcenés du canon. Depuis longtemps, ils ne savaient plus combien ils étaient, piétinant même des morts en transportant les obus. Et ils apprenaient la mort d'un camarade seulement quand se brisait le rythme de leur dure besogne. De temps en temps Ivan se retournait, et chaque fois il voyait le roux Serioga confortablement assis près des caisses vides. «Eh! Serguei! Qu'est-ce que tu fous là?» avait-il chaque fois envie de lui crier. Mais en même temps il remarquait que l'homme assis n'avait plus pour ventre qu'une bouillie sanguinolente. Puis, pris dans le vacarme du combat et dans le tintamarre des armes, il oubliait, se retournait de nouveau, voulait de nouveau l'interpeller et de nouveau voyait cette tache rouge…

Ce qui les sauvait, c'étaient les deux premiers chars qui brûlaient et empêchaient une attaque directe des Allemands. La ravine les protégeait sur la gauche, le petit bois sur la droite. Du moins le pensaient-ils. C'est pourquoi lorsque, dans un bruit de troncs cassés, écrasant les buissons, surgit un char, ils n'eurent même pas le temps d'avoir peur. Le char tirait à vue, mais celui qui était blotti dans ses entrailles étouffantes s'était trop hâté.

L'explosion projeta Ivan à terre. Il roula dans la tranchée, tâtonna dans un trou pour trouver le manche de la grenade et, repliant le bras, il la lança. La terre tressaillit – il n'entendit pas l'explosion, mais la ressentit dans son corps. Il passa la tête au-dessus de la tranchée et vit la fumée noire et les ombres qui sortaient de la tourelle. Tout cela dans une surdité à la fois sonore et cotonneuse. Pas de mitraillette à portée de main. Il jeta encore une grenade, la dernière…

Dans le même silence feutré, il quitta la tranchée et vit la steppe vide, les chars fumants, le chaos des terres labourées, des cadavres et des arbres déchiquetés. À l'ombre du canon était assis un Sibérien âgé, Lagoun. Voyant Ivan, il se leva, lui fit un signe de tête et dit quelque chose. Il se dirigea, toujours dans un silence irréel, vers la petite tranchée du mitrailleur. Celui-ci était à moitié couché sur le flanc, la bouche entrouverte et tordue par une telle souffrance qu'Ivan, sans l'entendre, vit son cri. Sur ses mains ensanglantées, il ne restait plus que les pouces. Lagoun commença à le panser en lavant ses moignons avec l'alcool de la gourde et en les serrant fortement. Le mitrailleur ouvrit la bouche encore plus grand et se renversa sur le dos.

Ivan, titubant, contourna le char couvert de feuilles et de branches cassées, et pénétra sous les arbres. Deux ornières laissées par les chenilles brillaient d'un éclat noir dans l'herbe arrachée. Il les traversa et se dirigea là où l'ombre était plus épaisse.

Même dans ce taillis on sentait la forêt. Des moucherons tourbillonnaient dans les rayons minces et tremblants du soleil. Il aperçut une rigole étroite emplie d'une eau couleur de thé et d'une limpidité vertigineuse. Sur son éclat lisse couraient les araignées d'eau. Il la suivit et après quelques pas trouva le minuscule bassin d'une source. Il s'agenouilla et but avidement. Désaltéré, il releva la tête et perdit son regard dans cette profondeur transparente. Soudain, il aperçut son reflet, ce visage qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps – ce jeune visage légèrement bleui par l'ombre de la première barbe, avec des sourcils décolorés par le soleil et des yeux terriblement lointains, étrangers.

«C'est moi… – les mots se formaient lentement dans sa tête – Moi, Ivan Demidov…» Il contempla longuement les traits de ce reflet sombre. Puis il se secoua. Il lui sembla que le silence devenait moins dense. Quelque part au-dessus de lui gazouilla un oiseau.

Ivan se releva, se pencha de nouveau et plongea la gourde dans l'eau. «Je vais la porter à Lagoun, il doit cuire, là-bas, sous son canon.»


Par sa citation à l'ordre du Soviet suprême de l'Union soviétique, il apprendra que ce jour-là «ils ont contenu l'avance de l'ennemi dans une direction d'une importance stratégique capitale, ils ont résisté à plus de dix attaques d'un ennemi numériquement supérieur». Dans ce texte seront mentionnés les noms de Stalingrad et de la Volga, qu'ils n'ont jamais vus. Et comme ces mots ressembleront peu à ce qu'ils avaient vécu et éprouvé! Il n'y sera question ni de Mikhalytch et de son gémissement de douleur, ni de Serioga dans son treillis noirci et rougi, ni de chars qui fumaient au milieu des arbres écorchés et humides de sang.

Il n'y sera pas question, non plus, du petit bassin d'eau vive, dans le bois renaissant à tous les bruits de l'été.


De Tatiana, il n'avait reçu, durant la guerre, que deux lettres brèves. Elle écrivait à la fin de chacune d'elles: «Mes amies de guerre Lolia et Katia t'envoient un salut chaleureux.» Ces lettres, enveloppées dans un morceau de toile de tente, il les gardait au fond de son sac. De temps en temps il les relisait jusqu'à connaître par cœur leur contenu naïf. Ce qui le réjouissait, c'était d'abord l'écriture elle-même, la vision de ces triangles [5] de papier froissé.

La victoire le trouva en Tchécoslovaquie. Le 2 mai, le drapeau rouge fut planté sur le Reichstag. Le 8 mai, Keitel, l'œil rageur sous le monocle, signa l'acte de capitulation sans conditions de l'Allemagne. Le lendemain, l'air vibra des salves de la Victoire, et l'après-guerre commença.

Cependant le 10 mai, le Héros de l'Union soviétique, le sergent-chef de la Garde Ivan Demidov, cherchait toujours dans son viseur les silhouettes noires des chars et encourageait les soldats en hurlant ses ordres d'une voix cassée. En Tchécoslovaquie, les Allemands ne déposèrent pas les armes avant la fin du mois de mai. Et, comme des balles perdues, des «pokhoronka [6]» volaient vers la Russie qui avait pu croire qu'après le 9 mai personne ne mourrait plus.

Enfin cette guerre s'acheva à son tour.

Deux jours avant la démobilisation, Ivan reçut une lettre. Comme toutes les lettres rédigées à la demande de quelqu'un, elle était un peu sèche et embrouillée. En outre, elle avait mis plus d'un mois à le rejoindre. Il lut qu'en avril Tatiana avait été grièvement blessée, s'était remise de l'opération et se trouvait actuellement à l'hôpital de Lvov.

Ivan scruta longuement le feuillet écrit d'une main hâtive. «Grièvement blessée…», répétait-il, en sentant en lui quelque chose se crisper. «Le bras? La jambe? Pourquoi ne pas s'exprimer clairement?»

Mais à la pitié s'ajoutait un autre sentiment qu'il ne voulait pas s'avouer.

Il avait déjà changé les pièces d'or de cent shillings autrichiens contre des roubles, déjà respiré l'air de cette Europe détruite mais toujours policée et confortable. Sur sa vareuse brillait l'Étoile d'or, scintillait l'émail grenat de deux autres ordres et l'argent bleuté des médailles «Pour la bravoure». Et dans la traversée des villes libérées il sentait sur lui les regards admiratifs des jeunes filles qui lançaient des bouquets sur les chars.

Il rêvait déjà de se retrouver le plus vite possible dans un wagon de marchandises, parmi ses compagnons démobilisés, dans l'odeur aigre du tabac, de regarder par les parois grandes ouvertes la verdure éclatante de l'été, de courir aux arrêts pour chercher l'eau bouillante. Il avait en plus de son sac un petit coffre en bois renforcé par des coins d'acier. Dedans, un coupon d'une lourde étoffe moirée, une demi-douzaine de montres-bracelets trouvées dans une boutique dévastée, et surtout un grand rouleau d'excellent cuir pour faire des bottes. La seule odeur de ce cuir aux fines rayures lui tournait la tête. Et quand on imaginait les bottes crissantes qu'on mettrait pour se promener dans la rue du village en faisant tinter ses décorations… Et justement son camarade de régiment l'invitait à s'installer chez lui, en Ukraine. Mais avant? Ce serait une idée de rendre d'abord visite aux proches restés en vie, avant d'aller chercher fortune dans un endroit neuf. «Là-bas, je pourrais trouver une belle fille, et puis les gens y sont beaucoup plus riches et généreux…»

De nouveau il relisait cette lettre et la même voix lui soufflait: «J'ai promis… j'ai promis… Enfin quoi! On n'est pas marié à l'église! Bien sûr, je me suis un peu trop avancé… mais c'était la situation qui voulait ça! Et maintenant, quoi? il faudrait que je m'engage pour toute la vie? On n'y comprend rien à cette lettre. Que le diable la débrouille! "Grièvement blessée…" qu'est-ce que ça veut dire? En fin de compte, c'est une femme dont j'ai besoin, pas d'une invalide!»

Très profondément en lui perçait une autre voix: «Va donc, eh! Héros! Un minable, oui, un phraseur. Tu étais fichu sans elle. Tu serais en train de pourrir dans une fosse commune, à gauche un Fritz, à droite un Russe…»

Enfin Ivan décida: «Bon! On y va. De toute façon, c'est pratiquement sur mon chemin. Je serai correct, j'irai la voir. Je lui dirai merci une fois de plus. Je lui expliquerai "Voilà, c'est comme ça… "» Et il décida de réfléchir à ce «comme ça» en chemin.


Lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital, il ne la remarqua pas tout de suite. La sachant grièvement blessée, il l'imaginait couchée, pleine de pansements, immobile. Il n'avait pas pensé que la nouvelle remontait à deux mois.

– La voilà, votre Tatiana Averina, dit l'infirmière qui le guidait. Ne restez pas trop longtemps. Le repas est dans une demi-heure. Vous pouvez aller dans le petit jardin.

Tatiana était debout devant la fenêtre, laissant pendre la main dans laquelle elle tenait un livre.

– Bonjour, Tatiana, dit-il d'une voix un peu trop enjouée, en lui tendant la main.

Elle ne bougea pas. Puis posant le livre sur le rebord de la fenêtre, elle lui donna maladroitement la main gauche. Son bras droit était bandé. De tous les lits, des regards curieux les fixaient. Ils descendirent dans le petit jardin poussiéreux et s'assirent sur un banc à la peinture écaillée.

– Alors, ta santé? Comment vas-tu? Raconte, dit-il de la même voix trop joyeuse.

– Qu'est-ce que je peux te raconter? Tu vois. Juste à la fin, j'ai été touchée.

– Quoi, touchée, touchée… Tout cela ce n'est rien du tout. Et cette infirmière qui parlait d'une blessure grave! Moi je pensais que…

Il perdit contenance et se tut. Elle lui jeta un regard soutenu.

– J'ai un éclat sous la cinquième côte, Vania. Ils n'osent pas y toucher. Le médecin dit que cet éclat, c'est peu de chose – une pointe de cordonnier. Mais si on commence à trifouiller, ça risque d'être pire. Si on n'y touche pas, il restera peut-être tranquille.

Ivan sembla vouloir dire quelque chose, poussa seulement un soupir et commença à rouler une cigarette.

– Voilà… On peut donc dire que je suis une invalide. Le médecin m'a avertie: je ne pourrai plus rien soulever de lourd. Et plus question d'avoir des enfants…

Puis se rattrapant de peur qu'il y voie une allusion, elle parla très vite:

– J'ai le sein gauche tout couturé. Ce n'est pas beau à voir. Et à la main droite, j'ai trois doigts en moins.

Les lèvres serrées, il chassa la fumée de sa cigarette. Tous deux se taisaient. Enfin, ce qu'elle avait longuement mûri pendant de longues journées de convalescence, elle le laissa tomber avec un soulagement amer:

– Voilà, Ivan, c'est ainsi… Merci d'être venu. Mais ce qui est passé est passé. Quelle femme serais-je pour toi, maintenant? Tu en trouveras une en bonne santé. Parce que moi… Je n'ai même plus le droit de pleurer. Le médecin me l'a dit carrément, pour moi, les émotions, c'est encore pire que de porter trop lourd – le clou pique et le cœur est fichu…

Ivan la regardait du coin de l'œil. Elle était assise, tête baissée, sans détacher son regard du sable gris de l'allée. Son visage semblait si serein… Seule une petite veine bleutée battait sur sa tempe, à la naissance des cheveux coupés court. Ses traits s'étaient affinés et comme éclairés. Tellement différente des filles éclatantes aux joues roses qui jetaient des bouquets sur les chars.

«Elle est belle, pensa Ivan. Si ce n'est pas malheureux!»

– Mais non! Tu as tort de le prendre comme Ça! reprit-il. Qu'est-ce que tu as à te décourager? Tu vas te rétablir. Une belle robe, et des fiancés tu en trouveras autant que tu en voudras!

Elle lui jeta un regard rapide, se leva et lui tendit la main.

– Eh bien, Vania, c'est l'heure du repas. Encore une fois, merci d'être venu…

Il franchit les grilles de l'hôpital, descendit une rue, puis brusquement rebroussa chemin. «Je vais lui laisser mon adresse, pensa-t-il. Qu'elle puisse m'écrire. Ça sera moins dur pour elle.»

Il pénétra dans l'hôpital et commença à monter l'escalier.

– Vous avez oublié quelque chose? lui lança gentiment la gardienne.

– Oui, c'est ça, j'ai oublié quelque chose.

Tatiana n'était pas dans la salle, à la cantine non plus. Il voulut redescendre pour demander à la gardienne. Mais à ce moment-là, dans un recoin, derrière un pilier, il reconnut sa robe de chambre.

Elle pleurait silencieusement, par crainte de l'écho entre les étages. Derrière le pilier, une fenêtre étroite donnait sur le petit jardin et les grilles de l'hôpital. Il s'approcha, la prit par les épaules et dit d'une voix altérée:

– Qu'est-ce qui se passe, Tania? Tiens, voilà mon adresse. Tu vas m'écrire…

À travers ses larmes, elle fit non de la tête et murmura dans un hoquet:

– Non, non, Vania. Ce n'est pas la peine. Ne t'encombre pas de moi… À quoi est-ce que je peux te servir?

Elle sanglota encore plus amèrement, tout comme une enfant, se retourna vers lui et colla son front sur le métal froid des médailles. Cette fragilité, ces larmes enfantines remuèrent soudain quelque chose en lui et firent surgir une crânerie joyeuse.

– Écoute, Tania, demanda-t-il en la secouant légèrement par les épaules, quand est-ce qu'on te signe ton bon de sortie?

– Demain, murmura-t-elle, ivre de larmes et de malheur.

– Eh bien, demain je t'emmène. On ira chez moi, et là on se mariera.

Elle continuait à faire non de la tête. «À quoi est-ce que je peux te servir?»

Mais lui, sans se demander si c'était un coup de tête ou un coup de cœur, heureux, ordonna en riant:

– Silence dans les rangs! Exécution!

Puis, se penchant, il lui dit à l'oreille:

– Tu sais, Tania, je t'aimerai encore davantage avec ta blessure!


Son village natal, Goritsy, était presque désert. On voyait se dresser les ruines noires des isbas et les perches inutiles des puits abandonnés. Le chef du kolkhoze, au visage émacié d'un saint d'icône, les accueillit comme des proches. Ils allèrent ensemble à l'endroit où les Demidov avaient vécu avant la guerre.

– Eh bien, voilà, Ivan! Il va falloir rebâtir. Les hommes, pour le moment, il n'y en a plus que quatre, toi compris. Il y a un cheval qui vaut ce qu'il vaut. Mais c'est toujours ça. Je crois qu'avant l'automne on pourra pendre la crémaillère.

– Ce qu'il faut d'abord, Stépanytch, c'est nous marier, dit Ivan en regardant les restes patines de l'isba paternelle.

Le mariage fut célébré au soviet du kolkhoze. Tous ceux qui vivaient à Goritsy – douze personnes – étaient là. Les jeunes mariés étaient assis, un peu gauches et solennels, sous le portrait de Staline. On buvait du samogon, cette rude vodka faite au village. On criait «Gorko [7]!» Puis les femmes, avec des voix un peu désaccordées, comme si elles en avaient perdu l'habitude, se mirent à chanter:

Quelqu 'un descend de la colline,

C'est sûrement mon bien-aimé.

Comme il est beau! Dans ma poitrine

Mon cœur s'affole, mon cœur pâmé.

Il a sa vareuse kaki,

Etoile rouge, galons dorés.

Pourquoi au chemin de ma vie

Ah! pourquoi l'ai-je rencontré?

La nuit dense de l'été s'épaississait derrière les fenêtres sans rideaux. Sur la table brillaient faiblement deux lampes à pétrole. Et ceux qui étaient réunis dans cette isba perdue au cœur de la forêt chantaient, riaient; et ils pleuraient aussi, heureux pour les jeunes mariés, amers de leur vie brisée. Ivan portait sa vareuse bien lavée, avec toutes ses décorations; Tatiana, un corsage blanc. C'était le cadeau d'une grande femme au teint basané qui vivait dans les décombres d'une isba, au fond du village.

– Voilà pour toi, la fiancée, avait-elle dit d'une voix rêche, c'est pour tes noces. Quand tu es arrivée, on croyait que tu étais une fille de la ville. On disait: «En voilà une qui a décroché Ivan, un beau parti, et un Héros en plus.» Puis il nous a raconté ton histoire. Va, porte-le pour être belle. Je l'ai coupé moi-même. Je savais que tu aurais de la peine, avec ta main. Ma mère avait gardé le tissu pour son enterrement. C'était tout brodé de croix sur les bords. Elle le gardait dans un petit coffre, à la cave. Quand les Allemands ont brûlé le village, ma mère a brûlé aussi. Plus besoin du drap. J'ai fouillé les cendres et dedans j'ai trouvé ce coffre, intact! Va, porte-le, ça t'ira à merveille. C'est de bon cœur…


Vers la fin du mois d'août, à côté des décombres, on vit s'élever la charpente de la nouvelle isba, répandant la senteur de résine du bois frais. Ivan commença à couvrir le toit. De la petite cabane où ils vivaient, ils déménagèrent dans le coin de l'isba qui était déjà couvert. Le soir, tombant de fatigue, ils s'allongeaient sur du foin odorant répandu sur les planches de bois clair.

Couchés dans l'obscurité, ils regardaient à travers la charpente du toit jaillir et filer dans une glissade fulgurante des étoiles de fin d'été. À travers le village, au-dessus du sol, flottait l'odeur bleue et légère d'un feu de bois dans un potager. Une souris faisait entendre dans un coin son grattement déjà familier. Le silence était à ce point intense que l'on croyait entendre les étoiles filantes effleurer le ciel. Et dans un coin, au-dessus d'une table, on entendait le tic-tac d'un vieux carillon à poids. Ivan l'avait trouvé dans les décombres, couvert de suie et de rouille, les aiguilles figées à une heure terriblement lointaine.

Ils prirent lentement l'habitude l'un de l'autre. Elle ne tressaillait plus quand la main calleuse d'Ivan touchait sur sa poitrine la cicatrice profonde. Lui ne remarquait même plus cette cicatrice ni son petit poing mutilé. Une fois, elle retint sa main et la passa sur les bourrelets de la plaie.

– Tu vois, c'est là, dans ce petit creux, qu'il s'est logé. Le diable l'emporte!

– Oui, il a mordu profond.

Ivan l'attira à lui et chuchota à son oreille: «Ce n'est pas grave. Tu me feras un fils et tu lui donneras le sein droit. Le lait, c'est le même…»


À l'automne, l'isba était achevée. Un peu avant la première neige ils récoltèrent les pommes de terre plantées tardivement, ainsi que quelques légumes.

La neige tomba, le village s'assoupit. De temps en temps seulement, on entendait le tintement d'un seau dans le puits et la toux du vieux chien dans la cour du chef du kolkhoze.

Le matin, Ivan allait au soviet, puis à la forge. Avec les autres hommes il réparait les outils pour les travaux du printemps. A son retour, il se mettait à table avec Tania. Il soufflait sur une pomme de terre brûlante et craquelée, jetait sur sa femme des regards rapides, sans pouvoir dissimuler un sourire. Tout lui apportait une joie secrète. C'était propre et paisible, dans leur isba neuve. On entendait le bruit régulier du carillon. Derrière les vitres couvertes de cannelures givrées se couchait un soleil mauve. Et près de lui était assise sa femme qui attendait un enfant, embellie, un peu solennelle, plus attirante encore dans cette gravité douce et paisible.

Après le repas, Ivan aimait parcourir lentement les pièces de l'isba, écoutant le craquement des planches. Il tapotait les parois blanches du poêle en répétant: «Tu sais, Taniouchka, on aura toute une nichée d'enfants. Et dans nos vieux jours, nous nous réchaufferons sur ce poêle. C'est vrai, regarde. Ce n'est pas un poêle, c'est un vrai navire. La léjanka est encore mieux que l'ancienne.»

L'hiver sévissait. Les puits étaient gelés jusqu'au fond. Les oiseaux, figés en plein vol, tombaient en petites boules inertes. Un jour, sur le seuil de la maison, Tania ramassa un de ces oiseaux et le posa sur un banc, près du poêle. «À la chaleur, il va peut-être se remettre», pensa-t-elle. Mais le petit oiseau ne bougea pas. Simplement sur ses plumes le givre brilla en fines gouttelettes.

En avril, ils eurent leur fils. «Comme il te ressemble, Ivan, dit Vera, la femme au teint basané. Ce sera aussi un Héros.» Elle avait apporté l'enfant qui criait et le tendait à son père.

Vers le soir, Tania commença à étouffer. On ouvrit la fenêtre pour laisser entrer le froid crépuscule d'avril. Vera lui donna à boire une tisane, mais rien ne la soulageait. Le médecin le plus proche habitait dans un village, à dix-huit kilomètres. Ivan mit sa capote et partit en courant sur la route défoncée. Il ne rentra qu'au petit matin. Pendant tout le trajet il avait porté sur son dos le vieux médecin.

Les piqûres et les potions soulagèrent Tania. Ivan et le médecin, tous deux ivres de fatigue après cette nuit blanche, s'assirent pour boire du thé. Vera apporta un petit pot de lait de chèvre, le chauffa et nourrit l'enfant.

Avant de prendre la route, le médecin but un petit verre de samogon et dit: «Bon, vous lui donnerez cette poudre si jamais le cœur flanche. Mais normalement, avec un éclat comme ça, elle n'aurait pas dû avoir d'enfant, pas même pétrir la pâte… Mais je sais, je sais, soldat… quand on est jeune… je l'ai été moi aussi!» Il jeta à Ivan un clin d'œil complice et se dirigea vers la grand-route.

Ils appelèrent leur fils Kolka, comme le petit frère d'Ivan tué par les Allemands.


Au printemps, par une fâcheuse coïncidence, l'unique cheval du kolkhoze mourut juste avant les labours. Les derniers temps, on n'avait eu rien d'autre à lui donner que de la paille pourrie et des tiges desséchées.

Un matin on vit arriver à Goritsy, dans une jeep cahotante, le responsable régional du Parti, secrétaire du Raïkom [8]. À peine avait-il sauté de sa voiture qu'il fondit sur le chef du kolkhoze.

– Alors, on fait du sabotage, fils de pute? Tu veux foutre en l'air le plan céréalier de la région? Je te préviens, pour une affaire comme ça, on fusille les gens comme ennemis du peuple!

Il inspecta tout le kolkhoze, jeta un coup d'œil sur la forge et sur l'écurie. «Où est le cheval? demanda-t-il. Quoi? Mort? Je t'en foutrai, moi, des "Il est mort… " Saboteur!»

Ils se rendirent dans les champs. Le secrétaire du Parti continuait à vitupérer. «Ah! il lui manque des terres pour les semailles… Il se plaint toujours, ce fils de chien. Et ça, c'est quoi? Ce n'est pas de la terre? Pourquoi n'as-tu pas encore enlevé les pierres? Des terrains comme ça, chez toi, koulak [9], c'est de la terre perdue!»

Ils s'étaient arrêtés près d'un champ argileux qui descendait vers la rivière. Il était parsemé de gros cailloux blancs. «Pourquoi n'enlèves-tu pas ces pierres? hurla de nouveau le secrétaire. C'est à toi que je parle, hein!»

Le chef du kolkhoze, qui jusque-là n'avait pas ouvert la bouche, machinalement, de son unique main, rentra sous la ceinture la manche vide de sa vareuse. D'une voix enrouée il dit: «Ce ne sont pas des pierres, camarade secrétaire…»

– C'est quoi, alors? hurla l'autre. C'est peut-être par hasard des betteraves à sucre qui ont poussé toutes seules?

Ils s'étaient approchés. Ils virent alors que les cailloux blancs étaient des crânes humains.

– C'est là que les nôtres ont essayé de briser l'encerclement, dit d'une voix sourde le chef du kolkhoze. Ils ont été pris dans un feu croisé…

Le secrétaire s'étrangla de fureur et siffla: «Tu me racontes tout le temps des histoires. Il y a un joli ramassis de Héros dans le coin! Vous êtes tous des planqués, ici, derrière vos exploits passés!»

Ivan, le visage terreux, s'avança vers lui, le saisit par le revers de sa veste de cuir noir et lui cria dans les yeux:

– Pourriture! Les salauds comme toi, au front, je les descendais à la mitraillette. Répète voir un peu, à propos des Héros…

Le secrétaire poussa un cri aigu, s'arracha à Ivan et se jeta dans la voiture. Il passa la tête par la portière et dans le bruit du moteur cria:

– Prends garde, le chef! Tu réponds du plan sur ta tête. Et toi, Héros, on se retrouvera.

La voiture fit gicler la boue printanière et sauta sur les ornières.

Silencieux, ils retournèrent au village. L'odeur acre et fraîche de l'humus arrivait de la forêt où la neige avait fondu. Sur les petites collines poussaient déjà les premières herbes. En le quittant, le chef du kolkhoze dit à Ivan:

– Vania, tu as eu tort de le secouer. Tu sais, comme on dit, ne touche pas à la merde, elle ne puera pas. Quant à nous, de toute façon, demain il faut commencer à labourer. Et pas à cause des ordres de cet abruti…


Le lendemain, Ivan s'avançait, pesant sur la charrue, trébuchant dans les ornières, glissant sur les mottes luisantes. La charrue, à l'aide de cordes fixées au timon, était tirée par deux femmes. À droite marchait Vera dans de grandes bottes affaissées qui ressemblaient, à cause de la boue, à des pieds d'éléphant. À gauche, l'amie d'enfance d'Ivan, Lida. Elle portait encore sa jupe d'écolière qui lui découvrait le genou.

La matinée était limpide et ensoleillée. Affairées, les corneilles s'envolaient et se posaient sur les labours. Voletant, hésitant et fragile, brilla dans un bref frémissement jaune le premier papillon.

Ivan regardait le dos et les pieds des deux femmes qui progressaient péniblement. Parfois le soc s'enfonçait trop profondément. Les femmes s'arc-boutaient sur les cordes. Ivan remuait alors les poignées de la charrue, essayant de les aider. Le soc d'acier fendait la terre, s'en arrachait, et ils continuaient leur marche. Et de nouveau Ivan voyait les pieds d'éléphant et les vestes roussies par le soleil et la pluie. «La guerre, pensa-t-il, tout vient de là… Lidka, par exemple, à peine mariée, et déjà son mari expédié au front. Tout de suite en première ligne, dans le hachoir. Un mois après, le pokhoronka; la voilà veuve. Veuve à dix-neuf ans. Ah! Misère de misère! Et comme elle est devenue vieille! À ne pas la reconnaître. Et ces varices! comme des cordes noires sur ses jambes. Elle chantait si bien! Les vieux descendaient de leur poêle pour l'écouter, tandis que nous, jeunes idiots, on se bagarrait comme des coqs à cause d'elle…»

Ils s'arrêtèrent au bout du sillon et se redressèrent. «Repos, les filles! dit Ivan. On va déjeuner.» Ils s'assirent par terre, sur l'herbe sèche et cassante de l'an passé, déballèrent d'un torchon leur maigre repas. Sans hâte ils se mirent à manger.

On était au printemps. Les attendait la grande sécheresse de l'année 1946.


Dès le mois de mai, on en était à faire bouillir les arroches [10], à y jeter un petit morceau de lard rance, et on mangeait cette bouillie en essayant de tromper sa faim.

En juin, le vent brûlant des steppes se mit à souffler. L'herbe fraîche commença à sécher et les feuilles à tomber. Le soleil calcinait le jeune blé, asséchait les ruisseaux, abattait les gens affamés qui venaient aux champs. Même les fraises des bois que l'on trouvait à l'orée de la forêt s'étaient durcies en petites boules sèches et amères.

L'un des paysans de Goritsy s'était entendu avec le chef du kolkhoze pour aller voir dans les villages voisins ce qui se passait. Il revint cinq jours plus tard, décharné, le regard vide et, très bas, comme s'il avait peur de sa propre voix, se retournant sans cesse, se mit à raconter:

– À Bor, il n'y a plus que deux hommes en vie. À Valiaevka, c'est désert. Personne pour creuser les tombes; les morts restent dans les isbas… Ça flanque la frousse de rentrer là-dedans. Chaque fois qu'on pousse une porte, c'est l'horreur. Hier, j'ai rencontré un paysan sur la grand-route. Il allait à la ville, poussé par la faim. Il m'a dit que chez lui on mangeait les morts, comme dans les années 20 sur la Volga…

Les derniers temps, Ivan avait peur de regarder sa femme. Elle ne se levait presque plus. Allongée avec le bébé, trempant son doigt dans une bouillie d'arroche et de vieux croûtons, elle essayait de le nourrir. Son visage se marquait de taches brunes et sèches; autour des yeux brûlaient des cernes noirs. Kolka bougeait à peine sur sa poitrine. Il ne criait même plus, mais poussait seulement de petits gémissements, comme un adulte. Ivan lui-même avait beaucoup de peine à tenir sur ses jambes. Enfin, un jour, se réveillant au petit matin, il pensa avec une lucidité mortelle: «Si je ne trouve rien à manger, on crèvera tous les trois.»

Il embrassa sa femme, mit dans la poche de sa vareuse deux montres en or, prises de guerre, qu'il espérait troquer contre du pain. Et il se dirigea vers la grand-route.


Le village était mort. Fournaise de midi. Silence sec et poussiéreux. Pas âme qui vive. Seule, au-dessus de la porte du soviet, hurlait la musique du haut-parleur noir. Cette radio avait été amenée par le secrétaire du Raïkom qui avait ordonné de la brancher le plus souvent possible «pour accroître la conscience politique des kolkhoziens». Mais maintenant la radio hurlait simplement parce qu'il n'y avait personne pour l'arrêter.

Et du matin au soir, délirant de faim et serrant contre elle le petit corps de son enfant à grosse tête, Tatiana écoutait les marches de bravoure et la voix du commentateur prête à exploser de joie. Il rapportait les performances de travail des Soviétiques. Ensuite, la même voix, mais sur un ton dur et métallique, criblait de critiques les ennemis qui avaient dénaturé le marxisme, et fustigeait les agents de l'impérialisme.

Ce jour-là, le dernier avant sa longue prostration, dans la chaleur étouffante de midi, Tatiana entendit la chanson à la mode qu'on passait chaque jour. Les mouches noires sonnaient sur les vitres, le village se taisait, écrasé de soleil, et coulait cette chanson douce et tendre comme le loukoum:

A l'entour, tout devient bleu et vert.

A chaque fenêtre chantent les rossignols.

Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan marchait à grands pas. Dans son vieux sac il rapportait deux pains noirs, un cornet de mil let, une douzaine d'oignons et, enveloppé dans un bout de drap, un morceau de lard. Mais le plus précieux, le litre de lait qui avait tourné depuis longtemps, il l'avait entre les mains. «Avec ça, on va nourrir le gosse, et après on verra…», pensait-il.

Au-dessus des champs flottait une chaleur sèche et épaisse, comme échappée de la gueule d'un four. Un soleil de cuivre brûlant s'enfonçait derrière la forêt, mais on ne sentait guère la fraîcheur du soir.

Il traversa le village désert, inondé de la lumière violette du soleil couchant. Il était parti depuis quatre jours. Au-dessus du soviet la radio continuait à hurler.

En franchissant le seuil, il eut le pressentiment d'un malheur. Il appela sa femme. On n'entendait que le bruissement incessant des mouches. La demi-obscurité de l'isba était traversée par un fin rayon doré. Ivan se précipita dans la chambre. Tatiana était allongée sur le lit, l'enfant dans ses bras, et paraissait dormir. Il souleva en hâte la couverture et colla son oreille sur la poitrine. Sous la rude cicatrice il entendit imperceptiblement battre le cœur. Il poussa un soupir de soulagement. «Eh bien! Je suis arrivé à temps…» Puis il toucha l'enfant. Le petit corps froid et rigide avait déjà un reflet cireux. Derrière la fenêtre la voix douce déversait avec application:

A l'entour, tout devient bleu et vert.

Dans la forêt chantonne le ruisseau.

Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan bondit hors de la maison et courut vers le Soviet. Aveuglé par les larmes, il se mit à jeter des pierres dans le disque noir du haut-parleur. Il n'arrivait pas à l'atteindre. Enfin touché, le haut-parleur couina et se tut. Un silence vertigineux s'installa. Seul, quelque part au bord de la forêt, comme une mécanique, le coucou lançait son cri lancinant et plaintif.


Le lendemain Tatiana put se lever. Elle sortit sur le pas de la porte et vit Ivan qui clouait les planches de sapin du petit cercueil.

Après avoir enterré leur fils, ramassant leurs maigres bagages, ils prirent le chemin de la gare. Ivan avait appris que dans la bourgade de Borissov, à une centaine de kilomètres de Moscou, on embauchait des chauffeurs pour la construction de la centrale hydroélectrique et qu'on leur fournissait des logements.


C'est ainsi qu'ils s'installèrent dans la région de Moscou. Ivan se retrouva sur un vieux camion dont les ridelles portaient une inscription à la peinture écaillée: «Nous aurons Berlin!» Tatiana alla travailler à la fabrique de meubles.

Et les jours, les mois, les années se succédèrent, calmes et sans histoires. Ivan et Tania étaient contents de voir leur vie prendre ce train ordinaire et paisible. Celui de tout le monde, des braves gens. On leur avait donné une chambre dans un appartement communautaire. Il y avait déjà deux familles, les Fedotov et les Fedorov. Et dans la petite chambre à côté de la cuisine logeait Sofia Abramovna.

Les Fedotov, un couple encore jeune, avaient trois fils, des écoliers que le père battait fréquemment et consciencieusement. Quand les parents étaient au travail, les garnements décrochaient du mur le lourd vélo du père et dans un vacarme d'enfer, écrasant les chaussures des locataires, roulaient à travers le long et sombre couloir où flottait une odeur persistante et aigre de vieux bortch.

Les Fedorov étaient presque deux fois plus âgés que les Fedotov. Leur fils avait été tué juste avant la fin de la guerre, et la mère vivait dans l'espoir que le pokhoronka avait été envoyé par erreur: les Fedorov sont si nombreux en Russie! Secrètement elle espérait qu'il avait été fait prisonnier et que d'un jour à l'autre il allait revenir. Fedorov père avait lui-même fait la guerre du premier au dernier jour et ne se faisait aucune illusion. Parfois, quand il avait bu, n'y tenant plus, excédé par l'attente quotidienne de sa femme, il criait à travers tout l'appartement: «Mais oui, compte là-dessus, il va revenir. Et s'il rentre de captivité, ce n'est pas chez toi qu'il retournera, mais derrière l'Oural, et même encore plus loin [11]

Sofia Abramovna appartenait à la vieille intelligentsia moscovite. Dans les années 30, on l'avait envoyée dans un camp et on ne l'avait relâchée qu'en 46, avec l'interdiction de résider à Moscou et dans une centaine d'autres villes. Pendant cette dizaine d'années de camp, elle avait vécu ce que la parole humaine était impuissante à rendre. Mais ses voisins le devinaient. Quand une querelle éclatait dans la cuisine, Sofia n'essayait pas de se tenir à l'écart, mais s'indignait et jurait avec des mots surprenants. Parfois elle lançait à ses adversaires des formules méprisantes dans leur extrême politesse: «Je vous remercie très humblement, citoyen Fedorov. Vous êtes infiniment courtois.» D'autres fois, elle sortait tout à coup un mot du vocabulaire des camps: «Ecoutez, Fedotov, vous avez encore fait le "chmon [12]" dans mon buffet. Pas la peine de fouillasser. Y a pas d'alcool.»

Mais même au plus fort de ces querelles communautaires, les yeux de Sofia restaient tellement absents que c'était clair pour tout le monde: elle était encore là-bas derrière l'Oural. C'est pourquoi se disputer avec elle n'offrait pas d'intérêt.

Bon gré mal gré, les Demidov se trouvaient entraînés dans ces conflits. Mais leur rôle se bornait le plus souvent à jouer les conciliateurs entre Fedorov et Fedotov qui se bagarraient, et à calmer les femmes qui sanglotaient bruyamment.

Pour eux tous, la vie aurait un peu manqué de sel sans ces altercations. Après les disputes, les voisins se croisaient pendant trois jours sans se saluer et se faisaient la tête. Puis ils se réconciliaient autour d'une table commune et, après avoir bu de la vodka, commençaient à s'embrasser, à se jurer amitié et, les larmes aux yeux, à se demander pathétiquement pardon. Les Fedotov avaient un vieux tourne-disque. Ils le descendaient dans la cour, le mettaient sur un tabouret et, dans le crépuscule mauve du printemps, se rassemblaient tous les habitants de leur petite maison. Ils piétinaient au son d'un tango langoureux, oubliant pour une heure les queues matinales aux cabinets communautaires, les accrochages au sujet d'un morceau de savon disparu, oubliant tout ce qui était leur vie.

Ces soirées plaisaient aux Demidov. Tania mettait la blouse blanche de son mariage, Ivan jetait sur ses épaules une veste avec la brochette de ses décorations. Et ils dansaient ensemble, se souriant, se laissant griser par la douce rêverie des paroles:

Te souviens-tu de nos rencontres

Et de cette soirée d'azur,

Des mots fiévreux et tendres,

O mon aimé, ô mon amour…

Les années coulaient, à la fois lentes et rapides. Insensiblement les fils Fedotov avaient grandi, devenant de jeunes gaillards à la voix de basse. Tous les trois s'étaient mariés et étaient partis ici ou là.

Certains disques avaient vieilli, d'autres devenaient à la mode. Et c'était déjà la jeune génération qui les faisait tourner sur le rebord des fenêtres, en commentant: «Ça, c'est Lolita Torrez… Et ça, c'est Yves Montand.»

Le seul événement qui était resté dans la mémoire d'Ivan durant ces années était la mort de Staline. Et d'ailleurs pas la mort elle-même, puisque ce jour-là, c'était clair, on avait bu et pleuré comme des fontaines, et c'était tout. Non, un autre jour, plus tard, déjà sous Khrouchtchev, quand on avait enlevé le monument de Staline. Pourquoi l'avoir choisi, justement lui, Demidov, pour ce travail? Peut-être parce qu'il était Héros de l'Union soviétique? Le chef de leur parc de véhicules l'avait convoqué. Ivan se retrouva avec les responsables du Parti. On lui expliqua de quoi il s'agissait. Il avait à prendre son Zis cette nuit-là et à faire des heures supplémentaires.

C'est ainsi qu'il avait gardé le souvenir de cette nuit de printemps. On travaillait dans l'obscurité, en éclairant le monument avec les seuls phares des voitures. Il tombait une petite pluie fine qui sentait les bourgeons amers de peuplier. La statue en fonte du Guide brillait comme du caoutchouc. La poulie de la grue commença à travailler: Staline se trouva suspendu en l'air, un peu de travers, se balançant lentement, fixant de son regard les gens qui s'agitaient sous lui. Et les ouvriers le tiraient déjà par les pieds vers la ridelle ouverte du Zis. Le chef d'équipe, près d'Ivan, poussa un grognement et dit à voix basse:

– Des fois, on était aplati en première ligne, tellement arrosés qu'on ne pouvait pas décoller la tête de la terre. Ça sifflait, ça crachait dru comme un arrosoir. Le commissaire politique saute sur ses jambes, avec son petit revolver, tu sais, comme ces pistolets de gosse, et à peine a-t-il crié: «Pour la Patrie, pour Staline, en avant!»… et ça nous arrachait, nom de Dieu! On sautait et on courait… Eh! les gars! Dirigez la tête vers le coin, sans ça il n'entrera pas. Avance, avance un peu…


On sentait dans l'air un souffle nouveau, quelque chose de pétillant et de joyeux. À Moscou, paraît-il, les passions se déchaînaient. Ça bouillonnait dans la cuisine des hautes sphères. Ivan prit même goût à la lecture des journaux qu'il ne regardait jamais auparavant. Autour d'eux tout se détendait, se rajeunissait. Dans les journaux défilaient sans cesse des Fidel Castro barbus et souriants, des dessins de Noirs aux énormes dents blanches rompant les chaînes du colonialisme, les gueules sympathiques de Belka et Strelka, les premiers chiens cosmonautes. Tout cela donnait du goût à la vie et faisait renaître des espoirs joyeux. À son volant, Ivan fredonnait souvent la chanson qu'on entendait partout:

Cuba, mon amour,

île à l'aurore de pourpre…

Et il semblait que Fidel et les Noirs des affiches se libérant du colonialisme étaient intimement liés à la vie de Borissov, à leur propre existence. Il semblait que le monde allait tressaillir et qu'une fête sans fin allait commencer ici et sur la terre entière.

Pour couronner le tout Gagarine s'était envolé dans l'espace. Et au Congrès, Khrouchtchev assurait: «Le communisme sera édifié dans vingt ans.»

À la fin de cette année heureuse, dans la famille Demidov s'étaient produits deux événements importants. En novembre, ils avaient eu une fille. Et juste avant le nouvel an, ils avaient acheté un téléviseur Zaria.

À la maternité, le médecin dit à Ivan: «Ecoute, Ivan Dmitritch, tu as beau être un Héros chez nous, et toute la ville te connaît, je vais te parler franchement. Avec une blessure comme celle-là, on ne peut pas avoir d'enfant! Pendant l'accouchement, le cœur a flanché trois fois…»

Mais le temps était à l'optimisme. On ne pensait à rien de fâcheux. La nuit du nouvel an, Ivan et Tania étaient assis devant la télévision, se tenant par l'épaule, et regardaient La Nuit du carnaval avec une Gourtchenko [13] jeune et piaillant joyeusement. Ils étaient parfaitement heureux. Dans la demi-obscurité, sur la table, brillait d'un éclat vert sombre une bouteille de Champagne. Au-dehors, la neige crissait sous les pieds des passants. Chez les voisins, on entendait le brouhaha des invités. Derrière l'armoire, dans un petit lit de bois, dormait d'un sommeil silencieux et appliqué leur nouveau-né. Ils l'avaient appelée Olia.


Au printemps de l'année suivante, ils reçurent un appartement individuel de deux pièces.


Durant ces années vint au monde et grandit toute une génération qui n'avait pas connu la guerre. Ivan était invité de plus en plus souvent à l'école de Borissov avant la fête du 9 mai, jour de la Victoire.

On l'appelait maintenant «Vétéran». Cela l'amusait. Il lui semblait que la guerre venait seulement de finir et qu'il était encore cet ancien sergent-chef de la Garde, récemment démobilisé.

A la porte de l'école il était accueilli par une jeune institutrice qui, avec un sourire radieux, le saluait et le conduisait dans la classe. Il la suivait, ses médailles tintant sur la poitrine, et il pensait: «Que le temps passe vite! Il faut croire que je suis Vétéran pour de bon! Elle pourrait être ma fille et elle est déjà institutrice!»

Quand il entrait dans la salle bruyante, le silence se faisait. Les élèves se levaient, se jetaient des clins d'œil en chuchotant, regardaient ses décorations. L'Étoile d'or de Héros de l'Union soviétique leur en imposait. Un Héros, on n'en rencontre pas tous les jours!

L'institutrice prononçait alors quelques paroles de circonstance sur la grande fête nationale, sur les vingt millions de vies humaines sacrifiées pour l'avenir lumineux de ces élèves distraits par le soleil de mai, sur la devise «Personne n'est oublié, rien n'est oublié». Puis, donnant à sa voix un ton plus chaleureux et moins officiel, elle s'adressait à Ivan qui se tenait un peu raide derrière la table: «Respectable Ivan Dmitrievitch, sur votre poitrine brille la plus haute distinction de la Patrie, l'Étoile d'or de Héros de l'Union soviétique. Nous aimerions bien connaître votre participation à la guerre, vos exploits de combattant, votre contribution héroïque à la Victoire.»

Et Ivan, après s'être gratté la gorge, commençait son récit. Il savait déjà par cœur ce qu'il allait dire. Depuis le temps qu'on l'invitait, il avait compris ce qu'il fallait raconter pour que la classe reste attentive pendant les quarante minutes réglementaires, à la grande satisfaction de la jeune institutrice. Il savait même déjà qu'à la fin de son exposé – et il y aurait pendant quelques instants un silence tendu – elle se lèverait agilement et prononcerait les mots attendus: «Allez, mes enfants, posez vos questions à Ivan Dmitrievitch.» De nouveau s'écoulerait un silence gênant. Mais, obéissant au regard de l'institutrice, du premier rang se lèverait une resplendissante jeune fille, au tablier blanc comme de la crème fouettée, qui dirait, comme si elle récitait une leçon: «Respectable Ivan Dmitrievitch, parlez-nous, s'il vous plaît, des qualités de caractère que vous avez appréciées chez vos camarades de guerre.»

Après la réponse que personne n'écoutait plus se lèverait le garçon le plus présentable qui demanderait à Ivan, sur le même ton consciencieux, ce qu'il pouvait conseiller aux futurs défenseurs de la Patrie.

À la fin de cette manifestation patriotico-militaire se produisait souvent une diversion imprévue. Poussé par le chuchotement de ses camarades se levait du dernier rang un grand adolescent débraillé. Et sans préambule, il demandait en bafouillant: «Et quel était le blindage du Tigre allemand? Plus épais ou moins épais que celui de notre T-34?» «Le canon, demande pour le canon…», lui soufflaient ses voisins. Mais lui, tout rouge, s'affalait déjà sur sa chaise, fier de sa belle question. Ivan lui répondait. La sonnerie retentissait et l'institutrice soulagée félicitait encore une fois le Vétéran et lui offrait trois œillets rouges, retirés d'un vase à l'eau trouble posé sur la table. Toute la classe impatiente se levait d'un bond.

En rentrant, Ivan Dmitrievitch avait toujours quelques regrets confus. Chaque fois il aurait voulu raconter une toute petite chose: cette forêt où il était entré après la bataille, et l'eau de la source qui lui avait renvoyé son visage.

Les journalistes venaient aussi le voir parfois, le plus souvent pour l'anniversaire du début de la bataille de Stalingrad. La première fois, profitant d'une question sur cette bataille, il se mit à tout raconter: Mikhalytch qui ne connaîtrait jamais ses petits-enfants, Serioga à l'air si serein et si insouciant dans la mort, le mitrailleur qui n'avait plus qu'un doigt à chaque main. Mais le journaliste, saisissant habilement le moment où Ivan reprenait son souffle, lui coupa la parole: «Ivan Dmitrievitch, et quel effet a produit sur vous «la Ville-Héros sur la Volga» en cette année de feu 1942?» Ivan fut interloqué. Dire qu'il n'a jamais vu Stalingrad, qu'il ne s'est jamais battu dans ses rues? «Tout Stalingrad brûlait», répondit évasivement Ivan.

Ensuite il s'habitua à ce mensonge innocent et cela arrangeait bien les journalistes, car Staline, à cette époque, redevenait à la mode et «Stalingrad» sonnait bien. Parfois Ivan était surpris de constater que lui-même oubliait de plus en plus la guerre. Il ne parvenait plus à distinguer ses souvenirs anciens des récits pour les écoliers qu'il avait cent fois ressassés et des interviews aux journalistes. Et lorsqu'il évoquait un jour un détail qui passionnait les garçons «Eh oui, notre canon de 76 était formidable, mais il ne pouvait pas percer le blindage frontal du Tigre…», il pensait: «Mais est-ce que c'était vraiment comme ça? Je l'ai lu peut-être dans les Mémoires du maréchal Joukov…»


La fille des Demidov, Olia, grandissait et allait à l'école. Elle connaissait déjà l'histoire lointaine du petit miroir, qui lui semblait fabuleuse et effrayante – son père couché dans un champ glacé, la tête ensanglantée; sa mère, qu'elle ne parvenait même pas à imaginer, le choisissant parmi des centaines de soldats gisant tout autour. Elle savait qu'il y avait eu autrefois une bataille pour laquelle il avait reçu son Étoile – grâce à cela il pouvait acheter des billets de train sans faire la queue.

On lui avait parlé aussi de la blessure de sa mère qui lui interdisait de porter de grosses charges. Cela ne l'empêchait pourtant pas de transporter de grands panneaux de bois, et le père la grondait de son insouciance.

Quand Olia passa ses examens d'entrée à l'Institut des langues étrangères Maurice-Thorez, elle ressentit d'une façon tout à fait particulière la réalité de ce fabuleux passé de guerre. L'amie avec laquelle elle était venue à Moscou lui dit avec une jalousie mal dissimulée: «Toi, bien sûr, tu es certaine de passer. Toi, on te recevra rien qu'au vu de ton état civil – évidemment, la fille d'un Héros de l'Union soviétique…»

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