Arrivé dans la ville natale de Jacques Dorme, je n'éprouvai pas de dépaysement. A Paris, j'avais vécu dans la rue Myrha qui traverse la bousculade africaine de Barbés. J'avais logé aussi à Aubervilliers, puis à la périphérie de Montreuil, plus tard à Belleville où j'avais fini par ne plus remarquer l'étrangeté de ce nouveau pays.
Cette petite ville du Nord était bien de ce pays-là.
Sa mairie, sur une place très proprette, ressemblait aux vieilles Parisiennes qu'on croisait parfois aux environs de Barbés: survivantes d'une autre époque, habillées et coiffées avec soin, elles trottinaient, intrépides, à travers le mélange humain des continents broyés…
L'îlot protégé de la mairie était d'ailleurs réduit. La rue principale, belle au début, s'essoufflait rapidement, s'effritait dans des façades râpeuses, aux fenêtres bouchées de parpaings. La vitrine d'une confiserie était criblée d'une multitude d'impacts colmatés avec du contreplaqué. Une affichette annonçait: «Fer mé pour cause de ras le bol!» Je consultai mon plan, tournai à gauche.
Au téléphone, le frère de Jacques Dorme m'avait conseillé de prendre un taxi à la gare: «C'est un peu loin, nous sommes en bordure de la ville…» Mais j'avais besoin de marcher, de voir cette ville, de deviner ce qu'elle avait dû être un demi-siècle auparavant. Je ne pouvais pas accepter l'idée de descendre d'un taxi, de sonner à la porte et d'entrer comme un habitué des lieux.
Un scooter passa à toute vitesse, me frôla, slaloma entre les poubelles renversées. Une bouteille de bière roula sous mes pieds, je ne compris pas si j'étais visé ou non. La plaque avec le nom de la rue était barbouillée de rouge. Je mis un moment à déchiffrer: Henri Barbusse. Sous une fenêtre cassée, accrochées à un sèche-linge, ondoyaient des loques de tissu. La vitre était remplacée par un sac en plastique bleu, tache de couleur inattendue sur un mur gris-brun. Une autre fenêtre, au rez-de-chaussée, presque insolite avec ses fleurs et ses petits rideaux clairs. Et dans l'air éteint de décembre, cette vieille main tirant les volets, ce visage ride et le reflet des cheveux blancs, ce regard qui répondit au mien: une femme qui peut-être vivait ici du temps de Jacques Dorme.
La ville s'aplatit bientôt sous les toits des entrepôts vides et des garages à l'abandon, s'émietta en maisonnettes moribondes. Les habitations modernes firent alors leur apparition, ayant guetté l'épuisement de la ville pour dresser leurs tours et, entre elles, des immeubles de quatre ou cinq étages. Inconsciemment, je les comparai avec des banlieues moscovites, trouvant les maisons d'ici bien mieux aménagées et d'une architecture plus humaine… C'est à ce moment que j'aperçus une entrée brûlée comme la gueule d'un énorme fourneau, une rangée de boîtes aux lettres jetée sur un gazon couvert de sacs-poubelle. Les gens que je voyais semblaient pressés de rentrer et m'évitaient dès que j'essayais de les approcher pour demander mon chemin. Deux femmes, l'une très âgée, au visage marqué à l'encre bleue, l'autre, jeune, voilée, m'écoutèrent, me dévisageant avec perplexité comme si l'endroit que je cherchais avait été frappé de quelque interdit. La jeune m'indiqua la direction d'un geste vague et je la vis se retourner sur moi avec toujours cet air incrédule.
La zone pavillonnaire était séparée des nouvelles habitations par l'avenue de l'Égalité étirée le long d'un mur poreux, noirâtre. Je compris qu'il s'agissait d'un cimetière seulement devant le portail. L'un des battants était arraché et tenait sur le gond du haut. J'entrai sans vraiment entrer, jetant juste un regard sur les premières tombes. «Le quartier de Verdun», lisait-on sur une petite stèle. Les croix avaient la forme d'épées: toutes trop rouillées pour qu'on puisse lire le nom, certaines cassées, traînant au milieu des éclats de bouteilles, des vieux journaux, des crottes de chiens. Dehors, une voiture passa, déversant une vocifération scandée, les cris revendicatifs d'un chanteur. Le silence revint affiné par le bruissement des branches nues dans le vent.
Je vis cette autre voiture lorsque, contournant le cimetière, je m'apprêtais à plonger dans les allées résidentielles. Une voiture entourée de cinq ou six jeunes gens ou plutôt coincée par eux à un tournant. Ce n'était pas une agression à proprement parler. Ils donnaient des coups de pied dans la tôle, grimpaient en riant sur le capot, tiraient les poignées. Le conducteur qui tentait de se lever pour les repousser était obligé de rester courbé, ni assis ni debout, car ils lui serraient la jambe avec la portière. L'un d'eux, une canette de bière à la main, se gargarisait et recrachait la mousse à l'intérieur de la voiture.
Ce furent peut-être ces crachats qui me poussèrent vers le groupe. Je remarquai le pied du conducteur, une fine chaussure noire, une chaussette haute et la peau très pâle qui se découvrait sous le pantalon que le bord de la portière avait retroussé, une peau de vieillard, traversée par des veines sombres. Il n'y avait rien d'héroïque dans mon élan, juste l'incapacité soudaine de tolérer la vue de ce vieux pied qui frottait comiquement l'asphalte. D'ailleurs l'issue de mon intervention aurait été tout autre s'il n'y avait pas eu ces deux scooters qui débouchèrent tout à coup derrière le mur du cimetière et se mirent à se poursuivre dans les entrelacs des ruelles. Quatre des jeunes qui s'accrochaient à la voiture partirent alors en courant pour voir le rodéo, deux autres restèrent, trouvant le harcèlement de l'automobiliste plus amusant.
L'un d'eux continuait à cracher en s'étouffant de rire. L'autre pressait la portière de tout son poids et avec ses poings tambourinait sur le toit de la voiture, comme sur un tam-tam… Je frappai le cracheur sans me retenir, d'un coup fait pour mettre à terre. Il bascula, le dos plaqué contre la voiture, et j'eus le temps de voir dans ses yeux un éclair de surprise, l'étonnement de celui qui se croyait inattaquable. Il esquiva le nouveau coup et se mit à courir en criant qu'il allait revenir avec ses «frères». J'empoignai l'autre, en tâchant de libérer la portière. Il se tortilla, éructant dans ce français que je détestais le plus: ce nouveau français, fait de souillures verbales et acclamé comme langue des jeunes. La jambe du vieillard restait toujours serrée par la portière. Je voyais une main qui fébrilement essayait de remonter la vitre et, sur le siège de droite, une silhouette de femme, des doigts très fins croisés sur un carton à pâtisseries. Quelques secondes d'empoignade parurent, comme toujours, laides et longues. Laides comme ce beau jeune visage («un beau visage et une sale gueule à la fois», penserais-je plus tard). Longues comme le geste du jeune homme qui ne parvenait pas à retirer de sa poche un cran d'arrêt. Il appuya sur le bouton trop tôt et la lame perçait à présent le tissu de son jean. Je pressai plus fortement mon bras sur sa gorge. Sa voix siffla, se coupa. Pendant un moment, sa bouche s'ouvrit muette, puis soudain, ses yeux se brouillèrent et tout de suite s'agitèrent dans le refus déjà animal d'étouffer. Son corps se relâcha, comme celui d'un pantin. Je desserrai ma prise, le poussai vers le trottoir. Il s'en alla, en titubant, frottant sa gorge, chuintant des menaces de sa voix cassée.
La portière claqua, la voiture démarra et tourna dans une allée.
Plusieurs minutes passées à errer, avec un sentiment nauséeux, fait de colère vaine et de peur tardive, des bouffées écœurantes de peur calquées sur la stridulation des scooters dans les allées. Mais surtout la conscience très claire de la totale inutilité de mon intervention. Je pourrais à ce même moment me traîner au bord de la route, un cran d'arrêt entre les côtes. Et cela ne changerait rien non plus ni n'étonnerait personne tant il y a de petites villes semblables et de vieillards agressés. Ma colère se retourne alors contre l'automobiliste qui a eu la bêtise de parlementer au lieu de foncer chez lui. Je me sens encore plus à l'écart de ce pays. Qu'ai-je à me mêler de sa vie, à rabrouer ces jeunes primates armés, à jouer au citoyen avec ma carte d'apatride dans la poche…
La brûlure de ces mots retarde ma recherche. Je finis par trouver l'allée de la Marne, mais le numéro seize paraît inexistant. Je traverse la rue à deux reprises, observe chacune des maisons avec la certitude de pouvoir reconnaître, sans relever le numéro, celle de Jacques Dorme. Mais le numéro, justement, n'y est pas. Je reprends la rue dans l'autre sens: une suite de maisons d'un étage, des jardins nus, l'impression d'une attente au fond d'une pièce, d'une très ancienne attente. La porte ouverte d'un garage et, de l'autre côté de la rue, au numéro onze, cette vieille femme qui plonge sa main dans la boîte aux lettres, n'y trouve rien, profite de ces secondes pour m'observer. Ou plutôt elle fait semblant de chercher ses lettres et surveille ce drôle de passant qui revient sur ses pas. Pour ne pas l'effaroucher je crie de loin: «Le numéro seize, madame?» Sa voix est étrangement belle, forte, une voix de vieille cantatrice, dirait-on: «Mais c'est là, monsieur. Juste derrière vous…» Je me retourne, fais quelques pas. La porte ouverte du garage cache le rond en céramique du numéro. A l'intérieur, un homme essuie avec une éponge le pare-brise de sa voiture. Je le reconnais immédiatement: le vieillard aux fines chaussures noires. Le frère de Jacques Dorme. «Capitaine», comme je l'appelais d'après les récits d'Alexandra.
Je lui dis mon nom, rappelle nos conversations au téléphone, mes lettres. Son sourire ne parvient pas à effacer entièrement l'ombre d'aigreur tapie dans ses rides. Je ne sais pas s'il reconnaît en moi l'homme qui est intervenu tout à l'heure. Il me semble que non. Il ferme le garage, m'invite à monter dans la maison et sur les marches du perron me pose cette question qui devrait être toute banale: «Vous avez trouvé facilement? Vous êtes venu en taxi?» Elle n'est pas banale, un petit frémissement sonore trahit la tension secrète avec laquelle les mots sont prononcés. Il m'a donc reconnu… Installés au salon, nous parlons de la ville en réussissant à éviter la moindre allusion à ce qui vient de se passer dans l'avenue de l'Égalité. Sa femme entre, me tend la main, ces fragiles doigts que j'ai vus crispés sur un carton enrubanné. Son visage à la fixité asiatique (elle est vietnamienne) ne garde aucune trace d'émotion. «J'apporte le thé», dit-elle avec un léger sourire et nous laisse seuls.
Je n'ai rien à lui apprendre. Dans ma première lettre, longue d'une trentaine de pages, j'ai raconté, avec une application de chroniqueur, tout ce que je savais de Jacques Dorme, de l'Alsib, de la semaine que le pilote a passée à Stalingrad. Non, pas tout, loin de là. Tel un archéologue, je voulais simplement que cette histoire s'ajoute à l'histoire de leur pays, comme un objet d'art national découvert à l'étranger et rapatrié. Je lui parle de mon voyage en Sibérie, de la maison du Bord, de la montagne du Trident… Ce voyage, fait au début de l'année (nous sommes en décembre), est encore tout vivant des sonorités du vent, des voix clarifiées par le froid. Pourtant l'enthousiasme de mon récit semble gêner le Capitaine. Il devine mon but: le rapatriement d'une parcelle d'histoire égarée dans les déserts neigeux de la Sibérie orientale. Je sens son visage se crisper, ses yeux me voient sans me voir, dirigés vers un passé qui soudain resurgit devant nous, dans ce salon, dans cet après-midi de décembre. J'interprète inexactement son émotion et j'abats mon jeu: un livre que je prépare sauvera de l'oubli le pilote français, les journalistes vont s'intéresser à lui et, comme je connais le lieu de sa mort, il sera possible de faire revenir sa dépouille en France, dans sa ville natale…
Je m'interromps en voyant ses lèvres qui essayent un sourire instable, douloureusement étiré. Sa voix est plus haute qu'avant, presque aiguë: «En France? Dans sa ville natale? Pour quoi faire? Pour l'enterrer dans ce cimetière transformé en dépotoir? Dans cette ville où les gens n'osent plus sortir de chez eux? Pour qu'il entende ça?»
Une voiture longe les maisons, le déferlement des slogans cadencés par la batterie éventre la maison. Le bruit des scooters perce à travers le rap. Le Capitaine dit, plutôt crie quelque chose mais je ne l'entends pas, il comprend que je ne l'ai pas entendu. Je saisis juste ses dernières paroles: «… sous les crachats…»
Le temps se fige. Je regarde son visage parcouru de rapides frémissements, ses lèvres rentrées et mordues, son menton qui tremble. C'est un vieil homme qui de toutes ses forces lutte contre les larmes. Je reste immobile, muet, totalement incapable d'un geste, d'un mot qui briseraient ce face-à-face de douleur. Le petit critique parisien qui me traitera de métèque aura raison: je ne serai jamais français car je ne sais pas ce qu'il faut dire dans une situation pareille. Je le sais en russe, je ne saurais pas, et d'ailleurs je ne voudrais pas savoir le dire en français… Ses yeux restent secs, ils rougissent seulement.
Par une brusque tension des mâchoires, réussit à maîtriser son visage qui paraît à présent creusé comme après un très long deuil. D'une voix usée, sourde, il toussote plus qu'il ne dit: «Non, non, cela est inutile… Les journalistes, les discours. Trop tard… Et puis, vous savez, Jacques était un garçon très discret…» Je vois ses lèvres se crisper de nouveau. Il se lève, se tourne vers les photos accrochées au mur. Il a besoin de ne pas être vu pendant quelques secondes. Je me lève aussi et, en restant derrière lui, j'écoute ses commentaires. Sur l'une des photos, ils sont tous deux sur le perron de la maison. De cette maison. Dans cette rue. Le timbre de ses paroles est encore inégal, glissant souvent au-dessus des sonorités qui font mal.
Le cliquetis des assiettes parvient de la cuisine. Il saisit le prétexte: «Liên, il est prêt, ton thé?» Sa femme apparaît à l'instant même, un plateau avec les tasses dans les mains, l'air de dire: «Je voulais vous laisser parler tous les deux, entre hommes. Comment peux-tu ne pas le comprendre?» Il le comprend, l'aide à poser le plateau, la retient, lui serrant les épaules: «Reste avec notre invité, je m'occupe du gâteau…» Il va dans la cuisine. La femme, me voyant près des photos, reprend le commentaire interrompu. «Ça, c'est à Saigon…» Un quai, le flanc clair d'un bateau, elle et lui, habillés de blanc, jeunes, les yeux cillant sous le soleil. «Celle-ci, c'est au Sénégal. Et ça, c'est chez vous, à Odessa, oui, le fameux escalier d'Eisenstein…» Elle me parle de leurs voyages, non pas comme font les touristes mais en parcourant tout simplement les étapes de leur vie.
«Li, je ne trouve pas la petite pelle!» Elle me sourit, s'excuse, va rejoindre son mari dans la cuisine. Je contourne les fauteuils, m'arrête à l'autre bout du salon. Au mur, un portrait: un homme jeune, au visage franc et grave, une moustache fournie et, dans l'angle du cliché, cette date, 1913. Le père.
Cette heure passée dans la maison natale de Jacques Dorme me laisse une impression de départ tout proche. Non pas de mon départ pour Paris, non. Mais la conscience claire que nos paroles résonnent pour la dernière fois et qu'après ce thé il nous faudra nous lever, jeter un dernier coup d'œil sur les photos dans leurs cadres, quitter ces lieux. Tous les trois nous éprouvons, et chacun le devine chez l'autre, ce début d'éloignement, cette distance qui surgit entre nous et la maison, ce qui est d'autant plus douloureux que nos mains peuvent encore toucher le dossier d'un vieux fauteuil et nos yeux rencontrer le regard d'un portrait sur le mur.
Leur maison, une vraie maison familiale, est pourtant tout imprégnée par la mémoire lente des générations, par ce reflet humain que prennent les meubles et les objets en reliant les vies de père en fils, en marquant les disparitions, en saluant le retour des enfants prodigues. J'ai précisément la sensation d'être de retour après une longue absence, pour retrouver ce que j'avais connu dans la maison d'Alexandra. La pièce où elle me faisait la lecture semble être attenante, dans mon souvenir, à ce salon où nous prenons le thé. La France que j'avais imaginée derrière les pages lues est là, dans le regard des portraits, dans les paroles que j'entends. Mais la maison retrouvée va redevenir un songe.
Notre conversation, où je sais qu'il ne faut plus évoquer Jacques Dorme, vacille souvent au bord de cet effacement. Le Capitaine parle de l'église que j'ai vue en venant, une curiosité locale. Et il se tait, confus, se rappelant au même moment que moi, sans doute, les vieux murs tagués, les recoins derrière l'abside souillés d'urine. Il me montre un livre à la couverture rouge et or, le premier qu'il a lu, enfant. Il l'ouvre avec un sourire, déclame un début de phrase, le referme brusquement: le bruit du rodéo dans la rue empêche de parler. Nous passons quelques secondes sans bouger, échangeant des coups d'œil gênés, attendant que le vacarme cesse. Le hurlement scandé du chanteur fait entendre une rime: «en prison – manteau de vison». La lutte des classes…
Sortant sur le perron, nous restons un instant dans la pénombre du crépuscule d'hiver, le Capitaine vérifiant un trousseau de clefs, moi essayant de distinguer le fond du jardin dont les arbres donnent l'illusion d'un véritable bois. Liên parle d'une voix très égale, sans amertume: «Autrefois, on pouvait se perdre dans cette broussaille, mais maintenant, avec ce parking…» Je fais quelques pas. Derrière les branches se découvre le bâtiment plat, laid, d'un supermarché entouré de l'étendue asphaltée d'où parvient le claquement métallique des chariots qu'on rassemble en gigogne. «Bon, nous pouvons partir», annonce le Capitaine, et il s'incline pour embrasser Liên.
Cette parole simple, ce mot «partir», soudain explique tout. Nous ne partons pas, c'est le pays, leur pays, leur France qui s'éloigne, remplacé par un autre pays. Cette maison entourée d'arbres nus et de branches d'if, d'un vert presque noir, fait penser au dernier rocher d'un archipel englouti.
Je serre la main de Liên, m'apprête à faire mes adieux au Capitaine, mais il m'interrompt: «Non, non, je vous conduis à la gare», et il m'entraîne vers la sortie malgré mes protestations. Je sens que c'est pour lui plus qu'un geste de courtoisie. Il a besoin de montrer à cet étranger que je suis qu'il est encore chez lui, dans cette rue, dans ce pays.
Pendant qu'il ouvre le garage, j'ai le temps de regarder encore une fois l'entrée, la grille du portail, le perron. Je me dis que, durant le siècle qui touche à sa fin, cette maison a vu deux fois la même scène: un homme portant un sac de soldat sur l'épaule traverse la rue, et au carrefour se retourne, salue une femme qui se tient près de cette grille au numéro seize. Un homme qui s'en va au front. Ce carrefour… Là où, il y a une heure, la voiture du Capitaine a été couverte de crachats. Dans l'obscurité, je vois les faisceaux des phares qui balayent le carrefour, les moteurs hurlent. La fête continue.
Le Capitaine m'invite à monter, la voiture prend la direction du carrefour. Il pourrait tourner avant, passer par une des allées transversales. Mais nous repassons exactement par l'endroit où le couple a été pris à partie. Un scooter surgit, nous suit, se serre contre la portière sur plusieurs mètres, puis lâche prise. J'observe discrètement le visage du Capitaine. C'est un masque aux lèvres tendues, aux yeux légèrement plissés comme dans une grande lassitude de voir.
Juste avant d'arriver, je tente encore une fois ma chance. Je lui demande s'il accepterait que l'histoire de son frère apparaisse sous le couvert d'un nom fictif, sous les traits d'un personnage. Il semble hésiter puis me confie: «Vous savez, très jeune, Jacques ne rêvait déjà que de devenir pilote. Il avait une idole, un as de la Grande Guerre, René Dorme. Il en parlait si souvent que nous avons fini par le surnommer Dorme. On le taquinait: Dorme, tu as bien dormi? À l'école, les camarades l'appelaient toujours ainsi. Lui, il en était plutôt fier. Les quelques lettres qu'il a envoyées du front, il les a toutes signées de ce surnom…»
Dans le train, je ferai défiler derrière mes paupières les étapes de la vie du pilote français: Espagne, Flandres, Pologne, Ukraine, Stalingrad, Alsib… Peu à peu, comme dans une lente accommodation optique, cette vie adoptera le nom de Jacques Dorme.
Dans la lettre que j'ai reçue deux ans après notre rencontre, le Capitaine disait quelques mots sobres et justes du livre que je lui avais envoyé, de ce roman où je racontais la vie d'Alexandra, où je rêvais plutôt de sa vie. Jacques Dorme n'y apparaissait pas. Le Capitaine avait sans doute vu dans cette absence le respect de notre accord. Je n'avais pas eu le courage de lui avouer que le pilote français était sacrifié car jugé «trop vrai pour un roman». De même que ce vieux général, au milieu des steppes ensoleillées de la Volga…
Sa lettre était rédigée dans ce français précis et subtil dont l'usage devenait rare en France. Attentif à la finesse d'expression, je n'ai pas tout de suite discerné une légère ombre de regret embusquée dans ses paroles: l'approbation silencieuse de voir notre accord respecté et, en même temps, cet imperceptible regret de ne pas le voir rompu. Oui, il y avait dans ses lignes, entre ses lignes, l'espoir que par quelque tour de magie d'écriture, Jacques Dorme revive sans être, pour autant, livré à la curiosité paresseuse d'un pays qu'il n'aurait plus reconnu comme sien.
La contradiction que j'avais devinée dans sa lettre, cette hésitation entre la peur devant l'oubli et le refus d'une mémoire divulguée, m'a suggéré alors ce genre sans prétention: la chronique où le seul artifice serait la fidélité au canevas nu des faits. Et le nom du pilote remplacé par son surnom.
J'ai repensé à cette humble tâche de chroniqueur un an plus tard, en rentrant de Berlin. Dans aucune autre ville, je n'avais vu autant d'efforts à commémorer le passé et une telle volonté triomphante d'écraser ce passé sous le chantier d'une capitale phénix. À vrai dire, je préférais cet écrasement brutal à ce qui se pensait et se disait en France. A l'ironie condescendante de cet historien dont, un jour, j'étais voisin sur un plateau de télévision. Avec un petit air de dédain moqueur il avait parlé des «campagnes picrocholines de Hitler». Les participants avaient souri comme d'un bon mot et avaient repris le ping-pong verbal en notant l'inaction honteuse de la France et la rigueur de l'hiver russe qui heureusement avait barré la route aux nazis… Il aurait fallu leur répondre tout de suite, rappeler que ce Picrochole-là avait battu les plus puissantes armées du monde et se trouvait, près de la carotide de la Volga, à deux pas de la victoire décisive. Impossible d'intervenir, ça parlait dru. Le souvenir d'un geste m'était revenu alors: un pilote français déploie une carte géographique et recouvre l'hexagone violet de son pays avec une boîte d'allumettes, puis l'applique à la surface rouge de l'Union soviétique. Ce geste aurait été la meilleure réponse aux stratèges du plateau de télévision. Mais l'émission touchait déjà à sa fin, sur la remarque goguenarde d'un des participants: «A Stalingrad, un totalitarisme a tordu le cou à un autre, c'est tout!» Mieux que jamais je croyais comprendre, à ce moment-là, les réticences du Capitaine… Pendant qu'on nous démaquillait, quatre ou cinq jeunes femmes attendaient leur tour pour être grimées, maladivement excitées comme le sont souvent les invités dans l'antichambre de ces bazars médiatiques. Elles étaient romancières et allaient participer au débat: «La plume peut-elle tout dire du sexe?»
Le soir, après l'émission, j'avais relu cette vieille brochure, trouvée sur les quais. Imprimée sur un mauvais papier rêche et terne, elle avait été éditée trois mois à peine après la défaite de juin 1940 et rassemblait, sans en tirer de leçons historiques, les faits d'armes de la campagne de France. Une chronique fragmentaire, et de surcroît censurée par les Allemands, une suite de croquis saisis sur le vif: la défense d'un village, un corps à corps dans un bourg, la perte d'un bateau… Dates. Noms. Grades. Une guerre vue par des soldats et non pas celle rejouée un demi-siècle plus tard dans les livres d'histoire:
«Puis c'est une retraite en sept jours de combats continuels qui amène le régiment dans la région de Charmes. Quatre divisions françaises formées en carré et encerclées de toutes parts luttent là sans espoir. Le 18e d'infanterie a perdu plus de la moitié de son effectif…
«La lutte prend alors un caractère d'acharnement extraordinaire. On se bat à la grenade, en certains points à la baïonnette. Le capitaine Cafarel défend lui-même son poste de commandement, il est tué… Le 2e bataillon du 17e régiment de tirailleurs algériens a perdu dans ces deux journées: 12 officiers sur 15, tous ses sous-officiers sauf 4, les quatre cinquièmes de son effectif. Ils sont tombés en héros sans avoir reculé d'un pouce…
«L'effectif de la division est à présent réduit à quelques hommes. A 18 heures, l'ennemi qui veut en finir, lance une attaque en masse. Utilisant les munitions des blessés et des morts, les cavaliers de la 2e division résistent. Les mitrailleuses tirent leurs dernières bandes. L'ennemi est repoussé…
«Le torpilleur Foudroyant coule rapidement.
L'étrave du navire demeure quelques minutes au-dessus de l'eau. Le commandant Fontaine, avec un cran magnifique, reste debout sur l'étrave, jusqu'à la disparition totale de son bâtiment…»
C'est cette nuit-là que la chronique de la vie de Jacques Dorme s'est véritablement mise à s'écrire en moi. Je savais qu'il me faudrait parler aussi de cet adolescent qui découvrait un pays où vivaient les quatre gentilshommes de la Guienne, et le soldat du dernier carré, et cet autre qui tombait sur les bords de la Meuse «quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en était venu à Paris». Trente ans après, ils étaient très proches, dans mon esprit, du capitaine Cafarel, du commandant Fontaine, du 2e bataillon du 17e régiment de tirailleurs algériens.
Je suis revenu dans la ville de Jacques Dorme une semaine après mon retour de Berlin. Mon projet était d'y passer cette fois-ci plusieurs jours, en m'installant dans un hôtel, pour avoir le temps de restituer la ville d'autrefois comme on restaure une mosaïque avec, en guise d'éclats d'émail, cet arbre centenaire près de l'église taguée, l'enseigne d'une boulangerie, ces lettres fleuries qui n'avaient pas bougé depuis l'entre-deux-guerres, la perspective d'une rue qui échappait à la laideur des disques paraboliques. Je pensais pouvoir recomposer, ne serait-ce que le temps d'un regard, ce que Jacques Dorme voyait dans sa jeunesse, ce qui était sa ville natale, sa patrie.
J'ai appelé le Capitaine plusieurs fois sans retrouver ni sa voix ni celle de Liên. Se taisait aussi la ritournelle de leur répondeur dont la politesse ironique m'avait autrefois fait sourire. Si j'avais dû imaginer ces instants dans l'intrigue d'un roman, j'aurais probablement parlé d'inquiétude croissante, d'interrogations… En réalité, ma première pensée fut celle de la mort. Et l'émotion la plus vive à cette pensée n'était pas le chagrin, ni même le remords d'avoir tardé et perdu mon temps à ces futilités qui entourent d'habitude la sortie d'un livre. Non, c'était la sensation de mutité. Comme si la langue dans laquelle nous parlions avec le Capitaine n'avait plus été parlée par personne.
Dans le train, je me disais que cette impression de parler une langue disparue était celle qu'Alexandra avait dû éprouver durant toute sa vie russe.
Rien ne trahissait la mort dans l'allée de la Marne. On devinait juste l'absence, le vide derrière les volets fermés du numéro seize. La porte du garage était recouverte de gribouillis luminescents qui, le temps passant, avaient perdu leur agressivité. Les bouts de fil de fer qui fixaient aux barreaux de la grille la pancarte «à vendre» étaient rouillés. Mais aucun papier ne débordait de la boîte aux lettres. Je me suis retourné en entendant la voix qui m'était connue: c'était la voisine, du numéro onze, que j'avais prise pour une ancienne cantatrice. «C'est moi qui ramasse toute la publicité, il le faut, sinon ils y mettent le feu, comme on l'a fait a mon voisin d'en face…» Elle a ouvert la boîte, retiré un prospectus. Elle avait parlé de «ils» sans aucune rancœur, avec résignation plutôt, comme on parle du mauvais temps dans cette contrée du Nord.
«Liên est partie au Canada. Elle pense s'installer là-bas, près de sa sœur…» Nous traversions la rue en biais, du numéro seize au numéro onze. La «cantatrice», croyant que j'étais au courant, n'a plus dit grand-chose, juste quelques mots sur le départ de Liên qui emportait les cendres de son mari.
Resté seul dans l'allée de la Marne, j'ai imaginé très intensément ces dernières minutes avant le départ. Le visage de Liên, ce masque pâle, sans expression, et la force de cette fixité asiatique qui disait sa peine mieux que ne l'auraient fait des traits torturés par la douleur. Je la voyais descendre du perron, fermer la grille, prendre le volant…
Au carrefour qu'elle avait traversé, je me suis arrêté. A travers l'opacité humide du crépuscule, les réverbères s'emplissaient d'un bleu laiteux. Dans une cabine téléphonique aux portes cassées un combiné pendait, intact, et on entendait un chuintement de voix, comme si quelqu'un avait pu encore appeler là. Le vent soulevait les pages brûlées d'un annuaire.
Au milieu de l'enfilade des maisons bordant l'allée de la Marne, je pouvais distinguer la grille du numéro seize. J'ai pensé que pour comprendre le pays de Jacques Dorme cette centaine de mètres suffisait, la distance entre la maison qu'un soldat vient de quitter et ce carrefour où il se retourne pour jeter un dernier regard sur ceux qui resteront à l'attendre.
… Dans son envol, l'hélicoptère gîte fortement et j'ai le temps d'apercevoir la maison du Bord, la lumière dans les fenêtres de la cuisine. Il me semble que le pilote jette aussi un coup d'œil sur cette lueur. Peut-être la toute dernière lueur jusqu'à l'océan Arctique, me dis-je, et j'ai peine à mesurer l'infini blanc qui s'ouvre devant nous et qui, dans un ample souffle glacé, aspire notre léger cockpit telle une bulle d'air tiède.
Le vide inentamé de la chaîne Tcherski.
L'altitude des sommets grandit imperceptiblement, on le constate à la disparition des petites rayures sombres, des troncs nains qui, il y a quelques minutes encore, parvenaient à s'accrocher à cette extrême limite de la toundra. Plus haut, il n'y a que deux matières, la glace et le roc. Et deux surfaces: des plateaux couverts d'une neige dure comme du granit et les cassures nues des crêtes.
C'est sur l'un de ces plateaux qu'après une heure de vol nous atterrissons. Le terrain paraissait très vaste, vu du haut, mais à la descente il s'est encastré entre deux parois blanches, devenant une longue faille au milieu des escarpements glacés. J'aide les deux Lev à sortir leur matériel, à l'équilibrer sur un petit traîneau plat.
«Combien de pétards vous avez?» leur demande le pilote. Le grand Lev s'embarrasse dans le décompte. Le petit s'écrie avec l'air zélé du boy-scout: «Douze, chef. On commence avec le soleil et on aura fini avant le coucher. Après, juste le temps de rembarquer.» Le soleil ne s'est pas encore levé. Il va rester une heure trente-cinq, aujourd'hui, m'explique le pilote… Les géologues s'en vont en direction d'un versant qui s'élève en gradins inégaux. Un bras tendu vers un renfoncement rocheux, le pilote m'indique le chemin. Il faudra contourner la barrière d'un glacier, quitter la vallée, longer un étroit plateau jusqu'à ce que le sommet, qui paraîtra d'abord d'un seul bloc, ne se divise en trois pics nus: le Trident…
«Ils ont douze charges aujourd'hui, nos bombardiers. Vous entendrez donc douze explosions. Comptez-les bien. À la dernière, revenez sans tarder. Ils auront encore leurs cailloux à ramasser et on partira tout de suite. On ne Pourra pas vous attendre…»
Je m'en vais, en jetant plusieurs coups d'œil sur les créneaux des montagnes autour de notre terrain d'atterrissage, essayant de retenir quelques points de repère. Le ciel est déjà presque clair, le soleil se lèvera dans une demi-heure… Au moment de contourner le rocher creusé d'une grotte de glace et de perdre de vue le terrain, j'entends la première explosion.
L'écho de la septième, multiplié par la montagne, me parvient à l'instant même où se découvre un sommet rocheux, massif, d'une densité argentée. Ses contours font penser à un grand silex laiteux, grossièrement taillé par les vents. Je consulte ma montre: le soleil s'est levé déjà depuis vingt minutes. «S'est levé» signifie qu'il glisse au ras de l'horizon, invisible derrière les crêtes, avant de disparaître pour une nuit longue de plus de vingt heures.
Le sommet, comme toutes les montagnes dont on s'approche, semble reculer, ma progression s'enlise dans ce temps qui me repousse, me retarde comme la neige dure sur laquelle je patine. La huitième explosion est suivie presque immédiatement par la neuvième, on dirait son écho. Et le sommet est toujours d'un seul bloc. Ce n'est peut-être pas le Trident, après tout. Je regarde autour de moi: trois ou quatre pics s'élèvent presque dans la même direction.
L'écho de la dixième explosion me rattrape, il est déjà d'une matité assourdie, donnant la mesure de la distance parcourue. Le soleil, invisible, est dans le ciel depuis trois quarts d'heure. J'allonge le pas, j'essaye de courir, je tombe. Le sol neigeux que je repousse pour me relever a la rugosité sèche de l'émeri.
Soudain, deux fines incisions de lumière rayent le sommet. Sa surface qui paraissait plane se sculpte en facettes, en côtes, en cavités où sommeille une ombre violette, épaisse. Le soleil a jailli à travers quelque faille secrète, une percée qui laisse vivre cette brève projection lumineuse. La charge suivante explose très loin. L'enfilade des échos est encore plus longue qu'avant. La onzième? Ou déjà la douzième, la dernière? Je ne sais plus si j'ai bien compté. Je me rappelle les paroles du pilote: «On ne vous attendra pas. Sinon, dans le noir, je charcute toute cette pierraille avec mon rotor.» Je me mets à courir, les yeux sur le sommet, je glisse plusieurs fois, le sol n'est plus immobile, le vent chasse de longs filaments de poudrerie. A chaque pas, pourtant, le changement est perceptible. Les rais de lumière s'élargissent, divisent la montagne en trois immenses cristaux, brisent sa cime. Cela ne ressemble pas à un trident mais plutôt à l'aile rompue d'un oiseau. Je bute contre une montée, je m'arrête, la respiration écorchée au sang par le froid. La coulée grisâtre d'un glacier barre la voie. Je scrute les trois pans éclairés de la montagne: la pierre est à peine blanchie de givre, la neige, rare dans ces contrées aux hivers secs, ne parvient pas à s'accrocher aux parois lisses. Des à-pics, des failles, des créneaux géants où des névés s'accumulent, à peine remodelés par les millénaires. Et les gerbes de soleil qui commencent déjà à ternir. Rien d'autre. Rien… Soudain je vois la croix de l'avion.
Deux traits sombres croisés sur le daim clair du givre. Ils sont non pas dans les triangles illuminés du sommet, mais bien plus bas, à la base de ce faisceau. La silhouette de l'avion est facilement reconnaissable, c'est un appareil qui ne s'est pas désagrégé dans un crash mais, en essayant d'atterrir, s'est incrusté dans la roche et y est resté, soudé à cette montagne, à son désert arctique, à ses nuits sans fin.
Aucune pensée ne se dit en moi. Aucune émotion. Même pas la joie d'avoir atteint le but. Seule la certitude de vivre l'essentiel de ce que j'avais à comprendre.
La percée du soleil faiblit. Mais l'avion est toujours visible. Je vois même l'éclat du cockpit. Sous son verre se devine un reflet de vie. Une vie silencieuse, concentrée sur un passé dont il ne restera bientôt plus rien sur cette terre. La vie que nos mots appellent maladroitement tantôt la mort, tantôt l'oubli, tantôt le souvenir des hommes.
Me vient alors à l'esprit la parole du grand vieil homme qui a tenté de dire cette vie et la distance qui nous sépare d'elle: «… ils regardent le Ciel sans blêmir et la Terre sans rougir». Dans un passé longuement rêvé et soudain présent, un aviateur saute de son cockpit et se dresse près de l'avion, une main posée sur le tranchant d'une aile. Je suis infiniment proche de son silence, je devine le sens de son regard porté sur la Terre. Une vieille maison en bois perdue au milieu des steppes, une nuit de guerre, les paroles lentes d'une femme, les premières vagues d'un orage de printemps, un bref amour dont l'éternité s'égrène dans la chute des perles d'un collier rompu…
L'écho de l'explosion est long et ses répliques font vibrer une onde prolongée et de plus en plus décantée. Une sonorité qui s'affine jusqu'à l'impression de résonner au-delà de nos vies, dans un lointain dont cette journée arctique n'est qu'un reflet fugace. Ici, les notes de l'écho s'épuisent, s'effacent sous le crissement des aiguilles de glace que le vent balaye sur le sol. Mais là-bas, l'homme dressé près de son avion les entend toujours. Un long chant d'adieu, un chant de lumière.
Le rai du soleil s'est éteint depuis un moment, la croix de l'avion se fond dans le blêmissement rapide de la nuit. Les rafales commencent à estomper le contour des montagnes. Je ne verrai pas les balises des rochers remarquées à l'aller.
Pourtant la vibration du dernier écho semble survivre encore entre les sommets. Une corde très ténue qui résiste au vent. Je la sens osciller très profondément en moi.
Il me faudra tout simplement ne pas cesser de l'entendre pour retrouver le chemin.