Le seuil de la grotte

Les Sorbiers se sont endormis depuis longtemps. Ses couloirs sont à peine éclairés par les veilleuses qui dessinent au sol, tous les cinq mètres, des cercles d'une lueur blanchâtre qui sont autant d'îlots à franchir, pour Alexandra, avant d'atteindre la chambre de Cédric.

Elle craignait que Virgile surveille la porte, comme il en a pris l'habitude dans la journée. Mais elle constate avec soulagement que ce n'est pas le cas à cette heure tardive.

Encore quelques mètres... Elle les parcourt en tremblant légèrement, appréhendant avec émotion le moment où elle va devoir sonder l'esprit du jeune homme. Un exercice dont elle s'est interdit la pratique depuis longtemps.

Elle ouvre doucement la porte de la chambre, engage son fauteuil roulant, referme lentement derrière elle, prenant soin de ne faire aucun bruit.

Puis elle avance. La gomme des roues de son siège produit un faible son mat sur le carrelage. La voici tout près du lit où gît Cédric. Il est allongé sur le dos, poignets, chevilles et torse sanglés. Une perfusion délivre son goutte-à-goutte avec une régularité hypnotique dans son bras gauche...

La jeune femme s'est penchée pour poser sa main droite sur le front du malade. Sa paume en recueille la chaleur. « Il est fiévreux... »

Alexandra demeure ainsi immobile, main tendue, prenant progressivement contact avec l'esprit de Cédric. Tentant de franchir le mur qui la sépare de lui et dont elle connaît les failles par lesquelles elle devrait pouvoir s'immiscer...

Cependant, l'esprit de Cédric, qu'elle perçoit à peine, n'est actuellement qu'un magma mouvant. Une masse sombre traversée d'images imprécises dont la perception se révèle malaisée. Alexandra doit se concentrer au point d'oublier l'espace de cette chambre plongée dans la pénombre. Chasser ce qui retient ses sens dans la réalité, le matériel. Oublier qu'elle est aux Sorbiers, dans son fauteuil roulant...

Rejoindre Cédric.

« Je suis ici pour vous venir en aide... Je suis proche d'Estelle... Vous vous souvenez d'Estelle ? Estelle... Cédric, pensez à Estelle... Retournez dans la grotte... »

Tout le corps du garçon est parcouru d'un bref frémissement.

« Pensez à elle... Elle est nue... Lui avez-vous donné le petit bouquet d'edelweiss ? Est-ce vous qui avez peint un signe dans son dos avec le sang d'un cerf ? Qui d'autre était avec vous, Cédric ? »

Sous la paume d'Alexandra, la peau du malade semble indiquer une légère baisse de sa température.

« Oui... Vous m'entendez... Vous ne me craignez pas, car vous avez compris que je ne vous suis pas hostile... Je vais vous accompagner jusque dans la grotte... Faisons le chemin ensemble... »

Ce qu'attendait Alexandra se produit. Cédric tourne son visage vers elle et entrouvre les paupières. Son regard voilé est celui d'un aveugle. Mais la jeune femme sait qu'il la voit, dans cet ailleurs qu'elle a délimité autour d'eux, unissant leurs esprits respectifs.

« C'est très bien... Nous allons maintenant entrer ensemble dans la grotte... Je suis avec vous... Je vous tiens par la main afin que vous me guidiez... Et je peux désormais voir avec vos yeux... Entrons dans la grotte, Cédric... Entrons ! »

Alexandra est sur ses deux jambes. Debout ! Elle se tient au côté du jeune homme, au seuil de la caverne. Elle grelotte ; la nuit est fraîche et elle est nue...

« Je suis Estelle, Cédric... Je te fais confiance... Serre fort ma main et poursuivons notre chemin... »

Elle avance. Estelle avance... Dans quelques minutes, elle atteindra la niche profonde où elle mourra... Alexandra saura bientôt... La vérité n'est plus qu'à quelques pas...

Mais, brutalement, sa vision est déchirée par une voix provenant de la réalité :

– Bon Dieu, que faites-vous là, docteur ?

Cédric a sursauté, s'est cabré comme s'il avait reçu une décharge électrique. Il s'est arqué en criant, retenu dans son bond par les sangles qui l'entravent. La main apaisante qui s'était posée sur son front s'est retirée, à son grand regret. Et s'est enfuie, emportant avec elle l'image d'Estelle.

Alexandra s'est retournée. Le professeur Vals et Virgile ont pénétré dans la pièce.

– Je vous ai demandé la raison de votre présence dans cette chambre, docteur !

– Je suis seulement venue m'assurer que son sommeil était serein, professeur.

Incapable de maîtriser sa colère, Vals ne parvient pas à contrôler le timbre de sa voix. Et c'est sur un ton suraigu qu'il ordonne à Alexandra :

– Sortez immédiatement ! Vous faites trop de zèle, docteur !

Se dirigeant vers la porte, Alexandra lui lance :

– Non, monsieur... Ce n'est pas du zèle ! Je me contente d'exercer mon métier. Un praticien se doit de s'inquiéter du mal-être de ses patients. Ce garçon est en souffrance et...

– Cédric Tissier dort, madame ! la coupe Vals en faisant claquer chacun de ses mots. Il dort ! Qui peut alors affirmer qu'il souffre ? Les sédatifs que nous lui administrons doivent au contraire le calmer...

Alexandra quitte la chambre, reprend le couloir segmenté par les taches de lumière que diffusent les veilleuses.

« Non, il n'est pas calme ! Son esprit n'est qu'une masse de douleur. Un véritable enfer... »

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