II

De cette adolescence, il reste un début de matinée devant la porte entrebâillée de l'infirmerie. Je suis là, la main déjà prête à frapper, déjà je vois la femme assise à l'intérieur quand, soudain, ce geste: la femme serre son sein gauche et le masse comme si elle avait mal au cœur ou tout simplement voulait rajuster un soutien-gorge trop étroit pour ce grand sein. Je frappe, j'entre. Elle m'examine, se met à laver la vilaine écorchure qui raye ma cuisse. C'est une jeune femme aux cheveux légèrement roux, aux gestes lents. Je reste debout, je la domine, c'est très étrange de voir une femme adulte ainsi, de voir son visage incliné, ses yeux qui semblent résignés. Quand elle lève le regard, il y a entre nous un aveu de complicité. Je quitte le cabinet, ne parvenant pas à démêler chez celle qui m'a soigné la mère et la femme. Les deux sont intensément inconnues et désirées.

Je me suis blessé en essayant de retenir sur une pente détrempée la benne à ordures de l'orphelinat. Chaque matin, un surveillant surgit à l'entrée du dortoir et, une liste de noms à la main, annonce la corvée. Deux noms et, en réponse, un sourd bafouillement de jurons.

Cette fois, mon compagnon était un adolescent méprisé par nous tous, non pas pour sa faiblesse, ce qui aurait été logique dans le monde clos de l'orphelinat où seule la force comptait, mais pour son côté paysan. On le surnommait d'ailleurs «Village» tant il avait l'air campagnard avec ses chaussures toujours embourbées et sa manière de gratter sa tête rasée… Sans lui adresser la parole, j'ai saisi l'une des poignées de la benne et nous nous sommes mis à pousser ce grand bac d'acier sur un chemin de terre, dans le noir pluvieux d'une matinée d'automne. Soudain, cette voix derrière nous: «Attendez, prenez encore ça!» Sur le seuil de la porte du service se tenait la bibliothécaire, deux grandes boîtes de carton posées à ses pieds. «Vous les laisserez à la chaufferie…» Village est allé les chercher, les a posées sur le couvercle de la benne, a fait mine de reprendre la route. Mais aussitôt que la porte eut claqué, il s'est arrêté, m'a lancé un clin d'œil et s'est emparé d'une des boîtes. «Il y a peut-être là-dedans des trucs à bouffer», s'est-il justifié. Je le croyais veule, incapable d'imagination… Avec une large pièce de cinq kopecks aiguisée en lame (les surveillants poursuivaient impitoyablement les détenteurs de couteaux), il a tranché les ficelles, fait craquer les rabats du carton… «Salope! Rien que des bouquins… Attends, et l'autre?» C'était la même chose. Des brochures comportant toutes, sur la couverture, la photo que nous n'avons eu aucune peine à reconnaître. La physionomie ronde et plate, le crâne chauve: Khrouchtchev, renversé un an auparavant. Ses portraits avaient disparu, depuis, des façades de la ville, et à présent, comme l'écho retardataire des événements de Moscou, ce «Discours au Congrès» qu'on retirait des bibliothèques de province.

Le chauffagiste assis devant la bouche incandescente d'un poêle a accepté les cartons sans émotion. Il a ouvert le premier, émis un petit rire plutôt triste et s'est mis à jeter, une à une, les brochures dans le feu. «Ah, Nikita, ils ont été plus malins que toi, hein? commenta-t-il en regardant l'autodafé. Et maintenant, ceux qui n'ont pas été réhabilités peuvent toujours courir…» Puis, se souvenant de nous: «Allez, dépêchez-vous, jeunesse, on a déjà sonné…»

Sur le chemin du retour, Village m'a demandé de l'attendre et s'est glissé dans la broussaille qui recouvrait les berges. J'ai fait quelques pas Pour m'écarter de la puanteur de la benne. En haut d'une côte s'alignaient les fenêtres de l'orphelinat: éteintes dans les dortoirs, éclairées dans les salles de classe. On distinguait même les silhouettes des professeurs devant le tableau. Le seul avantage de la corvée des ordures, c'était ces quelques minutes de retard tolérées.

«Ceux qui n'ont pas été réhabilités…» Le mythe le plus partagé, le plus jalousement chéri par les élèves était précisément celui-là: le père-héros, injustement condamné, est enfin réhabilité, il revient, il entre dans la classe, interrompt le cours et provoque une extase muette chez l'enseignante et les camarades. Un bel officier dont la vareuse est blindée de médailles. Il y avait également des variantes avec des pères explorateurs polaires, des pères morts au combat, des capitaines de sous-marins. Pourtant le retour du réhabilité primait les autres légendes car il correspondait davantage à la vérité. L'établissement avait la spécificité d'abriter les enfants des hommes et des femmes qui s'étaient illustrés pendant la dernière guerre mais, par la suite, s'étaient rendus indignes de leurs exploits. Telle était en tout cas la version qu'on nous communiquait, tantôt avec assez de tact, il faut le reconnaître, tantôt avec la hargne d'un surveillant en colère: «Tel père, tel fils»…

«Ils bossent bien, ces canaris!» Village venait de surgir de l'obscurité et pointait le doigt vers les fenêtres où l'on apercevait les têtes des élèves. «Des canaris dans une cage», a-t-il ajouté avec un léger dédain. Nous nous sommes remis en marche. Je ne pouvais pas comprendre alors tout ce que cachaient les paroles du chauffagiste (nous avions onze, douze ans, Village devait en avoir quatorze car il avait redoublé au moins deux fois), mais j'ai saisi l'essentiel: une autre époque commençait, rendant nos rêves plus que jamais irréalistes. Le bel officier réhabilité resterait à jamais derrière la porte de la classe, ne se décidant pas à la pousser.

Ces réflexions m'ont rendu distrait et quand nous prenions notre élan pour hisser la benne dans une montée, j'ai dérapé et me suis retrouvé par terre, une cuisse entaillée par l'acier rouillé. «Veinard! Tu es bon pour la journée, a constaté Village en palpant la déchirure. File vite voir l'infirmière!»

Il y a eu donc cette journée de repos, mais surtout le souvenir obsédant de la femme soulevant son sein gauche et de ma présence à quelques centimètres de cette femme, dans l'intimité d'un secret volé.


L'amour rend vulnérable. Ceux qui, deux jours plus tard, m'ont attaqué avaient sans doute senti en moi la faiblesse d'un amoureux. Tous les rapports dans l'orphelinat étaient réglés Par des lignes de force tendues à l'extrême. Il fallait à tout prix tenir son rang dans la hiérarchie des forts et des moins forts. Exactement comme dans une prison ou dans la pègre. Je ne faisais pas partie des quelques jeunes chefs de bande, ni des plus faibles. D'ailleurs, on n'agressait pas n'importe comment, car même le plus chétif serrait peut-être, entre ses doigts, une grosse pièce de cinq kopecks aiguisée en lame de rasoir.

Pendant une récréation (je regardais les arbres nus derrière une vitre et me disais que l'infirmière devait les voir aussi de sa fenêtre), un coup d'épaule m'a poussé vers le mur et fait autour de moi un vide dans la foule des élèves qui s'écartaient. C'était un petit chef entouré de sa garde. Son visage, comme souvent chez les Méridionaux, avait déjà une texture d'homme et connaissait toutes les petites grimaces de la virilité, toutes les mimiques d'un jeune mâle qui se sait beau. Quelques injures, pour amorcer la bagarre, suivies d'esclaffements de la bande. Enfin, mêlée aux petits crachotements des miettes de tabac collées à sa lèvre, cette phrase où sa supériorité trouvait son dernier mot, méprisant et presque langoureux:

«Mais tout le monde sait que ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…»

Tous les codes venaient d'être bafoués. On s'injuriait et on se battait souvent, mais on ne touchait jamais à la légende des pères héros. Je me suis jeté vers lui qui tournait déjà le dos, laissant à ses sbires le soin de régler mon cas. D'autres se sont joints à eux, excités par la force collective, heureux de monter en grade dans l'ordre des castes subitement chamboulé.

L'apparition d'un professeur, au bout du couloir, m'a libéré. Je me suis remis debout, pressé d'arranger ma chemise à laquelle plusieurs boutons manquaient, d'essuyer mon nez qui saignait. Les agresseurs et les agressés étaient, chez nous, punis sans distinction.

Dans les toilettes, le visage renversé sous le jet glacé d'un robinet, j'ai repris peu à peu mes esprits. En attendant que le sang s'arrête de couler, j'ai même eu le temps de réfléchir à cette attaque qui mettait en danger toutes nos légendes. «Ton père fusillé comme un chien…» Bien sûr, ce petit caïd qui rodait sa virilité n'en savait rien. Ou plutôt il savait que cette version valait pour chacun de nos pères: héros déchus qui avaient sombré dans la boisson, dans le crime ou, pire encore, dans la contestation et qui terminaient leurs jours dans un camp ou sous les balles d'un garde perché sur son mirador. Il l'avait dit tout haut mais, depuis un Moment déjà, nous étions tous conscients que le mythe héroïque se fissurait. Et même sans avoir écouté le vieux chauffagiste qui brûlait Khrouchtchev, les élèves devinaient que le temps où l'on pouvait encore espérer prenait fin. C'était le milieu des années soixante (novembre 1965, plus exactement). Peu informés, nous ignorions le nom de «dégel», et pourtant nous étions, au sens propre, les enfants du Dégel. Et c'est grâce à cet homme chauve et rondouillard dont on brûlait les livres que nous vivions dans le relatif confort d'un orphelinat et non pas derrière les barbelés d'une colonie de rééducation.

Je comprenais tout cela très confusément, à l'époque. Un pressentiment, une angoisse vague partagée avec les autres. Et aussi une sorte de soulagement: ce n'était pas mon air amoureux qui provoquait l'agressivité des autres. Tout simplement notre petit monde commençait à s'écrouler et l'un des premiers éclats venait de me frapper au visage.


Un roman pourrait imaginer maintes nuances à cette journée, de la douleur de cette journée, inventer des jours qui l'ont précédée et suivie. Mon souvenir n'en a gardé que la silhouette d'un adolescent, debout contre le mur, le nez pointé vers le haut et pincé entre le pouce et l'index. Les petites fenêtres sales des toilettes donnent sur une rangée d'arbres nus, la boucle d'une rivière, un chemin boueux. L'adolescent sourit. Il vient de penser que s'il n'avait eu qu'un simple saignement, il aurait pu se présenter à l'infirmerie, entrer, demander à être soigné… Comme dans la scène mille fois rêvée. Mais son nez est hideusement tuméfié (l'exhiber devant la femme à la blouse blanche? Jamais!). Une autre fois, peut-être. Le sang, la douleur lui semblent soudain merveilleusement liés à la promesse d'amour. Il desserre la pince de ses doigts, s'essuie le visage, tend l'oreille. Derrière la porte, le silence d'un long couloir vide. Là-bas, réunis par classes, ces jeunes qui peuvent encore vivre dans leurs mensonges héroïques. Lui vient de perdre le droit de rêver. La vérité a le goût du sang qu'il recrache dans le lavabo et la beauté poignante des premiers flocons qu'il aperçoit soudain derrière la vitre. La perfection blanche et stellaire avalée par la boue grasse des ornières.


***

Dans la fragile vérité du souvenir, il y a aussi cette soirée d'automne, cette pièce éclairée par une vieille lampe de table à l'abat-jour bleu-vert, cette femme aux cheveux argentés qui recoud les boutons de ma chemise, nos deux tasses de thé, un livre à la couverture cartonnée, aux coins de cuir usés, dans lequel je viens de lire une phrase dont je me souviendrai encore (je ne le sais pas pour l'instant) trente ans après: «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis, sur les bords de la Meuse, et quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en était venu tout jeune à Paris, l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»

La femme se lève, me verse du thé chaud, ajoute une bûche dans le petit poêle en fer à l'angle de la pièce. Je relis la phrase, je la connais déjà presque par cœur. Penser à ce guerrier d'antan rend moins douloureuse la moquerie qui inlassablement me brûle de son acide: «Ton père abattu comme un chien…»


Tout serait différent dans une histoire imaginée. Marqué d'un inutile exotisme: cette maison aux murs recouverts de lattes noires, d'un aspect lugubre à la nuit tombante, une pièce perdue dans l'entassement des appartements et l'obscurité des escaliers, une femme aux origines mystérieuses, ce vieux livre français…

Pourtant, je ne trouvais rien d'insolite à cette soirée de novembre. J'étais venu comme chaque samedi soir en quittant l'orphelinat pour passer vingt-quatre heures chez Alexandra: la chance de ceux d'entre nous qui avaient quelque tante improbable prête à les accueillir. Pour moi c'était cette femme qui avait jadis connu mes parents. Une étrangère? Certes, mais ses origines s'étaient depuis longtemps estompées sous la durée et la dureté de sa vie russe, sous les ruines de la guerre d'où les survivants sortaient coupés de leur passé, de leurs proches, d'eux-mêmes tels qu'ils avaient été avant. Et puis, dans cette grande maison en bois, vivait aussi une famille d'Allemands de la Volga, une Coréenne hors d'âge (victime d'un de ces déplacements de populations dont Staline avait la manie) et dans une longue pièce étroite du rez-de-chaussée, un Tatar de Crimée, Youssouf, le menuisier, qui un jour avait dit à celle qui m'accueillait, à cette femme née près de Paris: «Tu sais, Choura, vous autres, les Russes…» Le prénom français avait aussi subi une lente russification, devenant d'abord Choura, puis glissant vers le diminutif affectueux de Sacha, enfin revenant au nom plein d'Alexandra qui n'avait rien à voir avec son vrai prénom.

Seuls ces livres qu'elle m'avait peu à peu appris à lire trahissaient encore son indiscernable francité. «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis…»


La manière romanesque d'évoquer cet apprentissage enchaînerait sans doute des surprises juvéniles pour raconter une éducation française. Mais en réalité, le plus surprenant était le naturel avec lequel, en arrivant dans la grande maison en bois, je montais ses escaliers sombres, poussais la porte d'Alexandra, posais mon sac sur une chaise. Je connaissais vaguement l'histoire de la maison: un certain Vénédikt Samoï-lov faisant, avant la Révolution, le commerce de la laine avec l'Asie centrale avait construit ce qui était au début du siècle un petit manoir de bois clair, en fut expulsé, disparut en laissant une riche bibliothèque vite décimée par des poêles voraces que les nouveaux habitants installaient dans des pièces de plus en plus délabrées. Pendant la guerre, la maison située dans une bourgade proche de Stalingrad avait été incendiée par une bombe, avait perdu l'une de ses ailes et exhibait encore du temps de mon enfance un large pan de mur carbonisé.

La vérité de la mémoire oblige à reconnaître que je ne m'étonnais ni de ces rondins noircis, ni de l'extrême pauvreté des logements. Je ne remarquais pas non plus leur exotisme de caravansérail. Je montais l'escalier, humant avec plaisir des odeurs que seule la vie de famille peut produire, un mélange de cuisine et de lessive, je croisais les habitants, content de me sentir leur égal, car libéré de mon existence embrigadée, j'entrais chez Alexandra (le goût du bon thé était perceptible déjà dans l'obscurité glacée de l'escalier) et j'avais l'impression de rentrer définitivement, de revenir dans une maison qui m'attendait et que je n'aurais pas à quitter le lendemain. J'étais enfin chez moi.

Depuis, dans ma vie d'adulte, je n'ai jamais pu retrouver la même sensation de permanence…

Durant ces visites, j'avais certainement reçu une éducation française. Mais une éducation sans système, sans préméditation. Un livre laissé ouvert sur le coin d'une table, un mot russe dont Alexandra me révélait le passé français…

Le sentiment d'être enfin chez moi se mêlait imperceptiblement à cette langue étrangère que j'apprenais. L'alliage devenait si intense que, bien des années plus tard, le français évoquerait toujours pour moi un lieu et un temps semblables à l'atmosphère d'une maison d'enfance que je n'avais jamais connue.


Elle avait commencé à m'apprendre sa langue car, dans le dénuement de notre vie d'alors, c'était la dernière richesse qui lui restait et qu'elle pouvait partager. Une soirée, de temps à autre, me donnant l'illusion d'une vie en famille, et cette langue. Il y avait eu probablement le premier déclic, un mot, un récit, l'éveil d'une curiosité, je ne m'en souviens plus. Je me rappelle cependant très bien le jour où j'avais pénétré dans une petite pièce coupée du reste de la maison par l'incendie du printemps 1942. Depuis vingt ans, ce réduit sous les toits demeurait inaccessible, condamné par les grosses planches que les habitants avaient clouées à la place du mur éventré. La porte de cette cham-brette s'ouvrait sur le dehors, sur le vide à l'endroit de l'aile effondrée. Pour l'atteindre, j'étais passé par la fenêtre du palier. L'acrobatie n'était pas sans risque puisque je devais m'accrocher à l'éclat d'une poutre, poser mon pied sur la plinthe d'un plancher disparu et, me collant de tout mon corps au bois calciné, attraper la poignée. A l'intérieur, j'avais découvert les restes de la bibliothèque de Samoïlov, des piles de livres abîmés par le feu, l'âge et les pluies. Des livres étrangers surtout, inutiles pour les habitants et sauvés des poêles grâce à l'isolement de cette pièce. J'en avais rapporté quelques-uns de mon expédition périlleuse. Alexandra m'avait grondé (j'avais à peine sept ans), puis m'avait montré ses livres à elle. Provenaient-ils aussi de la bibliothèque dévastée ou d'un passé plus lointain? Je ne sais pas. Seul cet instant me revient aujourd'hui: je m'aplatis contre les rondins noirs, je tends la main vers la poignée et, soudain, je vois mon reflet dans un miroir au cadre d'étain accroché au mur, je comprends que le vide au bord duquel je glisse a été autrefois une pièce habitée, j'ai le temps de fixer mon visage, une seconde de ma vie, l'extrême singularité de cette seconde, le ciel où plane une neige très lente, presque immobile.


Mon éducation française ressemblait à l'effort d'un paléontologue qui reconstitue un monde évanoui à partir d'un ossement. L'enfermement dans lequel vivait alors notre pays faisait de l'univers français un paysage aussi mystérieux que celui du crétacé ou du carbonifère. Chaque roman sur les rayonnages d'Alexandra devenait le vestige d'une civilisation disparue, voire extraterrestre, un fossile, une goutte d'ambre avec, en guise d'insecte emprisonné, un personnage, une française, un ville quartier de Paris.

Dans les années qui suivirent, Alexandra me fit lire des classiques, mais c'est grâce à la petite pièce condamnée que mon impression d'explorer fut la plus vive. J'y retrouvai beaucoup de livres français, certains rongés par l'humidité et devenus illisibles, quelques-uns imprimés dans l'orthographe ancienne avec ce «oit» de l'imparfait qui m'avait au début dérouté. Dans l'un de ces volumes abandonnés je découvris une anecdote qui me marqua (j'ai longtemps été honteux de l'avouer) plus que certains romanciers de renom. Il s'agissait de l'actrice Madeleine Bro-hant, célèbre en son temps, mais qui vivait ses dernières années dans une grande gêne, logeant au quatrième étage d'un immeuble vétuste de la rue de Rivoli. L'un des rares amis qui lui restaient fidèles se plaignit un jour, en soufflant, de la fatigante ascension. «Mais mon cher, répondit la comédienne, je n'ai plus que cet escalier pour faire encore palpiter les cœurs!» Les alexandrins les plus brillants, les romans les plus ingénieux ne m'apprendraient jamais davantage sur la nature de la francité que cette parole d'une douce amertume dont il me semble encore percevoir l'ondoiement vocal.

Y avait-il quelque logique dans cet apprentissage? Une œuvre de fiction pourrait facilement en imaginer les étapes, les progrès, les acquis. Mon souvenir n'a gardé qu'une poignée d'instants ou d'illuminations sans lien apparent. La réponse de Madeleine Brohant, et aussi cette journée dans la vie agitée et frondeuse de la duchesse de Longeville. Assoiffée, l'aventurière se jette sur un verre d'eau qu'on lui apporte, boit et déclare dans un voluptueux soupir: «Quel regret que ce ne soit pas un péché!»

Donc, il y avait quand même un lien entre ces éclats que la mémoire avait préservés. L'art du mot ou du bon mot, le culte du sens détourné, le jeu verbal qui rendait le réel moins définitif et les jugements moins prévisibles. A l'époque, la vie russe résonnait encore d'échos staliniens: «ennemi du Peuple», «traître à la Patrie» n'étaient pas vraiment hors d'usage. D'ailleurs, à l'orphelinat, malgré nos rêveries héroïques, nous savions que nos pères étaient désignés précisément par ces titres-là. Les mots, coulés dans le moule de la propagande, avaient une dureté d'acier, une pesanteur de fonte. En brûlant les brochures de Khrouchtchev, le vieux chauffagiste avait marmonné le mot de «volontarisme» (accusation officielle qu'il avait dû entendre à la radio et qu'il articulait mal, comme le nom compliqué d'une maladie honteuse). Nous n'en savions pas la signification mais éprouvions une obscure admiration pour la puissance de ce «isme» qui venait de jeter à terre le premier homme du pays et obligeait nos professeurs à éluder certains passages de nos manuels.

Inconsciemment peut-être je mettais en paralléle cette langue d'acier et la légèreté du verre d'eau devenant péché sur les lèvres de la duchesse de Longeville, la douceur aérienne d'un pénible escalier qui faisait battre les cœurs. Des mots qui tuaient et des mots qui, employés d'une certaine façon, libéraient.


Ce contraste m'avait guidé, un jour, vers Alphonse Martinville… Les mains couvertes de suie, je rangeais les volumes qui souvent tombaient en morceaux entre mes doigts. La porte de la pièce abandonnée encadrait un ciel de printemps, tendre et lumineux, et pourtant les pages du livre que j'avais découvert sous un paquet de vieux journaux frémissaient de fureur révolutionnaire, de claquements de guillotine. La foule en cet an II était avide de sang, la pluie du 15 ventôse ruisselait sur la lame du couperet, sur l'échafaud qu'on n'avait plus le temps de laver. Un jeune condamné apparut. «Mets-toi devant nous, Alphonse de Martinville!» ordonna le président. Surpris de recevoir une particule, le jeune homme répliqua avec le courage d'un desperado: «Je suis venu ici pour être raccourci et non point pour être rallongé!» Cette repartie conquit la foule et plut au tribunal. Un cri jaillit: «Citoyens! Élargissez-le!» La liesse devint générale. Martinville fut acquitté.


Parmi ces ouvrages, j'en ai retenu certains un peu malgré moi, à cause des marques à l'encre violette dans la marge. Surtout celui-ci, trés copieusement annoté: L'espèce humaine s'amé-liorera-t-elle? J'avais l'âge où ce titre ne paraissait pas encore cocasse. Longuement j'avais suivi les jolis NB et sic laissés par l'ancien propriétaire de la maison, le marchand Samoïlov, ce valeureux autodidacte que j'imaginais dans son cabinet, le soir, le nez surmonté de grosses lunettes rondes, le front plissé, l'index glissant sur les phrases d'un penseur français tombé dans l'oubli.

D'ailleurs, plus que les grands classiques et les avatars de l'Histoire, c'est un manuel français traitant des divers procédés de la trempe des lames qui m'avait longtemps passionné. Je passais des heures à déchiffrer les méthodes expliquées (je me rappelle: du graphite en poudre mélangé à de l'huile…), à essayer de confectionner la réplique d'un poignard qui portait le nom exaltant de Misericordia. Le manuel indiquait son origine et son usage. Lorsqu'un chevalier terrassé refusait de se rendre, protégé par son armure, on faisait appel à cette lame longue et fine «qui mordait le cœur à la manière du dard d'un scorpion».

L'éducation française que je recevais était ^aiment très peu scolaire.


Cette soirée de novembre était semblable aux autres et toute différente. J'avais fini par raconter à Alexandra la bagarre qui m'avait opposé aux autres, leurs moqueries: «… ton père abattu comme un chien.» Elle interrompit son travail, posa sur la table ma chemise dont elle recousait les boutons et se mit à parler, très naturellement, de mes parents, retraçant une histoire que par fragments je connaissais déjà: leur fuite, leur installation dans le nord du Caucase, ma naissance, leur mort…

Dans un roman, l'enfant aurait dû écouter un tel récit avec une attention douloureuse (combien de livres allais-je lire, par la suite, souvent pathétiques et larmoyants, sur la quête des origines familiales). En réalité, je le suivais, plongé dans une insensibilité opaque, dans une sorte de surdité résignée. Alexandra le remarqua, comprenant sans doute que ce qui comptait pour moi, pour nous tous à l'orphelinat, ce n'était pas la vérité des faits (en gros, pareille pour tous nos parents) mais la belle légende d'un officier injustement condamné et qui allait un jour pousser la porte de la classe. Elle poursuivit pourtant, sachant que ce qu'elle me confiait s'inscrivait dans ma mémoire, à mon insu, et pourrait ainsi échapper à l'oubli.

Je l'écoutais distraitement, jetant, de temps à autre, un coup d'œil sur les pages du livre ouvert devant moi, sur la phrase que je préférais à toutes les vérités du réel: «Ainsi mourut pouf les trois fleurs de lis… l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»


***

La rixe qui m'avait interdit d'imaginer un père héros eut aussi une autre conséquence. Quelques jours plus tard, cet os qu'un élève repêcha de son assiette et jeta à travers la table du réfectoire dans ma direction. Son cri: «Aux chiens!» fut suivi d'un esclaffement de la tablée et, tout de suite après, d'un silence tendu, regards baissés vers la nourriture: à la porte venait de surgir un surveillant. «Qu'est-ce que tu as à jeter tes saletés partout? s'indigna-t-il en pointant son index sur l'os qui traînait près de mon assiette. Ce soir, pas de dîner! Tu vas laver le couloir devant la pièce de Lénine. Et qu'il n'y ait plus un grain de poussière!»

Dans la solitude de ce long couloir qui menait vers «la pièce de Lénine» (mi-musée, mi-trésor, honorant, dans chaque école du pays, le souvenir du grand homme), je me sentis presque heureux. De ce bonheur qui suit la disparition du dernier espoir et qui nous apprend que toutes les douleurs sont finalement supportables. Les planches humides reflétaient la seule lampe allumée au bout du couloir. Engourdi par le va-et-vient de la serpillière, mon regard semblait découvrir sous la surface sombre et liquide la trompeuse profondeur d'un monde secret.

La corvée terminée, je traînai le seau dans les toilettes. En me lavant les mains, j'aperçus des éclaboussures brunes autour du robinet, sur le mur. C'étaient les gouttes séchées de mon sang, traces de la bagarre d'il y a trois jours. Ce saignement et la poignante tendresse à la pensée de la femme qui massait son sein gauche… J'aspergeai l'endroit souillé, le frottai avec hâte comme si quelqu'un eût pu deviner son mystère.

Je restai un long moment dans le débarras oû les femmes de ménage gardaient leurs balais et où j'avais rangé mon seau. Ce local me plaisait: des caisses de savon brun qui répandait une odeur fauve, agréable, un étroit vasistas ouvert sur une nuit glacée, mon corps serré contre le radiateur qui chauffait les genoux à travers le tissu du pantalon… Mon espace vital. Je m'en rendis compte précisément ce soir-là: un minuscule îlot où le monde n'était pas blessure. Au-delà, tout faisait mal. Par un réflexe de claustrophobie, sans doute, je cherchai dans ma pensée une échappée, un prolongement à ces minutes de sérénité, un archipel de brefs bonheurs. Je me rappelai l'une des dernières lectures dans la maison d'Alexandra. J'étais tombé sur un mot inconnu, l'«estran», elle m'en avait expliqué le sens, en français, j'avais imaginé cette bande de sable libérée par les vagues et, sans jamais avoir vu la mer, j'avais eu l'illusion parfaite d'y être, d'examiner tout ce qu'un océan pouvait oublier sur une plage en se retirant. Je comprenais à présent que cet estran dont je ne connaissais pas l'équivalent russe était aussi ma vie, tout comme le quatrième étage d'un immeuble vétusté où vivait Madeleine Brohant.

C'est ce soir-là probablement que je perçus pour la première fois avec autant de clarté ce que la langue d'Alexandra m'avait donné…

La porte s'ouvrit brusquement. L'intrus avait l'air de rentrer chez lui. C'était Village. Il me dévisagea avec dépit mais sans dureté et marmonna: «Ah, c'est toi qui as mis toute cette flotte dans le couloir. J'ai glissé dix mètres sur le cul. Pire qu'une patinoire…» Il serrait sous son manteau un paquet enveloppé dans une page de journal. La fraîcheur de neige qu'il avait apportée en entrant se coupa d'une odeur de fumée, très savoureuse, qui me fit avaler ma salive et me rappela que je n'avais rien mangé depuis midi. Village remarqua ma grimace d'affamé et eut un sourire satisfait.

«Alors, ils ne t'ont rien donné à bouffer, ces crache-propre? demanda-t-il en enlevant son paletot.

– Non, rien», toussotai-je dans une nouvelle contraction de la gorge, surpris par ce qualificatif appliqué aux autres.

«Bon, tant pis pour eux. Ils ont tous les jours la même tambouille à faire pisser les cafards. Nous, on va goûter ça…»

En un tour de main, il transforma la remise en une salle à manger. Le couvercle d'une caisse posée sur un seau forma la table. Deux autres seaux, retournés, devinrent chaises. Du journal déplié surgit un poisson grillé, au corps large et recourbé, aux nageoires noircies par le feu… Nous nous mîmes à manger. Village me raconta ses pêches clandestines, ses astuces pour quitter l'orphelinat. De temps en temps, il tendait l'oreille, puis reprenait son récit sur un ton plus sourd… A la fin de notre repas, des pas derrière la porte nous firent sursauter. La voix d'un surveillant cria mon nom. Village se redressa, me tendit un seau et, ouvrant la porte, se cacha derrière elle.

«Qu'est-ce que tu fais là? demanda l'homme, la main tapotant sur le mur mais ne trouvant pas l'interrupteur.

– Mais j'étais en train de ranger le seau, c'est tout», répondis-je avec une assurance hargneuse qui m'étonna moi-même.

Le surveillant, toujours dans la pénombre, renifla l'air, mais sa supposition lui parut tellement fantaisiste qu'il se retira en bougonnant:

«Bon, range donc tout ça et vite au lit.» Coincé derrière la porte, Village levait son pouce: «Bien joué!»

C'est à l'étage des dortoirs, avant de nous séparer, qu'il me dirait avec cette intonation inégale qui traduit les paroles profondément enfouies et dont la remontée brusque vers les lèvres fait mal: «Tu sais… mon père, on l'a aussi… abattu. Avec un camarade, il voulait s'évader… Mais le garde les a surpris et les a mitraillés. Un vieux me racontait que dans les camps, les fuyards tués, on les laissait pendant trois jours bien en vue, devant les baraques, pour que les autres sachent ce qui les attendait… Et ma mère, quand elle a appris ça, elle s'est mise à boire, et quand elle est morte, le médecin a expliqué qu'elle était comme qui dirait brûlée de l'intérieur. Et juste avant, elle répétait tout le temps: " C'est pour te voir qu'il a fait ça. " Mais moi je ne la croyais pas vraiment…»

L'amitié peu bavarde qui nous lia m'apprit beaucoup. Le paria le plus méprisé de l'orphelinat, Village, était en réalité le plus libre parmi nous. On le voyait presque chaque jour exécuter la corvée des ordures mais nous ne savions pas qu'il se proposait lui-même et pouvait ainsi passer de longs moments volés à arpenter les berges de la rivière, s'aventurant même jusqu'à la Volga. Il était aussi le seul à accepter la réalité, à ne Pas invoquer le fantôme de l'officier qui allait frapper à la porte de la classe. En fait, il n'acceptait pas cette réalité construite pour nous, avec ses mythes, ses héros déchus, ses livres brûlés dans le poêle de la chaufferie. Et tandis que, avant le début des cours, nous étions alignés, classe par classe, dans le couloir et écoutions, sans écouter, la vocifération chantée du haut-parleur («Le parti de Lénine, force populaire, nous conduit au triomphe du communisme!»), Village se glissait à travers les saulaies, dans le brouillard du matin, dans le fragile éveil des eaux bordées par les premières glaces. C'était là sa réalité.

Je me disais que mon «estran» n'était pas si éloigné des matinées brumeuses de Village.


Le pays de l'estran, pays refuge, où il m'était encore possible de rêver, se découvrait par fragments, sans logique, au milieu des vestiges de la bibliothèque de Samoïlov. C'est là qu'un jour je mis la main sur une page arrachée, marquée par le feu, avec ce début de poème dont je ne parviendrais jamais à identifier l'auteur:


Le soleil se lève à Nancy,

Il est desja sur la Bourgogne,

Nous le verrons bien-tost icy,

Pour s'en aller dans la Gascogne.


Aucune géographie ne me donnerait une sensation plus physique de la terre de France, de ce territoire qui m'avait toujours paru, d'après les cartes, bien trop réduit pour pouvoir prétendre à des fuseaux horaires. Le poète avait exprimé l'intuition de l'espace aimé, ce sens charnel de la patrie qui nous permet d'envelopper d'un seul regard tout un pays, d'en percevoir très distinctement les tonalités, différentes d'une vallée à l'autre, la variation des paysages, la substance unique de chacune de ses villes, le grain minéral de leurs murs. De Nancy à la Gascogne…


Je n'avais pas l'impression de poursuivre un but en explorant les ruines des livres dans la pièce condamnée. La simple curiosité d'un visiteur de greniers, le plaisir de tomber sur un volume épargné par l'incendie, sur une gravure intacte, sur une note calligraphiée à l'ancienne. La joie surtout de descendre, les bras chargés de ces trouvailles, de les montrer à Alexandra. Pourtant, peu de temps après la lecture du quatrain sur la page arrachée, je compris ce qui me Poussait à rester de longues heures en compagne de ces livres mutilés. Du fond d'une caisse dont le bois se désagrégeait comme du sable sous mes doigts, je tirai une Histoire du Bas-Empire aux feuilles collées par l'humidité, puis une livre en allemand imprimé en exubérants caractères gothiques et enfin, privée de couverture, cette Notice funèbre. Je ne me souviens plus qui était son destinataire. L'ombre d'une grande lignée disparue est liée, trop confusément, à cette lecture. Je retins juste, mais en revanche par cœur, les paroles de François Ier que l'auteur citait et qui étaient soulignées à l'encre violette dont je reconnus la teinte flétrie: «Nous sommes quatre gentilshommes de la Guienne qui combattons en lice contre tous allants et venants de la France: moi, Sansac, Montalembert et la Châtaigneraie.» J'imaginais le pays qu'un regard d'amour embrassait en suivant la course du soleil, de Nancy à la Gascogne, je savais maintenant que c'était le regard de ces quatre chevaliers qui observaient, pour la mieux défendre, leur terre natale.


Je cherchais dans mes lectures ce dont j'étais privé. L'attachement à un lieu (celui de ma naissance était trop indéfini), une mythologie personnelle, un passé familial. Mais surtout ce dont les autres venaient de me priver: cette divine liberté de réinventer la vie, de la peupler de héros. Les quatre chevaliers de la Guienne étaient pour moi bien plus réels que les spectres des beaux officiers qui hantaient les dortoirs de l'orphelinat.

Croyais-je vraiment à ces silhouettes équestres qui veillaient sur la France? Je pense que oui, comme on croit à la noblesse, à la compassion, au sacrifice de soi quand on a onze ou douze ans. D'ailleurs ce n'est pas la réalité de cette image qui m'intéressait mais sa beauté. Une route en haut d'une colline, la poussière amortissant le martèlement des sabots, les quatre compagnons qui avancent lentement, le regard porté au loin, tantôt vers l'empilement brumeux des montagnes, tantôt vers la percée lumineuse de l'océan. Je les voyais ainsi, c'était ma façon d'espérer.


Ce pays rêvé finit, un jour, par imprimer son espace en moi, comme s'imprime dans notre mémoire visuelle le tracé des constellations, et dans la plante de nos pieds le dénivellement d'un chemin familier. Je m'en rendis compte pendant cette dernière leçon de littérature avant les vacances du Nouvel An. L'atmosphère était peu studieuse. Certains sommeillaient, hypnotisés par l'ondoiement des gros flocons derrière la vitre, d'autres, au fond de la classe, s'étranglaient dans un chuchotement de rires en passant sous les tables un manuel ouvert sur une illustration maculée. De temps en temps, tonnait la voix de l'enseignante, grande femme osseuse, au menton lourd et proéminent: «Qui Veut rester sans manger jusqu'à demain?» La classe se figeait, elle reprenait son commentaire qui décortiquait un poème de Lermontov, le manuel provoquait de nouveaux spasmes d'hilarité. Quand il passa sous mes yeux, je ne pus réprimer un sourire. Le poème étudié (consacré à Napoléon) était illustré par le tableau représentant l'empereur qui venait d'abdiquer. Un choix malheureux si l'on connaît la manie des cancres de profaner les personnages illustres des manuels. Napoléon était assis, l'air abattu, le corps tassé, le regard fixe, les jambes largement écartées. Et c'est dans cet entre-jambe impérial qu'une main sacrilège avait dessiné un monstrueux tube velu agrémenté de deux boules démesurées. Une autre main, plus innocente, avait recouvert son visage de longues cicatrices suturées, caché son œil gauche sous un bandeau de pirate. Je souris, en me disant que certains personnages subissaient dans nos manuels des ajouts encore plus infamants, des appendices encore plus musculeux… C'est à ce moment-là que l'enseignante commença à déclamer le poème.

Elle le lisait à la fois mal et bien. Mal, car sa voix était monocorde et visiblement attentive à l'endormissement des uns et au chuchotement ricaneur des autres. Bien, parce que la banalité de cette voix permettait de l'oublier, d'oublier cette grande femme à la carrure anguleuse, d'oublier cette classe, de pénétrer dans l'univers nocturne des strophes, de se retrouver sur cette île perdue au milieu d'un océan, près d'une pierre tombale s'ouvrant une fois par an, à minuit, le jour anniversaire de l'Empereur. Le défunt se lève et monte sur le pont du Hollandais volant qui s'élance vers «la France aimée où il a laissé la gloire, le trône, son fils héritier et sa garde fidèle». Il débarque en pleine nuit et réveille la côte déserte par un appel puissant qui résonne jusqu'au plus profond du pays. Mais la patrie y reste sourde: «Les grenadiers moustachus dorment dans la plaine où ruisselle l'Elbe, sous la neige de la froide Russie, dans les sables brûlants des pyramides.» Il convoque alors ses maréchaux: «Ney! Lannes! Murât…» Personne ne vient à lui. «Les uns sont tombés au champ d'honneur, d'autres l'ont trahi en monnayant leur épée.» Dans un cri désespéré il appelle son fils, mais, en réponse, entend le silence mortuaire du vide. L'aube le force à quitter sa patrie. Il monte sur le navire et le Hollandais volant le porte vers son île lointaine.

Je n'avais jamais éprouvé auparavant une telle liberté face au réel. J'avais envie de rire tant la beauté de ce voyage nocturne rendait insignifiant le monde soi-disant réel qui m'entourait: les murs de cette classe décorés de bandes de calicot rouge avec des citations de Lénine et du dernier congrès du Parti, le bâtiment de l'orphelinat, les cheminées d'une gigantesque usine derrière la rivière prise par les glaces. L'homme dressé sur le pont du Hollandais volant, cette silhouette à bicorne, n'avait rien à voir avec Bonaparte dont nos livres d'histoire nous apprenaient l'aventure, ni avec le «personnage littéraire» analysé par notre professeur, ni avec ce petit gros aux jambes écartées que dépeignait l'illustration. L'exilé revenu sur les côtes bretonnes et lançant des appels à ses maréchaux était une réalité devinée par le poète, plus vraie que l'Histoire elle-même. Plus crédible car belle.


Je savais que le voyageur du Hollandais appartenait au pays des quatre gentilshommes de la Guienne, qu'il pouvait, comme eux, l'embrasser d'un seul regard, des forêts de l'est aux dunes de l'océan. Quand, à la fin du cours, claquèrent les tablettes à gonds de nos vieux pupitres, je me dis qu'il serait peut-être possible de ne jamais quitter, dans ma pensée, ce pays rêvé.


J'aurais dû, selon la logique de ma quête adolescente, m'enfoncer dans une solitude de plus en plus dédaigneuse et farouche, adopter la posture du jeune roi en exil. Un être déchiré entre son rêve français et la réalité. Une logique romanesque et romantique. Tout se passa autrement. C'est la réalité qui soudain fit un coup de théâtre.

D'abord une simple rumeur, tellement invraisemblable que, pendant les vacances du Nouvel An, nous en parlions comme d'une blague farfelue. Nos vacances d'ailleurs ne ressemblaient pas à celles des écoliers normaux. On nous envoyait nettoyer les voies de chemin de fer souvent bloquées par les tempêtes de neige ou bien, de temps en temps, nous étions alignés, en une haie d'honneur, à l'occasion d'une visite officielle. Le passé glorieux de notre ville attirait des délégations étrangères. Bordant le périmètre d'un monument aux morts, nous représentions «la jeunesse soviétique recueillie dans le souvenir immarcescible de la guerre». C'est surtout durant les vacances qu'on avait recours à nous car les enfants normaux étaient, à ces moments-là, difficiles à mobiliser. Ou encore lorsqu'il faisait particulièrement froid, les parents refusant d'exposer leurs petits aux rafales par moins vingt-cinq.

Il faisait justement très froid en ce mois de décembre. Nos rangs, malgré le garde-à-vous imposé, dansotaient, la semelle des vieilles chaussures battant la glace et, pour se réchauffer le cœur, en attendant le passage d'un cortège officiel, nous commentions cette rumeur stupide. Quel farceur avait pu la lancer?

À la reprise des cours, la nouvelle tomba: la rumeur n'était pas fausse, dès la rentrée prochaine l'orphelinat fermerait.

Dans les mois suivants, nous apprîmes les détails: les élèves allaient être dirigés vers des internats ordinaires, les plus âgés vers des établissements techniques et des usines, peut-être même dans des villes éloignées. Nous n'y crûmes vraiment qu'en juin, lorsque, après la fin des cours, on nous ordonna de traîner à la chaufferie nos vieux pupitres. Mais jusqu'à ce jour-là, nous gardions l'espoir qu'il s'agissait d'une fausse alerte. Et pourtant chacun à sa manière se préparait au départ.

L'orphelinat, l'équivalent de la prison où avaient disparu nos pères, changea soudain de nature, nous révélant son côté hospitalier, familial presque. La vie des autres dont nous avions toujours envié la liberté nous angoissait à présent. Nous étions comme ce détenu qui achève une longue peine, compte les heures et en même temps redoute la sortie, et souvent, juste avant le grand jour, s'évade, se fait prendre et se retrouve devant un nouveau décompte de jours à rayer.

En apparence, notre quotidien resta le même. Le changement le plus sensible fut une sorte de solidarité qui s'imposa toute seule, effaçant les anciennes castes des faibles et des forts. La force, hostile, inconnue, était désormais à l'extérieur de nos murs.

Un samedi soir, en janvier, je montai dans la pièce condamnée où j'avais presque terminé le tri des livres. Dans la pénombre, leurs mondes s'éveillèrent, leurs paroles résonnèrent, assourdies, à mes oreilles. Sur une caisse était posée la lame du futur poignard Misericordia… Du palier, Alexandra m'appela. Je jetai un dernier coup d'œil autour de moi en pensant qu'il me faudrait bientôt quitter ces livres pour longtemps, pour toujours peut-être, et qu'il faudrait essayer d'emporter en moi le pays né sur leurs pages.

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