Le ruban de Möbius

Les ruines de la petite église de Clairac sont plongées dans l'obscurité. Les voitures de Gwen et Souad sont garées, tous feux éteints, juste à l'orée de la forêt.

Un peu plus tôt dans la soirée, Gwen avait annoncé à Florent :

– Ta copine Souad m'a dit tout à l'heure qu'elle était en mesure de nous faire déguster son acide... J'ai décidé d'organiser une partie à trois, cette nuit. Toi, elle et moi !

Florent avait paru surpris.

– J'avais l'impression que tu te méfiais encore d'elle.

– C'est toujours le cas. Ce sera le moyen de voir si elle bluffe et si sa réputation de chimiste n'est pas surfaite ! Un dernier test en quelque sorte...

En fin d'après-midi, Souad avait soigneusement préparé quelques morceaux de buvard imprégnés de psychotropes. Seignolles, lui, ne décolérait pas, considérant qu'avoir accepté l'invitation de Gwen était pure folie.

– Tu te jettes dans la gueule du loup ! lui avait-il martelé à au moins dix reprises. Dans la gueule du loup, tu entends ?

Mais Martin l'avait rassuré :

– Souad nous enverra un bip toutes les heures pour nous signifier qu'elle n'est pas en danger. Nous avons enfin l'occasion de découvrir le repaire de la secte de Gwen et nous n'allons pas passer à côté d'une chance pareille !

– C'est vous, le boss. N'empêche : je vous aurai mis en garde...

– J'en prends note ! avait sèchement conclu Martin.

Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine appréhension. Mais comment agir autrement ? Équiper Souad d'un micro aurait été une erreur. Impossible aussi de la prendre en filature : ils opéraient en dehors de la légalité.

Gwen, qui avait pris Florent avec elle en voiture, avait donné rendez-vous à Souad dans une station-service à la sortie nord de Toulouse. De là, elle lui avait imposé de suivre son véhicule à distance, une cinquantaine de mètres, la pilotant depuis son téléphone portable.

Souad avait vite saisi que Gwen la baladait, l'obligeant à emprunter des voies vicinales, puis des chemins à peine carrossables avant de s'engager enfin dans une sente creusée de profondes ornières qui s'enfonçait dans une épaisse forêt.

Cela fait maintenant près d'une heure qu'ils sont arrivés et nul n'a encore évoqué la dégustation. Souad a mis ce temps à profit pour observer les lieux, imaginer quel genre de rituel peut se pratiquer entre ces murs éventrés que la végétation recouvre en partie, se demandant aussi ce que contient le sac que Gwen a apporté avec elle.

Deux bougies ont été allumées et placées sur des pierres ; leurs flammes minuscules semblent vouloir s'éteindre au moindre souffle de vent. Quelques détritus traînent parmi les hautes herbes : cannettes, boîtes de conserve, papiers froissés...

Souad doit redoubler d'efforts pour ne pas montrer qu'elle se sent mal à l'aise. Tendue, frissonnant des pieds à la tête malgré le pull épais qu'elle a enfilé avant de partir. « Ce n'est pas le froid... c'est la trouille ! Bon Dieu, quand Gwen va-t-elle se décider à me demander de sortir mes buvards ? »

Mais, pour l'heure, ils se contentent de boire de la bière et Souad a déjà la tête qui lui tourne. C'est d'une voix pâteuse qu'elle demande :

– C'est un chouette endroit pour se défoncer, vous l'avez trouvé comment ?

– Par hasard, répond Gwen. Je cherchais un lieu tranquille, loin de tout. Habituellement, nous sommes plus nombreux à le fréquenter. Disons que cette nuit est une nuit particulière ! En ton honneur...

– Quand tu dis nombreux, cela signifie quoi ? Combien ?

Florent interroge Gwen du regard. Celle-ci acquiesce d'un léger hochement de tête qui autorise le jeune homme à expliquer :

– En réalité, nous sommes huit étudiants qui formons un groupe que nous appelons le Cercle. Ce dernier a été constitué à l'initiative de Gwen qui nous a choisis en fonction de notre niveau intellectuel supérieur à la moyenne et de l'intérêt que nous portons à certaines recherches ésotériques.

– Votre Cercle ne ressemble-t-il pas à une secte ? ose Souad. Un tantinet élitiste, non ?

C'est Florent qui réplique, Gwen étudiant les réactions de l'enquêtrice :

– Ça n'a absolument rien à voir avec une secte ! Je te l'ai dit : c'est juste un groupe d'étudiants qui ont renoué avec les principes d'une poignée de cathares dissidents toulousains.

– Des cathares, rien que ça ? ironise Souad.

Florent ne relève pas la raillerie et poursuit :

– Je vais t'éclairer... En 1225, les représentants de toutes les communautés cathares se sont réunis en concile à Pieusse pour élire un seul et unique légat, ainsi que pour définir les limites de leur diocèse. L'histoire officielle – la Grande Histoire – a conservé de cet événement le nom de Benoît de Termes comme étant celui qui fut choisi par ses pairs...

– Et alors ? s'impatiente Souad.

– Et alors, reprend Florent, le concile ne s'est pas vraiment déroulé dans la sérénité ! Un certain Robert Sicard, au nom d'une phratrie toulousaine dont il s'était proclamé l'évêque, s'opposa à la nomination de Benoît de Termes, le traitant d'apostat.

– Classique ! l'interrompt Souad. Dans toutes les réunions, il y a toujours un type qui veut être chef à la place du chef !

– Robert Sicard, dit Florent, était plus qu'un fanatique intrigant et assoiffé de pouvoir. Il croyait avec ferveur en la doctrine de deux mondes coexistants, ce que Bartholomé de Carcassonne a évoqué dans son traité. Le monde dans lequel les hommes vivent est celui du Mal, enfanté par le diable. L'autre monde, le royaume du Bien, est l'œuvre de Dieu, tout proche du premier, mais néanmoins séparé par une infime frontière qui se trouve être dans la conscience humaine...

Après un silence, c'est Gwen qui prend la parole :

– Robert Sicard affirmait pouvoir atteindre le royaume lumineux de Dieu en s'affranchissant des contraintes du corps. Il disait être capable d'accéder à la Connaissance en libérant son âme de ses chaînes.

– Et c'est ce qu'il tenta ! ajoute Florent avec fièvre.

– Oui, fait Gwen, c'était un apothicaire de talent et il mit à profit son art pour concocter des drogues censées permettre à son âme de flotter hors de son corps, et d'accéder ainsi au royaume où l'esprit se sublime dans une éternité de bonheur.

– Il se shootait avant la mode, quoi ! lance Souad.

– C'est beaucoup plus subtil ! la tance Gwen. Sicard obéissait à un rituel particulier, s'imposait des exercices respiratoires, se plongeait dans la méditation, invoquant des forces invisibles qui le guidaient...

– Et il a dû finir ses jours sur un bûcher de l'Inquisition, comme ses petits copains, non ? interroge Souad.

Gwen lui sourit. La lueur des bougies confère à son visage une double expression, comme pour illustrer ses propos précédents. L'ombre et la lumière se disputent ses traits. Elle est à la fois ange et démon.

– Non, dit-elle. Robert Sicard a disparu...

– Disparu ? s'étonne Souad.

– À partir de 1227, plus aucune trace de lui... On ignore ce qu'il est devenu. S'est-il exilé ? Nul ne peut le dire. Sa phratrie s'est effacée de l'Histoire après avoir laissé un traité, des mémoires et un rituel...

– Le Cercle, reprend Florent, tente de reproduire le protocole établi par Robert Sicard. Nous répétons exactement les pratiques qu'il a transcrites dans son traité.

– Vous êtes donc persuadés de pouvoir franchir la frontière qui sépare les deux mondes ? demande Souad.

La voix plus dure, Gwen confirme :

– Il existe un passage ! C'est dans l'esprit humain qu'il se situe. La drogue n'est que l'un des moyens d'y parvenir. Un parmi d'autres... Mais le cours d'histoire est terminé, Souad. J'ignore encore si nous t'accepterons dans le Cercle.

– Je dois faire mes preuves avant, n'est-ce pas ?

– En l'occurrence, il était convenu que tu nous apporterais quelque chose...

Souad acquiesce et fouille dans son sac, à la recherche des buvards soigneusement conservés dans un sachet en plastique placé dans une petite boîte métallique.

– Tu es certaine que nous sommes tranquilles, ici ?

– Je crois bien qu'à part les tourterelles et les corbeaux, précise Gwen en riant, les membres du Cercle sont les seuls à connaître l'existence de cet endroit. On n'y a jamais vu personne depuis que nous nous y sommes installés !

Souad a sorti deux morceaux de buvard qu'elle tend à Gwen et Florent, se réservant le dernier, légèrement corné. Un placebo sans danger.

– Pas pour moi, annonce Gwen à l'étonnement de l'enquêtrice. J'ai l'intention de rester clean, cette nuit... Je te l'offre de bon cœur, Souad.

– Je suis servie, ça ira !

Souad sent le sol se dérober sous elle. Gwen insiste :

– Allons, l'experte ! Ne me dis pas que tu n'en prends qu'un lorsque tu te shootes !

« Le piège ! Je n'ai pas le choix. Si je refuse, j'éveille les soupçons et je suis cuite ! Mais j'ai chargé à mort ces saloperies de buvards ! Je n'ai jamais avalé d'acide ! Ce poison va me faire décoller comme un avion à réaction... ! »

Plongée dans sa réflexion, Souad sursaute en entendant son portable sonner. D'un geste rapide, trop rapide, elle coupe la demande de communication. Qui l'a appelée ? Martin... C'est Martin : elle a oublié de le biper !

– Un problème ? demande Gwen en la fixant droit dans les yeux.

– Non ! réplique Souad. Juste un type collant...

– Eh bien, qu'attends-tu ?

Florent vient de quitter la réalité. Il rit stupidement, par à-coups, le buste secoué de spasmes, les mains s'agitant dans l'herbe, ses doigts courant à la recherche d'invisibles insectes...

Souad dépose sur sa langue les deux morceaux de buvard sous le regard de Gwen.

– Tchin ! lance l'enquêtrice à la cantonade, l'air bravache.

Quelques secondes...

Quelques secondes suffisent pour que Souad sente monter en elle une oppressante vague de chaleur et son rythme cardiaque s'accélérer.

Elle semble flotter un instant, saisie d'un malaise qui lui révulse l'estomac et lui broie la poitrine. Son corps, toute sa chair et tous ses os, devenus d'abord si légers en se libérant de la pesanteur, s'alourdissent brutalement, douloureusement. Dans ses veines coule maintenant un sang épais qui charrie un noir venin.

Le noir... Les ténèbres. Une obscurité palpitante, emplie d'angoisse. Un point de conscience, cependant... Très loin. Une minuscule lueur de raison... Une vague rémanence de son identité qui se décline en un sourd écho à l'infini... Mais qui lui rappelle sa mission... Lui commande de se ressaisir...

Souad entend Gwen ordonner à Florent :

– Viens m'aider ! Ouvre le sac et sors les bougies...

Le sac. Voilà donc ce qu'il contenait. Seulement cela... Des bougies ! De vulgaires bougies que Gwen entreprend de disposer sur le sol en couchant les plus hautes herbes sous ses pieds.

Souad est parvenue à s'extraire de cette nuit visqueuse qui l'enveloppait comme un linceul. Elle regarde la chargée de TD avec un détachement qui lui donne la sensation de ne pas participer réellement à la scène. En observatrice indifférente, elle s'amuse même de constater que Gwen et Florent reproduisent au sol, à l'aide des bougies espacées de quelques centimètres, le signe en 8 ouvert...

Le motif peint avec du sang sur le dos d'Estelle... Le tatouage que portent les membres du Cercle...

Non pas un 8... plutôt le ruban de Möbius tranché, que tente de clore à son sommet un segment de droite... Oui, le ruban de Möbius... Qu'on obtient en prenant une fine bande de papier que l'on torsade et dont on joint les deux extrémités... Qui devient ainsi le symbole de l'infini... Une surface possédant deux plans que l'on parcourt avec la mine d'un crayon en dessinant dans l'espace un chemin sans commencement ni fin !

Le passage... C'est là ce que cherche le Cercle... sur ce ruban...

La voix de Gwen :

– On dirait qu'elle a du mal à gérer...

La voix de Florent :

– Tu penses ! Si tu savais comme ils sont blindés, ses trips !

La voix de Gwen :

– Bizarre, quand même ! Elle devrait avoir l'habitude !

Souad devine qu'on parle d'elle. Les voix...

Celle de Florent, encore :

– Oui, mais elle a pris une double dose !

Une forme s'agenouille auprès d'elle, la secoue par les épaules. Le parfum... Celui de Gwen.

– Hé ? Ça va ? Tu ne nous fais pas un bad, au moins ?

Non, ce n'est pas Gwen. C'est Martin. Il est venu la sortir de ce cauchemar. Martin ! Elle lui sourit, rassurée. Lui tend les bras pour qu'il l'aide à se relever.

– Faut que ça aille, commandant ! Sinon, le terrain, c'est fini pour moi !

– Quel terrain ?

– Le terrain, commandant ! Tu sais bien, quoi ! Au vent, les pipettes et les analyses... Le terrain ! L'infiltration...

– La salope ! C'est un flic !

Ce n'était pas la voix Martin...

– La salope... Elle nous a feintés ! Tu saisis, Florent ? Tu nous as foutus dans les pattes d'un flic !

– Je ne pouvais pas savoir, Gwen... Tirons-nous !

– En la laissant là pour qu'elle atterrisse tranquillement ? Nous devons nous en débarrasser, oui !

C'est certain, Souad a conscience qu'on va l'éliminer. D'une manière ou d'une autre. Mais elle n'en éprouve aucune appréhension. La drogue a écarté l'épouvante qui l'a saisie plus tôt, pour l'entraîner dans une douce et tiède quiétude. Une matrice dans laquelle elle se pelotonne, s'enroulant sur elle-même comme si elle était nue...

Nue dans une grotte. Un bouquet d'edelweiss entre ses mains jointes...

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