Le ciel blanc de chaleur, la léthargie éternelle des steppes, un oiseau agitant les ailes sans pouvoir avancer dans ce vide trop dense. Nous progressions comme lui, n'ayant d'autre repère que le lointain des plaines et l'horizon fluidifié sous la coulée de l'air surchauffé. L'énorme excavatrice qui nous précédait éventrait l'écorce terrestre avec sa roue à godets, traçant une ligne droite, interminable. Couverts de poussière, assourdis par le rugissement de la machine et le grincement des pierres concassées, nous traînions de longues dosses de pin avec lesquelles les ouvriers consolidaient les parois de ce futur canal d'irrigation. Comme dans le fol espoir de retenir, par ce coffrage éphémère, le déferlement statique de l'infini… Le soir, la fatigue se mesurait au grésillement d'une abeille qui se débat- tait contre les murs de la baraque et qu'on n'avait plus la force de chasser. Il aurait fallu se lever, enjamber les corps serrés sur les bat-flanc, secouer une chemise, diriger l'insecte vers la porte… Mais on dormait déjà et son bourdonnement devenait le tout premier songe.
Se fondre dans ce désert de lumière était le meilleur oubli, le meilleur deuil, le meilleur oubli du deuil. Nous parlions beaucoup moins que les années précédentes où nous voyions encore dans ce bagne estival un purgatoire prometteur. À présent nous savions que l'avenir ne serait pas très différent de notre marche quotidienne derrière la machine éventreuse, du tracé absurdement têtu de cette faille dont il fallait inlassablement raffermir les parois.
Un jour, l'excavatrice se mit à rejeter, avec des pelletées de terre, des restes humains, des crânes, des bottes de soldats, des casques de la dernière guerre. Une autre fois, ce furent des ossements bien plus anciens, des heaumes, des épées brunies par la rouille… Un millénaire séparait peut-être ces guerriers. Mille ans de sommeil. Dix siècles de néant. Lorsque, le lendemain, la machine s'éloigna des sépultures dérangées, nous vîmes les archéologues qui arrivaient sur les lieux. Une poignée de points noirs perdus dans le vide ensoleillé de la plaine.
Comme les étés précédents, nos travaux étaient parfois interrompus: on nous déguisait de chemisettes blanches et de pantalons propres et on nous emmenait faire de la figuration sur de vastes esplanades où d'importants visiteurs prononçaient des discours devant des stèles commémoratives et des obélisques en béton. Ainsi, eûmes-nous un jour le privilège de voir, de loin comme toujours, ce dirigeant nord-coréen. Il lisait longuement dans une liasse de feuilles que le souffle chaud, très puissant ce jour-là, risquait à tout moment de lui arracher. L'homme, chétif et légèrement voûté, luttait contre leur faseyement comme un marin qui n'arrive pas à dompter une voile… Il y eut aussi cet homme d'État africain qui décida de s'exprimer en russe et parla très lentement, en détachant les syllabes, en se trompant d'accent. La flèche du mémorial était d'une blancheur verdâtre sur fond de ciel noir, lourd d'orage. Le grondement paresseux du tonnerre derrière le fleuve ressemblait à l'étranglement d'un rire qu'on eût voulu réprimer. Mais nous ne bronchions pas: les photographes avaient besoin de nos rangs immobiles et des visages tournés tous dans la même direction… Des années plus tard, quand il m'arriverait de croiser mes anciens camarades, nous regretterions de ne pas avoir été plus attentifs aux personnages invités. Avec 1e temps, on aurait pu les reconnaître, encore présents dans la vie politique ou passés sur les pages des livres d'histoire. Mais à l'époque, nous n'attendions que le moment où notre patience serait récompensée par une baignade dans la Volga. Cet été-là, même ces bains ne provoquaient plus l'enthousiasme hurleur d'autrefois.
La vitre de l'étroit vasistas dans notre baraque était cassée et chaque soir, avant de nous endormir, nous voyions un beau spectre solaire né dans la brisure, une longue queue de paon inondant soudain, pour quelques minutes, l'intérieur encombré de notre logis, glissant vers les clous où pendaient nos vêtements couverts de terre. Un soir, cet arc-en-ciel ne se forma pas. Nous étions à la fin de juin, l'angle des rayons avait changé. Personne n'en parla mais je vis des coups d'œil qui revenaient souvent à notre «vestiaire», resté sombre. Dans l'oubli total du temps, l'oubli salutaire que la steppe nous offrait, nous nous rappelâmes soudain que c'était notre dernier été vécu en commun.
Le lendemain matin, tout près du tracé du canal, nous découvrîmes cette croix de bois avec un casque suspendu à l'une de ses branches. Nous l'entourâmes, intrigués par l'anonymat et la solitude de cette tombe au milieu de l'immensité des plaines aveuglées par le soleil. Nous étions habitués à voir des montagnes de béton célébrant la mort, des inscriptions dorées, des effigies de héros. Ici, ces deux branches de bouleau, à l'écorce fendillée, un tertre depuis longtemps aplani par les vents. Étrangement, la vue de cette tombe ne dégageait aucune angoisse, n'invitait à partager aucune peine. Il y avait même quelque chose de léger, d'aérien, de presque insouciant dans cette croix. Sa présence à cet endroit (pourquoi là et non pas à trois cents kilomètres au nord ou au sud?), le hasard humain de cette présence semblait indiquer que l'essentiel se passait ailleurs que sous ce rectangle de terre…
De l'autre côté du canal, un surveillant nous appela: «Vite, on part! Une cérémonie…» C'était la formule consacrée pour notre figuration.
Elle s'engagea mal cette fois-ci. Nous mîmes cinq heures pour arriver sur les lieux et, déguisés en bons et braves pionniers aux foulards rouges, commençâmes à attendre, enfermés dans le bus, sur le bas-côté d'une route. Visiblement, on ne savait pas trop si on allait avoir besoin de nous ou non. Autrefois, nous aurions ourdi une révolte, aurions exigé du pain, simulé une crise de diarrhée collective. Ce jour-là, chacun restait en tête à tête avec ses pensées, certains essayant de dormir, d'autres se réfugiant dans le souvenir d'une journée, d'un sourire. Les surveillants paraissaient plus inquiets que d'habitude. Pourtant, d'après les rumeurs, il ne s'agissait que de la visite d'un général. Nous qui avions vu des maréchaux et même un cosmonaute…
Un officiel en complet noir monta soudain sur le marchepied du bus et poussa une sorte de cri chuchoté: «Vite! Descendez, ils arrivent. Vite, tous en rang!» Il avait un visage rouge, l'air paniqué.
Au pas de course, on nous amena sur un large terrain, en haut d'une colline, qu'encadraient déjà plusieurs détachements de jeunes figurants. L'un des angles de ce cadre vivant paraissait dégarni, on le colmata avec nos troupes. Quand nous fûmes installés, je jetai un coup d'œil derrière nous: au loin, un bâtiment inachevé exhibait les embrasures vides de ses fenêtres. Nous étions donc là pour le cacher aux visiteurs… Il fallait maintenant, nous le savions tous d'expérience, tomber le plus rapidement possible dans une torpeur qui permettrait de ne plus sentir la brûlure du soleil, ni la soif, ni l'absurde longueur de la cérémonie. Se concentrer sur la forme de ce nuage qui s'allongeait doucement, très doucement…
C'est une rapide crispation musculaire autour de moi qui me tira soudain de mon assoupissement. Nous avions, à cause de notre existence communautaire, des réflexes synchronisés. Je retrouvai la vue, j'observai l'esplanade. Une foule de notables, sans doute les dirigeants de la ville, était déjà présente, tournée vers l'autre extrémité de la place, là où l'encadrement de chemisettes blanches s'interrompait, laissant une large entrée. Les regards de tous mes camarades étaient fixés sur cette ouverture. Un groupe assez nombreux avançait d'un pas calme, comme cela s'était toujours fait dans ce genre de cérémonies, il n'y avait donc rien d'extraordinaire dans cette procession…
Tout à coup je vis ce qu'il y avait d'extraordinaire.
Ma première impression fut la plus invraisemblable et cependant la plus exacte. «Les Lilliputiens conduisent Gulliver capturé…» L'homme qui marchait au milieu du groupe dépassait les autres d'au moins une tête. Ou plutôt on voyait sa tête et ses épaules au-dessus du va-et-vient des visages qui l'entouraient. Je cherchai l'éclat des galons de général, une casquette à insigne comme je l'imaginais d'après l'uniforme des généraux de notre armée. Mais le géant qui, dès le premier instant, fut au centre de la cérémonie, portait un complet sombre sans aucune allusion hiérarchique. Il y avait peut-être juste dans sa démarche, dans sa façon un peu raide de poser ses pieds sur le sol, dans le port ferme de son corps, quelque chose de militaire. D'ailleurs, je constatais à mesure qu'il s'approchait que ce n'était pas sa taille exceptionnelle qui le plaçait au centre mais sa manière de modeler l'espace autour de lui.
Je voyais déjà son visage dont l'expression rappelait celle d'un vieil éléphant sage et désabusé, ses paupières qui se soulevaient lentement pour laisser percer le regard d'une vivacité surprenante. Tout près de moi, j'entendis soudain quelqu'un murmurer avec une crainte admirative: «T'as vu son nez?» Ce puissant relief fascinait dans la contrée des steppes où prévalaient les faces planes d'Asie. Mais le chuchotement enthousiaste voulait dire en fait autre chose: la venue d'un homme pareil ne pouvait pas ne pas provoquer un coup d'éclat.
Et ce coup d'éclat arriva. Du groupe des notables de la ville se détacha un homme à la physionomie banale d'un chef de kolkhoze et il marcha vers le vieux géant qui venait de s'arrêter avec son entourage au milieu du terrain. Malgré notre garde-à-vous, je perçus comme un léger craquement des vertèbres: tous les cous se tendirent vers l'incroyable spectacle.
Car le chef du kolkhoze, ou celui qui lui ressemblait, portait, en le tenant par les ouïes, un énorme esturgeon. Il donnait plutôt l'impression de danser avec le monstrueux poisson dont la gueule pointait dans son visage et dont la queue essayait de s'enrouler autour de ses mollets. Le poids de la bête obligeait le danseur à rejeter son corps en arrière et à marcher d'un pas saccadé comme dans un étrange tango chaloupé. Il s'approchait déjà du géant. Tout le monde retint son souffle.
Encore à quelques pas de distance, une illusion d'optique se produisit. L'esturgeon se mit à rétrécir, à paraître moins long, moins lourd. Enfin quand le cadeau se retrouva entre les mains de l'hôte, le corps argenté du poisson sembla presque efflanqué. Il fut montré à l'assistance comme un beau trophée de pêche, soulevé sans effort apparent. Les applaudissements saluèrent la force souriante du géant. Un dirigeant venu de Moscou s'avança alors vers le micro et se mit à parler, l'œil fixé sur les feuillets dactylographiés.
Je ne voyais ni l'orateur ni la foule des notables. Je venais de deviner le vrai secret du grand vieil homme. À l'instant, après avoir confié le poisson à l'un de ses aides, il avait profité du bruit de l'ovation et avec une adresse de prestidigitateur, tout en opinant de la tête aux paroles que sa suite lui adressait et qu'il n'écoutait pas, il avait glissé sa main droite dans la poche de sa veste, avait sorti un mouchoir et essuyé rapidement les bouts de ses doigts sans doute collants de la glu de l'esturgeon. J'étais peut-être seul à avoir remarqué son geste et ce détail recueilli m'avait donné la sensation de pénétrer son mystère: sa solitude. Il était entouré, acclamé, il se prêtait de bonne grâce à tous ces jeux diplomatiques, il acceptait même ce monstre gluant et savait, d'instinct, pendant combien de secondes il fallait exhiber le cadeau avant de le passer à son aide de camp. Il était très présent. Et pourtant très à l'écart, dans une grande solitude songeuse.
Maintenant, il était en train d'écouter le discours, une oreille approchée de la bouche de l'interprète obligé de se dresser sur la pointe des pieds. Plus les paroles devenaient pompeuses, plus son visage semblait lointain. De temps en temps, sous ses paupières épaisses, un regard brillait et, telle une balle traçante, visait l'attroupement des notables, atteignait les rangs de chemisettes blanches, frappait l'orateur. À un moment, ses yeux se posèrent sur notre carré, ses sourcils s'élevèrent légèrement comme dans une supposition dont il eût voulu avoir la confirmation. Mais déjà l'orateur pliait ses feuilles sous les applaudissements disciplinés de l'assistance. Le vieux géant, d'un pas mesuré, la tête inclinée dans un geste de concentration, se porta vers le micro qu'un technicien rehaussa rapidement. Il ne sortit aucune feuille et parmi le fonctionnaires du Parti il y eut alors un petit tourbillon d'anxiété: les paroles improvisées étaient par essence subversives.
Il parla. Et j'eus la certitude d'être seul à comprendre la langue qu'il fit entendre. C'était celle que j'avais crue morte. Le français.
L'impression d'être son unique auditeur n'était pas, somme toute, fausse. Les notables étaient incapables d'écouter les discours non écrits. L'entourage du géant croyait savoir d'avance ce qui allait se dire. Les jeunes figurants au foulard rouge percevaient la musique, belle et puissante, parfois même un peu rugissante de ses phrases, mais pas leur sens. Les interprètes veillaient à la syntaxe.
Il disait ce qu'il fallait dire dans une cérémonie pareille, à l'ombre pesante d'un monument en béton, sur le sol chargé d'acier et de dépouilles de guerriers. Mais, initié à son secret, je croyais entendre une voix silencieuse, dissimulée derrière l'ample cadence de son discours. Il parlait des milliers de héros mais la voix cachée rappelait non pas ces milliers sans nom ni visage mais celui qui gisait peut-être sous nos pieds. Il évoquait la reconnaissance des peuples mais une amertume perceptible laissait deviner qu'il savait combien un peuple peut se montrer ingrat pour ceux qui lui font don de leur vie…
À un moment, il se produisit un bref mouvement dans sa suite. Une bouche chuchotant à un oreille, un regard consultant discrètement la montre… Les diplomates venaient de s'apercevoir, sans doute, qu'on était en retard sur le prograrnme de la visite. En orateur aguerri, le géant ignora ce dérangement, tourna juste un peu la tété en direction du conciliabule, un sourcil arqué comme pour dire: «Silence dans les rangs!» La vue de ces gens dans leurs costumes élégants l'agaça. Le rythme de ses paroles ne changea pas. C'est sa voix silencieuse qui me devint soudain encore plus audible, affleurant à ses lèvres. «Regardez-les, ces bureaucrates! Ils comptent déjà le temps avant la ripaille. Et savent-ils combien de temps il fallait à une compagnie pour s'emparer de cette colline? Et combien d'hommes il fallait coucher pour la tenir? Savez-vous combien d'éternités dure chaque seconde quand on s'arrache à la terre et que l'on se jette sous le feu?»
Il se tut soudain. Quelqu'un pensa à la fin du discours. Deux ou trois claquements de mains retentirent avec hésitation. Puis tout le monde se figea, le regard rivé à cet homme au milieu de la place. Son immobilité faisait de lui une haute pierre levée, indifférente à l'agitation humaine. Dans ce silence tombé, nous sembla-t-il, du ciel, on entendit le grand souffle du vent chaud qui parcourait la plaine.
Pendant quelques instants, le vieux géant porta sa vue au loin, au-delà de nos têtes, au-delà du bâtiment inachevé qu'on avait voulu lui cacher, au-delà de la Volga, dans l'infinie solitude des steppes. Et je crus qu'il voyait même la croix faite de deux branches de bouleau, au-dessus d'une tombe inconnue.
Cette minute de silence (en réalité, six ou sept secondes) était très probablement involontaire mais elle changea le sens de la cérémonie. Le géant s'éveilla et, dans un accord final plus rocailleux que les paroles précédentes, il parla de la victoire, de l'honneur, de la patrie. Il souleva ses bras et nos cœurs suivirent le mouvement. Les applaudissements, pour la première fois peut-être lors d'une telle cérémonie, étaient sincères.
Les officiels l'entourèrent et, recréant leur escorte de Lilliputiens, se mirent à le diriger vers la descente. Mais avec son art de faire plier l'espace à sa volonté, il rompit leur encerclement et marcha à grands pas le long de l'encadrement formé par les jeunes. Il les passait en revue. Les figurants en chemisette blanche firent de larges sourires, chacun agita l'œillet qu'il avait reçu pour l'occasion. Le géant passait, les dévisageant avec une ombre de déception. Devant notre carré, il s'arrêta. Nous n'avions pas de fleurs et nous ne souriions pas, restant au garde-à-vous. Je ne sais pas s'il comprit qui nous étons, avec ces visages pelés, ces cheveux ras, ce peu de différence entre garçons et filles. Je pense que oui. Il dut comprendre, en tout cas, que nous venions d'une autre époque, l'époque qu'on essayait d'enterrer sous le béton du mémorial. L'époque qui lui était chère. Il nous regarda, en hochant la tête et en plissant les yeax, comme pour dire: «Tenez bon!» Et nous le vîmes s'éloigner, non pas avec sa suite mais avec un militaire âgé. Tous deux ils n'avaient pas besoin de l'interprète qui se faufilait entre eux. Le militaire faisait de larges gestes en expliquant sans doute les mouvements des troupes, l'emplacement des pièces d'artillerie, les percées des divisions blindées. Le vieux géant approuvait, palliant avec les mains les retards de l'interprête dépassé…
Au surveillant qui nous attendait près du bus, je parlai avec l'air d'un condamné à mort qui formule son dernier souhait: «Il me faut voir quelqu'un à la ville. Ma tante… Si on ne me laisse pas partir, je m'en irai de toute façon.» Il me scruta, mesurant la frontière instable entre la soumission illimitée dont nous faisions preuve d'habitude et la révolte qui pouvait éclater au moment le plus inattendu. À ce moment-là, où l'on nous promettait, pour le lendemain, toute une matinée de baignade dans la Volga. Bon psychologue, il sentit qu'il s'agissait d'un cas exceptionnel. «Si demain tu ne te manifestes pas, je te donne à la milice comme fugueur, ce sera la colonie de rééducation. Tiens-le-toi pour dit. Et maintenant file, tu pourras encore avoir le dernier train. Attends, prends ça pour ton ticket.»
Le lendemain, Alexandra l'appellerait et, en prétextant l'insolation et la forte fièvre, gagnerait pour moi ces quelques jours que je passerais chez elle et qui compteraient dans ma vie plus que certaines années.
J'arrivai vers dix heures du soir et, sans rien expliquer, je lui racontai tout, avec la hâte essoufflée qu'on aurait pu justement prendre pour de la fièvre ou le début de l'ivresse. La fenêtre donnant sur les voies de chemin de fer était ouverte, on entendait le martèlement lourd d'un train venant de l'Oural. Elle prépara le thé, alluma la lampe. Je devinai son émotion seulement quand d'une voix très calme, trop calme, elle demanda: «Et de quoi a-t-il parlé?»
J'inspirai profondément et soudain j'éprouvai un violent étouffement de mutité. Je pouvais raconter ce mouchoir qui essuyait la glu de l'esturgeon. Je me souvenais de la moindre des mimiques du vieux géant. Je gardais en mémoire même l'instant où au milieu de son discours la forme d'un verbe, ancienne à mon oreille, était apparue (un quelconque «naquit» ou tout simplement «fut») et m'avait frappé comme la vue d'un reptile préhistorique. Il m'eût été facile de dire: «Il a parlé de la guerre, de la victoire, de la reconnaissance que les peuples gardent à leurs héros…» Or, l'essentiel n'était pas là mais dans cette voix silencieuse que j'avais cru entendre, dans le regard qui s'était porté vers la croix oubliée au milieu de la plaine… Mais comment le dire? Et puis, était-ce réel ou rêvé?
Voyant mon désarroi, Alexandra pensa que je n'avais pas pu suivre le langage oral ou que le contenu du discours était trop complexe pour un adolescent de mon âge. C'est sans doute pour me tirer d'embarras qu'elle dit sur le ton d'une réminiscence très lointaine: «Il était déjà venu dans la ville. En quarante-quatre. Oui, à l'automne quarante-quatre. Je ne l'ai pas vu. L'hôpital était bondé, on travaillait jour et nuit. Mais nous avions parlé de lui pour la première fois bien avant…»
«Nous, c'est qui? demandai-je en sortant de ma torpeur.
– Nous, c'est moi et… Jacques Dorme.»
Mon «insolation» dura moins d'une semaine. Le destin de Jacques Dorme, l'esquisse fragmentaire de ce destin, eut le temps de se tisser pour toujours à ce que j'étais. Le récit d'Alexandra, ce mois de juillet 1966, fut de ceux qu'on ne peut faire qu'une seule et unique fois dans la vie.
Quatre ans et quelques mois après la cérémonie sur l'esplanade, j'appris la mort du grand vieil homme. Le regard qui embrassait la steppe au-delà de la Volga et cette minute de silence qu'il avait alors fait durer venaient de se fondre dans l'éternité. Je vois encore le kiosque à journaux, près du pont Anitchkov à Leningrad, la page avec son portrait, le communiqué de sa mort. «Les Lilliputiens ont gagné», pensai-je en achetant le journal. Je ne devinais pas encore à quel point cette formule était juste. J'étais pourtant déjà assez adulte pour savoir que cette mort avait été précédée par la trahison des uns, par la lâcheté des autres. Surtout par l'ingratitude d'un pays dont il avait jadis sauvé l'honneur.
Dans ma mémoire, il resterait cependant inchangé: un vieux géant au milieu d'un ancien champ de bataille et qui rend hommage aux guerriers tombés. Seule une phrase de lui que, bien plus tard, je découvrirais dans un livre s'ajouterait à cette vision, comme pour répondre à la question d'Alexandra qui voulait connaître ses paroles: «Maintenant que la bassesse déferle, eux regardent le Ciel sans pâlir et la Terre sans rougir.»