I

Le temps de vivre ensemble sera si bref que tout leur arrivera pour la première et la dernière fois.

Au début de la nuit, dans la violence de l'amour, il a rompu le fil du vieux collier qu'elle n'enlevait jamais. Les petites perles d'ambre ont criblé le plancher et la pluie qui s'est mise à tomber a d'abord imité cette fine mitraille, puis s'en est détachée, devenant averse, trombes d'eau, enfin une lame de fond inondant la pièce. Après une journée de fournaise et le vent sec qui crissait comme des ailes d'insectes, cette vague atteint leurs corps nus, remplit les draps de la senteur humide des feuilles, de la fraîcheur âpre des plaines. Le mur, face au lit, n'existe pas, juste les cassures des rondins carbonisés, ravages de l'incendie d'il y a deux semaines. Derrière l'embrasure, le ciel d'orage gonfle pesamment sa chair violette, résineuse. Le premier et le dernier orage de mai dans leur vie commune.

Elle se lève, tire la table vers le coin le plus à l'abri du déluge, puis s'arrête près du mur défoncé. Il se redresse, va la rejoindre, l'encercle de ses bras, la bouche enfouie dans ses cheveux, le regard perdu dans le bouillonnement noir derrière la brèche. Le vent, en un long tissu trempé, colle à leur peau, l'homme frissonne et murmure à l'oreille de la femme: «Toi, tu n'as jamais froid…» Elle rit doucement: «Ça fait plus de vingt ans que je suis dans ces steppes. Et toi… Un an? C'est ça… Tu vas t'y faire, tu verras…»

Un convoi secoue lourdement les rails, tout près de la maison. Le soufflement de la locomotive perce dans le noir, à travers la pluie. La masse des wagons s'immobilise sous les fenêtres, le faisceau d'une lampe raye la pièce. L'homme et la femme se taisent, serrés l'un contre l'autre. Du train monte un mélange de voix sifflantes, de plaintes, un long râle de douleur. Des blessés irrécupérables pour le front et qu'on évacue vers les profondeurs du pays. Il est étrange de sentir son propre corps si vivant et encore remué de plaisir. Ces épaules féminines dans la caresse des doigts, la pulsation lente, chaude du sang, là, au creux de la hanche. Et sous le pied, le glissement d'une perle d'ambre. Et la pensée que demain il faudra les ramasser toutes, réparer le collier…

Le plus stupéfiant est de penser à cette journée de demain, à cette chasse aux billes. Dans cette maison à une centaine de kilomètres à peine de la ligne du front, dans ce pays, étranger pour la femme et encore plus étranger pour l'homme… Sous les fenêtres, le convoi s'ébranle, se met à cadencer son tambourinement d'acier. Ils suivent l'effacement des secousses derrière le ruissellement de la pluie. Le corps de la femme est brûlant. «Plus de vingt ans dans ces steppes…», se souvient l'homme et il sourit dans l'obscurité. Depuis leur rencontre, avant-hier, il a eu le temps de lui raconter ce qui s'est passé en France durant cette vingtaine d'années. Comme s'il était possible de se souvenir de tout, comme s'il pouvait énumérer tous les événements, un an après l'autre, à partir de 1921 et jusqu'en juin 1940 où il a quitté le pays…

La pluie rebondit sur le plancher, ils sentent un voile d'humidité sur leur visage. «Tu crois qu'il pourra vraiment s'imposer? murmure-t-elle. Sans armée, sans argent. On a beau être un général…» Il ne répond pas tout de suite, saisi par l'étrangeté de ces minutes: une femme qui depuis tant d'années ne s'est pas entendu appeler par son vrai prénom («Choura», disent les gens d'ici quand ils s'adressent à elle, Choura ou, parfois, Alexandra), lui-même devenu un pilote russe, cette maison éventrée par une explosion, cette bourgade au bord d'un grand fleuve, au milieu des steppes où se prépare une gigantesque bataille…

Un oiseau effrayé par l'orage se jette dans la pièce, trace à travers l'obscurité un vol saccadé, s'échappe par la brèche.

«C'est vrai, il a très peu de gens autour de lui, murmure l'homme, et puis les Anglais, je ne sais pas si on peut compter sur eux… Mais, tu sais, c'est comme dans un combat aérien, ce n'est pas toujours le nombre d'appareils qui décide, ni même leur qualité, c'est… Comment te dire? C'est l'air. Oui, l'air. Tu sens parfois que l'air te porte, joue en ta faveur. L'air ou le ciel. Il faut seulement y croire très fort. Pour lui aussi c'est le ciel qui va jouer plus que tout le reste… Et il y croit.»


***

En route, j'ai souvent refait le calcul des années qui me séparaient des deux amants.

«Cinquante ans, à quelques mois près…», me dis-je de nouveau, en suivant derrière le hublot de l'avion la monotonie des heures nocturnes au-dessus de la Sibérie. Cinquante ans… Le chiffre devrait m'impressionner. Mais au lieu de l'ébahissement, le sentiment très vif de la présence de ces deux êtres en moi, de leur profonde appartenance à ce que je suis.


Dehors, on ne peut marcher qu'en enfonçant une pique ou un bâton de ski dans la carapace de neige balayée par le blizzard. À l'intérieur, dans la longue salle à manger de l'isba, le poêle en acier est rouge. L'air sent l'écorce brûlée, le tabac brun, l'alcool à quatre-vingt-dix degrés coupé de sirop de canneberge. Je suis arrivé il y a à peine une heure, le but est atteint, je suis là, dans la maison qu'on appelle le Bord. («C'est au bord, m'a dit un autochtone en indiquant le chemin. – Au bord de quoi? – Au Bord tout court, c'est comme ça qu'on l'appelle, c'est la dernière maison, tu verras, il y a là-bas un terrain pour hélicoptères. Enfin, maintenant, dans le blizzard, tu ne verras rien. Surtout ne lâche jamais le câble!») Je me suis mis à marcher, courbé en deux sous les rafales, mon sac ballotté sur mon dos, une main serrant un vieux bâton de ski, l'autre glissant sur une grosse corde tendue d'une maison à la suivante.

À présent, dans la chaleur de cette cuisine, il ne me reste plus qu'à laisser se calmer le tangage imprimé dans mon corps par la route. Plusieurs jours de train, puis l'avion, enfin ce terrible engin à chenilles qui m'a amené ici à travers les déserts de glace. Et la dernière étape: cette avancée interminable le long du câble enrobé de givre, un pénible piétinement jusqu'au Bord. Au bord de quoi? Au bord de tout. De la terre habitée, de l'Arctique, de la nuit polaire. Le câble s'arrêtait là, cloué aux rondins de la dernière maison.

Je parviens à bouger les pieds dans mes bottes. Mes mains, les phalanges des doigts revivent, obéissent, je serre la tasse sans la renverser comme tout à l'heure. «Le but est atteint», me dis-je en souriant. Je suis dans les lieux que Jacques Dorme a jadis survolés. Demain je verrai l'endroit où s'est brisée une vie que je porte en moi depuis l'enfance. Sa vie et celle de la femme qui l'avait aimé. Dans la somnolence bienheureuse de mon épuisement, ces vies anciennes s'animent derrière mes paupières, ressuscitent le récit d'une journée, une ville, le souvenir imaginé d'une nuit. De cette nuit où la pluie avait imité le staccato des perles d'ambre…

«Écoute, ami, tu la connais, cette histoire du jeune Moscovite, un peu comme toi, qui vient pour la première fois dans la taïga de Yakoutie? Attends, je vais te la raconter…»

C'est l'un de mes hôtes qui parle. Ils sont trois dans la maison du Bord. Ces deux géologues qui, en me serrant la main, avaient répété dans une coïncidence cocasse le même prénom: Lev. Deux Léon, deux lions, me suis-je dit en cachant un sourire. Le premier, grand et large d'épaules, a deviné sans doute ma pensée et a voulu préciser: «Non, le vrai lion, c'est moi. Lui, c'est un lionceau…» Le second, petit et au visage tavelé d'engelures, s'est écrié: «Tu la fermes, Trotski!» J'ai bu avec eux un verre de bienvenue, cet inhumain breuvage, l'alcool à peine adouci par la canneberge, puis avec une facilité presque magique j'ai réussi à me faire accepter pour leur expédition de demain. «Mais bien sûr, ami, on n'a qu'à dire deux mots au pilote, et c'est comme si c'était fait. Il t'amènera où tu veux pendant qu'on fait péter la montagne.» J'ai tiré de mon sac une bouteille de cognac que j'avais apportée de Paris, on l'a versée dans trois gros verres à facettes. Ils ont bu, se sont regardés, l'air dubitatif. La coutume russe interdit de critiquer la chose offerte. «Il est… bon, a conclu le grand Lev. – Oui, pas mal, a confirmé le petit Lev. C'est comme ce vin qu'on donne à l'église. Les femmes doivent aimer. Valia, tu veux un petit verre?»

Valia, la cuisinière, a secoué la tête pour refuser. Les bras blancs de farine jusqu'aux coudes, elle pétrissait la pâte sur une grande table à l'autre bout de la pièce. Une femme démesurée: une lourde et ronde poitrine qui bombait son gros pull, une croupe large qui, sur un tabouret, recouvrait complètement le siège. Les yeux bridés comme ceux des Yakoutes mais la peau très blanche, une puissance charnelle faisant penser aux femmes d'Ukraine. «Quel homme pourrait aborder une telle géante?» ai-je pensé avec un effroi admiratif.

J'écoute à présent l'histoire déjà entamée que raconte le petit Lev.

«… Et donc il débarque de Moscou, en pleine taïga, il ne connaît rien, mais il est un peu comme vous tous, plein de zèle. Et les vieux Sibériens lui disent tout de suite: "Si tu veux être des nôtres, tu dois faire trois choses: premièrement, boire une bouteille de vodka cul sec, deuxièmement, sauter une femme yakoute, et troisièmement, aller dans la taïga serrer la patte à une ourse." Alors, notre bonhomme s'excite, saisit une bouteille et hop, cul sec! Et puis, il court dans la taïga. Une heure après, il revient tout écorché et crie à tue-tête: "Bon, montrez-moi une femme yakoute, je vais lui serrer la patte! " Ha, ha, ha…»

Ils rient à s'étrangler, moi aussi par contagion et surtout devant la drôlerie de la pantomime que le petit Lev se met à jouer: un jeune néophyte avale un demi-litre d'alcool et court dans la taïga où il viole une ourse. Valia vient à ce moment en apportant un plateau de pommes de terre fumantes. Le petit Lev, en pleine agitation théâtrale, se jette vers elle, l'aborde par-derrière, ses mains enlaçant les hanches de la femme, le menton piquant dans son large dos. Une ourse attaquée par le naïf Moscovite. Elle se retourne, le sourire aux lèvres, mais les yeux lançant des flammes: comment ce nain ose-t-il? Sa main s'abat sur la tête de Lev exactement comme ferait la patte d'une ourse, avec une puissance débonnaire. L'homme, le visage poudré de farine, est projeté contre le mur.

La nuit, le sifflement du blizzard devient l'unique fond pour tous les autres bruits: le ronflement des Lev, le craquement du bois dans le poêle et, de temps en temps, le crissement d'une Page. Dans la pièce voisine, Valia lit le gros livre que j'ai vu, en arrivant, posé sur l'appui d'une fenêtre. Un de ces romans des années soixante où l'amour se vivait à l'ombre d'immenses centrales électriques en construction, de la taïga conquise, des exploits distingués par la mère patrie. Une fiction pas trop éloignée, en fait, de la vie de cette femme ou de ses rêves, qui sait? Je ne remarque pas à quel moment elle éteint la lumière.

Vers le milieu de la nuit, le fouettement des rafales efface tout ce que l'oreille pourrait encore entendre. J'imagine le minuscule point de ma présence dans cet endroit du globe. Quel repère trouver? La frange glacée de l'océan Arctique? Le détroit de Bering? Le pic de la Victoire, haut de trois mille mètres, à l'ouest de cette maison?

Je me dis que finalement rien ne localise mieux, pour moi, cette contrée que le souvenir de la vie de Jacques Dorme.


***

L'histoire de Jacques Dorme m'accompagna tout au long de mon voyage. Elle estompait par son intensité telle ville que je traversais, telle gare, m'isolait au milieu des foules. De Paris j'allai à Varsovie, parvins sans difficulté jusqu'en Ukraine (qui venait de proclamer son indépendance), restai bloqué plusieurs heures à la toute nouvelle frontière avec la Russie. Les mots de «frontière», de «visa» prononcés devant un petit baraquement noirci de neige mouillée semblaient sortir d'un récit satirique de Tchékhov. Tout comme l'uniforme des gardes-frontière, d'une coupe étrangement efféminée, et les aigles sur leur chapka, dorure de pacotille faisant penser aux arbres de Noël. Et plus encore les papiers que je leur présentais. Ce passeport d'apatride qui m'autorisait à me rendre «dans tout pays, sauf URSS». L'URSS n'existait plus et cette interdiction prenait un sens troublant, quasi métaphysique. Mal plastifié par un vieil Algérien de Barbes, le document avait souffert de l'humidité et son fin carton gondolé, aux tampons flous, ne pouvait qu'inciter à la méfiance. C'est avec compassion pour ma naïveté qu'un camionneur finit par m'indiquer l'équivalent d'alcool exigé pour le passage. J'emportais deux bouteilles de cognac. Une seule, selon lui, devait suffire. Une bouteille plate que le chef du poste glissa dans la poche de sa capote, avant de souffler sur un petit tampon indigo.


C'était mon premier retour en Russie et je revenais en clandestin. L'étrangeté de ma venue s'effaça d'ailleurs rapidement derrière la bizarrerie, tantôt comique tantôt pénible, du nouvel état des choses. Ce monument, dans une ville ukrainienne, deux personnages se serrant la main et la légende en lettres d'or: «Vive l'union de l'Ukraine et de…» La suite («… la Russie») avait été arrachée. Mon «visa» payé avec une bouteille de cognac. Puis, un soir, à Moscou, un attroupement d'hommes derrière le bâtiment laid d'un restaurant. Ils piétinaient dans la neige boueuse du début de mars, souriaient, se jetaient des clins d'œil, mais les sourires étaient crispés, les regards figés sur deux grandes fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée. A l'intérieur, dans le halo fluorescent, on voyait un mur au carrelage blanc, deux miroirs, un sèchemains qui vrombissait dans le vide. Une femme apparut devant un miroir, déboutonna son manteau et, sans se soucier de la présence des spectateurs, exposa la blancheur nue de son corps. Elle pivota même légèrement sur ses talons hauts, laissant voir des seins très pleins aux mamelons bruns, le triangle rebondi du ventre. Une autre hissa son pied sur le rebord du mur et se mit à tirer la fermeture de sa botte. Sous une minijupe, sa jambe se découvrit jusqu'à la hanche, une large cuisse serrée dans un collant rouge… Ce défilé improvisé par les prostituées dans les toilettes d'un restaurant témoignait d'une libéralisation indéniable. Moins d'hypocrisie qu'avant, plus d'imagination. «Un progrès…», pensai-je en reprenant ma marche.

Je le répéterais, deux jours plus tard, dans une grande ville sur la Volga. Pour tuer le temps avant mon train, je me laissai happer par la foule et me retrouvai dans ce parc. Au milieu des kiosques peinturlurés, se déroulaient de bruyantes festivités, une quelconque «fête de la ville» ou tout simplement, un beau dimanche, l'abondance du soleil réverbéré par la neige tombée la veille. Je marchais, en trébuchant sur les congères, enivré par la fraîcheur acidulée des neiges, par la fusion avec les rires, les regards, les paroles que je n'avais plus besoin d'interpreter. Ces retrouvailles ressemblaient à un songe où la compréhension est immédiate et le contact physique, de cœur à cœur, merveilleusement évident. Ivre de soleil et de la joie des autres, j'eus même cette pensée exaltée et benoîtement patriotique: «Ils ont peut-être trois roubles en poche, mais ils rient et festoient comme avant. Un pays en perdition, mais quelle aptitude au bonheur! En Occident, on aurait…» Abêti par la gaieté, j'allais poursuivre mon analyse comparée de l'âme slave et de l'Occident sans âme quand soudain le bonheur trouva son expression parfaite, condensée dans le visage de cette enfant. Une petite fille de neuf ou dix ans, d'une beauté presque surnaturelle, qui marchait en tenant la main d'une femme, sa grand-mère sans doute. Elles s'arrêtèrent à quelques pas de moi, l'enfant me regarda avec curiosité. Je lui souris. Et soudain, je compris que ce petit visage incroyablement beau était maquillé. Assez discrètement, mais d'une main experte, adulte. Non pas grimé pour la fête foraine, mais transformé en excitant minois de femme-poupée. Je remarquai aussi que le soir commençait à tomber, que les kiosques venaient de fermer. Ma tête résonnait encore de rires et de soleil… Les premiers réverbères tremblotaient d'une lumière mauve. La femme se retourna et me dévisagea d'un œil qui jaugeait. Puis, en caressant le menton de l'enfant, murmura: «La fête est finie, tu n'auras pas tes bonbons…» L'enfant me regardait fixement. Je ravalai au dernier moment le mot qui était déjà sur mes lèvres: «Vous avez une bien jolie petite-fille…» Je pensais avoir deviné le jeu. La femme tira la main de l'enfant, et je les vis se diriger vers le grand hangar en préfabriqué, le «bar à bière». Derrière mon dos, chuinta dans un soupir dégoûté la discussion de deux vendeuses: «La vieille est revenue avec la petite, tu as vu? Mais oui, qu'est-ce que tu veux, c'est l'enfant qui la nourrit… Les salauds qui font ça, moi, je les pendrais…»

Je voyais au bout de l'allée les deux silhouettes, grande et petite, qui se découpaient dans l'éclairage du «bar à bière». Il aurait fallu les rattraper. Leur donner l'argent que j'avais. Prévenir la police. Enlever l'enfant… Mais s'agissait-il vraiment de ce que j'avais cru comprendre? Le long de l'allée, les abattants des kiosques étaient déjà tous remontés, des rais de lumière filtraient de l'intérieur. On devinait la présence silencieuse des propriétaires. L'obscurité du parc, ces minuscules pavillons, chacun avec son secret, l'enfant maquillée qui venait de me sourire… Je préférai croire à une méprise.


Les seuls endroits où j'eus l'impression d'un véritable retour étaient les couloirs du métro et les passages souterrains transformés en souks de misère. Les vieillards proposaient à la vente des objets qui criaient leur arrachement à un appartement, à une chambre où leur absence formait un vide impossible à combler. Ce n'était pas le joyeux fouillis d'un marché aux puces, mais les vestiges d'existences détruites par les temps nouveaux. Je reconnaissais la faïence usée d'une tasse, la forme du talon de cette paire de chaussures, la marque d'un transistor… Ces débris avaient l'âge de mon enfance. Toute une époque soldée dans ces vieilles mains bleuies par le froid.

Plus que tous les autres changements, plus même que l'étalage obscène de la nouvelle richesse, c'est ce passé humain dispersé qui me frappa. La rapidité fébrile avec laquelle on le faisait disparaître. Ce passé et aussi la beauté de l'enfant maquillée. Mon ignorance de ce qu'on devait faire, dans cette ère nouvelle, pour protéger cette enfant.


La Sibérie me fit oublier ces retrouvailles manquées. Rien ici n'avait encore bougé. Quelques républiques récentes, surgies de la chute de l'empire, avaient juste coloré les cartes géographiques. La terre restait la même: infinie, blanche, indifférente aux rares apparitions d'hommes. Dans la torpeur hivernale, on guettait non pas les derniers soubresauts de l'actualité mais le trait roux du soleil qui allait, dans quelques jours, frôler l'horizon après une longue nuit polaire.

En écoutant les géologues dans l'isba du Bord, je me disais qu'ils venaient de la même époque que ces objets vendus par les vieillards dans les couloirs du métro. Ils vivaient comme si les huit mille kilomètres de neiges qui les séparaient de Moscou avaient retardé la course du temps. Les années soixante? Soixante-dix? Tout dans leur façon de vivre, de parler avait vingt ou trente ans de retard. Cette histoire drôle du nouvel arrivant qui viole une ourse… Je l'avais entendue plus d'une fois dans ma jeunesse. Un temps décalé de vingt ans. Non, plutôt un temps à l'écart du temps, une coulée de jours rythmée par le crissement des rafales contre la vitre, par le souffle du feu, par la respiration de ces trois personnes endormies, si différentes et si proches, ces deux hommes aux visages brûlés par l'Arctique, cette grande femme aux yeux bridés qui dort dans la pièce voisine. (Quels sont ses rêves? Des rêves tout de neige? Ou bien au contraire, pleins de soleil du Sud?) Le temps nocturne cadencé par le battement de notre sang, dans le bras replié sous la tête, une pulsation chaude perdue au milieu de l'infini blanc, dans les tréfonds du noir cosmique irisé par la phosphorescence boréale.


Le matin ne vint pas. Je fus réveillé par une tempête qui jeta contre les vitres des brassées de flocons et remplit la maison d'une vibration mate. Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un hélicoptère qui venait de se poser tout à côté du Bord. Derrière la porte de la cantine, je vis la lumière et entendis le cliquètement des assiettes et des tasses en aluminium. Les géologues se levèrent avec précipitation et même, me sembla-t-il, une sorte de panique. Le grand Lev se frotta rageusement le visage sous le robinet. Le petit Lev remonta en hâte le ressort de son rasoir…

La porte céda avec un crissement strident de glace rompue et je crus deviner la raison de leur désarroi. En pénétrant dans la maison, l'homme dut se courber et, quand il s'arrêta au milieu de la pièce, son visage se trouva à la hauteur de l'ampoule qui brillait sous le plafond. Il portait une veste de mouton retourné noire, des bottes en peau de renne. Du haut de sa taille, il observa la pièce, nota le désordre laissé par la beuverie de la veille mais ne dit rien, attendant que les deux Lev viennent à lui. Ce qu'ils firent, en lançant des salutations faussement décontractées, mais l'œil fuyant: «Salut, chef! Cinq minutes et on est prêts, commandant!» Le grand Lev paraissait presque petit. Le petit fut obligé de lever le bras pour serrer la main du pilote. L'homme les dévisagea en silence puis attrapa la bouteille de cognac vide. «Je vois que vous êtes prêts depuis hier, dit-il d'une voix basse, semblable à l'embrayage d'un tout-terrain militaire par grand froid. Je vous préviens que si j'entends le moindre hoquet en vol, je vous fiche dehors avec vos pétards…»

La porte de la cuisine s'ouvrit, Valia entra tenant une grande bouilloire qui lâchait un filet de vapeur. Je me rappelai mon étonnement: «Quel homme pourrait lui faire l'amour?» Son corps sembla retrouver des proportions normales, la présence du pilote la rendait féminine, séduisante même. «Tu mangeras quelque chose?» lui demanda-t-elle. Il sourit, l'air un peu bourru: «Non, on n'a pas le temps, ils ont annoncé du vent pour la fin de la journée… Donne juste un peu de saumure à ces deux poivrots, sinon ils vont salir l'appareil et la moitié de l'Arctique…» Il secoua la bouteille de cognac et bougonna toujours en souriant: «Et maintenant, voilà qu'ils se soûlent à la gnôle d'importation! Aristocrates…»

Le petit Lev intervint alors, cherchant la conciliation, une main dirigée vers moi: «Tu sais, chef, cette bouteille, c'est notre camarade de Moscou qui nous l'a apportée. C'est du cognac, mais c'est pas fort du tout! D'ailleurs, s'il pouvait venir avec nous ce matin, il est journaliste…» La dernière phrase était dite d'une voix décroissante et se perdit dans un bafouillerent final.

Le pilote se tourna vers moi, m'enveloppa d'un regard dur mais sans hostilité. «Le cama-rade moscovite…, murmura-t-il. Vous les faites boire et eux, après, ils se feront péter le cul au lieu de faire sauter la montagne…» Il s'inclina pour passer dans la cuisine et ajouta, déjà pardessus son épaule comme pour une affaire réglée: «Quant à partir avec nous, désolé, je ne fais pas de visites guidées.»

Le grand Lev lui emboîta le pas, en évitant mon regard. Le petit m'adressa une grimace contrite, les bras écartés dans un geste d'impuissance.

Je sortis. Le jour venait de se lever: une grisaille cendrée permettait de distinguer la ligne des montagnes et, à mes pieds, un arbre nain tendait vers le ciel ses fines branches tordues faisant penser à des fils barbelés. Dans la pénombre, l'hélicoptère brassait une lente voltige de flocons. J'étais à une heure de vol du but de mon périple. Depuis Paris j'avais franchi plus de onze mille kilomètres. L'endroit où reposait l'avion de Jacques Dorme se trouvait là, quelque part au milieu de cette chaîne glacée. Je sentis le froid (moins trente-cinq? moins quarante? comme la veille…) me herser le visage, fendiller la vue par des facettes de larmes. Je compris soudain que voir cet endroit était essentiel, que la curiosité d'écrivain n'y était pour rien, que la vie m'avait, secrètement, mené vers ce lieu et que j'aurais vécu autrement sans l'avoir vu.

La porte grinça. Les deux Lev sortirent, chargés de caisses, se dirigèrent vers l'hélicoptère. J'entendis la voix de Valia. Le pilote s'arrêta sur le seuil. Je l'abordai maladroitement, en lui barrant la route: «Écoutez, je pourrais peut-être vous…» Je vis l'expression de ses yeux, je ne terminai pas ma phrase («vous payer?»). Il me donna une tape sur l'épaule et conseilla sur un ton plutôt amical: «Je serais vous, j'irais vite au village, il n'y aura pas d'autre tracteur jusqu'au soir…»

C'est alors que, d'une voix presque éteinte, en acceptant l'échec et ne demandant plus rien, je parlai de Jacques Dorme. Je réussis à dire sa vie en quelques phrases brèves, nues. Je me trouvais dans un état d'abattement tel que j'entendais à peine ce que je disais. Et c'est dans cet état seulement que je fus capable d'exprimer toute la douloureuse vérité de cette vie. Un aviateur venu d'un pays lointain rencontre une femme du même pays et, pendant très peu de jours, dans une ville dont il ne restera bientôt que des ruines, ils s'aiment; puis il part au bout de la terre pour conduire les avions destinés au front, et meurt, en s'écrasant sur un versant de glace, sous le ciel blême du cercle polaire.

Je l'avais dit autrement. Non pas mieux, mais plus brièvement encore, plus près de l'essence de leur amour.

Le pilote lâcha la poignée de la porte et murmura comme dans un effort de mémoire: «Oui, je vois maintenant… C'était ce pont aérien entre l'Alaska et la Sibérie. L'Alsib… Des escadrilles de vrais as. On les a presque oubliés aujourd'hui. Cet avion, c'est pas celui qu'on peut voir dans le Trident?» J'opinai. Le Trident, une montagne à trois pics…

«Chef, c'est la dernière, on peut partir!» Le petit Lev descendait le perron, une caisse posée en équilibre sur son épaule.

Le pilote toussota. «Et cette femme, elle était… qui pour vous? Vous l'avez connue?» Je parlai très bas, comme s'il n'y avait personne pour m'écouter dans ce désert blanc: «Elle était pour moi comme une sorte de… Oui, comme une mère…»

«Commandant, on est O.K.!» La voix du grand Lev fut coupée par un claquement de porte.

«Vous avez des papiers sur vous?» demanda le pilote en se frottant le nez. Je pensai à mon passeport rédigé dans une langue qu'il ne saurait pas lire, à la mention «dans tout pays sauf URSS».

«Non, c'est que je suis… Non, pas de papiers…» Il hocha la tête, écarta les mains comme pour dire: «Dans ce cas, je ne peux rien pour vous», puis soudain indiqua d'un coup de menton son hélicoptère et soupira en souriant: «Bon, allez, montez!»

Dans son envol, l'appareil gîta et, l'espace d'un instant, je vis la maison du Bord, la lumière dans la fenêtre de la cuisine. Il me sembla que le pilote aussi regardait cette fenêtre.


***

Deux ans et demi après ce voyage clandestin, le manuscrit était prêt. Un récit très romancé car, à l'époque, je croyais que seule la fiction pouvait rendre lisible l'invraisemblance du réel.

Il fut refusé par plusieurs éditeurs et entra alors dans cette existence fantomatique mais exaltée que connaissent tous les textes méthodiquement renvoyés: une vie de mort-né ou de revenant, des limbes traversés par des regains d'espoir, par des nuits de relecture fiévreuse, par le dégoût envers l'écrit. L'impression de prêcher dans un désert très peuplé. Une impasse dont le bout s'éloigne à mesure qu'on progresse. Un cul-de-sac infini.

J'étais à mi-chemin de ce parcours quand le recul de l'impasse sembla stopper. Je me retrouvai dans le bureau d'une directrice littéraire, dans l'une des grandes maisons d'édition parisiennes, en train d'écouter des éloges si appuyés que je craignis un piège. Tout était, d'ailleurs, suspect dans ce rendez-vous. Je m'étais attendu à voir un lettré aux cheveux blancs épars, à la toux grasse, aux vêtements macérés dans le tabac, au corps à moitié enfoui sous les manuscrits, une vraie bête de l'édition. Or ce fut une femme, installée avec la grâce d'un lézard derrière une table où ne trônait que mon texte. Petite, brune, les yeux très foncés et brillants, elle était assise sur une chaise haute, à l'ancienne, si dure qu'il fallait utiliser un coussin. Elle avait ce charme énervant que possède, pour un homme, une femme qui n'est pas son genre mais dont il imagine pourtant avec précision ce qui peut rendre amoureux fou un autre homme, l'homme qu'il n'est pas. Je me le dirais plus tard. Pour l'instant, je ne voyais que le mouvement de ses lèvres qui formulaient sans aucune précaution éditoriale un avis passionnément favorable. Je crus sans doute au miracle du prêcheur enfin entendu au milieu du désert, et c'est cela qui me perdit.

Je lui coupai la parole (Elle disait: «Ce qui est surtout très beau c'est ce couple, cet enfant et cette vieille Française qui lui parle de sa patrie et qui lui apprend sa langue…»), je me mis à révéler la trame réelle cachée derrière le romanesque. Des bouts de vie que seule l'intrigue savait relier, des bouts d'amour dont seule l'imagination parvenait à faire une histoire amoureuse, une foule d'hommes et de femmes qu'il avait fallu rejeter dans l'oubli…

«D'ailleurs, cette vieille Française et son petit-fils, en réalité, ils n'étaient pas…» Je poussais plus loin ce qui devenait, malgré moi, une œuvre de destruction. Je dus m'en apercevoir à la petite grimace de dépit qui glissa sur le visage de la femme. «Cependant tous les personnages sont bien réels!» terminai-je comme pour donner la preuve d'une origine contrôlée.

Je ne sais pas si elle était consciente que c'étaient ses éloges qui m'avaient entraîné dans cet épanchement absurde. Sa déception fut celle d'un numismate qui s'extasie devant les monnaies anciennes apportées par un terrassier, en commente finement l'époque et le lieu de la frappe et qui voit soudain l'ouvrier attraper un précieux ducat et l'estampiller de son croc pour démontrer que c'est bien de l'or.

Sa voix ne changea pas. «Oui, c'est ça… Mais je voulais vous dire qu'il y a, surtout dans la dernière partie, là où vous parlez du pilote, trop de choses brutes, pas du tout retravaillées par l'imaginaire. Et puis, le personnage du général, cette rencontre…

– Mais tout cela est vrai…

– Justement, c'est ça qui cloche. Trop vrai Pour un roman.»

Je partis informé d'un ultimatum poli mais ferme me sommant de réécrire la partie en question.

L'esprit de l'escalier me visita non pas dans l'escalier, trop étroit et dangereux pour penser à l'écriture, mais sur la courbe du trottoir filant vers la rue du Bac. Parmi un flot d'arguments tardifs, vint le débat sur la vérité et la fiction déclenché par Guerre et Paix. Une critique assassine, des historiens trouvant dans le livre plus d'un millier d'erreurs, et ce verdict dans un journal: «Si cet auteur avait tant soit peu de talent, il faudrait le maudire.» Mais surtout l'avis du vieil académicien Narov qui ne pouvait pas pardonner à Tolstoï l'image dégradante du grand chef d'armées Koutouzov. Car la veille de la bataille décisive contre Bonaparte, on voit le sauveur de la Russie se prélasser dans un fauteuil, posture passablement relâchée et fort peu militaire, et, suprême injure, plongé dans un roman français! Les Chevaliers du Cygne de Mme de Genlis… «Quelle imagination perverse a pu créer une scène aussi fausse? tempêtait l'académicien. Koutouzov en ces heures tragiques était sans doute en train de scruter les cartes d'état-major ou, au pis aller, de lire du Jules César.» Difficile de contredire Narov qui a participé à la bataille où il a même perdu un bras. Et pourtant… Après sa mort, on trouvera dans sa bibliothèque une quantité de romans français, dont Les Chevaliers du Cygne avec cette mention manuscrite sur la page de garde: «Lu à l'hôpital où, fait prisonnier par les Français, je soignais mes blessures.»

Je regrettai, quelques secondes, de ne pas avoir raconté l'anecdote à la directrice littéraire. Mais en fait, cette histoire démontrait-elle vraiment quelque chose? Les cartes d'état-major ou Mme de Genlis? Peut-être tout simplement la mélancolie d'un vieil homme à qui il reste un an à vivre, un homme qui a vu tant de guerres, tant de triomphes et tant de défaites, et qui, «en ces heures tragiques», laisse son regard errer dans la sérénité d'une belle journée du début de septembre. Ce calme disparaîtra demain, il le sait, sous la terre retournée par les explosions, sous le piétinement des centaines de milliers d'hommes pressés de s'entr'égorger, sous les flots de sang que perdront cinquante ou cent mille victimes prévisibles. Et quelque temps après y régnera de nouveau le même calme, brillera le même soleil et voleront les mêmes fils de la Vierge.


En descendant la rue du Bac, je me disais que, pour sortir de l'enfantine équation entre le réel et l'imaginaire, il fallait probablement noter juste ces instants tout simples de la présence humaine. Le regard du vieux Koutouzov devant une fenêtre ouverte sur le ciel de septembre… Rien d'autre.


Je savais d'avance qu'il serait impossible de retoucher le destin de Jacques Dorme. Le rendre plus «littéraire»? À quoi bon? Impossible aussi de s'en prendre au personnage du général, celui pour qui, d'après le pilote, «le ciel allait jouer plus que tout le reste». Ces paroles m'avaient été rapportées telles quelles, dans leur isolement de fait vécu. Ce général français n'était qu'une vague silhouette évoquée dans une conversation plus ou moins fortuite, dans une nuit sauvée de l'oubli grâce à un collier d'ambre rompu. Pourquoi eût-il fallu le raconter autrement?

Je sacrifiai donc ces deux hommes, resserrai le récit, tout en pensant, non sans remords, à ces portraits de groupe, à l'époque stalinienne, sur lesquels les visages des dirigeants fusillés disparaissaient sous le pinceau des spécialistes.

Peine perdue car le texte fut néanmoins refusé, puis accepté ailleurs, publié, eut beaucoup de succès, m'exposa à une gloire passagère et à une haine étonnamment bien plus tenace («Croyez-vous que ces métèques vont nous apprendre à écrire en français?» se demandait un critique parisien), enfin m'abandonna à un nouvel anonymat, infiniment plus agréable que le précédent puisque sans illusions.


Il y eut toutefois, vers la fin de ce tourbillon, une rencontre indirectement liée aux deux personnages sacrifiés. Cette soirée de mai à Canberra, l'automne australien, un débat avec mes lecteurs (leur irrésistible envie de savoir ce qui est «vrai» et ce qui est fictif dans le livre), puis la conversation avec cet homme d'une trentaine d'années, l'attaché culturel qui, pendant le dîner, a le tact de ne pas prendre le relais des lecteurs, comme le font d'habitude les gens des ambassades, il me laisse souffler, parle également très peu de lui et c'est seulement après le dîner, quand nous nous retrouvons sous le ciel si étrangement constellé, qu'il raconte, très simplement, le jour de la mort du général (il est son arrière-petit-neveu, porte son nom, mais il ne peut pas supposer ce que ce nom signifie dans ma vie). D'ailleurs, il n'a pas vu grand-chose, ce jour-là, il était trop jeune. Un blindé de l'infanterie, la tourelle enlevée, qui transportait le cercueil jusqu'à la petite église, une cérémonie sobre… A l'école, l'institutrice leur demanderait d'écrire ce qu'ils pensaient du défunt.

Il parle sans aucune volonté de frapper mon imagination, reconnaît qu'enfant il n'a retenu que des détails, souvent de peu d'importance. Je sens que mon récit pourrait rejoindre le sien mais qu'il faudrait, pour cela, revenir à l'adolescent qui écoutait l'histoire du collier brisé et du pilote survolant l'infini des glaces, l'adolescent qui a vu ce général français au milieu des steppes par-delà la Volga. Un instant, je suis sur le point de l'avouer, lui aussi semble deviner ce passé en moi… Puis nous constatons tous les deux la beauté de la Croix du Sud, particulièrement superbe en cette nuit d'automne, et nous nous quittons.

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