V

Ce jour-là disparaît toute distance entre le pénible devoir de vivre et la calme acceptation de mourir.

Une journée de mai 1942, à une trentaine de kilomètres de Stalingrad, la chaleur épaisse comme du goudron, des rails encombrés de pansements sales, d'éclats de bombes, d'immondices. Un convoi vient d'être touché. Les cheminots essayent de détacher la citerne en feu pour la tracter sur une voie de garage. Son pétrole brûle en plongeant les environs dans une nuit Percée par un soleil violet. Le mouvement des trains devient tâtonnant mais ne s'interrompt pas – la seule chose qui compte. Des convois vers l'ouest: des soldats, des obus, des armes. Des convois vers l'est: de la chair mutilée, digèrèe par les combats. La gigantesque cuisine de la guerre, une immense chaudière qu'à chaque minute il faut alimenter avec des tonnes d'acier, de Pétrole, de sang.

Alexandra se retrouve serrée entre le mur des citernes immobilisées et les wagons qui avancent sur la voie voisine. Si le feu se propage, le nœud ferroviaire sera un brasier long d'un kilomètre. Il faudrait tomber, ramper sous le convoi, ressortir de l'autre côté, fuir. Elle ne bouge pas, fixe son reflet sur le flanc de la citerne luisante de pétrole. Muet, s'articule soudain en elle son prénom, son vrai prénom et son nom français. Sa vie égarée ici, dans ce crépuscule de midi, dans ce pays étranger qui agonise autour d'elle. L'air brunâtre, les cris des blessés, son propre corps dissous dans la chaleur, la souillure, l'abrutissement de l'effort, l'asphyxie. Elle se dit que la mort ne pourra jamais déboucher sur une torture aussi riche. Au bout du convoi la fumée grossit, on ne voit plus les rails…

Son reflet se met à glisser, disparaît. On a réussi à couper le convoi en deux, à éloigner la partie en flammes. La vie peut reprendre. Une vie qui se confond si bien avec la mort.

À travers le martèlement des roues, elle entend une voix l'appeler: «Choura!» Elle revient dans sa vie russe, se remet au travail. Avec d'autres femmes, elle dénoue, jour après jour, le chassé-croisé des convois, le va-et-vient des locomotives. Tout se passe dans la tension des nerfs à nu, au milieu des hurlements et des jurons, dans l'oubli de la fatigue, de la faim, de soi. Un machiniste l'injurie, elle répond avec une hargne brève et efficace. Une collègue l'aide à descendre un mort du convoi des blessés. Elles l'empoignent, le posent sur une pile de vieilles traverses. Les yeux de l'homme, ouverts, paraissent animés, on y voit monter la fumée du pétrole incendié. Deux autres convois la serrent entre leurs murailles, l'un se dirige vers l'ouest (un criaillement de bandonéon, le visage souriant d'un soldat qui, les mains en porte-voix, la demande en mariage), l'autre vers l'est, silencieux (dans une fenêtre, une tête entièrement recouverte de pansements, une bouche qui tâche de saisir un peu d'air). Et pour elle, entre ces deux murs en mouvement, un semblant de solitude et de repos. Et cette pensée: pourquoi m'accrocher à cet enfer? Elle regarde sa main droite, ses doigts mutilés dans un bombardement. Ses pieds dans de grosses bottes de soldat. Elle devine, sans le voir, le masque desséché et vieilli de son visage.

Les trains se retirent presque au même moment. Un homme marche en enjambant les voies, en agitant tranquillement une petite valise, sans se soucier des manœuvres chao-tiques des convois. Il porte une tenue bizarre, mi-militaire, mi-civile. Sa démarche libre, les regards qu'il jette tout autour font de lui un paisible promeneur du dimanche tombé par hasard dans cette journée de guerre. Pour quelques secondes, il reste dissimulé derrière le rouleau de fumée, puis réapparaît, évite de justesse une locomotive, continue son excursion. «Un espion allemand…», se dit Alexandra, se rappelant les innombrables affiches qui invitent à démasquer ces ennemis qu'on parachute, semble-t-il en masse, à l'arrière. L'homme, la main en visière, observe le vol rapide d'un chasseur au-dessus des flammes, puis se dirige vers le poste d'aiguillage. Non, trop maladroit pour un espion. Celui-là va finir par passer sous les roues d'une draisine ou de ce train qui surgit en déchirant la fumée. Alexandra se met à courir vers l'homme, lui faisant signe de s'écarter, essaye de couvrir de son cri le grincement des rails. Elle le rattrape, le pousse, ils trébuchent tous les deux, fouettés par le souffle du train. Les mots qu'elle lui jette sifflent aussi comme des fouets. Des mots rêches, grossiers qui font de sa voix une voix d'homme. Elle sait que ses paroles sont laides, qu'elle-même doit être très laide aux yeux de ce vacancier égaré, mais ce dégoût lui est nécessaire, elle cherche cette douleur et ce mal sans issue. Le promeneur plisse les yeux, comme dans un effort de compréhension, un sourire aux lèvres. Il répond, explique calmement, avec une politesse incongrue, d'un autre âge. Il parle correctement, mais cette correction justement se remarque. «Il a un accent», se dit-elle et soudain, abasourdie, incrédule, elle croit deviner quel est cet accent.

Ils ont encore le temps d'échanger quelques mots en russe mais déjà la reconnaissance se fait, plutôt une rapide série de reconnaissances: le timbre de la voix, la mimique, un geste qui serait autre chez un Russe. Ils se mettent à parler français et c'est elle à présent qui a l'impression de parler avec un accent. Après vingt ans de silence dans cette langue.

Le même enfer les entoure, le même labyrinthe mobile de convois, le même grincement d'acier qui broie sur les rails le moindre grain de silence, les mêmes hélices qui, au-dessus de leurs têtes, lacèrent le ciel, et cette fumée qui fait passer sur leurs visages l'ombre des jours inconnus. Ils ne remarquent rien de tout cela. Quand le bruit efface la voix, ils devinent les paroles dans le seul mouvement des lèvres. Il sait qu'elle est infirmière mais que, blessée il y a trois semaines, elle a été envoyée à ce poste d'aiguillage. Elle sait qu'à la gare de Stalingrad il s'est trompé de direction et ne parvient pas à rejoindre l'escadrille à laquelle il est affecté. Pourtant, plus que le sens c'est, pour l'instant, la sonorité des mots qui importe, la simple possibilité de les reconnaître, d'entendre vivants ces mots français. De dire le nom de cette ville, près de Paris, où elle est née, une autre, près de Roubaix, sa ville à lui. Des noms qui sonnent comme des mots de passe.

Ils garderont la sensation de ne pas s'être quittés. A trois heures du matin ils parleront toujours, assis dans une pièce sans lumière, devant leur thé froid. A un moment, ils s'apercevront que la nuit a pâli et que cette naissance du jour est venue à travers le mur éventré. Ils s'étaient bien sûr quittés après leur rencontre au milieu des voies: il allait continuer sa recherche, elle allait courir vers la draisine des pompiers. Ils avaient eu juste le temps de se donner ce rendez-vous très tard dans la soirée. Mais pour eux, existe désormais un temps différent, ininterrompu, invisible aux autres, fragile comme cette pâleur qui glisse par l'embrasure du mur, comme la fraîcheur d'un merisier sous la fenêtre ouverte.

Ils n'auraient pas dû dire ce qu'ils se sont dit, lui parlant de son escadrille (secret défense!), elle avouant sa crainte (défaitisme!): «Si les Allemands traversent la Volga, la guerre est perdue…» Mais ils ont parlé en français, avec le sentiment d'user d'une langue codée, faite pour les confidences et qui les éloignait des rails noyés dans la fumée.

Elle mesure cet éloignement surtout à présent, vers trois heures du matin. La première pâleur du ciel, la senteur du merisier, un souffle frais venant de la Volga. Le visage de l'homme en face d'elle, ce thé très fort dans leurs tasses, le thé qu'il a apporté et dont elle avait oublie depuis longtemps la saveur. Même les instants de silence entre eux sont différents du silence qu'elle entend d'habitude. Pourtant l'enfer est tout proche, à quelques centaines de traverses de cette maison. Dès cinq heures, elle y plongera. L'homme ira rejoindre sa compagnie. Elle l'entend raconter les derniers jours avant la guerre, en août 1939, qu'il a passés à Paris. Il sortait du cinéma (il venait de voir Toute la ville danse: «Pas terrible… Une jolie musique») quand, derrière la vitre d'un bureau, il a vu cette femme blonde affublée d'un masque à gaz et qui parlait au téléphone. Un entraînement… Ils rient.

Il n'y a aucune suite dans ce qu'ils se confient. Ils ont trop d'années, trop de visages à évoquer. Dans l'obscurité, elle a moins de peine à lui parler de la douleur qu'elle porte en elle et qui l'étouffait hier, quand ils se sont rencontrés. Elle avait connu la même détresse il y a sept ans. Son mari («mon mari russe…», précise-t-elle) venait d'être arrêté et fusillé après un procès long de vingt minutes. Elle avait alors désiré la mort, y avait pensé avec une sorte de gratitude, avait imaginé aussi une autre solution: fuir la ville sibérienne où on l'avait exilée, faire l'impossible, rejoindre la France. Cette pensée l'avait retenue en vie. Elle avait traqué la moindre nouvelle venant de Paris. Un jour, elle était tombée sur ce recueil de textes: une dizaine d'écrivains français traduits en russe. Le premier s'intitulait: «Staline, l'homme à travers lequel on voit le monde nouveau». Puis ce poème qui avait pour titre «Hymne à la Guépéou». Les vers célébraient la police secrète qui avait tué son mari, parmi des millions d'autres… Elle avait lu le recueil jusqu'au bout, ne parvenant pas à imaginer le type humain de ces Français-là, à imaginer leur regard qui choisissait cet aveuglement ignoble, leurs bouches qui osaient ces paroles.

Elle dit à Jacques Dorme qu'à présent cette idée d'atteindre la France lui paraît encore plus invraisemblable. Non pas à cause des poètes français qui chantent la Guépéou, mais à cause de la guerre, la même de la Volga à la Seine. À cause des convois de blessés qu'il faut envoyer à l'arrière.

Il parle de la maison où il a passé son enfance et sa jeunesse, des unités allemandes qui traversent à présent la rue devant les fenêtres du salon. Sur le mur de cette pièce, il y a une photo de son père, très jeune encore, qui était parti à la guerre, à l'autre guerre, «la Grande», et en était revenu vieux, pour attendre la mort en 1925. Il ne sait pas si le souvenir qui lui reste de son père est lié uniquement à ce portrait ou aux quelques secondes pendant lesquelles un enfant de trois ans voit, sur les marches du perron, un homme portant un sac a l'épaule, puis la silhouette de cet homme qui s'éloigne dans la rue et disparaît.

Le soir, ils se reverront, toujours avec la même impression de ne pas s'être quittés un instant.


***

«Je ne prétends à rien, je suis»…

Quand, de longues années après, je penserais à Jacques Dorme, ce seraient ces paroles qui évoqueraient le mieux, pour moi, sa nature d'homme, le credo informulé de cet aviateur, de cet inconnu surgi derrière la fumée d'un convoi en flammes. Ces paroles prononcées par un roi de France.

Adolescent, j'ai voulu voir en lui un brillant héros et dans sa vie, une série d'exploits. Une habitude laissée sans doute par nos rêveries enfantines à l'orphelinat. Or, dès le début du récit que me faisait Alexandra, cet élan de grandiloquence s'est tu devant la simplicité de ce que j'entendais. Une vie qui ne se souciait pas d'être sculptée en destin, qui prenait du retard sur les événements et, parfois, restait même immobile, comme durant ces nuits, dans une chambre dont l'un des murs, défoncé, s'ouvrait sur le ciel et laissait entrer l'onde amère d'un merisier. Loin du temps des hommes.

Il débarqua trop tard en Espagne (mon désir de le voir à la tête d'une brigade internationale serait vain). En janvier 1939, deux mois avant la chute de Madrid. Avait-il espéré se battre contre l'aviation franquiste et les chasseurs allemands, conduire un Dewoitine ou un Potez qu'il avait pilotés en France? La réalité, en tout cas, fut autre. Il ne se battit pas, mais emmena les débris des batailles perdues: des armes, des blessés, des morts. Et il vola non pas sur un fringant avion de chasse mais sur un lourd trimoteur de transport Junkers 52, pris aux nazis.

Il avait certainement rêvé de combats aériens et de petites étoiles marquées sur le flanc du cockpit, décompte des victoires. La souffrance des foules en déroute, cette ingénieuse multiplicité de souffrances qu'invente la guerre, lui donna une idée plus humble de son travail de pilote: déplacer les gens de l'endroit où l'on souffrait beaucoup vers un lieu où l'on souffrirait moins.

Il finit même par se réconcilier avec son avion boche. Au début, il se persuadait que bien le connaître pouvait être utile pour savoir, en cas de guerre avec l'Allemagne, mieux abattre les appareils de ce modèle. Plus tard, la fidélité patiente de la machine réchauffa leurs rapports d'une amitié presque humaine, bougonne et indulgente dans les moments difficiles. «Je 1'ai rééduqué…», disait-il aux pilotes russes qu'il croisait souvent et qui lui avaient appris quelques bribes de leur langue. Il ne pouvait pas encore deviner l'importance que prendraient, un jour, ces deux détails somme toute insignifiants: la connaissance de ce vieux Junkers et la capacité de dire une dizaine de phrases en russe.


Il apprit aussi que les souvenirs de guerre guettaient surtout à l'orée du sommeil où ils tissaient, pour un pilote, des cieux encombrés de poutres d'acier, de bouts de câbles, de branchages dans lesquels l'avion se frayait un passage tortueux, insupportablement lent. Il se réveillait souvent, étouffé dans ces écheveaux. Et le jour, c'est le vide qui le surprenait. Cette ruelle déserte à Port-Vendres, à quelques heures des derniers coups de feu, à quelques kilomètres des villes bombardées et des foules hurlantes, cette fenêtre ouverte d'un rez-de-chaussée, une femme qui repasse du linge, sa fille qui, de la rue, tend une poupée et la pose sur l'appui de la fenêtre, le chuintement doux de l'eau sous le fer, la vapeur qui a le goût poignant d'une vie heureuse. Il lui faudrait plusieurs mois pour s'habituer à ces béances de bonheur et de routine, les pièges de l'oubli.

À Paris, il essaya de peupler ce vide par la volubile excitation du cinéma, alla voir tous les derniers films et remarqua, à une séance, cette spectatrice qui pleurait: sur l'écran, l'héroïne sanglotait, le visage intact levé au-dessus d'une lettre. Il ne suivit plus l'intrigue, se souvint des rues de Barcelone, d'une mère hagarde avec un enfant mort dans ses bras… En sortant, il s'amusa à observer une jeune blonde qui, derrière la vitre d'un bureau, parlait au téléphone, la tête défigurée par un masque à gaz. C'était amusant et aussi troublant pour lui, car la jeune femme ressemblait beaucoup à sa fiancée. Il venait de recevoir une lettre de rupture: elle lui reprochait son engagement en Espagne, son absence qu'elle ne voulait plus supporter et qu'elle appelait «ton penchant pour le vagabondage». Il sourit, avec aigreur. Derrière la vitre un homme rajustait le masque sur la tête de la femme blonde qui tournait vers lui son museau de tapir. Non, c'était plutôt amusant. Il se promit de le raconter aux siens qu'il devait revoir au début du mois de septembre.


Le jour de son arrivée dans la maison familial fut celui où l'on déclara la guerre. Son frère de seize ans cachait mal sa joie: il rêvait de devenîr capitaine de bateau. Jacques Dorme l'entendit même s'écrier: «Pourvu que ça dure un peu!» Il ne dit rien, sachant que pour craindre et haïr vraiment la guerre il fallait l'avoir faite. Au moment du départ, sa mère prononça presque les mêmes paroles, sans doute, que celles qu'elle avait adressées à son mari, en 1914. Le portrait du père était toujours au même endroit, au salon, mais à présent cet homme photographié un an avant son départ au front paraissait à Jacques Dorme étonnamment jeune. Et il était réellement plus jeune que son fils.


Il se rappela l'épisode de la blonde au masque à gaz durant cette nuit sans sommeil, à Stalingrad, au mois de mai 1942, le raconta à la femme qu'il venait de rencontrer au milieu des trains. Ils rirent en imaginant le genre de grognement qu'un amoureux pouvait entendre à l'autre bout du fil. Et dans un bref vertige, il revit tout ce qui le séparait de cette journée parisienne, tout ce qui en moins de deux ans l'avait rendu autre, toute cette épaisseur de vie et de mort qui s'était engouffrée en lui. Une journée d'août à Paris, à la sortie d'un cinéma et, à présent, cette grande maison en bois à moitié détruite par une explosion, cette femme inconnue et soudain si proche, cette bourgade derrière la Volga, le terrible spasme d'un pays qui s'apprête à se battre pour sa survie, et le calme infini de ces minutes, de cette étoile dans la cassure du mur, de la senteur des grappes blanches qui respirent dans le noir. Et ce vertige à la pensée de ce qui l'a amené jusqu'à cet endroit.

Il s'efforcerait de le dire, cette nuit, dans le désordre des souvenirs, des oublis, des aveux inattendus pour lui-même. De temps à autre, un silence tomberait, ils se regarderaient, unis par la conscience de l'extrême faiblesse des mots.


Les silences cachaient aussi sa réticence à avouer qu'il avait plus d'une fois joué sa vie. Il parla de «serpentins enflammés» pour décrire les rafales traçantes dans les nuits de combats aériens en mai-juin 1940. Il venait de dire que les pilotes de son escadrille s'étaient battus à un contre cinq et se reprit aussitôt, craignant le ton de bravade, évoqua ces bouts de serpentins brûlants dans lesquels la chasse allemande les emmêlait. Comme par une nuit de bal…

Son dernier combat, Jacques Dorme le raconta aussi en quelques mots, surtout pour faire comprendre que sa présence ici, dans cette gare de triage, dans cette ville russe, tenait finalement à sa résolution teigneuse de rattraper un bombardier allemand, ce Heinkel vidé de ses deux tonnes de mort et qui revenait vers sa base comme on rentre du travail. Par un bel après-midi de juin… L'avantage de la vitesse qu'avait son Bloch sur l'Allemand était minime, il savait que la poursuite prendrait du temps. Il lui restait peu de munitions: il faudrait s'approcher prudemment, en évitant les nombreuses mitrailleuses du bombardier, manœuvrer à coup sûr, tirer sans compter sur une seconde chance. Il mit une heure interminable à compresser la distance, à affiner l'angle d'attaque et, à la fin, semblait connaître de longue date celui qui pilotait le Heinkel, deviner les pensées de l'homme derrière le reflet du cockpit… Il l'abattit en gardant cet étrange sentiment de lien personnel qui d'habitude n'avait pas le temps de se former dans la fièvre des rapides duels des chasseurs. A la satisfaction de la tâche accomplie s'ajouta cette idée à peine formulée: la vie de ce pilote et des hommes d'équipage, les ultimes secondes de leur vie… Il fut attaqué à ce moment-là, comme dans un cinglant rappel à l'ordre. Interdit de rêvasser! La transparence de la vitre s'irisa sous des coulées d'huile giclant en éventail, le vent siffla dans cette coquille éclatée, le contour d'un Messerschmitt se dessina lentement, dans une abrupte plongée verticale. Il réussit à se poser sur le fuselage, perdit connaissance, se réveilla prisonnier.


Le récit de ce dernier combat est interrompu par le passage d'un convoi qui cadence sourdement sa lourdeur, dans le noir. Un convoi vers l'est. Jacques Dorme se tait et ils restent tous les deux à écouter l'essoufflement du bruit et, d'un wagon à l'autre, un râle de douleur, un cri, une réponse injurieuse à ce cri. La fraîcheur de l'air se mêle avec la lie saumâtre des blessures.

«Je pense que, de toute façon, je n'aurais pas eu assez de carburant pour rentrer, je volais déjà très loin derrière la ligne du front. Je m'étais emballé…» Elle devine que dans l'obscurité il sourit. Comme pour s'excuser d'avoir parlé de sa victoire, de ses contorsions pour arracher son avion à la vrille, de son évanouissement. D'en avoir parlé tout près de ces wagons remplis de milliers de soldats qui oscillent au-dessus de la mort. Il sourit.

Si aimer a un commencement, ce dut être, pour Alexandra, ce léger sourire invisible dans l'obscurité.


***

Durant les mois de captivité, il revenait souvent, par la pensée, à ces jours de mai et de juin 1940 et, chaque fois, c'est l'abondance de ciel qui le frappait. Il n'y avait rien eu d'autre dans ces semaines de combats, aucun souvenir de ce qui se passait au sol, aucune rencontre dans les rues des villes, juste ce bleu, des archipels éclatés de nuages, un infini bleu d'où la terre avait disparu. Sa mémoire ne le trompait pas: avec plusieurs vols par jour, avec des sommeils brefs remplis de ces mêmes vols, il n'avait tout simplement pas le loisir de se retrouver souvent sur la terre ferme.

À présent, dans l'espace réduit du camp, la collante gravitation du sol pesait à la plante des pieds. Et la nuit, l'odeur de terre fraîche stagnait dans leur baraque, piquait les narines par son acidité humide. Ils étaient pourtant privilégiés, lui et les trois pilotes polonais avec qui il partageait cette bâtisse basse à côté de la ferme transformée en camp pour prisonniers de guerre. Il était passé par plusieurs autres endroits, d'abord en Allemagne, avant de se retrouver ici, à la frontière orientale de la Pologne écrasée. Tout le monde devinait qu'une autre guerre germait déjà. Ces pilotes emprisonnés pourraient être utiles. Les officiers allemands qui venaient de temps en temps en inspection leur faisaient comprendre qu'ils avaient tous désormais un ennemi commun et qu'entre gens civilisés il serait toujours possible de s'entendre. Ainsi avaient-ils droit à la même nourriture que les gardiens et à ce logis où, au lieu des bat-flanc, chacun disposait d'un lit. Ils allaient et venaient à travers le camp sans avoir besoin d'autorisation.

Au cours de ces flâneries, Jacques Dorme vit de l'autre côté de la route les baraques des prisonniers ordinaires et un jour, pour la première fois de sa vie, une exécution par pendaison: un des pendus était de très grande taille, ses orteils piquaient dans la terre comme la pointe d'une toupie, son corps fît plusieurs tours sur lui-même, avant de se relâcher… Jacques Dorme éprouva une vague honte, s'en voulant de ce statut d'aristocratie militaire dont jouissaient les pilotes.

C'est dans ce camp-là, derrière la route, qu'il aperçut durant l'été 1941 une longue colonne de soldats russes et sut ainsi que cette autre guerre que tout le monde attendait venait d'éclater.


Une nuit, l'odeur terreuse qui le poursuivait fut insupportable. Il se leva, traversa la pièce dans le noir, voulut pousser la porte et, soudain, derrière l'empilement de vieilles caisses aperçut une lueur, puis la silhouette d'un des Polonais. L'odeur venait de là. Il s'approcha. Les hommes, se voyant pris en flagrant délit, ne cachèrent plus rien. À l'angle de la maison, s'ouvrait dans le sol une trouée. Une tête y apparut, des yeux clignèrent dans le halo d'une allumette. Les Polonais se regardèrent. Sans échanger un mot, comme si tout simplement son tour était venu, Jacques Dorme se mit à enlever avec eux la terre de l'excavation.


Ils s'évadèrent par une nuit de déluge, au début de l'automne. Les gardes n'osaient pas mettre le nez dehors, les projecteurs ressemblaient aux lumières glauques d'un bathyscaphe, les odeurs, les traces des pas fondaient dans la boue. L'un des pilotes, Witold, connaissait bien la région. Le lendemain, ils arrivèrent au village où ils restèrent deux jours, cachés dans la cave d'un paysan. C'est lui qui les avertit qu'une bat-tue était organisée pour retrouver les fuyards. Ils eurent le temps de se sauver mais, en s'enga-geant dans la forêt, se disputèrent: Witold voulait continuer vers l'est, les deux autres proposaient de tourner sur place, d'attendre, de se préparer à l'hiver. Jacques Dorme suivit Witold et c'est ainsi qu'après plusieurs nuits de marche ils traversèrent, sans s'en être d'abord aperçus, la frontière russe et se retrouvèrent dans cet univers instable et trompeur qu'est l'arrière d'une guerre.


Ils tombaient sur des villages aux vergers lourds de fruits mais dont les rues étaient habitées de cadavres, comme ce hameau-là, dans la région de Kiev, où une dizaine de femmes fusillées semblaient se reposer après une journée de récolte. Ils contournaient les villes – dans la nuit, il leur arriva d'entendre des chansons allemandes, des voix avinées. Un jour, ils se retrouvèrent à l'intérieur d'un territoire encerclé, croisèrent des unités russes mais n'essayèrent pas d'aller à leur rencontre: ce n'était plus une armée mais des débris humains qui se collaient les uns aux autres, se repoussaient dans la boue, s'arrachaient la nourriture, tombaient, tués par les officiers pressés d'arrêter la fuite, les tuaient pour se frayer un passage. Il y avait au milieu de cette coulée désordonnée des îlots étonnamment stables, des détachements qui, isolés, sans espoir d'aide, creusaient des abris, rassemblaient des armes, préparaient la défense.

Quand le nœud coulant se resserra et que toutes les directions devinrent pareillement mauvaises, ils se cachèrent parmi les morts d'un champ de bataille. Les régiments allemands passaient à quelques mètres d'eux, le son d'un harmonica ricanait parfois dans un souffle de vent, mais il y avait tant de corps étendus à travers la plaine, dans les tranchées, derrière les rondins éclatés d'une fortification qu'il eût fallu toute une armée pour débusquer ces deux vivants: ce grand Polonais roux allongé dans un cratère d'obus, ce Français brun dont les yeux mi-clos épiaient le passage des camions. La nuit, pour oublier le froissement des ailes qui battaient sans arrêt au-dessus des cadavres, ils parlèrent longuement, dans le mélange habituel de mots polonais, russes, allemands, français. Ils s'étonnaient tous les deux de voir les Allemands engagés si profondément déjà au cœur de la Russie. «S'ils continuent comme ça, jugea Witold, avant l'été ils couperont la Volga et, pour les Russes, la Volga c'est comme…» Du tranchant de sa main il se raya le cou, à la carotide. Ils se dirent aussi que depuis des semaines on ne voyait plus aucun avion russe dans le ciel.


Au début de l'hiver, ils furent arrêtés puis adoptes par un groupe de partisans qui vivaient dans un camp retranché au milieu des forêts et des marécages. Passé le temps de la méfiance, on accepta leur participation et Jacques Dorme découvrit cette guerre invisible, enfouie sous l'humus, une lutte souvent maladroite car menée par des vieux paysans armés d'antiques fusils mais qui, à la longue, épuisait l'ennemi plus que ne l'auraient fait des attaques régulières. Il constata aussi que dans cette guerre-là on se vouait une haine infiniment plus puissante que celle qu'il avait éprouvée dans le ciel. Un jour, ils réussirent à chasser les Allemands d'un village et retrouvèrent, à une croisée de rue, cette foule nue de femmes et d'enfants, debout sous la neige: des corps transformés, sous un jet d'eau, en une gerbe glacée. C'était sans doute la réponse à ce qu'on voyait parfois le long des routes: un soldat allemand, déshabillé, en statue de glace, lui aussi, et dont le bras soulevé et figé indiquait la direction marquée sur un écriteau suspendu à son cou: «Berlin». Ou bien l'idée venait-elle de l'occupant? Jacques Dorme vit le regard du paysan qui avait reconnu sa femme dans le groupe transformé en glace et comprit que cette question ici n'avait plus de sens.


En mars 1942, un avion qui venait livrer des armes dans les camps des partisans embarqua les deux pilotes. Ils se mirent à chanter de joie quand l'avion décolla. Jacques Dorme ne savait plus dans quelle langue il chantait.

Ils avaient imaginé la fin de leur périple ainsi: un aérodrome, une rangée de chasseurs, des mécaniciens qui s'affairent autour des appareils et un chef d'escadrille qui leur demande de montrer ce dont ils sont capables, avant de les engager.

Ce qui leur arrive n'est pas très éloigné de leur espoir. Il y a un terrain qui pourrait faire penser à un aérodrome mais il est vide, on voit juste la silhouette du bombardier russe Pe-2, sans train d'atterrissage, au fuselage criblé de trous. Quelques baraquements tiendraient lieu de hangars mais aucun mécanicien n'y travaille. Il y a en revanche le va-et-vient de soldats qui semblent préparer l'évacuation des lieux. Et les avions, on les entend dans le ciel, du côté de la ville. «Des Junkers 87, oui des stukas…», reconnaissent les pilotes. Ils sont enfermés dans un des hangars et essayent de ne pas interpréter cela comme un mauvais signe. La porte s'ouvre: encadré de deux soldats, apparaît celui qu'ils espéraient chef d'escadrille. C'est un homme petit, maigre, habillé de cuir noir, ceint d'un baudrier. Son manteau, ses bottes scintillent au soleil. Il ne les salue pas, annonce qu'on va les interroger séparément et dit aux gardes, en indiquant Witold: «Emmenez-le…»

Jacques Dorme suit l'action à travers une large fissure entre les planches du mur. Au milieu de la cour, on voit une table de bois, deux bancs. L'homme en cuir noir s'installe, Witold veut faire de même mais les soldats l'em-poignent, le retiennent debout. L'endroit se met soudain à ressembler à ces arrière-cours incertaines où l'on s'égare durant les mauvais songes. Il y a cette table, en plein soleil, au milieu de la neige piétinée. Les soldats qui transportent des caisses, des bidons d'essence, des marmites: ils traversent la cour sans prêter attention à l'interrogatoire, disparaissent de l'autre côté. Le hurlement des avions devient parfois assourdissant, puis s'interrompt et l'on entend alors la chute sonore des gouttes qui glissent du toit encore alourdi de glace. L'homme en cuir crie un ordre et le manège des porteurs s'arrête. On ne voit plus que la table de l'interrogatoire et ce camion militaire garé sous un arbre.

Quand le bruit des avions faiblit, Jacques Dorme saisit certains mots mais plus que les mots c'est la différence entre ces deux hommes qui compte, il le sent, c'est d'elle que dépend l'issue: ce pilote, grand, au visage ouvert, à la voix ferme et cet homme en noir, très soigné malgré la boue printanière et qui dévisage le Polonais sans cacher sa haine. A un moment, leurs voix montent. Pour couvrir la stridulation des stukas, se dit Jacques Dorme. Mais le ton continue à se durcir même dans le silence revenu. Il voit l'homme en cuir noir se lever, les deux poings sur la table. Witold crie en agitant les mains, les soldats lui pointent leurs mitrail-lettes dans les côtes. Jacques Dorme entend le nom de Staline que le Polonais crie avec un éclat de voix méprisant. L'homme en noir se relève de nouveau, sa bouche se tord, siffle plusieurs fois: «Chien d'espion…», et soudain, il se met à dégainer. Les secondes deviennent incroyablement longues. Witold et les deux soldats le regardent faire, immobiles. Jacques Dorme croit que cette fixité des regards dure au moins une minute. L'homme empoigne le pistolet, tout le monde a le temps de prendre conscience de ce qui se passe, Witold a le temps de lécher ses lèvres. Et le coup part, puis un autre.

Jacques Dorme comprend que cela est impossible. On ne tue pas un homme comme ça, sans jugement. C'est un coup à blanc, sans doute, pour faire peur. On ne peut pas tuer un homme devant cette table, sous ce soleil… Witold tombe. L'homme en cuir noir range son pistolet, les soldats tirent le corps dans la porte ouverte d'une baraque.

Se retrouvant sur le banc, Jacques Dorme a l'étrange sentiment qu'il n'a pas quitté son poste d'observation, derrière le mur du hangar, qu'il continue à observer la scène, qu'il y a tout simplement cet autre homme, lui, qui va maintenant parler pendant quelques minutes et ensuite mourir. Celui qui regarde par la fissure devrait faire quelque chose: se jeter sur le petit homme en cuir, lui arracher son pistolet, crier, alerter un commandant. L'homme répète sa question, un des soldats pousse le canon de sa mitraillette dans la nuque de Jacques Dorme, l'incitant à parler. Il répond, s'étonne de la correction mécanique de ce qu'il dit, se rend compte qu'il parle en russe et que c'est la première fois que cette langue lui est à ce point utile. Il a encore assez de sang-froid pour comprendre l'étrangeté de cette première fois. Pour comprendre que ses réponses n'écarteront pas ce qui l'attend et que cette connaissance du russe est la charge la plus lourde contre lui, contre cet «espion» parachuté par les Allemands et qui se fait passer, quelle fantaisie! pour un pilote français. Il croit surtout avoir reconnu l'homme en cuir, non pas lui, mais ce type d'hommes qu'il a découvert en Espagne. Des hommes en cuir noir. Les aviateurs russes, il s'en souvient, interrompaient leurs discussions quand l'un de ces hommes s'approchait, et Jacques Dorme ne parvenait pas à comprendre cette crainte chez des pilotes qu1 croisaient la mort dix fois par jour. Ils se raidissaient et donnaient pour toute explication une combinaison de lettres: la Guépéou ou encore le NKVD…

Le hurlement des avions en piqué efface les paroles. Ils se taisent l'un face à l'autre, les yeux dans les yeux. Subitement, Jacques Dorme devine que l'homme en cuir a très peur, que ces étroits yeux marron louchent de peur. Un avion passe au-dessus des hangars, plonge sur les fantassins qui, dans la rue voisine, préparent l'évacuation. Il y a des cris, le piétinement d'une foule. Jacques Dorme lève le regard, remarque l'encoche d'un autre avion et dans un ciblage machinal, immédiat, évalue l'angle, la distance, la vitesse d'approche… Il veut prévenir l'homme en cuir mais celui-ci court déjà, court lentement, embrouillé dans les pans raides de son manteau, la main serrant la gaine du revolver. Il devrait tomber, se jeter derrière un mur, sous ce banc où se glisse Jacques Dorme mais le stuka passe déjà, perce les oreilles de sa stridulation, mitraille.

Il y a toujours la même table au milieu de la cour, le même soleil, la glace qui fond en longues gouttes irisées. Et à présent, près du marchepied du camion, ce corps en cuir noir, recroquevillé, la tête éclatée retombée sur la poitrine. «L'homme qui voulait me tuer…», se dit Jacques Dorme sans saisir encore le sens de ses Paroles. «L'homme que j'ai voulu sauver…»

Il n'a pas le temps de prendre conscience de ce qui lui arrive. Un tout-terrain s'arrête dans la cour, l'officier qui les y a conduits ce matin descend, lui donne une tape sur l'épaule: «Alors, ça y est, il vous a contrôlés, notre chasseur d'espions?» Jacques Dorme, d'un coup de menton, lui montre le camion. L'officier lance un long sifflement, suivi d'une bordée de jurons. Il va voir le cadavre, s'incline, retire le pistolet et explique avec un clin d'œil: «Il a tué plus de Russes que d'Allemands avec ça. Seulement ne répète à personne ce que je te dis…» Jacques Dorme lui parle de Witold. Le même sifflement, un peu plus court, les mêmes jurons: «Pauvre Polack! Vraiment pas de chance… Non, on n'a pas le temps. Les Fritz vont être ici avant la nuit. Monte vite, on doit voir le colonel Krymov.» Jacques Dorme refuse, argumente. L'officier insiste, s'emporte, agite le pistolet qu'il vient de prendre au mort. Jacques Dorme sourit: «Vas-y, tire, il y en aura au moins un qui ne sera pas russe.» Ils finissent par charger le corps de Witold dans la voiture et partent en louvoyant entre les cratères de bombes et les carcasses des camions en feu.

Le colonel Krymov est introuvable. Au poste de commandement, on hausse les épaules, son aide de camp leur conseille d'attendre. Ils décident de passer en revue toutes les maisons, peu nombreuses, où l'on voit de la lumière. La dernière à visiter est cette isba dont les vitres scintillent d'une lueur fuyante. Avant de frapper, ils s'approchent de la fenêtre, regardent. La pièce est éclairée par le rougeoiement du feu dans le grand poêle. Sur le lit, on voit se débattre un home nu, lourd qui semble être seul, il se laisse tomber de tout son long, rebondit, retombe. Soudain sa main plonge dans le creux du lit et en extrait un lourd sein de femme qu'il malaxe entre ses doigts. Le lit est très profond, très creusé par le poids des amants et le corps de la femme est noyé dans ce giron. L'homme s'abat, émerge, sa main repêche cette fois une cuisse large, rosie par le feu. C'est un lit à roulettes: à chaque assaut, il se déplace en avant puis, un peu moins, en arrière. Un manteau militaire semble assis, raide, sur une chaise.

Ils voient Krymov une heure après, au poste de commandement. Il leur indique le chemin à prendre demain et conseille de partir très tôt car «ici, ça va être joyeux». La dureté et la tristesse de sa voix surprennent Jacques Dorme. Joyeux… Il ne comprend pas. «Les limites de mon russe», se dit-il.

Il gèle très peu la nuit, la terre à l'angle d'un verger est légère. Quand la tombe est recouverte, Jacques Dorme enfonce une croix: deux bouts de planche serrés avec du fil de fer. «Finalement, tu as bien fait», soupire l'officier et il tire trois coups de feu dans le ciel avec son pistolet.

La pulsation de la vie toute neuve car sauvée de justesse l'empêchera de dormir. Surtout cette pensée: il ne pourra jamais expliquer à personne que la guerre, c'était tout cela aussi.


***

La guerre résonnait également dans la voix de son nouvel accompagnateur (Jacques Dorme finirait par croire que ses cornacs successifs ne savaient pas comment se débarrasser de lui). Ce lieutenant annonça avec un petit rire sec: «A propos, le régiment de Krymov… Haché menu. Pas un ne s'en est sorti. Du village, il ne reste plus une maison. Oui, un vrai hache-viande.» Le geste vint appuyer ses paroles.

Le lendemain, ils repassèrent dans ce village, repris entre-temps aux Allemands, et tombèrent sur un jeune télégraphiste mort, étalé sur la route, près du fil rompu par une explosion. Ses bras déchiquetés par les éclats, il avait serré les bouts du fil entre ses dents… Le lieutenant sembla étonné surtout par l'astuce du soldat.

Cette légèreté aussi, c'était la guerre.


Tout comme cette hallucination qui fit resurgir, le matin suivant, l'homme en cuir noir…

Ils arrivèrent au bout d'un champ enneigé, reconnurent l'aérodrome qu'ils cherchaient depuis quatre jours, et là, autour d'un lourd trimoteur, la scène de l'interrogatoire se répéta comme dans le songe fiévreux d'un blessé. Il y avait cet homme portant un long manteau de cuir noir, un homme plus grand et assez différent du premier mais son rôle était le même. Pistolet au poing, il tournait au milieu d'un groupe de militaires, vociférait des menaces accompagnées d'injures, indiquait l'avion, et de temps en temps donnait une tape sur le fuselage. Il sembla ne pas remarquer l'arrivée de Jacques Dorme et de son guide, le lieutenant.

«Je connais votre travail de sape! hurlait-il. Je vous ai pris la main dans le sac. Je sais que vous voulez saboter les décisions du Commandant suprême…» Mêlées aux jurons, ces accusations avaient, aux oreilles de Jacques Dorme, une résonance bizarre: le Commandant suprême, Staline, se retrouvant entre une «putain» et une «mère baisée»… Un militaire en combinaison de pilote intervint avec la voix d'un élève qui cherche à se justifier: «Mais, camarade inspec-teur, on ne peut pas charger le double de sa capacité…» Il y eut une nouvelle procession de «mères» et de «putains», suivie cette fois par le Parti: «Si le Parti a décidé que cet avion pouvait pendre trois tonnes c'est qu'il peut les prendre! Et celui qui s'oppose aux résolutions du Parti est un larbin fasciste et va être liquidé!» Le canon du pistolet pointa dans la joue de l'aviateur qui avala sa salive et souffla: «Je veux bien essayer encore une fois, mais…» L'homme en cuir baissa le pistolet: «Mais ce sera la dernière. Le Parti ne tolérera pas la présence d'agents fascistes dans les rangs de nos escadrilles.»

Le pilote et un autre militaire prirent place dans l'avion. Jacques Dorme avait l'impression de les suivre, d'imiter leurs gestes dans le cockpit, de voir le tableau de bord… Il avait reconnu l'avion au premier coup d'œil malgré l'état de l'appareil: c'était un Junkers 52, le même modèle qu'il avait piloté en Espagne. On avait enlevé la mitrailleuse, démonté la tourelle (peut-être pour pouvoir charger les fameuses trois tonnes décidées par le Parti…). Et la surface du fuselage et les ailes avaient été badigeonnées d'un bleu trouble.

La piste était suffisamment longue mais l'élan s'engagea, poussif, les cahots de la course rabattaient l'appareil contre le sol. Une centaine de mètres avant la bordure de congères, l'avion sursauta, dressa le nez, puis colla à la piste, entama un virage, se déporta vers la neige vierge. Le moteur se tut.

L'homme en cuir tira son pistolet et se mit à courir vers l'appareil. Tout le monde le suivit mais d'un pas entravé, ne sachant comment éviter la lâcheté de la participation. Le pilote était descendu et se tenait près de l'avion, le regard sur celui qui courait. Son camarade s'était caché derrière, faisant semblant d'examiner une hélice.

L'homme en cuir aboya, la gorge rayée par l'air froid et la colère: «Non seulement tu n'obéis pas aux ordres du Parti, mais tu as essayé de détruire le matériel de guerre. Et pour ça, vous passerez tous devant une cour martiale, et toi aussi!» Il se tourna vers un gradé qui restait à l'écart.

Le lieutenant intervint à ce moment-là, se présenta, présenta Jacques Dorme. L'homme en cuir les dévisagea avec morgue, puis s'écria sur un ton très aigu: «Mais qu'est-ce qu'il attend. Qu'il monte, qu'il prouve qu'il est pilote et non pas un espion qu'on a parachuté cette nuit!»

Jacques Dorme contourna l'avion, demanda à voir le chargement. Le pilote soupira, ouvrit la Porte, ils grimpèrent dans la carlingue obscure du Junkers. L'intérieur était occupé par de grandes caisses en bois remplies à ras bord de ferraille: épaisses dalles de fonte, chenilles de chars… Ce vol d'essai était sans doute prévu Pour mesurer la cargaison maximale. Ils descendirent. On entoura Jacques Dorme. Le silence était d'acier. On entendait les bourrasques siffler sur le tranchant des pales. «C'est faisable, affirma Jacques Dorme, mais j'aurai besoin d'une chose…»

L'homme en cuir eut une grimace de méfiance: «Quoi encore? Un moteur supplémentaire, peut-être?» Jacques Dorme secoua la tête: «Non, pas un moteur. Il me faudra deux morceaux de savon…»

Le rire explosa avec une telle violence qu'un vol de corbeaux s'arracha du toit d'un hangar et se jeta au-dessus des champs comme emporté par une tempête. Le lieutenant riait, plié en deux, le pilote le front contre le fuselage du Junkers, le gradé les poings serrés contre les yeux, les autres en pivotant, les jambes flageolantes, comme ivres. Une casquette roula sur la neige, des yeux pleuraient. L'homme en cuir s'agitait entre eux, donnait des coups de crosse dans les dos, sur les épaules… En vain, car ils riaient, se trouvant trop près de la mort. Quand, enfin, les spasmes se calmèrent, quand les militaires cessèrent de se savonner, par jeu, le cou et la poitrine, le rire s'empara de l'homme en cuir. Il n'y pouvait rien, forçait sa voix pour paraître menaçant, figeait les muscles de son visage, mais l'éruption faisait éclater ses lèvres serrées, déformait son masque de cire, il couinait. Les autres le regardaient en silence, la mine préoccupée, presque affligée. C'est probablement pour sauver la face qu'entre deux couinements il cria: «Apportez-lui ce qu'il demande!»

L'avion accéléra, parcourut toute la longueur de la piste et stoppa. Jacques Dorme sauta à terre, alla rejoindre l'homme en combinaison resté au milieu des caisses de la cargaison. A l'autre bout du champ on voyait l'inspecteur qui courait vers eux, en agitant son pistolet… Ils soulevèrent l'extrémité d'une longue caisse qui trônait au milieu. Jacques Dorme glissa sous ses planches deux morceaux de savon, un de chaque côté. «Si tu réussis à la pousser, dit-il à l'homme qui commençait à comprendre, on est sauvés…» Et il lui expliqua à quel moment exactement il fallait jouer avec le centre de gravité.

L'avion reprit son élan, passa à quelques mètres de l'homme en cuir, s'arracha à la terre en rayant la bordure de glace. Et se mit à tomber.

De la terre, on vit qu'il gîtait sur l'aile gauche, perdait de la vitesse, s'immobilisait, leur sembla-t-il. «Kaput!» souffla le gradé. Soudain, dans un balancement brusque, l'appareil bascula de l'autre côté, enfonça à présent son aile droite, mais moins dangereusement et en ralentissant moins. Et de nouveau, boita à gauche, puis encore une fois à droite… Il montait ainsi en réduisant à Présent le tangage, en ressemblant de plus en plus à un avion ordinaire. «La petite crêpe!» s'exclama l'un des aviateurs dans le groupe sur la piste. Et plusieurs voix reprirent, admiratives: «La petite crêpe…» La manœuvre leur était connue, destinée à arracher du sol des avions surchargés, mais que seuls les vrais as maîtrisaient.

Dans le ventre du Junkers, l'homme en combinaison était assis, le dos contre une longue caisse disposée en biais. Ses yeux étaient rougis, il respirait par saccades. Quand il reprit son souffle, il se leva, se traîna vers un hublot. En bas, sinuait une rivière, grise sous la glace l'aérodrome n'était plus en vue. Il ouvrit la porte et se mit à jeter des bouts de ferraille, puis, en la poussant sur le sol savonné, une caisse entière. «Comme ça on est plus sûrs d'atterrir avec ce fou…» Il tendit l'oreille. Le pilote chantait. Dans une langue que l'homme ne connaissait pas.


À la fin du mois d'avril, Jacques Dorme apprit qu'il allait être affecté à une toute nouvelle escadrille, une unité spéciale qui acheminerait des avions américains depuis l'Alaska et à travers la Sibérie. Il fut déçu. Il avait espéré être engagé comme pilote de chasse, aller se battre au front. Un détail le consola: le trajet, long de cinq mille kilomètres, était jugé bien plus dangereux que le survol des lignes ennemies.


Il lui arriva souvent, durant ces semaines d'attente, de repenser à l'impossibilité d'expliquer la guerre; il se disait qu'après tout le monde en parlerait, la commenterait, accuserait, justifierait. Tout le monde, surtout ceux qui ne l'auraient pas faite. Et tout serait clair alors: les ennemis et les Alliés, les justes et les monstres. Les années de combat seraient consignées, jour par jour, dans les mouvements des armées et les batailles glorieuses. On oublierait l'essentiel: le temps de guerre formait une multitude de minutes de guerre et derrière le vaste brassage des fronts s'embusquait parfois une cour ensoleillée, une journée de mars, un homme en cuir noir qui tuait un autre homme parce que l'envie lui venait de tuer et, dans la même journée, il y avait ce colonel Krymov, cet homme nu qui se hâtait de se rassasier de la chair d'une femme avant d'être haché par la mitraille, et aussi ce jeune homme, les mâchoires refermées sur le fil télégraphique… Il s'égarait vite dans ses souvenirs et en concluait que l'essentiel c'était de garder en mémoire tous ces fragments de guerre, toutes ces minuscules guerres des soldats oubliés.


Au début de mai, il traversa la Volga à Stalingrad et se rappela les paroles de Witold: «La Volga, pour les Russes, c'est comme…» Il se trompa, descendit du train trop tôt et marcha longtemps sur les rails d'une gare de triage. A travers la fumée d'une citerne de pétrole incendiée par les bombes, il aperçut une femme qui dirigeait le chaos de la circulation. «Voilà encore une autre guerre, pensa-t-il, cette femme, si belle, si mal vêtue, si vite oubliée…» Il ne comprit pas tout de suite que c'était lui que la femme hélait.

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