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– «On ne peut plus reculer, qu'il dit. Derrière nous, Moscou!» Et derrière nous, nom de Dieu, des mitrailleuses! Ha! Ha! Ha! Maintenant Gorbatchev va tous les foutre en l'air. Tu as lu sur Brejnev, dans les Izvestia! On écrit: la stagnation, la maffia… Et avant, c'était «le socialisme développé». Ça, c'est ce qu'on appelle une volte-face! Et sur Staline aussi, tu as lu, Vania? Les Mémoires de Khrouchtchev… Nikita écrit – quand la guerre a éclaté, Staline, de peur, a fait dans ses culottes. Il s'est barricadé dans sa datcha et ne laissait entrer personne. Il pensait qu'il était fichu. Et à nous on racontait des bobards: «Il a organisé la lutte… il a tracé la stratégie de la victoire…» Un sacré généralissime!

Ivan dodelinait de la tête, n'associant qu'avec peine cette voix et la tache pâle du visage qui flottait dans la fumée nacrée du tabac. Entre les tables naviguaient des serveurs à la carrure de gorilles et à la physionomie de videurs. Avec leurs doigts en éventail ils portaient des grappes de bocks.

Ivan ne comprenait presque plus rien de ce que lui disait son voisin – celui qui pendant la guerre avait servi dans les transmissions. Il entendait seulement: «Staline… Staline…» Et confusément cela faisait remonter en lui une image du passé: la plaine glacée de la place Rouge, le 7 novembre 1941, le flot interminable des soldats transis et lui-même enfin, au milieu de ces colonnes glacées. Le Mausolée apparut, de plus en plus proche. Et déjà le chuchotement des soldats, comme un murmure de vagues, parcourt les rangs: «Staline… Staline…» Soudain il l'aperçoit sur la tribune du Mausolée, dans la vapeur glacée des respirations. Staline! Calme, immobile, inébranlable. À sa vue quelque chose de presque animal tressaille en chacun d'eux. Chacun d'eux se croit regardé par lui au fond des yeux.

«Après ce défilé, les soldats partaient directement au front», expliquera après la guerre la voix assurée du présentateur commentant ce document d'époque. Et chacun emportait dans son cœur les paroles inoubliables du Chef suprême des armées: «Notre cause est juste! La victoire sera à nous!»

Et eux marchaient, marchaient toujours, régiment après régiment; et dans leurs yeux exorbités se reflétaient les murs crénelés du Kremlin, le Mausolée givré qui semblait être en daim blanc, et un homme de taille moyenne dont la moustache était recouverte de gouttelettes argentées…

Près de leur table surgit un colosse, une serviette blanche sur le coude, qui, regardant d'un air blasé les trois vétérans ivres, lança:

– Alors, les grands-pères, je remets ça ou on fait les comptes?

– Vas-y, mon fils, une dernière tournée avant de partir, beugla le voisin d'Ivan. Tu vois, nous, on s'est rencontré ici, on est tous presque du même régiment, on a fait la guerre sur le même ront. Seulement moi, j'étais dans les transmissions, Vania dans l'artillerie et Nicolaï…

En hoquetant il se mit à raconter sa guerre avec de larges gestes sur la table. Le serveur attrapa les bocks vides et s'en alla en bâillant chercher la bière.

Ivan revoyait maintenant, non pas la place Rouge, mais une cour recouverte de boue pétrifiée par le froid et la neige sèche, entourée de baraquements, ou bien de casernes. On les a parqués là et gardés dans le vent glacé, plusieurs heures. On a aussi amené sur de grandes télègues des gars de la campagne, mal dégrossis, aux vestes ouatées, aux chapkas ébouriffées, aux valenki [26] avachis. Personne ne sait ce qui va arriver – si on va les envoyer tout de suite en première ligne ou si on va les laisser là, les nourrir ou les fourrer à la caserne, sur les bat-flanc. Et le bleu du ciel bas d'hiver se durcit lentement. Le crépuscule descend. Il neige et ils sont toujours debout, plongés dans un engourdissement ensommeillé et silencieux. Et soudain, quelque part du côté des télègues, dans un cri strident rugit la garmochka [27]. C'est un gars de la campagne qui joue, avec une crinière de boucles dorées pas encore tondue, sans chapeau, une veste de mouton usée déboutonnée… Il joue Iablotchko [28], il joue avec une passion désespérée, en tirant furieusement sur sa garmochka. Son regard aveugle se perd au loin, quelque part au-dessus des têtes. Au milieu des soldats qui l'entourent un marin danse avec la même passion désespérée, frappant violemment des talons la terre glacée. Il est de taille moyenne, robuste, les traits du visage taillés à la serpe. Maillot de marin, caban noir. Il danse avec violence, découvrant ses dents dans un rictus sauvage et figé, fixant lui aussi l'horizon gris dans une ivresse aveugle. L'accordéoniste joue de plus en plus vite en se mordant les lèvres et en secouant la tête avec frénésie. Et le marin frappe la terre de plus en plus fort. Les soldats envoûtés regardent son visage défiguré par la souffrance bienheureuse. Ils ne savent plus où ils sont, ils ne pensent plus à la nourriture, ni au sommeil, ni au front. L'officier qui s'est approché pour mettre fin à cette gaieté par un grand coup de gueule s'arrête et regarde en silence. Les chaussures du marin sont lourdes comme si elles étaient en fonte. Elles sont lacées avec des bouts de fil télégraphique…

Le serveur apporte la bière, pose les bocks sur les traînées humides de la table. Soudain, tout à fait clairement, comme chez celui qui n'a rien bu, résonne dans la tête d'Ivan une question: «Mais où est-ce qu'il peut bien être maintenant, ce petit marin? Et cet accordéoniste frisé?» Et tout à coup de la pitié pour eux le saisit. Et, sans savoir pourquoi, de la pitié aussi pour ceux avec qui il boit. Son menton commence à trembler et, à demi couché sur la table, il tend les bras pour les embrasser et ne voit plus rien à travers ses larmes.

Avant de s'en aller, ils boivent la troisième bouteille de vodka et, titubant, se soutenant l'un l'autre, sortent dans la rue. La nuit est pleine d'étoiles. Sous les pieds crisse la neige glacée. Ivan glisse et tombe. Le télégraphiste le relève avec peine.

– C'est rien! C'est rien, Ivan! T'en fais pas, on va te rentrer. T'y arriveras, t'en fais pas…

Ensuite il se produit quelque chose d'étrange. Nicolaï tourne sous un porche. Le télégraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s'en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se relève avec difficulté: «J'y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raïkom, et après je tourne à gauche…»

Mais au tournant il ne voit pas l'immeuble à quatre étages et son entrée familière, mais une large avenue sur laquelle filent des voitures. Il s'arrête, ébahi, s'appuyant au mur de la maison. Puis, chancelant, il revient sur ses pas, fuyant la grande avenue qui n'existe pas à Borissov. Ces congères-là, elles, elles existent bien à Borissov. Il faut les longer. Et ce banc, et cette palissade aussi existent. Oui, oui, maintenant il n'a plus qu'à traverser cette cour… Mais au bout de la cour se dresse une invraisemblable apparition – un énorme gratte-ciel pareil à une fusée illuminée de milliers de fenêtres. Et de nouveau il rebrousse chemin, glisse, tombe, se relève en s'agrippant à un arbre plein de givre. De nouveau il va vers les congères familières, le banc, sans comprendre qu'il n'est pas à Borissov mais à Moscou, qu'il tourne autour de la gare de Kazan où il est descendu du train, ce matin.


Deux voitures freinèrent presque en même temps près de la congère où Ivan était étendu. L'une d'elles, celle de la milice, ramassait les ivrognes pour les amener au dessoûloir; l'autre était l'ambulance des urgences. La première faisait sa ronde de minuit, l'autre avait été appelée par une retraitée au bon cœur qui, de sa fenêtre, avait vu Ivan couché par terre. La chapka avait volé à cinq mètres lorsqu'il était tombé. Aucun des passants attardés n'en avait eu envie – qui a besoin d'un vieux couvre-chef fripé de chauffeur? En tombant, Ivan s'était écorché la joue à l'angle du banc, mais le sang froid s'était figé sans avoir même coloré la neige.

De la cabine de la fourgonnette descendit un milicien ensommeillé; de la voiture des urgences sauta une jeune infirmière, un manteau jeté sur sa blouse blanche. Elle se pencha sur le corps étendu et s'exclama:

– Ah! Ce n'est pas de notre ressort. À quoi bon nous téléphoner? C'est un ivrogne! Ça crève les yeux! Et ils vous téléphonent: «Venez vite, il y a quelqu'un par terre, sur la route… peut-être renversé par une voiture. Ou bien un arrêt cardiaque…» Tu parles! Il empeste à trois kilomètres!

Le milicien se pencha également, tira le corps par le collet en le renversant sur le dos.

– Nous, on ne le prend pas non plus. Il a tout le visage en sang. Pour un poivrot, c'est sûrement un poivrot. Mais il y a dommage corporel… C'est à vous de le soigner. Nous, on ne s'en occupe pas.

– Alors vous, vous y allez fort! s'indigna l'infirmière. Le soigner! Il va vomir dans tout le service. Et qui va nettoyer? Déjà on ne trouve plus de femme de ménage…

– Et moi je vous dis que ce n'est pas notre affaire de ramasser les gens qui ont un dommage corporel. Dans le fourgon, il va peut-être crever. Ou bien sous la douche, en perdant son sang.

– Quelle perte de sang? Ne nous faites pas rire. Pour cette éraflure? Tenez, regardez-le, son dommage corporel…

L'infirmière s'accroupit, retira de sa sacoche une petite fiole d'alcool et un tampon de coton, et essuya l'éraflure sur la joue d'Ivan.

– Le voilà, votre dommage corporel, dit-elle en montrant au milicien le coton légèrement bruni. Ça ne coule même pas.

– Très bien. Puisque vous avez commencé à le soigner, soignez-le jusqu'au bout. Ramassez-le et finissons-en.

– Pas question! Ramasser les pochards, c'est votre travail. Sinon à quoi bon tous les dessoûloirs?

– À quoi bon? Si on le prend maintenant, avec sa trogne en sang, demain matin il va gueuler: «Les flics m'ont tabassé!» Allez prouver le contraire! Tout le monde est instruit maintenant. A la moindre histoire, paf! un article dans le journal: violation de la légalité socialiste. Eh oui! C'est la Glasnost maintenant… Avec Gorbatchev, ça pullule, les démagogues. Sous Staline, on vous aurait vite mis où il fallait… Bon! Si c'est comme ça, faites-moi une attestation comme quoi il a la tête en sang. Sinon, je ne le prends pas.

– Mais je n'ai pas le droit de faire une attestation tant qu'il n'a pas été examiné.

– Alors, examinez-le…

– Pas question. On ne s'occupe pas des ivrognes!

La dispute s'éternisait. De la voiture des urgences descendit le chauffeur; le deuxième milicien sortit de la fourgonnette jaune du «Service médical spécial». Il poussa de la botte le corps étendu et marmonna:

– Pourquoi discuter comme ça? Il a peut-être déjà cassé sa pipe. Laissez-moi voir.

Il se pencha et très brutalement appuya deux doigts derrière les oreilles d'Ivan.

– Voilà, retenez bien ce petit truc, ricana-t-il en jetant un clin d'œil à l'infirmière. Ça vaut mieux que tous vos sels. Ça réveille un mort.

Sous le coup d'une douleur insoutenable, Ivan ouvrit des yeux hagards et râla sourdement.

– Vivant! gloussa le milicien. Il lui en faut plus! Il est couché sous le réverbère comme pour bronzer! Bon, Sérioja, apparemment il faut qu'on le ramasse. De toute façon, on ne peut pas confier cet homme à ces toubibs. Ils les esquintent plus qu'ils ne les soignent.

– Et vous, vous êtes des petits saints! riposta l'infirmière, heureuse d'avoir eu finalement gain de cause. Tenez, dans la Pravda l'autre jour, il y avait un article sur les dessoûloirs. On amène un ivrogne et on le dévalise. On lui vole sa paie, sa montre, on lui prend tout…

– Bon, bon! ça suffit! coupa le milicien. Fermez-la. Nous en avons assez déjà avec Gorbatchev et ses discours. Il nous casse les oreilles avec sa perestroïka…

L'infirmière sauta dans la voiture, claqua la porte, et le véhicule des urgences s'en alla.

On tira Ivan dans la fourgonnette et on le laissa tomber sur le plancher. L'un des miliciens s'assit au volant, l'autre déboutonna le haut du manteau d'Ivan et chercha ses papiers. Il sortit un livret froissé, le tourna vers la lumière et commença à le déchiffrer. Soudain il émit un sifflement de surprise.

– Nom de Dieu, Sérioja, un Héros de l'Union soviétique! Et ces foutus médecins qui ne nous l'ont pas pris! Et maintenant, qu'est-ce qu'on en fait?

– Et qu'est-ce qu'on peut en faire, nous? Pour nous, Héros de l'Union soviétique ou méme cosmonaute, ça nous est bien égal. Notreboulot est simple: on le trouve, on le charge, on le ramène, et c'est tout. Et là-bas, c'est à l'officier de décider. Bon, on y va. Ferme cette putain de porte, j'ai déjà les pieds glacés.


Ivan s'était mis à boire tout de suite après la mort de sa femme. Il buvait beaucoup, avec acharnement, sans se l'expliquer, sans se repentir, sans jamais se promettre de ne plus boire. Borissov est une petite ville. Bientôt tout le monde connaissait l'histoire du Héros devenu ivrogne.

Le chef du parc des véhicules convoquait Ivan de temps à autre et, avec indulgence, comme s'il s'adressait à un enfant qui avait fait une bêtise, il lui faisait la morale:

– Écoute, Dmitritch, ce n'est pas bien. Il te reste deux ans avant la retraite et toi, tu fais un cirque pareil! On t'a encore une fois ramassé ivre mort et en plein jour. Encore heureux que la milice locale te connaisse bien, sinon on t'aurait vite expédié au dessoûloir. Je te comprends, tu as ton chagrin, mais tu n'es pas un homme fini. Et puis n'oublie pas que tu tiens un volant. Tu risques d'écraser quelqu'un ou de te tuer toi-même. Et en plus, quel exemple tu donnes à la jeunesse!

On le convoqua au Raïkom, ainsi qu'au Conseil des Vétérans, mais en vain.

Au Raïkom, Ivan écoutait les reproches incessants et les admonestations du secrétaire; soudain il le coupa d'une voix fatiguée:

– Assez de balivernes, Nicolaïtch. Tu ferais mieux de te demander comment nourrir le peuple. Et au lieu de ça, tu racontes des bêtises – le devoir du communiste, le sens des responsabilités… Ça fait mal de t'écouter!

Le secrétaire explosa:

– À force de boire, tu oublies où tu te trouves, Héros! Comment peux-tu dire ça, toi, un membre du Parti?

Ivan se leva et, se penchant vers le secrétaire par-dessus la table, laissa tomber d'une voix basse et sèche:

– Moi, maintenant, je peux tout… C'est clair? Et ma carte du Parti, je peux te la ficher ici, sur la table, tout de suite!

Au Conseil des Vétérans, les retraités rassemblés savouraient d'avance un spectacle gratuit. Ivan les déçut tous. Il ne se justifia pas, ne se défendit pas et ne discuta pas avec ses accusateurs véhéments. Il était assis, hochant la tête, et même il souriait. Il pensait: «À quoi bon heurter ces vieillards? Qu'ils parlent! Qu'ils se soulagent! Ce n'est pas de la méchanceté chez eux, c'est de l'ennui. Tiens, celui-là, il s'emballe tellement qu'il fait tinter ses médailles. Drôle de bonhomme! Il s'est mis sur son trente et un. Il n'a pas ménagé sa peine…»

Le spectacle n'eut pas lieu.


Vers le 9 mai, comme s'il se conformait à un jeûne à lui seul imposé, Ivan cessa de boire. Il donna un coup de balai dans les chambres qui paraissaient inhabitées depuis longtemps. Il nettoya son costume de fête, frotta avec de la poudre dentifrice ses médailles et son Étoile d'or et attendit les pionniers. D'habitude ils venaient quelques jours avant la fête de la Victoire, lui présentaient l'invitation sur une carte bigarrée et, après avoir balbutié les paroles de circonstance, dégringolaient l'escalier avec des cris de joie.

Il les attendit presque une semaine. «Ils ont dû oublier, ces gamins, pensa-t-il; ils ont autre chose en tête. Tant mieux pour moi. À la longue, c'était lassant de raconter les mêmes histoires chaque année.»

Mais le 8 mai, il mit toutes ses décorations et sortit. Il se demandait avec curiosité: «Pourquoi est-ce qu'on ne m'a pas invité? Si on en a invité un autre, qui est-ce?»

Il longea deux fois l'école, mais personne ne vint à sa rencontre. Puis il s'assit dans un square d'où l'on voyait la porte de l'école. Les gens qui passaient près de lui le saluaient avec un petit sourire dédaigneux, l'air de dire: «Ah! Le Héros! On t'a vu ivre mort sous un banc…»

Dans sa tête, comme par un fait exprès, résonnaient les phrases de ses discours d'autrefois: «Eh bien, mes amis, imaginez-vous la steppe brûlante, l'été quarante-deux. Au loin flambe Stalingrad et nous, une poignée de soldats…»

Il se retournait de plus en plus souvent vers la porte de l'école, s'en voulait à lui-même, mais ne parvenait pas à maîtriser sa curiosité. Enfin elle s'ouvrit toute grande et le flot des écoliers, criant et se chamaillant, se déversa dans la rue. «La leçon du souvenir et du patriotisme» était finie. Sur le seuil apparurent alors un militaire et l'institutrice qui l'accompagnait. À la main, le militaire tenait trois œillets rouges. Dans la ruelle, Ivan le rejoignit. C'était un jeune sergent, le fils d'un chauffeur de leur parc de véhicules.

– Alexeï, tu es déjà démobilisé? Demanda Ivan avec un étonnement enjoué.

– Depuis l'automne dernier, Ivan Dmitritch. Et après, j'ai traîné à l'hôpital. J'ai eu un pied arraché par une explosion. Tu vois quel genre de godasses je porte maintenant.

Ivan baissa les yeux. L'un des pieds du jeune sergent était chaussé d'une bottine orthopédique monstrueusement gonflée.

– Et comment ça va, là-bas, en Afghanistan? C'est drôle, mais ils n'en parlent pas dans les journaux…

– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent en dire? Là-bas, on est dans le pétrin jusqu'au cou…

– Et alors comme ça, tu viens de l'école?

– Oui, on m'a invité à la leçon de patriotisme.

– Et qu'est-ce qu'ils t'ont demandé, les élèves?

– Ils ont posé des questions sur le devoir des soldats internationalistes et sur la fraternité des armes. Et un cancre, d'une table du fond, s'est levé et a dit: «Dites, s'il vous plaît, camarade sergent-chef, combien vous en avez tué, vous personnellement, de moudjahidin?» Et voilà… Les prothèses qu'on nous fabrique, elles sont franchement dégueulasses. Quand tu marches dans la rue, tu grinces des dents. Et quand tu les délaces, il y a du sang plein les bottes. Elle est dure comme… Bon, Ivan Dmitritch, bonne fête, mes félicitations pour la Victoire! Tiens, voilà les fleurs. Prends-les, Dmitritch. Tu es un Héros, tu les mérites. Offre-les à ta femme… Quoi?… Mais quand?… Bon Dieu! Quelle affaire! Et moi je n'en savais rien. Ça fait seulement cinq jours que je suis sorti de l'hôpital. Bon, Ivan Dmitritch, tiens le coup… Et… mes félicitations pour la Victoire!


Un an après, Ivan prit sa retraite. Le chef du parc des véhicules eut un soupir de soulagement. On lui fit des adieux solennels; on lui offrit un lourd nécessaire de bureau en marbre gris et une montre électronique. La montre, Ivan la vendit presque tout de suite: la vodka avait augmenté et sa retraite lui suffisait à peine. Le nécessaire de bureau, personne n'en voulait, pas même pour trois roubles.

Cette année-là, Gorbatchev arriva au pouvoir. Ivan suivit ses discours à la télévision. C'était au mois de mai, au moment de son jeûne. Il produisait une étrange impression, à la tribune, ce vif et loquace Gorbatchev enlevant et remettant ses lunettes, lançant des plaisanteries:

– Il nous faut développer le système des potagers, disait-il en gesticulant comme un prestidigitateur qui voudrait fasciner son public. Vous savez, les petits jardins, les petits potagers. Quelques millions d'hommes chez nous désirent devenir propriétaires des terrains et nous, pour le moment, nous ne pouvons satisfaire leur demande…

Il y avait très peu de gens alors qui devinaient que toute cette mise en scène, tous ces «potagers», étaient réellement de la prestidigitation destinée à endormir la vigilance. En Russie, il était toujours nécessaire de jouer cette préalable comédie d'humilité, ce qui permettait de grimper sur le trône. Khrouchtchev exécutait des danses populaires devant Staline, Brejnev s'évanouissait devant Kaganovitch, Gorbatchev faisait des tours de passe-passe devant les vieux maffiosi du Politburo qu'il avait à combattre.

Cette année-là, comme l'année précédente, Ivan reprit ses esprits pour quelques jours. Il fit le ménage de l'appartement, traversa la ville avec toutes ses décorations, se rendit au cimetière. La photo de Tatiana dans le médaillon de la stèle avait jauni et s'était gondolée à cause des pluies. Mais elle sembla à Ivan étrangement vivante.

En passant près du mur d'honneur de la ville, il vit qu'on avait déjà enlevé sa photo. Il ne restait plus qu'un cadre métallique vide et un stupide fragment d'inscription: «Héros soviétique… du parc n° 1…».

Les gens n'oubliaient pas qu'il était un Héros. La milice, en souvenir d'autrefois, le déposait chez lui quand il était anéanti par la vodka. Au magasin, quand il n'avait pas assez d'argent pour sa bouteille, la vendeuse lui faisait crédit.

Son appartement se vidait peu à peu. Il vendit le tapis acheté autrefois à Moscou avec Tatiana. Pour presque rien il écoula tout ce qui était vendable dans ses meubles. L'intervention de Gorbatchev sur les petits potagers fut la dernière émission qu'il regarda: il échangea son poste de télévision contre trois bouteilles de vodka. Il exécutait tout cela avec une insouciance qui F étonnait lui-même. Il alla même jusqu'à se défaire des bagues et des boucles d'oreilles conservées dans le coffret à bijoux de sa femme, et de quelques cuillères d'argent.

Un jour, à l'automne, il ne parvenait pas à se procurer de l'argent pour boire. Le vent froid ramenait ses compagnons de boisson à la maison; au magasin travaillait maintenant une nouvelle vendeuse; ses voisins riaient et claquaient la porte quand il voulait leur emprunter trois roubles. Il erra quelque temps à travers les rues sales et froides, puis rentra chez lui et tira de l'armoire son costume de fête avec toute sa batterie. Il regarda un moment ces lourdes écailles dorées et argentées en palpant leur métal froid et décrocha l'ordre de la Bannière rouge de guerre. Il n'eut pas le courage d'essayer de la vendre à Borissov. On le connaissait trop ici et sans doute personne ne serait tenté. Il fouilla toutes ses poches, ramassa la petite monnaie et acheta un billet pour Moscou. Il y vendit son ordre pour vingt-cinq roubles et s'enivra.

Il se rendit alors à Moscou presque chaque semaine.

À son Étoile d'or seule, il ne toucha pas. I1 savait qu'il n'y toucherait jamais.


Au dessoûloir, en fouillant ses vêtements, on trouva deux médailles «Pour la bravoure» et l'ordre de la Gloire du deuxième degré enveloppées dans un morceau de papier journal froissé. Au stylo à bille Ivan y avait inscrit «dix roubles» pour chaque médaille, «vingt-cinq roubles» pour l'ordre, afin de ne pas se tromper dans son ivresse – d'autant plus qu'il fallait vendre vite dans un coin obscur. L'officier de service informa de cette découverte la section des recherches criminelles.

Au matin, on le laissa partir. Il marcha lentement, sans bien savoir où il allait, en avalant de ses lèvres asséchées l'air frais et bleu, les yeux plissés sous le soleil éclatant de mars. Il ne désirait qu'une chose: vite acheter une bouteille d'alcool et, sans verre, au goulot, en s'étranglant, aspirer quelques gorgées salutaires. Il chercha dans ses poches et, n'arrivant pas à croire à une telle aubaine, tira les médailles et l'ordre. «Ils ne me les ont pas pris, pensa-t-il avec joie. Alors? Ils ne fouillent plus dans cette baraque…?»

Le milicien chargé de prendre Ivan en flagrant délit alla trop vite. Ivan venait juste de déballer sa fortune. Le trafiquant n'avait pas encore sorti son argent. Il vit le milicien en civil surgir devant eux et se mit à bâiller avec indifférence.

– Ah! Ah! petit père, ce sont des décorations de guerre que tu as là! Non, ça ne m'intéresse pas. Ça, tu sais, c'est un truc à se retrouver en taule. Moi, je ne m'occupe pas de ça.

Le milicien jura de dépit et en brandissant sa carte rouge montra à Ivan une voiture qui les attendait.

Le soir, il rentra à Borissov. À la milice, on avait décidé de ne pas donner de suite. D'abord il n'avait pas été pris en flagrant délit. Ensuite, c'était tout de même un Héros. Il revint par un train surchargé. Les gens en sueur, hébétés par la fatigue des queues moscovites, transportaient de gros colis de provisions. Le 8 mars, fête des Femmes, approchait. Ivan, debout, pressé contre une porte grinçante, tapotait machinalement les médailles rondes et lisses dans sa poche et pensait: «Si seulement quelqu'un me parlait… Ils sont là, renfrognés… Ils se taisent, avec leur mangeaille dans le sac. Ça serait bien de crever ici, tout de suite. On m'enterrerait et tout serait fini… Tiens, le printemps arrive, la terre est déjà toute molle. Qu'est-ce que ça fond vite…»


De Moscou on envoya au Raïkom du Parti un rapport sur Ivan. On relatait l'épisode du dessoûloir et le trafic des décorations. L'affaire alla jusqu'au Comité central: «Comment! Le Héros de Stalingrad est devenu un alcoolique qui trafique avec ses médailles de guerre! Et précisément à l'approche du quarantième anniversaire de la Victoire!» Et de plus, les tours de passe-passe de Gorbatchev se révélaient ne pas être des tours de passe-passe; les premières têtes tombaient déjà. C'était l'an Un de la Révolution gorbatchévienne.

Du Comité central on avait téléphoné à l'Obkom [29], de l'Obkom au Raïkom. Les objurgations faisaient boule de neige. Le secrétaire du Raïkom, encore sous le coup de la semonce, forma nerveusement le numéro du Comité militaire régional. On y convoqua Ivan par un simple avis. L'officier qui le reçut lui demanda de présenter son livret militaire et son livret de Héros de l'Union soviétique. «On va encore m'accrocher un petit bout de ferraille commémorative», pensa Ivan.

Sans même ouvrir les documents militaires, il les rendit à Ivan; son livret de Héros, il le jeta d'un geste vif dans le coffre-fort dont il claqua la petite porte épaisse.

– Pour le moment, votre livret restera chez nous, dit-il sèchement.

Et d'un ton grave, il ajouta: «D'après les instructions du Raïkom.»

Ivan, dans un élan dérisoire eut un geste vers le coffre-fort, comme pour atteindre sa petite porte. Mais l'officier se leva et cria dans le couloir:

– Sergent, accompagnez le citoyen vers la sortie.

Au Raïkom, Ivan, repoussant la standardiste qui essayait de lui barrer le chemin, fit irruption dans le cabinet du secrétaire. Celui-ci parlait au téléphone et quand Ivan l'interpella en criant, il boucha de la paume l'écouteur et dit à voix basse:

– Je vais te faire mettre dehors par un milicien!

Lorsqu'il eut fini de parler, il regarda méchamment Ivan et scanda:

– Nous adresserons une requête auprès des instances supérieures, camarade Demidov, pour solliciter l'abrogation de votre titre de Héros de l'Union soviétique. Voilà. Notre entretien est terminé. Je ne vous retiens plus.

– Ce n'est pas toi qui m'as décoré, ce n'est pas toi qui vas me priver de ce titre, souffla sourdement Ivan.

– Exactement. Ce n'est pas de mon ressort. C'est de la compétence du Soviet suprême. Là-bas ils examineront si un alcoolique dépravé a le droit moral de porter l'Étoile d'or.

À ces mots, Ivan éclata d'un rire pesant:

– Non. L'Étoile, vous ne me la prendrez pas, bande de salauds. Même les Fritz, au camp, ne me l'ont pas trouvée. Et eux, combien de fois ils ont fouillé! Moi, je la vissais au creux de ma paume. Ils criaient: «Les mains en l'air!» Et moi, j'écartais les doigts, mais elle tenait bon. Voilà. Comme ça!

Et Ivan avec un sourire amer montra au secrétaire les cinq branches de l'Étoile incrustées dans sa paume. Le secrétaire se taisait.

– C'est comme ça, citoyen-chef, répéta Ivan qui ne souriait plus. Quoi? Tu ne le savais pas que j'avais été prisonnier? Mais personne ne savait! Si on l'avait découvert, il y a longtemps que je pourrirais à la Kolyma. Allez, va! Téléphone au Comité militaire. Que ces rats cherchent un peu! Ils trouveront peut-être un trou de deux mois en quarante-quatre. Et l'Étoile vous ne me la prendrez pas. Il faudra l'arracher à mon cadavre…

Ivan ne se décidait pas à rentrer. Il avait peur de voir de nouveau le portemanteau vide dans le couloir, le tas gris de linge sale, le lavabo jaune de rouille. Il tourna longtemps dans les rues boueuses de printemps et, apercevant quelqu'un qui allait le croiser, bifurqua. Puis il contourna la fabrique de meubles derrière laquelle s'étalaient déjà les champs et déboucha sur un terrain vague sentant la neige humide. Tout près, couvert de glace spongieuse, un ruisseau murmurait doucement. Sur le talus, par endroits, la neige avait déjà fondu, découvrant une terre noire et gonflée. Cette terre s'écartait sous les pas d'une façon douce et souple. Et de nouveau elle parut à Ivan non pas effrayante, mais chaude et tendre comme l'argile des rivières.

«Je dure trop longtemps, pensait Ivan. J'aurais dû partir plus tôt. On m'aurait enterré avec tous les honneurs.» Il comprit que pendant tout ce temps-là, il avait espéré une fin brutale et inattendue, une fin qui serait arrivée d'elle-même et qui aurait balayé dans le néant cet appartement mort, ce porche sombre avec les ivrognes, et lui-même. C'est pour cette raison qu'il se détruisait avec une telle insouciance, presque avec joie. Mais la fin ne venait pas.

Quand il commença à faire nuit, Ivan rentra en ville, tourna de nouveau dans les rues – le cinéma «Le Progrès», le Raïkom, la milice. Près du Gastronom serpentait une grande queue. L'un des hommes, au bout de la file, laissa tomber un sac plein de bouteilles vides. Il se mit à en retirer les débris, se coupa les doigts et jura d'une voix fatiguée et monotone.

«Si seulement je pouvais acheter un demi-litre et l'avaler avant… sinon je n'aurai peut-être pas le courage», pensa Ivan. Mais il n'avait pas de quoi le payer. «Bon, je vais essayer de trouver les somnifères. Mais il faut que je m'en occupe plus tard, sinon les voisins vont flairer quelque chose.»

Et il continua à errer. Vers la nuit, le froid fit briller les étoiles. Sous les pieds craquait la neige givrée. Mais le vent sentait déjà le printemps. Près de chez lui, Ivan leva la tête – presque toutes les fenêtres étaient déjà noires. Il faisait noir aussi dans la cour de l'immeuble. Noir et silencieux. Dans le silence Ivan entendit derrière lui le crissement léger de la neige sous les pattes d'un chien errant. Heureux à l'idée de pouvoir le caresser et de regarder dans ses yeux inquiets et tendres, il se retourna. Le vent de la nuit faisait rouler par terre une boule de journal froissé…

Ivan passa l'entrée et s'apprêtait à monter chez lui, au troisième; mais il se souvint qu'il fallait regarder le courrier. Sa boîte, il ne l'ouvrait pas pendant des semaines, sachant que si quelque chose y tombait, c'était presque à coup sûr par erreur. Sa fille lui envoyait trois cartes par an: le jour de l'Armée soviétique, son anniversaire et la fête de la Victoire. Les deux premières dates étaient déjà passées, la troisième encore loin. Cette fois, il trouva une lettre. Seuls les étages supérieurs étaient éclairés et devant la boite régnait une obscurité presque complète.

«Moscou», déchiffra Ivan sur l'enveloppe. «Ça doit être la facture du dessoûloir. Ah! Ils sont rapides… On sent bien là la capitale…»

Pendant ses errances à travers la ville, il avait eu tout le temps de bien rassembler ses idées. Il y avait pensé avec un détachement surprenant comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Il se rappela où se trouvait, dans le désordre de la cuisine, un rasoir; et dans quel tiroir de la commode, les comprimés. Avec ses voisins de palier, ses relations s'étaient détériorées. C'est pourquoi, le billet demandant qu'on passe le voir, il décida de le glisser sous la porte de l'appartement du dessus où habitait un robuste magasinier, Jora. Avec lui il s'entendait bien, et parfois ils buvaient ensemble. «C'est bien, il est costaud. Il n'aura pas la frousse, lui, pensait Ivan. C'est important. Un autre aurait un coup au cœur…»

En montant l'escalier, il se tâtait le cou, cherchant où le sang bat le plus fort. «Ça doit être ça, la carotide. Oh! que ça cogne! L'important, c'est de l'atteindre au premier coup. Sinon, tu vas courir comme un poulet à demi égorgé!»

À la maison il prit le rasoir et retrouva les somnifères. Sur un morceau de papier il écrivit: «Jora, viens au 84. C 'est important.» Il alla glisser le billet sous la porte.

Revenu chez lui, il fit le tour de l'appartement, jeta un coup d'œil sur une photo à l'encadrement de bois: Tatiana et lui encore tout jeunes, et derrière eux des palmiers et la silhouette brumeuse des montagnes. Puis, après avoir pris un verre d'eau au robinet, il commença à avaler les comprimés l'un après l'autre.

Bientôt Ivan sentit un brouillard épais, étouffant tous les sons, tournoyer lentement dans sa tête. Il ouvrit le rasoir et, comme pour se raser, leva le menton.

À cet instant il se souvint qu'il avait claqué la porte et qu'il fallait la laisser ouverte, sinon Jora ne pourrait pas entrer. Sa pensée fonctionnait encore et cela lui causait une satisfaction absurde. Dans l'entrée, il tira des poches de son manteau les médailles enveloppées dans un vieux bout de journal et la lettre du dessoû-loir moscovite. Il jeta les médailles dans un tiroir et, levant la lettre dans la lumière, il ouvrit l'enveloppe sans hâte. Il n'y avait là rien d'officiel. La feuille recouverte d'une écriture féminine régulière commençait par ces mots: «Cher Papa! Il y a déjà longtemps que je ne t'ai écrit, mais tu ne peux savoir ce que c'est que la vie moscovite…»

Ivan saisit l'enveloppe et lut avec peine l'adresse de l'expéditeur: Moscou – Avenue Litovski, Maison 16, Appartement 37, Demidova O.I. Fébrilement, confondant les lignes qui déjà se brouillaient, il arrachait du regard des lambeaux de phrases: «J'ai fait connaissance avec un jeune homme bien… Nous pensons nous marier en juillet… Ses parents veulent te connaître. Viens pour les fêtes de mai… Tu resteras avec nous une semaine ou deux…»

Ivan ne retrouva jamais la toute dernière phrase de la lettre, bien qu'il l'ait vue de façon absolument distincte et qu'il l'ait même répétée, lui semblait-il, en chuchotant: «Les cloches sonnent à Moscou… Les cloches sonnent… Et qui pourrait les entendre?»

Ivan ne revint à lui que dans l'après-midi. Il ouvrit les yeux et plissa les paupières à l'aveuglant soleil qui frappait dans les carreaux. Il était couché sur le plancher. Au-dessus de lui, Jora accroupi le secouait par l'épaule:

– Dmitritch, Dmitritch! Mais réveille-toi, sacré Vétéran! Quel buveur tu fais! Où as-tu pris une cuite pareille? Mais ne ferme donc pas les yeux, tu vas t'endormir de nouveau. Pourquoi m'as-tu appelé? Qu'est-ce que c'est que cette affaire urgente? C'est de te réveiller? Hein? Tu crois que je n'ai que ça à faire, venir te dessoûler?

Ivan, l'écoutant et saisissant à peine le sens des mots, souriait. Puis, au moment où Jora un peu agacé s'apprêtait à partir, Ivan décolla ses lèvres pâteuses et demanda doucement:

– Jora, donne-moi cinq roubles. Je te les rendrai à ma prochaine retraite.

Jora sifflota et se leva, plongeant les mains dans les poches.

– Dis donc, Dmitritch, tu y vas fort! Tu t'es trouvé un pionnier bénévole! Tu ne voudrais pas que je t'apporte une bouteille et que je te nourrisse au biberon, des fois?…

Puis il jeta un œil sur l'appartement vide et défraîchi, sur Ivan dont le visage maigre était mangé par la barbe, et dit d'une voix conciliante:

– Bon, cinq roubles, je ne les ai pas. En voilà trois. Ça suffira pour soigner ta gueule de bois

Au Gastronom, hier, ils en ont reçu un raide, à deux roubles soixante-dix la bouteille. Les gars disent qu'il est bon…

Se remettant un peu, Ivan s'ébroua longuement avec plaisir sous le robinet d'eau froide, puis sortit dans la rue printanière et, sans se presser, en souriant au soleil chaud, il se dirigea vers le magasin.

Au retour il fit cuire une casserole de pâtes. Il les mangea lentement, avec une boîte de poisson bon marché. Après le repas, il versa un paquet entier de lessive dans la baignoire, ramassa tout le linge et tous les vêtements, et fit un grand


À la gare, quand Ivan distingua Olia au milieu de la foule dense et grouillante, il eut le souffle coupé, tellement elle était changée. Ils allèrent vers le métro et il ne parvenait pas à s'habituer à l'idée que cette jeune femme svelte était sa fille. Tout était tellement simple et naturellement harmonieux en elle – d'étroits souliers gris clair, des bas noirs, une veste ample et largement épaulée.

– Dis donc, Olia! Tu es devenue une vraie occidentale! lui dit-il en hochant la tête.

Elle rit.

– Oui, papa. «Tel entourage, tel plumage!» Je ne peux pas faire autrement. Tu sais à quels gros oiseaux j'ai affaire. Pas plus tard qu'hier, j'en ai terminé avec un capitaliste. Il a des usines dans sept pays du monde… Devant eux, il faut ressembler à quelque chose, sinon ils ne signent pas nos contrats.

– Et moi, tu vois, je suis un vrai paysan. Tu dois avoir honte de marcher à côté de moi.

– Mais non. Qu'est-ce que tu racontes, papa? Quelle bêtise! Ton Étoile seule vaut tout le reste. Pour le vêtement, ne t'inquiète pas. Demain, on arrangera ça. Avec ce costume, tu sais, on ne peut pas rendre visite aux parents d'Alexeï. Et surtout, il te faut une autre chemise.

Ivan pensait justement que ce qu'il avait de mieux, c'était sa chemise. Il l'avait achetée quelques jours avant son départ et il avait été tout heureux en l'essayant – il s'était senti rajeuni et fringant comme autrefois. Ce qu'il aimait surtout, c'est que cette chemise ne lui serrait pas le cou; et pourtant il la boutonnait jusqu'en haut.

Durant ces dernières semaines il avait mis de l'ordre dans l'appartement et même, par une chaude journée d'avril, il avait lavé les vitres. Il les lavait lentement, se délectant de la fraîcheur et de la légèreté de l'air qui entrait dans les chambres…


Le lendemain, Olia l'emmena dans un grand magasin où flottait une odeur doucereuse et étouffante.

– Tu sais, papa, on aurait pu bien sûr tout acheter à la Beriozka [30]. J'ai des bons. Mais tu vois, d'abord mes beaux-parents sont tellement snobs que rien ne peut les impressionner. Et ensuite ton Étoile sur un vêtement étranger, cela n'ira pas. Alors on va trouver quelque chose de chez nous, mais de qualité.

Avec ce costume bleu marine qui tombait bien, Ivan se regardait dans la glace et ne se reconnaissait pas.

– Et voilà, plaisanta Olia, un vrai général en retraite. Maintenant on va acheter deux chemises et des cravates.

À la maison, elle le tortura en faisant et défaisant son nœud de cravate et en cherchant le meilleur endroit pour accrocher l'Étoile.

– Laisse donc, Olia. Ça va bien comme ça, implora enfin Ivan. Tu m'attifes comme une demoiselle. C'est comme si c'était moi qui me mariais…

– Oh! Si tu savais, papa, rien n'est simple, soupira Olia. Il faut tout prévoir, tout calculer. Tu ne peux pas t'imaginer dans quelle sphère volent ces oiseaux! Ils évoluent tout le temps à l'étranger. Leur appartement est un vrai musée. Le café, ils le boivent dans de la porcelaine ancienne, et leurs connaissances sont de la même espèce: diplomates, écrivains, ministres. Attends, attends, ne remue pas! Je vais faire sur toi, là, tout de suite, une petite pince et après je la coudrai; sinon la chemise va bâiller, ça ne sera pas beau… Tu comprends, c'est vraiment la fine fleur de la société moscovite. Le père d'Aliocha faisait ses études avec Gorbatchev au MGU et, encore maintenant, ils sont à tu et à toi. Tu te rends compte! Bon, un dernier essayage et je te laisse tranquille. Oh! que tu as maigri, papa. Tu n'as plus que la peau sur les os. À Borissov, tu ne dois rien trouver dans les magasins… Voilà, ça y est. Regarde-toi dans la glace. Un vrai superman! Demain on ira t'acheter des chaussures convenables et je te sors. Non, l'Étoile est trop haut. Attends, je vais te la descendre un peu…

La visite aux futurs beaux-parents était prévue pour le 9 mai, fête de la Victoire. Cette date avait paru à Olia tout à fait bien choisie. On montrerait à la télévision quelque documentaire, le père se souviendrait du passé et raconterait ses souvenirs. Et voilà déjà un bon sujet de conversation! Ce n'était pas avec lui qu'on irait parler de la dernière exposition parisienne…

C'était vrai. Tout n'était pas si simple.

Quand elle avait écrit à son père que le mariage était prévu pour juillet, elle avait un peu anticipé sur les événements. Alexeï parlait de ce mariage d'une façon un peu évasive. Les parents, eux, se montraient très gentils avec elle. Mais dans leur bienveillance mondaine même, Olia sentait le danger de l'écroulement de tous ses plans. Du reste il ne s'agirait même pas d'un écroulement. Tout simplement un sourire aimable, un regard doux et légèrement étonné sous le sourcil levé: «Mais, petite sotte, comment pouvais-tu espérer un jour prendre place dans notre milieu?»

Ce sourire, elle l'avait remarqué pour la première fois quand elle leur avait dit qu'elle travaillait comme interprète au Centre. La mère d'Alexeï souriait distraitement en tournant sa petite cuillère dans sa tasse. Le père, lui, sourit largement et sur un ton un peu théâtral s'étonna: «Ah! Vous m'en direz tant!» Et ils échangèrent un rapide regard.

«Savent-ils exactement ce qu'est mon travail? se tourmentait Olia. Mais bien sûr qu'ils savent! Et peut-être qu'ils s'en fichent? Ou bien ils me tolèrent à cause d'Aliocha? Ils ne veulent pas le contrarier? Et peut-être lui-même doit savoir…»

Dans les derniers temps, ce mariage était devenu pour elle une idée fixe. Il lui semblait que si elle réussissait à se faire épouser par Alexeï, ce serait non seulement une ère nouvelle, mais une vie tout à fait autre. Il n'y aurait plus ce Iassenevo recouvert de neige, ni cette chambre dans l'appartement préfabriqué! Ce serait le centre de Moscou et une maison prestigieuse, et une entrée avec un gardien, et la voiture de fonction de son mari sous la fenêtre. Cet espionnage à la chaîne prendrait fin; les parents d'Alexeï lui trouveraient un travail honorable dans quelque service du Commerce extérieur. Et peut-être affecterait-on Alexeï à l'étranger, dans une ambassade; et elle l'accompagnerait, et elle passerait à son tour les barrières de la douane de Cheremetievo, au-delà desquelles ses clients avaient l'habitude de lui faire des signes d'adieu. Ou plutôt non, pas par cette barrière, mais directement par l'entrée des diplomates.

Un jour, en hiver, elle avait parlé de tout cela à Svetka. Celle-ci, en faisant rageusement tourner son hula-hoop, lui dit:

– L'essentiel, tu sais, Olia, c'est de ne pas te laisser aller. Tu n'y es pas encore! Tu te souviens, Tchékhov, dans L'Anguille… Ça y est, elle est déjà prise par les ouïes, mais elle donne un coup de queue et hop! elle prend le large… Tiens, écoute bien ce que je te conseille: fais inviter ton père. Après tout, c'est un Héros. Il accroche toutes ses décorations et tu l'amènes chez tes futurs beaux-parents. Pour que ce soit déjà un peu comme en famille… Eh bien! Qu'est-ce qu'il y a de gênant à ça? La seule chose gênante au monde, c'est de passer le pantalon par la tête! Allez, vas-y! Je les connais ces petits diplomates… de vraies anguilles. Tant que tu n'auras pas le tampon sur ton passeport, ne crois pas que c'est arrivé.

Elle finit de tourner et le hula-hoop glissa paresseusement à ses pieds. Prenant le centimètre, elle se mesura la taille.

– Oh, mince alors! Je n'arrive pas à liquider cette mangeaille du nouvel an! Ah! bien sûr, toi lu ris. Moque-toi d'une pauvre vieille femme malade. Je te trouve un fiancé et tu ne me remercies même pas! Une fois mariée, tu ne me salueras plus, tu rouleras en limousine avec ton petit mari. Mais ça ne fait rien. Mon Vovka, pendant ce temps-là, en Afghanistan, sera devenu général. On ne sera pas moins bien que vous… Bon, maintenant il faut encore que je tourne, sinon les capitalistes ne m'aimeront plus…

Le matin, Olia allait travailler et toute la journée Ivan se promenait dans Moscou. Il se sentait comme un retraité imposant qui, à pas lents, déambule à travers les rues printanières. Les passants jetaient un coup d'œil sur son Étoile d'or et, dans le métro, on lui cédait la place. Il aurait bien voulu, sur un banc, dans un parc, engager la conversation avec quelqu'un et parler incidemment de sa fille. Voilà comment ça s'était passé. Eux deux, ils avaient été de simples ouvriers, et leur fille, elle avait volé si haut qu'elle travaillait maintenant avec des diplomates étrangers.

Il aurait voulu raconter comment ils avaient acheté son costume, parler de ses futurs beaux-parents, du portefeuille en cuir qu'elle lui avait offert. Dans les plis odorants de celui-ci, il avait trouvé un billet de cent roubles. «Ça, papa, c'est pour tes repas, avait expliqué Olia. Je n'ai pas le temps de te préparer le déjeuner…»

Un jour, passant près du Bolchoï, il avait saisi la conversation de deux femmes à l'air provincial.

– Mais non, je me suis renseignée. À cause de la fête de la Victoire, on ne vend des billets qu'aux Vétérans, et évidemment aux étrangers, qui paient en devises.

– Peut-être qu'il faut glisser un billet à l'administrateur, fit l'autre.

– Bien sûr qu'il va te les vendre! Compte là-dessus. Il a bien besoin de nos roubles froissés!

Près des caisses du Bolchoï, face au Kremlin, Ivan vit une énorme foule bourdonnante, explosant de mécontentement. Elle commençait dans le passage souterrain du métro, gravissait l'escalier, se déversait dehors vers les portes vitrées des caisses.

– C'est toujours comme ça, bougonnait une femme. On vient une fois dans sa vie à Moscou. Et voilà, tous les billets aux Vétérans!

– Mais de quels Vétérans parlez-vous? intervint quelqu'un. Tout est mis de côté pour être vendu trois fois son prix.

– Tout ça, c'est des salades! C'est les devises qui les intéressent. Le pétrole, il n'en reste plus, alors ils vendent la culture! lança un troisième, du cœur de l'attroupement.

Ivan, ayant déboutonné son imperméable pour qu'on voie son Étoile, se faufila vers la caisse. «Je vais faire une surprise à Olia, pensa-t-il avec joie; je vais rentrer et dire négligemment: "Et si on allait ce soir au théâtre, au Bolchoï par exemple?" Elle va s'étonner: "Mais comment? On n'aura jamais de billets." Et moi, d'un coup de baguette: "On n'en aura jamais? Tiens, les voilà!"»

Dehors, la foule se brisait contre une barrière métallique près de laquelle se tenaient trois miliciens. Voyant l'Étoile du Héros, ils écartèrent un peu la barrière et laissèrent passer Ivan vers les caisses. Là, devant les portes encore fermées, s'étaient attroupés une cinquantaine de Vétérans. Ivan examinait les brochettes sur les revers de leur veste et, sur l'un d'eux, il remarqua même deux Étoiles d'or. Plusieurs d'entre eux semblaient attendre ici depuis longtemps et pour tuer le temps ils se racontaient leurs histoires de guerre. Le ciel s'était couvert depuis le matin et maintenant une neige humide tombait, apportée par un vent glacial. Les gens frissonnaient, relevaient leur col. Près de la porte, un invalide dans un manteau usé se tenait courbé, appuyé sur son unique jambe.

– Eh! la vieille garde! Qu'est-ce qu'on attend ici? lança Ivan à ceux qui étaient près de lui. Il n'y a plus de billets?

– On attend l'appel! lui répondit-on. À midi, on va nous recompter et on nous laissera entrer.

En effet, à midi juste la porte s'ouvrit et une femme ensommeillée, l'air mécontent, annonça:

– Il y a cent cinquante billets en vente. La règle, c'est deux billets par personne, ce qui veut dire un pour le Vétéran et un pour un membre de sa famille. Ceux qui ont un numéro d'ordre, prenez la file. Les autres, mettez-vous derrière.

Il tombait de gros flocons de neige et soufflait un vent aigu. Non loin, sortant de la porte du Kremlin, filaient, longues et brillantes comme des pianos, des voitures gouvernementales. Et il y avait une foule rejetée par les barrières et les miliciens, une foule qui attendait un miracle et qui regardait avec une jalousie avide les Vétérans qui se mettaient en rang.

– Trente et un, trente-deux, trente-trois…, marmonnait d'un ton rogue la femme ensommeillée.

Et les vieux hommes, sursautant, s'agitaient et gagnaient à la hâte leur place dans la colonne.

– Pourquoi est-ce qu'on a versé notre sang? lança une voix moqueuse devant Ivan.

En regardant de plus près, Ivan vit un visage d'homme du peuple plissé par un sourire. C'était l'invalide qui se tenait à quelques têtes devant lui. Ce visage lui sembla familier.

Ivan s'était retrouvé soixante-deuxième. Il eut deux billets pour Le Festin de pierre. En sortant de la foule, il prit le passage souterrain et tourna vers le métro. Passant devant un recoin obscur près des distributeurs automatiques en panne, il remarqua de nouveau le Vétéran invalide. Devant lui, deux jeunes gens à la mode lui lançaient quelque chose en s'interrompant. Ivan s'arrêta et tendit l'oreille. L'un d'eux, tenant l'invalide par le revers, débita d'une façon méprisante:

– Écoute, vieux, ne fais pas le mariole. Faut pas faire flamber les prix… Tu les as toujours vendus cinq roubles. Qu'est-ce que tu as à nous emmerder? Prends-en dix et tire-toi acheter ta bouteille. Il n'y aura pas un con pour t'en donner quinze, vieille canaille! Si encore c'était à l'orchestre!

– Alors moi, je ne les vends pas. C'est à prendre ou à laisser, répondit le Vétéran.

Il se balança sur ses béquilles et tenta de s'éloigner. Mais l'un d'eux le poussa vers les distributeurs et le prit au collet.

– Toi, écoute, Héros de Borodino. Je vais te les casser, tes béquilles. Tu vas rentrer sur le ventre.

Ivan s'approcha et sur un ton conciliant demanda:

– Eh! les jeunes! Qu'est-ce que vous avez à embêter le Vétéran?

L'un des gars, roulant son chewing-gum dans la bouche, fit un pas vers Ivan.

– Et toi, tu la veux aussi, ta paire de béquilles?

Et il repoussa nonchalamment Ivan d'un coup d'épaule.

– Ça va, laisse tomber, Valera! intervint l'autre. Qu'ils aillent au diable, eux et leur Victoire! Tu vois, celui-là, c'est même un Héros de l'Union soviétique. Allez, viens, il y a les flics qui rappliquent!

Et en se dandinant ils se dirigèrent vers le métro.

Ivan tendit la main à l'invalide. Répondant à sa poignée de main, celui-ci dit, mi-confus, mi-malicieux:

– Moi, je t'ai remis tout de suite, déjà tout à l'heure, dans la queue; seulement je ne me suis pas fait reconnaître. Toi, dis donc, tu es devenu quelqu'un d'important, avec ta cravate, ton Etoile… À coup sûr, tu es colonel, Vania, pas moins!

– Tu rigoles! Général, mon vieux! Ton nom de famille, je me le rappelle bien. Mais j'ai oublié ton prénom. Sacha? Ah! oui, c'est Alexandre Semionov, ça me revient maintenant. Ce que j'avais retenu, c'est tes grandes oreilles décollées… Tu te souviens, on plaisantait toujours; on disait qu'il te faudrait un masque à gaz sur mesure. Et puis le sergent qui te blaguait: «Ecoute bien, Sacha, avec tes radars, si les Fritz ne viennent pas bombarder!» Et ta jambe, où tu l'as perdue? Si je me souviens bien, c'était pas grave, juste une égratignure. On disait même entre nous que tu t'étais fait ça toi-même!

– Non, Vanioucha, tu devrais pas dire ça. Ce qui m'est arrivé, tu sais, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi. Je vais te le raconter, mais viens plutôt chez moi. On discutera devant un petit verre. Je ne peux pas rester longtemps ici, toute la milice me connaît. On me fait courir comme un pestiféré! T'inquiète pas, tu auras le temps de rentrer à ton Iassenevo. Allons-y! C'est ma tournée. J'habite tout près d'ici dans une kommunalka [31].

Dans la petite chambre, on sentait un semblant d'ordre touchant.

– Vaniouch, tu vois, on m'avait à peine tailladé que ma femme m'a laissé tomber. C'est que… tu vois… tout a commencé par un orteil, un éclat me l'a esquinté. On m'avait posé un garrot; mais, bon Dieu, il faisait si froid – tu te souviens – moins quarante, et la jambe, elle a gelé. Et puis la gangrène s'y est mise. On m'a amputé du pied… ils regardent, et c'est déjà noir plus haut. Alors ils coupent au-dessous du genou et ça pourrit déjà au-dessus. Ils tranchent encore plus haut, en laissant juste un moignon à quoi accrocher une prothèse. Ça n'a pas marché. Alors on m'a raccourci jusque sous le ventre… Bah! À quoi bon remuer tout cela? Allez, Vania, trinquons à la Victoire!

– Et nous, avec les copains, qu'est-ce qu'on n'a pas raconté sur ton compte… Tu sais, on etait là, dans la tranchée, frigorifiés, et puis on parlait de toi et on racontait des histoires: «Quand on pense à ce salaud de Semionov… Il s'est pété un orteil et maintenant il est couché avec sa femme sous la couverture piquée…» Et c'était donc ça, en réalité!

– Non, Vaniouch. Tu vois, j'aurais mieux aimé faire cinq ans de tranchées plutôt que ça. Et j'aurais passé toute ma vie tout seul. Depuis vingt ans… et maintenant ça y est, c'est fini. Tu sais, à l'hôpital, c'est par wagons, par convois entiers qu'on nous emmenait. Ils avaient juste le temps de nous décharger. Et, bien sûr, on nous charcutait à la va-vite. A moi, tu vois, on m'a coupé tous les nerfs sous le ventre, comme si on m'avait châtré. Quelle femme aurait voulu de moi après ça?

Semionov alluma la télévision.

– Ah! regarde! Encore Micha Gorbatchev. Je l'aime bien, ce plaisantin. Il parle facilement et sans papier. Brejnev, lui, dans les derniers temps, il n'arrivait plus à remuer la langue dans la bouche; on en avait même pitié. Bien que ça ait été finalement un sacré salaud. Dire qu'il s'est fait trois fois Héros de l'Union soviétique! Et toutes ces médailles qu'il s'est collées! Et moi, je n'ai qu'une médaille – pour la défense de Moscou – et puis toute cette ferblanterie commémorative. Et la retraite, quatre-vingts roubles…

– Mais alors, comment tu vis? s'étonna Ivan.'

– Je vis parce que je suis doué pour ça! Tu sais, j'ai assez de poigne pour rendre jaloux n'importe qui. Il a fallu que ce soit aujourd'hui que je me fasse accrocher par ces deux crétins. D'habitude, ça va comme sur des roulettes. Vétéran, surtout avec des béquilles, on te donne des billets sans faire la queue. T'as à peine quitté la caisse qu'on te court après… Revends-nous tes billets.» On te les prend à n'importe quel prix. Et encore merci à Gorbatchev: il a mis le régime sec, mais est-ce qu'on peut se passer de vodka? Après sept heures du soir, pour une bouteille à dix roubles, on t'en donne vingt-cinq sans broncher. Moi, presque tous les portiers d'hôtel me connaissent; avec eux le commerce marche bien. Regarde un peu ma réserve, Vania.

Semionov se plia sur sa chaise et tira de dessous le lit une grande valise poussiéreuse. Dedans, en rangs serrés, s'alignaient des bouteilles de tous calibres, aux étiquettes multicolores.

– Alors tu vois, Vaniouch, tu peux y aller. Ne te gêne pas. J'en ai ici pour tout un régiment!

Mais Ivan ne buvait plus. Il ressentait déjà un engourdissement doux et joyeux; et déjà de toutes les choses de cette pauvre chambre se dégageait un chaud bien-être. Il devint volubile, raconta Stalingrad, l'hôpital, Tatiana. Semionov savait admirablement écouter, ne l'interrompait pas, lançait une réplique au bon moment, et au bon moment s'étonnait. Dans sa vie amère et agitée, il avait su apprendre à écouter les gens attentivement. Raconter des histoires, tout le monde peut le faire, mais écouter avec intelligence et sans se faire valoir… ça, c'est déjà de l'art!

Finalement, sans réussir à dissimuler sa joie, Ivan remarqua:

– Et moi, Sacha, c'est pas pour les fêtes que je suis à Moscou. Je viens marier ma fille. Oui, mon cher, comme je te le dis! «Viens, papa. Les parents de mon fiancé veulent faire ta connaissance.» Quand il faut, il faut. «Et leur famille, dit-elle, ce sont vraiment des gens de la haute: certains dans la diplomatie, d'autres dans les ministères.» Tu vois, elle m'a bien arrangé. Moi, j'étais arrivé dans le vieux complet que j'avais acheté encore avec les anciens roubles.

– Et ta fille, Vaniouch, elle travaille où? demanda Semionov en ouvrant adroitement une boîte de sardines.

Ivan, sans cacher sa fierté, mais avec une négligence enjouée, répondit:

– Ma fille, tu sais, elle vole aussi très haut, Sacha. Elle aussi, on peut dire qu'elle est dans le monde de la diplomatie. Ce qui est dommage, c'est que sa mère n'aura pas vécu jusqu'à son mariage. C'aurait été une vraie joie pour elle. Là où elle travaille, c'est le centre du Commerce international. T'en as entendu parler?

– Bien sûr que je connais! C'est à côté du Trekhgorka [32]. Des gratte-ciel gris tout comme en Amérique. On se croirait à New York. Et qu'est-ce qu'elle y fait?

– Comment t'expliquer? Tu comprends, il arrive par exemple un industriel ou un financier. Il vient signer un contrat, nous vendre quelques trucs; et voilà, ma fille l'accueille, lui traduit tout ce que nos gens lui disent, bref, elle l'accompagne partout. Et de langues, Sacha, tu sais combien elle en connaît?

Ivan commença à les énumérer, mais Semionov écoutait déjà un peu distraitement en hochant seulement de temps en temps la tête et en marmonnant: «Ouais, ouais…»

– Bien sûr, c'est un boulot fatigant, ça va sans dire, continua Ivan. Tout est calculé à la minute, conversations, négociations. Et en plus, parfois, service de nuit. Mais par contre, je lui répète toujours, t'as pas de sciure qui te tombe dessus, et ça ne pue pas l'essence. Et puis le salaire est vraiment intéressant. Moi, je ne gagnais pas ça, même quand j'étais routier.

Semionov se taisait en picotant distraitement de la fourchette un petit poisson brillant, dans son assiette. Puis il jeta sur Ivan un regard gêné et, comme s'il parlait à quelqu'un d'autre, bougonna:

– Tu sais, Vania, c'est un sale boulot à dire vrai.

Ivan fut interloqué.

– Sale? Mais qu'est-ce que tu veux dire par là?

– Je veux dire par là, Vaniouch, que… mais ne te vexe pas… je vais te dire… C'est pas avec la langue que les interprètes travaillent là. Elles se servent d'autre chose. C'est pour ça qu'elles sont bien payées.

– Ah! Sacha! T'aurais pas dû boire du vin après la vodka. Le mélange, ça t'a brouillé la tête. Tu racontes n'importe quoi. Ça fait rire de t'couter.

– Si tu ne veux pas, n'écoute pas. Mais seule-ment, je te dis la vérité. Et puis, je ne suis pas saoul du tout. Toi, tu es enterré dans ta campagne, tu ne sais rien. Et moi, je traîne mes béquilles dans tout Moscou, sous tous les porches; alors on ne me la fait pas à moi. «Service de nuit», tu parles! Ces hommes d'affaires, ils en font ce qu'ils veulent des interprètes, et pour leur plaisir!

– Quel sale bavassier tu fais! Alors, à ton avis, c'est toutes des prostituées?

– Ah! mais tu peux appeler ça comme tu veux. Il y a des prostituées qui sont à leur compte. Celles-ci, la milice les pourchasse. Il y en a d'autres, les officielles, si tu veux. Elles, ce sont de vraies interprètes, diplômes, livret de travail, salaire et tout. Le jour, elles interprètent et la nuit, elles rendent service à ces capitalistes en échange de dollars.

Semionov s'échauffait, il avait l'air hirsute et méchant. «Il n'est pas ivre, pensa Ivan. Et si ce qu'il dit était vrai…»

Et avec un rire artificiel, il dit:

– Mais alors, Sacha, pourquoi diable l'Etat entretiendrait cette saloperie?

Ils recommencèrent à se disputer. En sentant que quelque chose mourait en lui, Ivan comprit que Semionov ne mentait pas. Et de peur de le croire, il bondit en renversant son verre, et avec un cri rauque l'empoigna. Il le lâcha aussitôt tant son corps mutilé lui sembla pitoyable et léger. Semionov se mit à crier:

– Mais tu ne comprends pas, idiot, que je t'ouvrir les yeux? Tu marches comme un paon avec ton Étoile qui brille. Tu ne comprends pas qu'on s'est fait avoir. Demain on ira ensemble, je te montrerai ce service de nuit. Je connais un des types du vestiaire à l'«Intourist». Il nous laissera passer… Mais je t'assure, on nous laissera passer, tu verras. J'irai sans béquilles, avec une canne. Regarde un peu quelle prothèse j'ai…

Semionov rampa de la chaise sur le plancher, fouilla sous le lit et en tira une jambe de métal avec une grosse chaussure de cuir noir. Ivan eut l'impression de vivre un songe horrible et absurde. Semionov se laissa tomber sur le lit et se mit à ajuster sa prothèse en criant:

– Moi, je ne suis qu'une demi-portion; à qui diable est-ce que je peux servir? La prothèse, on me l'a donnée gratuitement; tu la portes un jour, et toute la semaine le ventre te saigne. Mais pour toi, Vania, je la mets. Demain tu vas voir, je vais te montrer ce qu'elle vaut, ton Étoile… Sous la couverture piquée, avec ma femme, tu disais… Ha! Ha! Ha!


Le préposé au vestiaire les laissa s'installer dans un recoin obscur, cachés derrière l'éventail poussiéreux d'un palmier qui poussait dans un grand bac en bois. De là, on voyait les ascenseurs, un petit bout de la salle de restaurant et, à travers la porte-fenêtre sombre, l'arrière-cour remplie des poubelles de la cuisine. On voyait aussi les deux panneaux de la porte coulissante de l'entrée secondaire qui s'ouvraient automatiquement. Ce soir-là, peut-être à cause de la neige humide, cette porte était déréglée; elle s'ouvrait et se fermait à chaque seconde, avec une obéissance mécanique obtuse, bien que personne ne s'approchât d'elle.

Ivan était assis à côté de Semionov derrière le palmier, sur les planches de bois verni qui cachaient les radiateurs. Semionov s'était installé de côté, allongeant sa prothèse rigide. De temps en temps, il donnait à Ivan des explications à voix basse:

– Là, tu vois, derrière le vestiaire, elles ont au sous-sol une «valioutka», un bar à devises. C'est réservé aux capitalistes. Et aussi, bien sûr, aux filles. Là-bas, tu vois, ce couple qui va vers l'ascenseur. Et là, cette robe collante, elle va aller avec lui. Dix minutes de travail et elle empoche ce que tu gagnais en un mois comme routier.

Ivan voyait aller et venir des gens insolites non seulement dans leur langue et leurs vêtements, mais même dans leur manière de se déplacer.

Silencieusement s'ouvraient et se refermaient les portes des ascenseurs. Au vestiaire une fille toute jeune accourut, qui miaula comme une chatte: «Vous n'auriez pas un paquet de Marl -boro?»

– Il traficote, celui-ci. Il n'est pas bête, expliqua Semionov à Ivan. Les devises, elle ne veut pas les dépenser, et peut-être qu'elle ne les a pas encore gagnées. Elle est bien jeune…

Passa une femme éclatante et de grande taille, la poitrine opulente sous la fine robe en tricot. Elle marchait sur des talons si hauts et si aigus que ses mollets semblaient se crisper dans une crampe. Près de la tablette du vestiaire s'arrêta un homme jeune, dans un costume bien ajusté, un journal à la main. Il échangea quelques paroles nonchalantes avec le préposé, lançant des regards tantôt sur ceux qui sortaient des ascenseurs, tantôt sur ceux qui entraient à l'hôtel. «Un type du K.G.B.», chuchota Semionov.

Ivan était fatigué par le défilé ininterrompu des visages, par le crissement mécanique de la porte déréglée. De l'ascenseur sortit la blonde à la robe étroite qui se dirigea vers le vestiaire. «Elle a fini son boulot», pensa Ivan. La blonde se mit du rouge à lèvres devant la glace et se dirigea vers la sortie. Distraitement il la suivait du regard.

A cet instant, Ivan vit Olia.

Elle marchait à côté d'un homme de grande taille dont Ivan n'eut pas le temps de voir le visage tellement il regardait sa fille avec fascination. Olia parlait avec son compagnon et lui souriait, détendue et naturelle. Semionov poussa Ivan du coude en lui murmurant quelques mots. Ivan n'entendait rien. Il sentait quelque chose se serrer affreusement en lui et un goût salé lui crisper les mâchoires. Il comprit qu'il fallait réagir, bondir, crier, mais il ne put pas. Quand il se remit à entendre, il saisit une parole de Semionov:

– Ils parlent en allemand, tu entends, Ivan…

Au même moment la porte de l'ascenseur se mit à glisser derrière Olia et son compagnon. Dans le reflet de la glace de la cabine, Ivan vit une tête d'homme aux cheveux gris, courts et soigneusement coupés. Les panneaux de l'ascenseur se refermèrent doucement.

Ivan tenta de se lever, mais il fut saisi d'un tel tremblement que ses genoux fléchirent. Et de nouveau une boule salée roula dans sa gorge. Il n'avait encore jamais ressenti ce douloureux spasme presque physique. Il ne se rendit pas compte que ce qu'il éprouvait là était une sorte de jalousie.

Semionov le secouait par la manche en débitant d'une voix sourde:

– Vania, Vania, qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce qui t'arrive? Tu es tout blanc…

Ivan, hébété, le regarda sans le voir et, sans pouvoir maîtriser un tressaillement au coin des lèvres, souffla sourdement:

– C'est ma fille…

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