VI

L'été où Alexandra me parla du pilote français j'avais treize ans. Les questions que je posais concernaient la vitesse maximale de l'avion Bloch, le rayon d'action du bombardier que Jacques Dorme avait abattu, le modèle du pistolet dont était armé l'homme en manteau de cuir noir, le masque à gaz permettant de téléphoner (ceux que nous utilisions pendant des exercices paramilitaires à l'orphelinat n'offraient pas une telle possibilité)… Elle souriait, avouait son ignorance en la matière.

Des années plus tard, je saurais ce que taisait son sourire: l'infinie distance entre l'objet de ma curiosité et sa vie, longue de quelques jours, avec Jacques Dorme. Elle ne pouvait pas me raconter leur amour. A cause de mon âge, penserais-je d'abord, et je regretterais la stupidité de cet âge fixé sur des détails guerriers et des rebondissements aventureux. À cause de sa Pudeur à l'ancienne, me dirais-je ensuite, en déplorant la fragilité des quelques furtifs instants de ce mai 1942 que le récit m'avait à peine donné à voir. Et puis, un jour, je comprendrais qu'il était impossible d'en dire davantage sur cet amour. Et que ces instants («elle m'a parlé du temps qu'il faisait», pensai-je plus d'une fois avec aigreur), que ces rappels accidentels d'une pluie ou d'une matinée de brume étaient suffisants et qu'ils disaient l'essentiel de cet amour bref et simple. D'année en année, j'apprendrais à les lire mieux, à deviner leur lumière, à entendre le vent et le bruissement de la pluie qui pénétrait dans la brèche du mur et portait sa fraîcheur jusqu'au lit. Cet amour jamais évoqué allait se révéler, et mûrir en moi à mesure que je grandirais. Comme ce moment où s'était rompu le vieux collier de perles d'ambre et qui n'évoquait, au début, qu'une nuit de pluie et de vent.


Le vent repousse la touffeur résineuse des steppes, l'odeur du pétrole brûlé, la densité des souffles humains entassés dans des centaines de wagons. Les gouttes qui se mettent à cribler le plancher à travers la brèche s'accordent soudain avec le tintement des perles du collier rompu. Les corps suspendent, une seconde, leur combat amoureux, les respirations se figent et tout de suite s'unissent de nouveau, se perdent dans leur rythme gradué par le désir, laissent les perles glisser du fil et compter le temps.

Il me fallut avoir vécu pour comprendre et cette pluie, et la bienheureuse fatigue dont s'imprégnaient les gestes de la femme qui se levait, s'approchait de la brèche, restait dans l'enveloppement tiède et fluide de l'orage. Comprendre la lenteur des paroles qui s'effaçaient dans la coulée bruyante de l'averse, deviner que l'important était bien cette lenteur, et non pas le sens des mots. Comprendre que ces paroles effacées, ce bonheur des gestes alentis, la senteur du merisier mêlée à l'acidité des éclairs, tous ces traits qu'aucun souvenir ne retenait formaient une vie essentielle, celle que les deux amants avaient véritablement vécue, celle qui, la première, était condamnée à disparaître dans l'oubli.


Le souvenir du «temps qu'il faisait» cachait aussi cette autre nuit, l'immobilité hypnotique de l'air, l'épaisseur statique de l'orage qui n'éclate pas. Ils descendent, traversent les voies, s'éloignent de la bourgade, figée dans l'obscurité comme les décors dans un théâtre fermé, s'engagent sur un chemin ensablé de la steppe. Le silence laisse entendre le froissement de chaque pas et, quand ils s'arrêtent, le léger crissement des herbes desséchées. Les étoiles voilées de chaleur semblent plus vivantes, moins sévères pour la brièveté humaine. À un moment, un obstacle antichar hérisse ses poutres d'acier croisées. Ils touchent ces bouts de rails dressés dans le noir. Le métal est encore tiède du soleil de la journée. Dans la torpeur de la nuit, la kyrielle de ces croisillons ressemble aux vestiges d'une guerre ancienne, oubliée. Ils ne se disent rien, sachant qu'on ne peut pas éviter cette pensée: une ligne de défense, déjà de l'autre côté de la Volga, l'acceptation donc de voir la guerre franchir le fleuve, embraser sa rive gauche, étrangler Stalingrad. Ils le pensent, et pourtant, l'acier soudé paraît sortir d'une histoire révolue, sans rapport avec cette nuit-là. Ils avancent en silence, sentant physiquement faiblir les liens qui les attachent aux maisons de la bourgade, aux écheveaux des voies dans la gare de triage, à leur vie là-bas. Il n'y a plus que le reflet crayeux du chemin, l'obscurité bleuie par le frémissement muet des éclairs et, soudain, à leurs pieds, l'abîme de ce ciel nocturne, les étoiles flottant à la surface noire de l'eau.

C'est l'une des boucles fluviales qui naissent au printemps, à la fonte des neiges, et que la steppe boit en quelques gorgées pendant la sécheresse de l'été. Son existence fugace est, pour l'instant, dans sa plénitude. L'eau remplit à ras bord les rives éphémères, l'odeur argileuse a l'air d'y planer depuis toujours. Et en plongeant, le corps est effleuré par les longues tiges solidement enracinées des jaunets.

Ils restent toute une heure dans ce flux lent, bougent peu, entamant une nage, puis s'arrêtant au milieu de l'étendue d'eau peu profonde. Les éclairs silencieux durent le temps suffisant pour se voir, pour voir cette femme, les cheveux humides, les mains lissant un visage renversé vers les étoiles. Voir les yeux fermés de la femme. La voir allongée sur la berge dont le sol très fin, très lisse, semble chauffé en profondeur.

«S'il n'y avait pas eu cette guerre, je ne t'aurais jamais rencontrée…» La voix de l'homme est à la fois très rapprochée, comme un chuchotement à l'oreille, et perdue dans le lointain des steppes. On doit l'entendre même là, à l'horizon scintillant d'éclairs de chaleur. «Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprend-il. Tu vois, cette plaine, cette eau, cette nuit, tout cela est si simple et, en fait, nous n'avons besoin de rien d'autre. Personne n'a besoin d'autre chose. Et pourtant, la guerre viendra jusqu'ici…» Il se tait, sent la main de la femme se poser sur son bras. Un oiseau passe, on entend le glissement feutré de l'air. Ils ont le sentiment que cette guerre toute proche a déjà traversé ces steppes, détruit, tué et s'est enfin dissipée dans le vide. Ils vont la vivre bientôt, certes, et pourtant une part d'eux-mêmes est déjà au-delà, déjà dans une nuit où les obstacles d'acier récemment installés ne sont plus que des vestiges rouilles. Où il ne reste que le brasillement insonore de l'horizon, cette étoile dans l'empreinte d'un pas remplie d'eau, le visage penché de la femme, la caresse des pointes humides de ses cheveux. Une nuit d'après-guerre, infinie.


Dans leur vie qui dura un peu plus d'une semaine, il y eut aussi cette matinée aveuglée de brouillard. Aucun avion dans le ciel, pas de risque de bombardement, des trains avançant avec une lenteur somnambulique. Les femmes qui travaillaient avec Alexandra l'avaient laissée partir, l'avaient presque forcée à prendre cette matinée car elles avaient appris ou deviné que c'était la dernière.

Il faisait froid, une journée d'automne, eût-on dit. Une fraîche et brumeuse journée de mai. Ils longèrent un champ, traversèrent un village d'où les habitants venaient d'être évacués. La présence du fleuve se trahissait dans le brouillard par le sourd écho du vide et l'odeur des joncs. Un des matins de leur vie… Ils sentaient que c'était le moment de dire des mots graves, définitifs, des mots d'adieu et d'espoir, mais ce qui venait à l'esprit paraissait lourd et inutile. Il fallait avouer que cette seule semaine avait été une longue vie d'amour. Que le temps avait disparu. Que la douleur à venir, l'absence, la mort n'atteindraient pas cette vie-là. Il fallait le dire. Mais ils se taisaient, sûrs d'éprouver, à la moindre vibration près, le même sentiment.

Invisible dans la cécité cotonneuse du brouillard, une barque passa, proche de la rive, on entendit les plongeons paresseux des rames, la plainte rythmique des tolets.


Pendant les heures qu'ils vécurent ensemble, Alexandra raconta à Jacques Dorme ce que j'apprendrais enfant. La venue en Russie, en 1921, d'une jeune Française qui faisait partie d'une mission de la Croix-Rouge, une venue temporaire, avait-elle cru, et qui devenait de plus en plus sans retour à mesure que, très rapidement, le pays se coupait du monde.

Ils parlèrent, en fait, de quatre pays différents: deux Russies et deux Frances. Car la Russie que Jacques Dorme avait parcourue, une Russie brisée par la défaite, était peu connue d'Alexandra. Quant à sa France à elle, celle du lendemain de la Grande Guerre et du début des années vingt, ses souvenirs s'étaient depuis longtemps confondus avec l'ombre douce et souvent illusoire d'une patrie rêvée. Lui avait connu un tout autre pays.

Un jour, au hasard d'une information écoutée à la radio, ces deux Frances se heurtèrent.

Ce jour-là, ils déjeunèrent ensemble. Quand le passage des trains sous les fenêtres s'interrompait et que se calmait le vrombissement des avions, on pouvait penser à un déjeuner par temps de paix, par un beau temps printanier… Ils s'apprêtaient à se quitter quand Alexandra avec un air de mystère, murmura: «Ce soir, j'aurai besoin de ton aide. Non, non, c'est très sérieux. Il faut que tu mettes une chemise claire, que tu cires tes chaussures et que tu sois bien rasé. Ce sera une surprise…» Il sourit, promettant de venir tiré à quatre épingles. C'est alors qu'ils entendirent à la radio la voix du speaker, grave et aux accents métalliques, annonçant la chute de la ville de Kertch, parlant de la défense acharnée de Sébastopol… Ils savaient que cette nouvelle signifiait la perte prochaine de la Crimée, la percée allemande dans le Sud, la route ouverte vers la Volga. La radio disait aussi que les Alliés n'étaient pas pressés d'ouvrir le «deuxième front». C'est peut-être ce mot qui mit le feu aux poudres.

Alexandra parla sur un ton de moquerie acerbe qu'il ne lui connaissait pas. Elle faisait mine de s'étonner de la nonchalance des Américains, de la prudence des Anglais s'abritant sur le cuirassé de leur île. Et avec encore plus d'aigreur, elle se dit écœurée par la France, par la veulerie de ses chefs de guerre, par la traîtrise de son gouvernement. Il y avait sans doute dans son esprit le souvenir de l'armée exsangue mais victorieuse du défilé de 1919. Quant à celle de 1940… Elle parla de lâcheté, d'esquive, de confort acheté par des compromis douteux.

«Mais c'est que nous nous sommes battus…

Jacques Dorme n'éleva pas la voix pour le dire. Il parla avec l'intonation de celui qui accepte les arguments de l'autre et qui cherche tout simplement à apporter son témoignage sur les faits.

Je ne saurais jamais ce qu'un soldat français comme lui pouvait répondre. Evoqua-t-il la bataille des Ardennes? Celle des Flandres? Ou peut-être les combats dans lesquels étaient tombés ses camarades d'escadrille? Il avait en tout cas l'air de se justifier. Alexandra lui coupa la parole: «Tu me laisseras au moins imaginer un pays qui se lève tout entier et chasse les Boches, au lieu de pactiser avec eux. Oui, un pays qui résiste. Ce que les Russes sont en train de faire. Et on voit déjà que les Allemands ne sont pas imbattables. Seulement quand on n'a pas envie de se mettre en danger…

– Tu dis ce qu'on dira après la guerre, ce que diront les gens qui ne l'auront pas faite.» La voix de Jacques Dorme resta calme, un peu plus sèche peut-être. Agacée, Alexandra cria Presque.

«Et ces gens auront raison! Car si les Français avaient vraiment décidé de faire la guerre…

– S'ils l'avaient vraiment décidé, on aurait eu ça à la place de la France…»

Jacques Dorme prit la carte du monde pliée sur une étagère, l'étala sur la table, au milieu des assiettes du déjeuner et répéta: «On aurait eu ça…» Sa main tenait une boîte d'allumettes et cette boîte recouvrit presque entièrement l'hexagone violet de la France, laissant dépasser juste le nez du Finistère et la frange alpine. Puis, survolant l'Europe, la boîte vint se poser sur l'URSS, sur le territoire conquis par les nazis. Il y avait assez de place pour quatre boîtes d'allumettes. «Quatre fois la France…, dit-il d'un ton durci. Et tu sais, j'ai vu ces quatre France dévastées, des villes rasées, des routes couvertes de cadavres. Je les ai traversés, ces quatre territoires français. Ça, c'est pour te dire ce que vaut l'armée des Boches. Quant aux Russes, j'en ai vu de toutes sortes, j'en ai même vu un qui, les bras hachés d'éclats d'obus, serrait avec ses dents le fil téléphonique rompu, cuivre contre cuivre, et un morceau de chiffon par-dessus, selon les instructions, et il est mort les dents serrées… Ils vont perdre dans cette guerre dix millions d'hommes, peut-être plus. Perdre, tu comprends? Dix millions… C'est tout ce que la France aurait pu donner comme hommes valides.»

Il plia la carte, la rangea sur l'étagère. Et d'une voix de nouveau calme qui ne cherchait plus à juger, il ajouta: «D'ailleurs, en mai 1940, nous n'avions pas non plus un "deuxième front"…»

Le soir, il vint, habillé d'une chemise blanche, les joues lisses, les chaussures bien cirées. Ils se sourirent, parlèrent en évitant tout retour vers le sujet de leur brouille. «Tu verras, c'est une petite surprise», répéta-t-elle en chemin. La veille, le directeur de l'hôpital militaire l'avait priée de participer au concert qu'on organisait avant l'évacuation de tous les blessés: le front approchait. Il y aurait, avait-il expliqué, plusieurs chanteuses et (il comptait sur elle) un couple qui danserait une valse. La salle était aménagée non pas à l'hôpital, trop encombré de lits, mais dans un dépôt de trains d'où, pour une soirée, on avait retiré les locomotives.

Quand ils pénétrèrent à l'intérieur, elle eut un mouvement de recul. La surprise était plus pour elle que pour lui. Des centaines de regards fixaient l'estrade encore vide, d'innombrables rangées serrées d'hommes assis, tous différents et semblables à la fois et dont la masse vivante s'étendait jusqu'au fond de cette très longue bâtisse de briques et se perdait dans l'obscurité, donnant l'impression de se prolonger, rang après rang, à l'infini. Elle était habituée à les voir répartis dans les chambres, surpeuplées certes, mais où la multitude de leurs mutilations et de leurs souffrances avait encore des visages individuels. Là, dans cette enfilade de douleur, l'œil ne voyait plus qu'une égale matière meurtrie. Bosselée de têtes blêmes, blanchie de pansements.

Une demi-douzaine de femmes chantèrent en choeur, sans accompagnement. Des voix résonnaient, nues, et même dans les chansons enjouées laissaient frémir une corde trop tendue trop proche des larmes. Les applaudissements étaient peu sonores: beaucoup de bras en écharpe et des moignons au lieu des bras.

À présent, c'était leur tour. Une infirmière posa une chaise au bord de la scène. Deux soldats vinrent y placer un cul-de-jatte, un homme jeune, à la flamboyante chevelure rousse, au regard crâne. On lui apporta un accordéon. Comme dans un songe, Alexandra et Jacques Dorme montèrent sur les planches qui sentaient le bois frais.

La mémoire des corps l'emporta vite sur la crainte de ne pas se rappeler le mouvement. L'accordéoniste jouait avec un imperceptible retard sur le rythme d'une valse comme s'il avait voulu les voir danser le plus longtemps possible. En tournant, ils voyaient le feu de sa chevelure et ce contraste déchirant: un sourire large, l'éclat des dents et les yeux remplis de détresse. Par brèves intermittences, ils remarquaient aussi les regards des blessés, des rangées d'étincelles qui brûlaient leurs corps de danseurs. Il ne restait plus rien de leur dispute du déjeuner. Toutes les paroles étaient calcinées par ces regards. Un avion passa très bas et, pendant quelques secondes, effaça les notes. Ils continuèrent à tournoyer dans ce vacarme comme on plonge dans une vague, retombèrent dans la musique revenue.

À la fin, ils avaient l'impression d'être seuls, de danser dans une salle déserte, le visage reflété dans les yeux de l'autre. Elle baissa plusieurs fois les paupières pour chasser ses larmes.


Deux jours plus tard, il y eut cette froide matinée de brume, et, le soir, le départ. Avant de monter dans le train, il s'était déjà mêlé aux membres de la future escadrille, à sa nouvelle vie. Le train s'ébranla, les hommes parlèrent plus haut, plus joyeusement, sembla-t-il. Elle eut le temps de retrouver encore une fois son visage, à côté de la physionomie rieuse d'un grand gaillard qui saluait quelqu'un sur le quai, puis la nuit mélangea les wagons en un seul mur sombre… En rentrant, elle écoutait en elle les paroles qu'il lui avait dites quand, le matin, ils marchaient le long du fleuve. «Après la guerre, il faudra quand même que tu penses à revenir au Pays… Mais si, ils te laisseront partir. Tu seras femme d'un Français, si tu acceptes de m'épouser, bien sûr. Et tu redeviendras donc française, et je te montrerai ma ville et la maison où je suis né…»


***

Elle parlait lentement, s'interrompant comme pour écouter le vent qui ponçait la steppe ou pour accompagner du regard un oiseau dans le ciel de juillet. Ou peut-être ces pauses correspondaient-elles, dans sa mémoire, à de longs mois qui n'apportaient aucune nouvelle de Jacques Dorme? Je laissais ma vue errer le long d'une étroite rivière d'où nous parvenait un voile de fraîcheur, au-delà des branches des saules et des vernes qui nous protégeaient sous leur tamis mouvant. Les berges étaient craquelées de chaleur, le courant presque immobile semblait s'amenuiser à vue d'œil, aspiré par le soleil. J'imaginais à sa place une large étendue d'eau, dans un lointain mois de mai, un lac nocturne et les deux silhouettes de baigneurs découpées sur le bleuissement d'un orage muet.

Il lui restait peu de choses à me dire. Elle ne parla pas des combats dans Stalingrad, sachant qu'à l'école on nous les racontait chaque année, avec témoignages de vétérans à l'appui. Ni de l'enfer vécu à l'arrière, dans des bourgades transformées en vastes hôpitaux de campagne. Après le départ de Jacques Dorme et pendant les trois années qu'avaient duré ses vols au-dessus de la Sibérie, elle avait reçu quatre lettres. Transmises de main en main, grâce à des militaires en déplacement: l'unique moyen d'envoyer un courrier du désert polaire où était basée son escadrille et surtout de déjouer la vigilante chasse aux espions.

Le travail des pilotes sur la ligne «Alaska-Sibérie», l'Alsib, était doublement secret. Pendant la guerre, il fallait le cacher aux Allemands. Après la guerre, aux Soviétiques eux-mêmes: la guerre froide venait de commencer et le peuple ne devait surtout pas savoir que ces impérialistes américains avaient fourni à leur allié russe plus de huit mille avions pour le front de l'Est. Tout ce que Alexandra apprendrait viendrait de ces quatre lettres, d'une seule photo et des conversations avec un camarade à qui Jacques Dorme avait demandé de la retrouver, un engagement les hommes de l'escadrille prenaient entre eux, en pensant à leurs proches. Il y avait aussi ce voyage qu'elle tenterait au début des années cinquante, dans l'espoir de retrouver le lieu de sa mort. Elle en rapporterait peu de choses: le souvenir d'une région à peine accessible, qua drillée çà et là par les barbelés des camps, et en réponse à ses questions, un mutisme prudent, une ignorance réelle ou feinte.

Elle sut pourtant me faire imaginer – presque revivre – l'époque de ce pont aérien caché au monde. Parmi les itinéraires parcourus ou rêvés de ma vie, l'Alsib fut l'un des premiers à inscrire en moi son espace et son vertige. Cinq mille kilomètres de l'Alaska jusqu'à Krasnoïarsk, au cœur de la Sibérie, une vingtaine d'aéroports posés sur le permafrost de la toundra et leurs noms, mystérieux comme ceux des étapes d'une quête: Fairbanks, Nome, Ouelkal, Omolon, Seïmtchan… La violence des vents arctiques qui renversaient les hommes et les traînaient sur la glace où la main ne trouvait rien à quoi se raccrocher. L'air, par moins soixante, dans lequel la bouche mordait comme dans une volée de lames de rasoir. Des escadrilles qui se relayaient, d'un aérodrome à l'autre, sans jours de repos, sans droit à la faiblesse, sans l'excuse des intempéries, des orages magnétiques, de la surcharge des avions. Les pistes d'atterrissage construites par les prisonniers des camps, les environs bosselés de leurs cadavres engivrés qu'on ne prenait pas la peine de compter. Le seul décompte portait sur le nombre d'avions conduits par chacun des pilotes: plus de trois cents pour Jacques Dorme, d'après la lettre de septembre 1944. Et, une addition plus discrète, le nombre d'aviateurs morts dans les crashs: plus d'une centaine, dont le sien, le jour de l'An 1945.

Alexandra avait probablement deviné au-delà de ce que les lettres et les conversations ne lui en laissaient savoir. Elle n'était pas venue réveillonner avec des collègues cheminots le 31 décembre 1944. Une prescience patiente, sournoise l'étouffait. C'était comme une voix qui s'était tue là-bas, dans les confins glacés de la Sibérie, une voix qui ne répondait plus. Quand, quelques mois après, un ami de Jacques Dorme viendrait chez elle et lui apprendrait la vérité, elle n'oserait pas parler de ce pressentiment, de peur qu'il y voie «des superstitions de bonne femme». Elle m'en parlerait à moi, avec un petit sourire triste, et je rougirais, n'osant pas lui dire à quel point je la croyais, je croyais à chacune de ses paroles, et surtout à cette prémonition qui me prouvait la force avec laquelle ils s'étaient aimés.


Je n'avais pas alors (je ne sais si je l'ai aujourd'hui) une meilleure définition de l'amour que cette sorte de prière silencieuse qui relie deux êtres, séparés par l'espace ou la mort, dans une intuition permanente des douleurs et des instants de joie vécus par l'autre.


La douleur était, ce jour-là, d'examiner un lourd Douglas C-47 qu'on avait réussi à suivre comme une bête blessée en pistant un filet de sang: malgré une tempête de neige, sur le versant rocheux où l'appareil s'était écrasé, cette longue traînée fauve, la couleur du carburant, jaillie au milieu du blanc infini. Couleur chaude dans ce monde de glace. Des vies chaudes, soudainement anéanties, et dont Jacques Dorme se rappelait encore les visages, les voix… La poignée de main de ce pilote qui, avant de monter dans l'avion, lui avait parlé de son fils de trois ans resté à Moscou. Une chaude poignée de main.

Par ces froids, tout liquide se figeait dans les entrailles des machines. L'huile se solidifiait en gelée. Et même l'acier devenait fragile comme du verre. L'air tentait de dissoudre les avions dans sa substance de cristal. Les pilotes passaient tout près de la zone qui battait les records du froid terrestre: «Moins soixante-douze degrés!» avait annoncé à Jacques Dorme son mécanicien russe avec une pointe d'orgueil.

La joie était d'apprendre une technique pour lutter contre la carapace de gel qui, en vol, s'épaississait et peu à peu enrobait l'avion tout entier. Il fallait changer régulièrement le régime du moteur: les vibrations, en variant, fendillaient la croûte de glace.


La joie était de penser qu'une dizaine d'avions de plus se dirigeait vers Stalingrad où l'issue de la bataille dépendait peut-être de ces dix appareils arrivés à temps. Ou même de ce seul chasseur qu'il conduisait, lui, de cet Aircobra alourdi, distances sibériennes obligent, par un réservoir supplémentaire de six cents litres sous le fuselage. Il n'était pas dupe, il savait que dans le monstrueux corps à corps de deux armées, de ces millions d'hommes qui s'entre-tuaient à Stalingrad, ce bout de tôle à hélice ne pèserait pas lourd. Pourtant, à chaque vol, cette certitude irréfléchie revenait: c'est cet avion-là qui ferait que ne soit pas détruite une vieille maison en bois avec des branches de merisier sous les fenêtres.


En avril 1944, il devint ce qu'on appelait dans le langage des pilotes un «leader». Aux commandes d'un bombardier – un Boston ou un Boeing 25 – il guidait désormais une dizaine ou une quinzaine d'Aircobra en ressentant tout autrement le poids de cette petite escadrille dans la balance de la guerre.

La joie était dans la confiance que les autres avaient en lui, dans la lumière convalescente du soleil polaire qui se montrait de plus en plus longuement, dans le dévouement des gens au sol qui par temps de blizzard, marquaient les pistes avec des branchages de sapin. Et aussi dans la pensée que ces vols du bout du monde avançaient la libération de son pays natal.

Un jour, il lui fut donné d'éprouver un choc qu'aucun risque mortel n'aurait provoqué. Il venait d'atterrir et, encore engourdi par plusieurs heures de vol, vit une colonne de prisonniers qui longeait l'aérodrome. Depuis une semaine, du matin à la nuit tombante, ces hommes cassaient la glace, installaient des dalles d'acier, les recouvraient du gravier des nouvelles pistes. Ce soir-là, ils s'éloignaient, en file indienne, au milieu des congères. Les gardes les encadraient, les mitraillettes pointées vers cette masse humaine transie et chancelante de fatigue. Jacques Dorme les suivit du regard, chercha les yeux des autres pilotes mais ils se détournaient, pressés de s'installer à l'abri du vent, de manger… Une mitraillette cracha au moment où lui aussi allait enjamber le seuil. Il vit ce qui avait précédé le coup de feu. Un prisonnier avait glissé et, pour ne pas tomber, s'était un peu écarté de la file des marcheurs. Un garde tira sans attendre, le coupable tomba, la colonne se figea une seconde, puis reprit son mouvement cahotant. Jacques Dorme se jeta vers le garde, le bouscula, cria sa colère. Et entendit une voix égale: «Application du règlement.» Ensuite, plus bas, sur un ton de mépris haineux: «T'en veux aussi une paire dans les couilles?» Un pilote attrapa Jacques Dorme sous le bras, l'entraîna fermement vers les gens de l'escadrille…

Pendant le repas, il sentit que leurs voix étaient faussées par l'impossibilité d'avouer, par la honte aussi. La honte qu'un étranger ait vu cela. L'unique chose vraie qu'il apprendrait, à ce dîner, serait le «règlement», les paroles répétées machinalement par les gardes avant le départ de la colonne des prisonniers: «Un pas à gauche, un pas à droite, je tire sans sommation.»

La nuit, dans la carlingue noire d'un Douglas de transport qui les ramenait à leur base, il resta éveillé, ses pensées revenant sans cesse à cet étrange pays dont il parlait déjà bien la langue, qu'il croyait si bien connaître et qu'il ne comprenait pas, qu'il refusait parfois de comprendre. Il le compara à la France et fit alors cette réflexion qui le laissa perplexe lui-même. Ce pays était lui aussi occupé. Comme la France. Non, pire que la France, car il était occupé de l'intérieur, par le régime qui le gouvernait, par l'esprit de ce règlement: «Un pas à gauche, un pas à droite…»

Le souvenir de cette mort empêchait la joie facile qu'il éprouvait avant: la luminescence douce, bleutée du tableau de bord des Boston, bien plus agréable que l'éclairage cru dans les avions russes, le confort presque superflu du cockpit et, à l'atterrissage, une mécanique parfaitement obéissante. En descendant sur la piste, il se rappelait à présent la file indienne des prisonniers et celui qui avait trébuché sur un sentier de glace.

Il se souvint de lui à la fin du mois d'août 1944, mais d'une façon nouvelle. Ce jour-là tous ses camarades, les pilotes et les mécanitiens, le fêtaient depuis le matin: on venait d'apprendre la libération de Paris. Répondant à leurs félicitations, Jacques Dorme se demandait ce qu'ils savaient de la France. Dans leurs exclamations, revenaient la Commune de Paris, Maurice Thorez et, couvert d'opprobre et déformé par l'absence de sons nasaux en russe, le nom du maréchal Pétain. Il n'essayait même pas d'expliquer, se sentant enfin débarrassé du poids de la défaite française que parfois, dans les conversations, les gens semblaient lui reprocher. A présent, ils riaient et disaient que, une fois Hitler chassé, le peuple français réglerait leur compte aux capitalistes et se mettrait à construire le communisme. Un peu assourdi par leurs voix, il imaginait quel genre de livres ils avaient pu lire sur la France. Le récit d'Alexandra revint à sa mémoire: ce recueil de textes qu'elle avait déniché dans la bibliothèque d'une ville sibérienne, lieu où elle était assignée à résidence. Des textes d'auteurs français traduits en russe, dont un poème, véritable «hymne à la Guépéou»…

Dans la monotonie du vol, il se représenta Paris, la liesse populaire, les fenêtres ouvertes sur un beau ciel estival. Et surtout les terrasses des cafés, une vie attablée, volubile, légère, faite de bribes de paroles, de coups d'œil échangés, de la connivence des corps qui se frôlent… Sous les ailes du Boston, à travers une fine couche de nuages, se dressaient les crêtes de l'infini plateau de la Kolyma, encore teinté de vert et animé de cours d'eau. «Dans quelques jours, pensa-t-il, tout cela sera blanc. Et sans vie…» Resteraient seules ces rangées de rectangles, les baraquements et les miradors d'un camp, fidèle jalon des pilotes au milieu de cette démesure montagneuse sans repères. L'unique balise, ces milliers de vies humaines concentrées dans ce néant. Il revit mentalement les petites tables rondes des terrasses et se dit que l'auteur de l'«hymne à la Guépéou» devait être assis, en ce moment même, à l'une de ces tables, devait parler à une femme, commander du café ou du vin, commenter le passé, critiquer le présent, exalter le futur. Jacques Dorme comprit soudain qu'on ne pourrait jamais raconter à cet auteur l'infini qui s'étendait sous les ailes de l'avion, ni le règlement «un pas à gauche, un pas à droite», ni la mort du Prisonnier qui avait trébuché… Non, impossible. Il éprouva comme un spasme musculaire qui figeait ses mâchoires. Là-bas, à leur table de café, ils étaient en train de parler une autre langue.

C'est durant ce vol que pour la première fois Jacques Dorme se vit étranger dans le pays où il était né.

Il ne reconnut pas tout de suite l'homme en cuir noir. D'ailleurs celui-ci ressemblait très peu au petit inquisiteur qui avait tué Witold. Encore moins au deuxième, le gros hystérique qui ordonnait le décollage d'un avion surchargé. Ces deux-là sévissaient quand la guerre semblait perdue, ils avaient plus peur que les soldats qu'ils menaçaient. L'homme que Jacques Dorme vit en décembre 1944 avait déjà l'assurance d'un vainqueur. Il était petit et maigre comme le premier, mais son manteau de cuir était doublé d'une épaisse fourrure. Il en secoua les revers quand un peu de givre tomba d'une hélice dont il voulait connaître, personne ne comprenait pourquoi, les caractéristiques. Sa curiosité déconcertait. Les pilotes avaient l'impression de subir un interrogatoire dont les questions trop simples n'étaient qu'un moyen de confondre l'interrogé. Parfois il souriait et Jacques Dorme remarqua qu'au même instant le sourire disparaissait des visages.

L'homme inspectait les avions, posait ses étranges questions qu'on aurait jugées stupides si elles n'avaient pas eu de double fond, n'écoutait jamais jusqu'au bout, souriait. Tout le monde comprenait qu'il était venu parce que la guerre allait prendre fin et qu'à Moscou on avait besoin de rappeler qui était le maître. Pourtant les pilotes ne pouvaient pas encore deviner que bientôt les Américains qui livraient ces innombrables Douglas, Boeing et Aircobra allaient redevenir des ennemis et que tous ceux qui avaient participé à ce pont aérien seraient suspects. L'homme en cuir noir était là pour repérer déjà les égarés, prévenir la contagion idéologique.

À la fin de son inspection, il convoqua les responsables de la base et les «leaders» des escadrilles. Il parla du relâchement de la discipline communiste, de la baisse de la vigilance de classe mais surtout fustigea les graves erreurs dans l'organisation des vols. «Le commandement a toléré une anarchie totale, martela-t-il. Les bombardiers volaient dans les mêmes groupes que les chasseurs et les avions de transport. Je vous engage à mettre fin à ce désordre. Les chasseurs doivent voler avec les chasseurs, et les bombardiers…»

Les pilotes se jetaient des coups d'oeil furtifs, se frottaient le front. On espérait secrètement que l'homme en cuir se mettrait soudain à rire et annoncerait sur le ton d'une blague: «Je vous ai eus, hein!» Mais sa voix restait accusatrice et métallique. Quand il parla des itinéraires de vols incorrectement tracés, un des pilotes intervint, avec retard, comme s'il lui avait fallu du temps pour se décider: «Mais, camarade inspecteur, un Boston a des moyens de liaison beaucoup Plus…» Il voulait dire qu'un bombardier était mieux équipé en moyens de navigation qu'un chasseur. L'homme en cuir baissa la voix, chuchota presque et c'est ce chuintement menaçant qui coupa la parole au pilote mieux que n'aurait fait un cri: «Je vois, camarade lieutenant, que les contacts avec le monde capitaliste vous ont été bien utiles…»

Durant quelques secondes de silence pesant, on n'entendit que le fouettement du blizzard qui s'acharnait contre les vitres et le grincement du gravier que les prisonniers déversaient sur une piste. Très physiquement, par la peau, Jacques Dorme sentit la fragilité de la frontière qui séparait, dans ce pays, un homme libre, ce lieutenant qui se taisait en regardant ses grandes mains posées sur la table, et ces prisonniers qui avaient pour toute identité un numéro cousu à leur veste ouatée.

«Eh bien, pour ces contacts, on verra après la victoire, reprit l'inspecteur. Mais à présent, il faut remettre de l'ordre dans cette pagaille. Voici la carte qui vous indique les itinéraires les plus directs entre les aérodromes. Désormais vous passerez par Zyrianka et non par Seïmtchan. Des centaines de kilomètres de gagnés et une économie de carburant conséquente. Je me demande pourquoi les chefs d'escadrille n'y ont pas pensé avant. À moins que le trajet plus long ne leur ait été conseillé par les représentants américains…»

Personne ne dit rien cette fois. Sur la carte, d'un trait droit, avec une application scolaire, était tracée une ligne partant de l'Alaska et traversant la Sibérie. Dans sa logique géométrique elle passait plus près de Zyrianka, un des aérodromes auxiliaires, très au nord du trajet habituel. Une piste d'urgence, plutôt, prévue pour les jours où celles de Seïmtchan disparaissaient sous les tempêtes de neige. Le crayon de l'homme en cuir avait rayé les terribles chaînes de montagnes Tcherski, des déserts arctiques, des contrées encore plus inexplorées que les régions survolées par l'itinéraire de l'Alsib… Restés seuls, les pilotes regardèrent longuement cette carte avec la ligne têtue du crayon. Son absurdité était trop claire pour en parler. «La ligne du Parti…», murmura le lieutenant qui était intervenu tout à l'heure.

Ils savaient que l'inspecteur ne pouvait pas rentrer à Moscou sans rendre compte des agissements hostiles qu'il avait débusqués, des erreurs qu'il avait redressées. Tout le pays fonctionnait ainsi, en dénonçant, en fustigeant, en battant des records et dépassant les plans. Et même à la Sûreté d'État à laquelle appartenait l'inspecteur («La Guépéou…», pensa Jacques Dorme) il fallait dépasser les plans, arrêter plus de personnes que le mois précédent, fusiller plus que les collègues…

Ils discutèrent brièvement de la composition des vols pour le lendemain puis allèrent dormir Dehors, dans le noir de la nuit polaire, les prisonniers continuaient à creuser la terre gelée d'une nouvelle piste.


Après une heure de vol, Jacques Dorme transmit ce message au groupe d'avions qu'il guidait: «Suivez le deuxième. L'atterrissage à Z. est impossible. Direction S.» La veille, dans la nuit, il avait réussi à convaincre les gens de son escadrille que la meilleure solution était d'aller, comme d'habitude, à Seïmtchan. Lui seul irait à Zyrianka d'où il appellerait la base. L'inspecteur qui partirait le lendemain n'aurait pas le temps de faire une enquête.

Il fit un lent virage à droite et, dans la pénombre cendrée qui signifiait le jour, vit les lueurs des Aircobra obliquer vers le sud.


Les minutes coulèrent, unissant peu à peu l'homme à sa machine, accordant les secousses de l'acier à la pulsation du sang. Le corps s'offrit à la vie mécanique, disparut dans la cadence du moteur qui, dans le dos du pilote, modulait de temps en temps la rumeur de ses vibrations. Le regard se perdait dans la grisaille de ce jour dont le soleil ne se lèverait pas, puis revenait vers le pointillé lumineux du tableau de bord. L'homme était très inclus dans le mouvement de cet habitacle volant et, en même temps, très absent. Ou plutôt présent dans un ailleurs, loin de ce ciel de cendre, de ces montagnes Tcherski qui commençaient à étager leurs déserts glacés. Un ailleurs fait d'une voix de femme, des silences d'une femme, du calme d'une maison, d'un temps où il se sentait de toujours. Ce temps se déployait à l'écart de ce qui se passait dans l'avion, autour de l'avion. La violence du vent obligeait à manœuvrer, l'engivrement empêchait la vue. À un moment, il fut évident que les pistes de Zyrianka étaient restées plus au nord-est et qu'il faudrait voler à une moindre altitude, au risque d'accrocher une crête, observer, se concentrer, ne pas céder à la panique. Ce lointain qu'il devinait en lui donnait la force de rester calme, d'éviter la vrille, cette malédiction des Aircobra, de ne pas vérifier à chaque instant le niveau du carburant. Ne pas se réduire à l'homme qui veut à tout prix sauver sa vie.

Il garderait la sensation de cet ailleurs jusqu'à la fin, jusqu'à la luminescence violette du feu boréal qui embraserait le ciel.


***

Alexandra termina son récit quand nous prenions le chemin du retour. Le soir tombait déjà sur la steppe. Elle parla de son voyage vers les anciens aérodromes de l'Alsib, abandonnés pour la plupart après la guerre, de ce pic au sud de la chaîne Tcherski, trois rochers en faisceaux que les habitants appelaient «Trident» et qu'elle n'avait pas réussi à atteindre.

Je marchais à côté d'elle sur l'herbe sèche dont l'ondoiement infini hypnotisait l'œil par l'alternance, sous le vent, du mauve et de l'or. Les détails de son voyage marquaient mon souvenir (ce qui m'aiderait, un quart de siècle plus tard, à retrouver les lieux dont elle m'avait parlé), mais l'étonnement que j'éprouvais fut provoqué par autre chose. De toute sa taille, un homme qui m'était inconnu une semaine auparavant se dressait en face de moi. Jacques Dorme dont je percevais le destin comme un tout vivant et lumineux.

Chaque regard sur les hommes et le monde possède sa part de vérité. Celui de l'adolescent de treize ans marchant dans la steppe de la Volga n'était pas moins vrai que mon jugement d'adulte. Il avait même un avantage certain, ne connaissant pas l'analyse, la fouille psychologique, la rhétorique sentimentale, il opérait par entités, par blocs.

Tel était Jacques Dorme qui avait surgi devant moi dans le feu du couchant. Un homme taillé dans la matière même de sa patrie, cette France que j'avais découverte grâce à mes lectures et mes conversations avec Alexandra. Il rassemblait en lui les traits qui me rappelaient «le plus beau et le plus pur soldat de la vieille France», et le guerrier du «Dernier carré», et l'empereur banni qui revenait sur le sol natal à bord du Hollandais volant, et les «quatre gentilshommes de la Guienne». Le grain de cette substance humaine était même encore plus subtil, je discernais non pas les personnages et leurs gestes mais plutôt le dense halo de leur vie. L'esprit de leurs engagements terrestres. Leur âme.

Les preuves de la justesse d'une telle vision n'existaient pas. Ma certitude me suffisait. Elle, et aussi cette photo qu'Alexandra me montra quand nous rentrâmes. Un rectangle aux bords jaunis mais gardant la netteté tranchante du noir et blanc. Une vingtaine de pilotes, vêtus de leur veste en mouton retourné, chaussés de lourdes bottes en peau de renne. Des aviateurs américains reconnaissables à leur habillement plus léger, plus élégant, plus «pilote de cinéma». Quelques civils aussi, des officiels en manteaux sombres. La photo avait été prise probablement après une cérémonie car on voyait dans un coin du cliché le reflet métallique d'un orchestre militaire. Les hymnes soviétique et américain venaient sans doute d'être joués… Guidé par Alexandra, je retrouvai Jacques Dorme. Il ne se distinguait des autres ni par son physique ni par ses vêtements (la même veste trois-quarts, les mêmes bottes). D'ailleurs j'aurais pu le reconnaître sans l'aide d'Alexandra. Parmi les pilotes qui commençaient à quitter leurs rangs, après un garde-à-vous imposé par les hymnes, lui seul restait encore immobile, le visage empreint d'une certaine gravité, le regard porté au loin. On eût dit qu'il entendait un chant inaudible pour les autres, un hymne que l'orchestre aurait oublié de jouer.

Je mis quelque temps à comprendre que la solitude de Jacques Dorme entouré pourtant d'une foule de gens le rapprochait du vieux géant que j'avais vu devant un monument aux morts, ce général français qui avait interrompu son discours et laissé son regard se perdre dans l'immensité de la steppe.

Le lendemain soir, je quittai la maison d'Alexandra. Il me fallait revenir à l'orphelinat à moitié vidé de son passé, me préparer à une nouvelle vie. Monté dans un train de banlieue bondé, je réussis une seconde à distinguer Alexandra sur le quai envahi par les estivants. Elle ne me voyait pas, ses yeux parcouraient avec anxiété la rangée des fenêtres. D'une main hésitante, elle adressait un salut d'adieu à celui qu'elle ne trouvait pas parmi tous ces visages. Elle me sembla à la fois rajeunie et comme désarmée. Je pensai à un autre départ, à ce convoi qui en mai 1942 emmenait Jacques Dorme vers l'est.

La vie de cette femme m'apparut soudain comme une lourde accusation. Ou, du moins, comme un dur reproche, un reproche muet fait à ce pays qui avait si cruellement ravagé sa vie. Un pays qui avait happé une toute jeune femme et qui rejetait à présent, sur ce quai sale, une vieille dame désemparée, perdue au milieu des visages bronzés. Pour la première fois de ma vie, je crus que ce reproche me visait, moi aussi, que j étais aussi, d'une façon difficile à formuler, responsable de cette vieille existence solitaire, réduite au grand dénuement, oubliée dans une bâtisse hors d'âge, dans une bourgade embrochée sur des rails, aux abords des steppes désertes. Après tout ce qu'elle avait fait, donné, souffert pour ce pays… Les gens qui m'entouraient dans le train, serrés les uns contre les autres, chargés de cageots de légumes qu'ils ramenaient de leurs potagers, avaient des mines placides, teintées d'un bonheur routinier, naturel. «Ce bonheur simple qu'elle n'a jamais eu», pensai-je en les observant. Non pas une quelconque félicité, non, une simple et heureuse routine des jours, une vie en famille, dans l'agréable et prévisible ronde des petits faits de l'existence.


C'est depuis ce soir-là que je me mettrais à réinventer sa vie, comme si, la rêvant autre, j'avais pu expier le mal que mon pays lui avait fait. L'habitude que nous avions à l'orphelinat de refaire le destin de nos pères déchus m'aiderait beaucoup. Il aurait suffi de peu pour que son mari ne fut pas fusillé (combien de fois j'avais entendu parler de ces condamnés miraculés de l'époque stalinienne), pour qu'ils aient eu des enfants, pour qu'elle vive non pas dans cette vieille maison noire mais là, par exemple: je regardais une belle façade aux balcons encadrés de jolies moulures. Elle aurait fait ses lectures non pas au jeune barbare que j'étais mais a un enfant fin et sensible, à son petit-fils, et aussi à sa petite-fille peut-être, deux enfants qui l'auraient écoutée, les yeux grands ouverts.

La réalité balayait souvent ces rêveries. Mais j'y tenais beaucoup, me disant qu'au moin, dans cette vie renaissante, je pourrais rendre à Alexandra son vrai prénom. Et sa langue aussi qui, parfois, quand elle me parlait en français, perdait un mot, une expression qu'elle recherchait désespérément, avec un léger signe de détresse dans le regard. Il ne s'agissait pas, je le devinais, d'un oubli banal ou d'une défaillance de sa mémoire vieillissante. Non, il s'agissait d'une perte absolue, de la disparition de tout un monde, sa patrie, qui s'effaçait, mot par mot, au fond des steppes enneigées où elle n'avait personne à qui s'adresser dans sa langue.

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