24 La tempête forcit

Le soleil de l’après-midi aurait dû entrer à flots dans la chambre à coucher de Rand, mais dehors, il pleuvait dru, et toutes les lampes étaient allumées pour dissiper la grisaille crépusculaire. Le tonnerre faisait trembler les vitres. Un violent orage était descendu du Rempart du Dragon plus vite qu’un cheval au galop, rafraîchissant l’atmosphère presque assez pour qu’il neige. Les gouttes fouettant la maison ressemblaient à de la neige fondue. Malgré les bûches flambant dans l’âtre, la chambre ne se réchauffait pas.

Allongé sur son lit, ses bottes croisées aux chevilles, il fixait le baldaquin, s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il pouvait oublier l’orage, mais pour Min, blottie sous son bras, c’était une autre affaire. Elle n’essayait pas de le distraire. Qu’allait-il faire à son sujet ? Au sujet d’Elayne et d’Aviendha ? Leurs deux images n’étaient plus que de vagues présences dans ses pensées, à cette distance de Caemlyn. Enfin, il supposait qu’elles y étaient toujours. Mais les suppositions étaient dangereuses quand il s’agissait d’elles. Tout ce qu’il savait sur elles pour le moment, c’était une impression générale du lieu où elles se trouvaient, et la certitude qu’elles étaient vivantes. Mais le corps de Min était étroitement pressé contre le sien, et le lien la rendait aussi vibrante dans sa tête qu’elle l’était en chair et en os. Était-il trop tard pour mettre Min, Elayne et Aviendha en sécurité ?

Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pouvez assurer la sécurité de quiconque ? chuchota Lews Therin dans sa tête. Le fou décédé était un vieil ami maintenant. Nous allons tous mourir. Elles aussi. Contentez-vous d’espérer de ne pas être celui qui les tuera. Pas un ami au sens noble du terme, juste un ami dont il ne pouvait pas se débarrasser. Il ne craignait plus de tuer Min, Elayne ou Aviendha pas plus qu’il ne redoutait de devenir fou. Plus qu’il ne l’était, en tout cas, avec ce mort qui l’habitait et parfois un visage flou qu’il pouvait presque reconnaître. Oserait-il interroger Cadsuane sur l’un ou l’autre ?

Ne faites confiance à personne, murmura Lews Therin, y compris moi, termina-t-il avec un rire narquois. Sans avertissement, Min lui donna un coup de poing dans les côtes, assez fort pour le faire grogner.

— Vous redevenez mélancolique, berger, gronda-t-elle. Si vous recommencez à vous inquiéter pour moi, je jure que je…

Elle avait tant de façons différentes de râler, Min, chacune accordée à une sensation différente à travers le lien. Il percevait sa légère irritation teintée d’inquiétude. Parfois elle était tranchante, comme si elle allait le décapiter.

— Pas de ça maintenant, l’avertit-elle, avant qu’il puisse bouger la main qui reposait dans le dos de Min et que, roulant sur le flanc, elle se lève d’un même mouvement fluide.

Elle rajusta sa tunique brodée avec un regard désapprobateur. Depuis qu’elle l’avait lié à elle, elle lisait encore mieux ses pensées.

— Qu’est-ce que vous comptez faire, Rand ? Et Cadsuane ? Savez-vous ce qu’elle va faire ?

Un éclair fulgura devant les fenêtres. Le tonnerre refit trembler les vitres.

— Je n’ai jamais été encore capable de prévoir ce qu’elle allait faire, Min. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ?

L’épais matelas de plume s’affaissa sous lui quand il balança les jambes sur le côté et s’assit face à elle. Machinalement, il faillit presser une main sur ses anciennes blessures au flanc, mais il se ressaisit à temps et modifia son mouvement, boutonnant sa tunique à la place. À demi cicatrisées, elles le faisaient souffrir depuis Shadar Logoth. Ou peut-être qu’il avait davantage conscience de leurs élancements. Elles étaient comme une chaudière brûlante de fièvre concentrée sur une surface pas plus grande que la paume. L’une d’elles au moins, espérait-il, commencerait à guérir maintenant que Shadar Logoth n’existait plus.

Peut-être était-il encore trop tôt pour qu’il sente une différence. Ce n’était pas le côté que Min avait frappé du poing – elle y faisait toujours attention –, mais il pensait avoir réussi à lui cacher sa souffrance. Inutile de lui donner une raison de plus de s’inquiéter. La source d’inquiétude devait venir de Cadsuane. Ou des autres.

À présent, le manoir et toutes ses dépendances étaient bondés. Il paraissait inévitable que, tôt ou tard, quelqu’un chercherait à utiliser les Liges restés au Cairhien ; leurs Aes Sedai n’avaient pas claironné qu’elles allaient rejoindre le Dragon Réincarné, mais elles n’en avaient pas non plus fait mystère. Malgré tout, il n’avait pas imaginé que tant de gens viendraient avec elles. Davram Bashere, avec une centaine de ses chevau-légers, avait démonté sous une pluie battante en râlant parce que leurs selles étaient fichues. Il s’agissait de plus d’une demi-douzaine d’Asha’man en tuniques noires qui, pour une raison inconnue, ne s’étaient pas protégés du déluge. Ils avaient chevauché avec Bashere, mais étaient arrivés en deux groupes, toujours séparés par une courte distance, tous enveloppés d’une aura de méfiance vigilante. L’un des Asha’man était Logain Ablar. Logain ! Un Asha’man portant l’Épée et le Dragon épinglés à son col ! Bashere et Logain voulaient lui parler en tête à tête, et chacun individuellement. Ces visiteurs inattendus n’étaient pas les plus surprenants. Il avait cru que les huit Aes Sedai étaient des amies de Cadsuane, pourtant il aurait juré qu’elle avait été aussi surprise que lui de leur présence. Plus bizarre encore, toutes sauf une semblaient avoir un Asha’man pour Lige ! Ce n’étaient pas des prisonniers, et certes pas des gardes, mais Logain avait rechigné à parler devant Bashere, tout comme Bashere à laisser Logain parler le premier à Rand. À présent, ils étaient tous en train de se sécher et de s’installer dans leurs chambres, le laissant essayer de mettre de l’ordre dans ses idées. Dans la mesure où il le pouvait, avec Min blottie contre lui. Que ferait Cadsuane ? Il avait essayé de lui demander conseil. Mais les événements les avaient dépassés. La décision avait été prise, quoi que pensât Cadsuane. Des éclairs fulgurèrent aux fenêtres. À l’instar de Cadsuane, on ne savait jamais où ils frapperaient.

Alivia pourrait l’achever, marmonna Lews Therin. Elle nous aidera à mourir ; elle nous débarrassera de Cadsuane si nous le lui demandons.

Je ne veux pas la tuer, lui répliqua mentalement Rand. Je ne peux pas la laisser mourir. Lews Therin le savait aussi bien que lui, mais il grommela quand même. Depuis Shadar Logoth, il paraissait parfois un peu moins fou. Ou peut-être que Rand l’était un peu plus. Après tout, il prenait l’habitude de parler à un mort dans sa tête, comme si c’était une chose normale, et ça, c’était malsain.

— Vous devez faire quelque chose, marmonna Min, croisant les bras. L’aura de Logain parle de sa gloire, plus fort que jamais. Peut-être pense-t-il toujours qu’il est le vrai Dragon Réincarné. Et il y a quelque chose de… noir… dans les images que j’ai vues autour du Seigneur Davram. S’il se retourne contre vous, ou s’il meurt… J’ai entendu un soldat dire que le Seigneur Dobraine pourrait mourir. En perdre même un seul serait un rude coup. Si vous les perdiez tous les trois, il vous faudrait peut-être un an pour vous en remettre.

— Si vous l’avez vu, alors ça arrivera. Je dois faire ce que je peux, Min, et éviter de me faire du souci au sujet de ce que je ne peux pas accomplir.

Elle lui lança un regard assassin, comme si elle s’apprêtait à lui faire une scène.

Un grattement à la porte lui fit tourner la tête. Min changea d’attitude. Il supposa qu’elle avait sorti un couteau de lancer de sa manche et qu’elle le cachait derrière son poignet. Elle cachait plus de couteaux sur elle que Thom Merrilin. Ou Mat. Des couleurs tournoyèrent dans sa tête, se résorbant presque en… en quoi ? Un homme sur le siège de cocher d’un chariot ? Ça n’était pas le visage qui apparaissait parfois dans ses pensées, en tout cas. L’image s’estompa en un instant, sans le vertige qui accompagnait le visage.

— Entrez, dit-il en se levant.

Elza entra, déployant ses jupes vert foncé en une élégante révérence, les yeux brillants. D’apparence aimable, avec la tranquille assurance d’un chat, elle sembla à peine voir Min. De toutes les sœurs qui lui avaient juré allégeance, c’était la plus zélée. La seule, en fait. Car, si certaines l’avaient fait pour des raisons personnelles, Vérin et celles qui l’avaient rejoint aux Sources de Dumai n’avaient pas eu le choix devant un ta’veren. Malgré sa froideur extérieure, Elza semblait brûler intérieurement de la passion de le voir atteindre la Tarmon Gai’don.

— Vous avez demandé que l’on vous prévienne quand l’Ogier arriverait, dit-elle, sans le quitter des yeux.

— Loial ! s’exclama joyeusement Min, remettant le couteau dans sa manche tout en croisant Elza, qui cligna des yeux à la vue de la lame. J’aurais pu tuer Rand pour vous laisser gagner votre chambre avant que je vous voie !

Le lien disait qu’elle ne le pensait pas. Pas exactement.

— Merci, dit Rand à Elza, prêtant l’oreille aux exclamations joyeuses venant du salon, le rire léger de Min et le roulement de tonnerre par lequel Loial exprimait son hilarité, comme si c’était la terre qui riait.

Le tonnerre roula dans le ciel.

Peut-être que la passion de l’Aes Sedai allait jusqu’à désirer savoir ce qu’il dirait à Loial, parce qu’elle pinça les lèvres et hésita avant de faire une nouvelle révérence et de quitter la chambre. Une brève interruption dans les cris de joie annonça sa traversée du salon, et leur reprise signala sa sortie. Alors, il saisit le Pouvoir. Il fallait que personne ne le voie faire.

Le feu l’inonda, plus chaud que le soleil, et froid à faire paraître printanier le plus violent blizzard, menaçant de l’anéantir pour un instant d’inattention. Saisir le saidin revenait à lutter pour la survie. Le vert des corniches fut soudain plus vert, le noir de sa tunique plus noir, l’or de ses broderies plus éclatant. Il voyait le grain des colonnes du lit sculptées de lianes, voyait les marques de polissage laissées par l’ébéniste tant d’années auparavant. Le saidin lui donnait l’impression d’avoir été à moitié aveugle et sourd sans lui. C’était une partie de ce qu’il ressentait.

Propre, chuchota Lews Therin. De nouveau pur et propre.

C’était vrai. La souillure qui avait marqué la moitié mâle du Pouvoir depuis la Destruction, avait disparu. Rand sentit pourtant une violente nausée monter en lui et l’envie de se plier en deux et de vider son estomac sur le sol. La chambre parut tournoyer un instant, et il dut poser une main sur la colonne de lit la plus proche pour se soutenir. Il ne savait pas pourquoi il ressentait encore cette nausée, une fois la souillure disparue. Lews Therin ne le savait pas non plus, ou ne voulait pas le dire. Mais ces nausées étaient la raison pour laquelle il ne laissait personne le voir quand il saisissait le saidin. Elza brûlait peut-être du désir de le voir atteindre la Dernière Bataille, mais bien trop d’autres individus souhaitaient qu’il échoue, et ce n’étaient pas tous des Amis du Ténébreux.

En cet instant de faiblesse, Lews Therin voulut saisir le saidin. Rand le sentait avidement tendu vers le Pouvoir. Était-ce plus difficile de le repousser qu’avant ? À certains égards, il semblait faire partie de lui plus solidement qu’avant Shadar Logoth. Peu importait. Il ne lui restait que peu de chemin à parcourir avant de mourir. Prenant une profonde inspiration, il ignora la nausée et entra dans le salon dans le roulement du tonnerre.

Min se tenait debout au milieu de la pièce, tenant une main de Loial dans les deux siennes. Elle lui souriait. Il fallait ses deux mains pour en tenir une seule de Loial, et elles étaient loin de la couvrir entièrement. Le haut de son crâne était à peine à un pied du plafond. Il était revêtu d’une tunique propre en drap bleu foncé, s’évasant sur des larges chausses jusqu’en haut des bottes lui arrivant aux genoux. Pour une fois, ses poches n’étaient pas gonflées par les formes anguleuses de livres. Ses yeux grands comme des soucoupes s’éclairèrent à la vue de Rand, et le sourire de sa large bouche fendit son visage en deux. Deux oreilles huppées pointant de ses cheveux en désordre frémissaient de plaisir.

— Le Seigneur Algarin a des chambres spéciales pour les Ogiers, déclara-t-il d’une voix ressemblant au son d’une grosse caisse. Vous vous rendez compte ? Et six ! Bien sûr, elles n’ont pas servi depuis quelque temps, mais elles sont aérées toutes les semaines, de sorte qu’elles ne sentent pas le moisi, et les draps de lin sont de bonne qualité. Je pensais que je serais obligé de me plier en deux dans un lit fait pour les humains. Nous ne restons pas longtemps ici, n’est-ce pas ?

Ses longues oreilles s’affaissèrent un peu, puis commencèrent à frémir, trahissant sa gêne.

— Je ne crois pas que nous le devrions. Je veux dire, je pourrais m’habituer à avoir un vrai lit, et ce n’est pas désirable si je reste avec vous. Je veux dire… Bon, vous savez ce que je veux dire.

— Je sais, dit doucement Rand.

Il aurait pu rire devant la consternation de l’Ogier, mais le rire semblait l’avoir déserté ces derniers temps. Filant une toile contre les écoutes autour de la pièce, il la noua pour relâcher le saidin. Les dernières traces de nausée disparurent immédiatement. En général, il parvenait à contrôler le malaise au prix d’un effort, mais c’était stupide de se l’imposer quand ce n’était pas indispensable.

— Vos livres n’ont-ils pas trop souffert des intempéries ?

À son arrivée, le premier soin de Loial avait été de vérifier l’état de ses livres.

Soudain une idée frappa Rand : il avait pensé à ce qu’il venait de faire en termes de « filer une toile ». C’était la façon de s’exprimer de Lews Therin. Ce genre de chose arrivait trop souvent, les formulations du mort dérivant dans sa tête, ses souvenirs se mêlant aux siens. Il était Rand al’Thor. Il avait tissé une garde contre les écoutes et attaché le tissage, non pas filé et noué une toile. Mais l’un lui venait à l’esprit aussi facilement que l’autre.

— Mes Essais de Willim de Maneches sont humides, dit Loial, avec une moue écœurée, et frictionnant sa lèvre supérieure avec son doigt gros comme une saucisse.

S’était-il mal rasé, ou portait-il une moustache naissante sous son large nez ?

— Les pages resteront peut-être tachées. Je n’aurais pas dû être aussi négligent. Et mon livre de notes a pris l’humidité lui aussi. Pourtant, l’encre n’a pas coulé. Tout est encore lisible, mais il faut vraiment que je fasse une boîte pour protéger…

Lentement, il fronça les sourcils dont les longues pointes tombèrent sur ses joues.

— Vous avez l’air fatigué, Rand. Il a l’air fatigué, Min.

— Il en a trop fait, mais il se repose maintenant, dit Min, sur la défensive.

Rand sourit. À peine. Min le défendrait toujours, même contre l’excès de sollicitude de ses amis.

— Vous vous reposez, berger, ajouta-t-elle, lâchant l’énorme main de Loial et plantant ses poings sur ses hanches. Asseyez-vous et reposez-vous. Oh, asseyez-vous, Loial. Je vais attraper un torticolis si je dois continuer à lever la tête comme ça.

Loial gloussa en examinant l’une des chaises à dossier droit d’un air dubitatif. Comparée à lui, on aurait dit une chaise d’enfant.

— Berger. Vous ne savez pas comme c’est bon de vous entendre l’appeler « berger », Min.

Il s’assit avec précaution. La chaise craqua sous son poids, et ses genoux se relevèrent devant lui.

— Je suis désolé, Rand, mais c’est comique, et je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de rire ces derniers mois.

La chaise tenait bon. Avec un rapide coup d’œil vers la porte, il ajouta, un peu trop fort :

— Karldin n’a guère le sens de l’humour.

— Vous pouvez parler librement, dit Rand. Nous sommes en sécurité derrière… une garde.

Il avait failli dire « derrière un bouclier », ce qui n’était pas la même chose. Sauf qu’il savait que ça l’était.

Il était trop fatigué pour s’asseoir, et trop épuisé pour trouver facilement le sommeil. Alors, il alla se planter devant l’âtre. Des rafales soufflant dans la cheminée faisaient danser les flammes sur les bûches et parfois refoulaient des bouffées de fumée dans la pièce. Il entendait la pluie tambouriner sur les vitres, mais le tonnerre semblait s’être éloigné. Peut-être que la tempête se terminait. Croisant les mains derrière son dos, il se détourna du feu.

— Qu’ont dit les Anciens, Loial ?

Au lieu de répondre tout de suite, Loial regarda Min, comme pour chercher un encouragement ou un soutien. Assise au bord d’un fauteuil bleu, les jambes croisées, elle sourit à l’Ogier en hochant la tête, et il poussa un profond soupir, semblable à un grand vent traversant des cavernes.

— Karldin et moi, nous avons rendu visite à tous les steddings, Rand. Tous sauf le stedding Shangtai, naturellement. Je ne pouvais pas y aller, mais j’ai laissé un message à son intention partout où nous sommes passés, et Daiting n’est pas loin de Shangtai. Quelqu’un l’y portera. La Grande Souche se réunit à Shangtai et cela attirera les foules. C’est la première fois que la Grande Souche est convoquée depuis mille ans, depuis que vous autres humains avez livré la Guerre des Cent Ans, et c’était le tour de Shangtai. Ils doivent préparer quelque chose de très important, mais personne n’a voulu me dire la raison de cette convocation. Ils ne disent rien sur une Souche avant qu’on ait de la barbe au menton, marmonna-t-il, tripotant quelques rares poils poussant sur son large menton.

Apparemment, il avait l’intention de remédier à son manque de barbe, mais il n’était pas certain que ce fût possible. Loial avait plus de quatre-vingt-dix ans, mais pour un Ogier, c’était encore l’adolescence.

— Les Anciens ? interrogea patiemment Rand.

Il fallait être patient avec Loial, tout comme avec n’importe quel Ogier. Ils n’avaient pas la même notion du temps que les humains, et Loial avait tendance à discourir longuement, si on le laissait faire.

Les oreilles de Loial frémirent et il lança un nouveau coup d’œil à Min, qui l’encouragea d’un sourire.

— Bon, comme j’ai dit, j’ai rendu visite à tous les steddings sauf Shangtai. Karldin ne voulait jamais y entrer. Il préférait dormir tous les soirs sous un buisson qu’être coupé de la Source une seule minute.

Rand garda le silence, mais Loial tendit les mains vers eux.

— J’arrive au cœur du sujet, Rand. J’y arrive. J’ai fait ce que j’ai pu, mais je ne sais pas si ça a suffi. Les steddings des Marches m’ont dit de rentrer à la maison et de laisser ces questions aux plus âgées et aux plus sages. Shadoon et Mardoon, dans les montagnes sur la Côte de l’Ombre, m’ont dit la même chose. Les autres steddings ont accepté de garder les Portes des Voies. Je pense qu’ils ne croient pas vraiment à un danger quelconque, mais ils ont accepté, alors vous savez qu’ils les surveilleront étroitement. Et je suis sûr que quelqu’un préviendra Shangtai. Les Anciens de Shangtai n’ont jamais aimé avoir une Porte des Voies juste à côté de leur stedding. J’ai entendu l’Ancien Haman dire au moins une centaine de fois que c’était dangereux. Je sais qu’ils accepteront de la surveiller.

Rand hocha lentement la tête. Les Ogiers ne mentaient jamais, ou du moins les rares qui s’y risquaient mentaient si mal qu’ils ne recommençaient jamais. La parole d’un Ogier avait autant de force que le serment de quiconque. Les Portes des Voies seraient étroitement gardées. Sauf celles situées dans les Marches, et dans les montagnes au sud de l’Amadicia et du Tarabon. De Porte à Porte, on pouvait voyager de l’Échine du Monde jusqu’à l’Océan d’Aryth, des Marches jusqu’à la Mer des Tempêtes, le tout dans un monde étrange hors du temps, ou peut-être parallèle au temps. Deux jours de marche dans les Voies pouvaient vous faire parcourir cent miles ou cinq cents, selon la Voie choisie. Si vous acceptiez d’en affronter les dangers. On pouvait mourir très facilement dans les Voies, ou pire. Elles s’étaient assombries et délabrées depuis longtemps. Les Trollocs ne s’en souciaient pas, au moins quand ils étaient entraînés par un Myrddraal. Les Trollocs avaient pour seul objectif de tuer, surtout quand ils étaient entraînés par un Myrddraal. Et neuf Portes des Voies resteraient sans surveillance, au risque de livrer passage à des dizaines de milliers de Trollocs. Instaurer une quelconque garde sans la coopération des steddings pouvait être impossible. Beaucoup de gens croyaient que les Ogiers n’existaient pas, et peu de ceux qui croyaient à leur existence voulaient se mêler de leurs affaires sans autorisation.

Soudain, Rand réalisa qu’il n’était pas le seul à être fatigué. Loial avait l’air épuisé et décharné. Sa tunique était fripée et pendait sur son corps amaigri. Il était dangereux pour un Ogier de vivre trop longtemps hors d’un steddings et Loial avait quitté le sien cinq bonnes années auparavant. Peut-être que les brèves visites de ces derniers mois n’avaient pas été suffisantes pour lui.

— Vous devriez peut-être rentrer chez vous maintenant, Loial. Le stedding Shangtai n’est qu’à quelques jours d’ici.

La chaise de Loial craqua de façon alarmante quand il se leva d’un bond. Ses oreilles de dressèrent aussi, aux aguets.

— Ma mère y sera, Rand. C’est une célèbre Oratrice. Elle ne manquerait jamais une Grande Souche.

— Elle ne peut pas être déjà revenue des Deux Rivières, lui dit Rand.

La mère de Loial était aussi une célèbre marcheuse, pourtant il y avait des limites, même pour les Ogiers.

— Vous ne la connaissez pas, marmonna Loial, de sa voix de grosse caisse résonnant lugubrement. Et elle aura Erith à la remorque. C’est sûr.

Min se pencha vers l’Ogier, une lueur dangereuse dans l’œil.

— À la façon dont vous parlez d’Erith, je sais que vous désirez l’épouser. Alors, pourquoi la fuyez-vous toujours ?

Rand l’observait depuis la cheminée songeant à ses propres liens. Aviendha supposait qu’il l’épouserait, et aussi Elayne et Min, selon la coutume des Aiels. Elayne semblait le penser également, pour étrange que cela parût. Il croyait qu’elle le pensait. Et Min ? Elle ne l’avait jamais dit. Il n’aurait jamais dû les laisser le lier. Le lien les étoufferait de chagrin quand il mourrait.

Maintenant, les oreilles de Loial tremblaient de prudence. Il fit des gestes apaisants comme si Min était la plus grande des deux.

— C’est vrai que je le désire, Min. Bien sûr. Erith est belle, et très perspicace. Vous ai-je jamais raconté avec quelle attention elle m’a écouté expliquer… Bien sûr que je l’ai fait. Je le dis à tous ceux que je rencontre. Je veux vraiment l’épouser. Mais pas maintenant.

Ce n’est pas comme pour vous, les humains, Min. Vous faites tout ce que veut Rand. Erith attendra de moi que je m’installe et que je reste à la maison. Les épouses ne laissent jamais leur mari aller nulle part ou faire quoi que ce soit, si cela exige de quitter le stedding plus de quelques jours. J’ai mon livre à finir, et comment pourrai-je le faire si je ne vois pas tout ce que fait Rand ? Je suis certain qu’il a fait toutes sortes de choses depuis que j’ai quitté le Cairhien, et je sais que je ne retrouverai jamais tout. Erith ne comprendrait pas. Min ? Min, êtes-vous en colère contre moi ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis en colère ? demanda-t-elle froidement.

Loial poussa un gros soupir, si manifestement soulagé que Rand la regarda aussi. Par la Lumière, l’Ogier pensait qu’elle voulait dire qu’elle n’était pas en colère ! Rand savait que Loial tâtonnait dans le noir quand il s’agissait des femmes, même de Min – peut-être spécialement de Min – mais il valait mieux qu’il prenne le temps d’en apprendre davantage avant d’épouser Erith. Sinon, elle l’écorcherait comme une chèvre malade. Mieux valait le faire sortir de la pièce avant que Min ne le fasse à la place d’Erith. Rand s’éclaircit la gorge.

— Réfléchissez-y pendant la nuit, Loial, dit-il. Vous aurez peut-être changé d’avis au matin.

Une partie de son être espérait que ce serait le cas. L’Ogier était loin de chez lui depuis trop longtemps. Mais une autre part de son être… Il pouvait utiliser Loial si ce qu’Alivia lui avait dit des Seanchans était vrai. Parfois, il se dégoûtait lui-même.

— En tout cas, il faut que je parle à Bashere maintenant. Et à Logain.

Il pinça la bouche en prononçant ce nom. Que faisait Logain en tunique noire d’Asha’man ?

Loial ne se leva pas. Son trouble sembla s’accuser, à ses oreilles couchées et ses sourcils tombants.

— Rand, il y a quelque chose que je dois vous dire. Sur les Aes Sedai qui sont arrivées avec nous.

De nouveau des éclairs fulgurèrent devant les fenêtres et la foudre tomba plus violemment que jamais. Pour certaines tempêtes, une accalmie ne faisait qu’annoncer le pire.

Je vous avais dit de les tuer toutes quand vous en aviez l’occasion, dit Lews Therin en riant. Je vous l’avais dit.

— Êtes-vous certaine qu’elles ont été liées, Samitsu ? demanda Cadsuane fermement et assez haut pour se faire entendre par-dessus le fracas du tonnerre sur le toit du manoir.

Le tonnerre et l’éclair convenaient à son humeur. Elle aurait aimé montrer les dents. Il lui fallut une bonne dose de son entraînement et de son expérience pour continuer à siroter calmement son thé au gingembre. Elle n’avait pas laissé les émotions la dominer depuis très longtemps, mais elle avait envie de mordre quelque chose. Ou quelqu’un.

Samitsu tenait à la main une tasse en porcelaine, dont elle n’avait pas bu une goutte. La svelte sœur cessa de fixer les flammes de la cheminée de gauche, et les clochettes de ses cheveux noirs tintèrent quand elle secoua la tête. Elle ne s’était pas donné la peine de sécher correctement ses cheveux, qui pendaient lourdement en mèches humides dans son dos. Ses yeux noisette exprimaient l’embarras.

— Ce n’est guère une question que je peux poser à une sœur, n’est-ce pas, Cadsuane, et elles ne m’ont évidemment rien dit. D’abord, j’ai pensé qu’elles avaient fait comme Merise et Corele. Et la pauvre Daigian.

Une brève grimace de sympathie traversa son visage. Elle connaissait la douleur qui rongeait Daigian depuis la mort d’Eben. Toutes les sœurs qui n’en étaient plus à leur premier Lige ne le savaient que trop bien. Quoi que l’on fasse, que l’on lutte ou non, c’était une terrible épreuve que l’on ne pouvait comprendre que si l’on était vraiment concerné. Malheureusement, elle ne pouvait pas faire grand-chose à part essayer de trouver un moyen d’équilibrer les événements.

— Je suis contente que vous me donniez un petit avertissement avant que je rencontre Toveine et les autres, mais je veux que vous retourniez au Cairhien dès demain matin.

— Je ne pouvais rien faire, Cadsuane, dit Samitsu avec amertume. La moitié des gens à qui je donnais un ordre se sont mis à demander à Sashalle s’ils devaient l’exécuter, et l’autre moitié me balançait au visage qu’elle avait déjà dit le contraire. Le Seigneur Bashere l’a convaincue de libérer les Liges – je n’ai pas la moindre idée de la façon dont il a su leur présence – et elle en a convaincu Sorilea. Je n’ai rien pu faire pour empêcher ça. Sorilea se comportait comme si j’avais abdiqué ! Elle ne comprend pas, et elle a clairement manifesté qu’elle me prend pour une imbécile. Il est inutile que je retourne là-bas, sauf si vous m’y envoyez pour porter les gants de Sashalle.

— Je vous y envoie pour l’observer, Samitsu. Rien de plus. Je veux savoir ce que fait une de ces sœurs Fidèles du Dragon quand ni moi ni les Sagettes ne regardons par-dessus leur épaule, des verges à la main. Vous avez toujours été très observatrice.

La patience n’était pas toujours son fort, mais il en fallait parfois avec Samitsu. La Sœur Jaune était observatrice, intelligente, volontaire la plupart du temps, et surtout elle était la meilleure Guérisseuse vivante – en tout cas jusqu’à l’apparition de Damer Flinn –, mais parfois son assurance s’effondrait totalement. Le bâton ne fonctionnait jamais avec Samitsu, mais les tapes dans le dos marchaient bien, et il était ridicule de ne pas se servir de ce qui marchait. À mesure que Cadsuane lui rappelait son intelligence, son adresse à Guérir – c’était toujours nécessaire avec Samitsu, elle pouvait tomber en dépression pour n’avoir pas pu Guérir un mort –, son ingéniosité, l’Arafelline commençait à retrouver son calme et son assurance.

— Vous pouvez être sûre que Sashalle ne changera pas de bas sans que je le sache, dit-elle brusquement.

En vérité, Cadsuane n’en attendait pas moins.

— Mais si je peux me permettre de demander…

Sa confiance retrouvée, le ton de Samitsu était à peine courtois ; dès qu’elle retrouvait un semblant d’assurance, sa timidité s’envolait.

— … pourquoi vous êtes ici, au fin fond de Tear ? Que va faire le jeune al’Thor ? Ou plutôt, devrais-je dire, qu’est-ce que vous allez lui demander de faire ?

— Il a l’intention de faire quelque chose de très dangereux, répliqua Cadsuane.

Des éclairs fulgurèrent devant les fenêtres, tels des traits d’argent dans un ciel noir comme la nuit. Elle savait exactement ce qu’il avait l’intention de faire. Ce qu’elle ne savait pas, c’est si elle devait l’en empêcher.


— Ça n’a pas de fin, tonna Rand en écho au tonnerre.

Avant cette entrevue, il avait ôté sa tunique et roulé ses manches de chemise, découvrant les Dragons rouge et or enroulés autour de ses avant-bras, et dont la tête à crinière dorée reposait sur le dos de ses mains. À chacun de ses regards, l’homme qui lui faisait face devait se rappeler qu’il se trouvait devant le Dragon Réincarné. Mais il serrait les poings, pour s’empêcher de céder aux exhortations de Lews Therin et d’étrangler ce maudit Logain Ablar.

— Je n’ai que faire d’une guerre avec la Tour Blanche, et vous autres maudits Asha’man, n’essayez pas de m’entraîner dans une guerre contre la Tour Blanche ! Suis-je assez clair ?

Logain, les mains légèrement posées sur la longue poignée de son épée, ne broncha pas. Il était grand, bien que plus petit que son interlocuteur, et son regard assuré ne trahissait rien du torrent de reproches qu’il venait d’encaisser de la bouche de Rand. L’Épée d’Argent et le Dragon rouge et or scintillaient à la lumière des lampes sur le haut col de sa tunique noire, qui semblait repassée de frais.

— Désirez-vous qu’on les libère ? demanda-t-il calmement. Et que les Aes Sedai libèrent ceux des nôtres qu’elles ont capturés ?

— Non ! dit Rand d’un ton sec.

Et acide.

— Ce qui est fait ne peut pas être défait.

Merise avait été tellement choquée quand il avait suggéré qu’elle libère Narishma qu’on aurait cru qu’il lui demandait d’abandonner un chiot sur le bord de la route. Et il soupçonnait que Flinn et Corele se battraient aussi vigoureusement chacun de leur côté pour conserver leur lien ; à présent, il était pratiquement certain qu’il y avait autre chose qu’un simple lien entre ces deux-là. Bon, si une Aes Sedai pouvait lier un homme qui canalisait, qui pouvait prétendre qu’une jolie femme ne puisse s’intéresser à un vieillard boiteux ?

— Mais vous réalisez la pagaille que vous avez créée, non ? Actuellement, le seul homme capable de canaliser qu’Elaida veut prendre vivant, c’est moi, et cela uniquement jusqu’à la Dernière Bataille. Après ça, elle mettra toute son énergie à vous éliminer tous par tous les moyens qu’elle trouvera. Je ne sais pas comment les rebelles réagiront, mais Egwene a toujours été une redoutable négociatrice. Il va falloir que j’interdise aux Asha’man de se lier à des Aes Sedai jusqu’à ce qu’elles possèdent autant d’entre vous que vous en possédez d’elles. Cela, avec le risque qu’elles ne décident purement et simplement de vous tuer les uns après les autres à la première occasion. Ce qui est fait est fait, mais il ne faut pas que ça se reproduise !

Logain se raidit un peu plus à chaque mot, mais continua à regarder Rand. Il était visible comme des cornes sur un bélier qu’il ignorait les autres personnes présentes dans le salon. Min n’avait pas voulu assister à cette rencontre et était sortie pour se plonger dans la lecture des œuvres de Herid Fel auxquelles Rand ne comprenait rien, mais qu’elle trouvait fascinantes. Pourtant, il avait insisté pour que Loial reste, et l’Ogier feignait d’observer les flammes dans l’âtre. Sauf quand il regardait la porte, oreilles huppées frémissantes, avec, sans doute, le secret espoir de pouvoir s’éclipser discrètement à la faveur de la tempête. À côté de l’Ogier, Davram Bashere paraissait encore plus petit qu’il ne l’était, homme grisonnant aux yeux noirs en amande, au nez en bec d’aigle et aux grosses moustaches tombantes. Bashere passait plus de temps à contempler son vin qu’à regarder ailleurs, mais chaque fois que son regard tombait sur Logain, il caressait machinalement la poignée de son épée, une lame flamboyante plus courte que celle de Logain. Rand pensait que c’était un geste inconscient.

— C’est Taim qui a donné l’ordre, dit froidement Logain, gêné de devoir s’expliquer devant un auditoire.

Soudain, des éclairs projetèrent sur le masque sinistre de son visage des ombres sanglantes.

— J’ai supposé que cet ordre venait de vous.

Son regard se déplaça légèrement en direction de Bashere, et ses lèvres se pincèrent.

— Taim fait beaucoup de choses dont tout le monde pense que c’est sur votre ordre, poursuivit-il à contrecœur, mais il a ses propres plans. Flinn, Narishma et Manfor sont sur la liste des déserteurs, comme tous les Asha’man que vous gardiez près de vous. Et il a une coterie de vingt ou trente qu’il garde à portée de la main et qu’il entraîne en privé. Tout homme qui porte le Dragon fait partie de ce groupe, sauf moi, et il m’aurait privé du Dragon s’il l’avait osé. Quoi que vous ayez fait, il est temps de vous intéresser à la Tour Noire avant que Taim ne la divise encore plus que ne l’est la Tour Blanche. S’il y parvient, vous découvrirez que la plupart sont fidèles à lui, pas à vous. Lui, ils le connaissent. Mais la majorité d’entre eux ne vous ont jamais vu.

Rand déroula ses manches avec irritation et se laissa tomber dans un fauteuil. Ce qu’il avait fait, ce n’était pas l’affaire de Logain. Il savait que le saidin était propre, mais il ne croirait pas que Rand ou un autre avait effectivement exécuté la purification. Pensait-il que le Créateur avait décidé de leur tendre une main secourable au bout de trois mille ans de souffrances ? Le Créateur avait créé le monde, puis il avait laissé l’humanité en faire ce qu’elle voulait, un paradis ou le Gouffre du Destin, au choix. Le Créateur avait créé bien des mondes, regardé chacun s’épanouir ou mourir, et il avait continué à en faire une infinité d’autres. Un jardinier ne pleurait pas chaque fleur qui se fanait.

Un instant, il pensa que ces réflexions appartenaient à Lews Therin. Aussi loin qu’il se rappelât, il n’avait jamais divagué ainsi au sujet du Créateur. Mais il sentait Lews Therin l’approuver de la tête. Malgré tout, ce n’était pas le genre de pensées qui lui seraient venues à l’esprit avant Lews Therin. Quel espace restait-il entre eux ?

— Taim devra attendre, dit-il avec lassitude.

Combien de temps Taim attendrait-il ? Il n’entendit pas Lews Therin rager qu’il devait le tuer, ce qui le surprit. Il aurait voulu en ressentir un soulagement.

— Êtes-vous venu juste pour vous assurer que Logain arrivait jusqu’à moi sans encombres, Bashere ? Ou pour me dire que quelqu’un a poignardé Dobraine ? Ou avez-vous une tâche urgente pour moi, vous aussi ?

Au ton de Rand, Bashere haussa un sourcil et il serra les dents en regardant Logain. Au bout d’un moment, il renifla si fort que ses moustaches avaient dû en frémir.

— Deux hommes ont mis ma tente à sac, dit-il, posant sa coupe sur une table sculptée bleue contre le mur, dont l’un porteur d’une note que j’aurais juré avoir écrite moi-même si je n’avais pas su qu’il n’en était rien. C’était un ordre d’emporter certains « articles ». Loial me dit que les individus qui ont poignardé Dobraine avaient le même genre de note. Avec un peu de réflexion, un aveugle aurait compris ce qu’ils cherchaient. Dobraine et moi étions les candidats les plus probables pour garder les sceaux. Vous en avez trois, et vous dites que tous les trois sont brisés. Peut-être que l’Ombre sait où se trouve le quatrième.

Tandis que le Saldaean parlait, Loial s’était détourné de la cheminée, les oreilles rigides.

— Ça, c’est sérieux, Rand. Si quelqu’un brise tous les sceaux de la prison du Ténébreux, ou même seulement un ou deux de plus, le Ténébreux pourrait se libérer. Même vous, vous ne pouvez pas affronter le Ténébreux. Je veux dire, je sais que les Prophéties affirment que vous l’affronterez, mais ce doit juste être une façon de parler.

Même Logain eut l’air inquiet, observant Rand comme s’il l’évaluait par rapport au Ténébreux.

Rand se renversa dans son fauteuil, prenant bien soin de dissimuler sa fatigue. Les sceaux de la prison du Ténébreux d’une part, Taim divisant les Asha’man de l’autre. Le septième sceau était-il déjà brisé ? L’Ombre effectuait-elle les premiers mouvements de la Dernière Bataille ?

— Vous m’avez dit quelque chose, un jour, Bashere. Si votre ennemi vous propose deux cibles…

— Frappez la troisième, termina vivement Bashere, et Rand hocha la tête.

Il avait déjà décidé, de toute façon. Le tonnerre secoua les vitres à faire trembler les cadres. La tempête forcissait.

— Je ne peux pas combattre l’Ombre et les Seanchans en même temps. Je vous envoie tous les trois négocier une trêve avec les Seanchans.

Bashere et Logain se turent, comme frappés de stupeur. Jusqu’au moment où ils se mirent à argumenter, parlant tous les deux en même temps. Loial semblait juste au bord de l’évanouissement.


Elza s’agitait, écoutant Fearil lui rapporter ce qui s’était passé au Cairhien depuis qu’elle l’avait laissé là-bas. Ce n’était pas la voix dure de son Lige qui l’irritait. Elle détestait les éclairs et aurait voulu pouvoir instituer une garde contre la violente lumière qui fulgurait aux fenêtres, comme elle en avait établi une contre les écoutes. Personne ne trouverait étrange ce désir d’intimité, vu qu’elle avait passé vingt ans à convaincre tout le monde qu’elle était mariée avec lui. Malgré sa voix, Fearil avait le physique d’un homme que les femmes peuvent épouser, grand, mince et assez beau. La dureté de sa bouche ne le faisait paraître que plus bel homme. Naturellement, à la réflexion, certains pouvaient trouver bizarre qu’elle n’ait jamais eu qu’un seul Lige à la fois. Un homme compétent était difficile à trouver, mais peut-être devait-elle commencer à chercher. De nouveau, des éclairs illuminèrent les fenêtres.

— Oui, oui, assez, finit-elle par l’interrompre. Vous avez fait ce qu’il fallait, Fearil. Il aurait paru bizarre que vous soyez le seul à refuser de rejoindre votre Aes Sedai.

Une impression de soulagement fulgura dans le lien. Elle était stricte pour ce qui concernait l’exécution de ses ordres, et tout en sachant qu’elle ne pouvait pas le tuer – qu’elle ne le tuerait pas, en tout cas –, une punition exigeait simplement qu’elle masque le lien afin de ne pas partager sa souffrance. Ça, et une garde pour étouffer ses cris. Elle détestait les cris presque autant que détestait les éclairs.

— C’est aussi bien que vous soyez avec moi, poursuivit-elle.

Dommage que Fera soit toujours retenue en captivité par les sauvages Aiels, mais elle devrait questionner la Blanche pour savoir exactement pourquoi elle avait juré avant qu’on puisse lui faire confiance. Jusqu’au voyage au Cairhien, elle ne savait pas qu’elle partageait quelque chose avec Fera. Elle regrettait que pas une bribe de son cœur ne soit avec elle, mais elle était la seule à avoir été envoyée au Cairhien. Elle ne discutait pas les ordres qu’elle recevait, pas plus que Fearil avec ceux qu’elle lui donnait.

— Je crois que quelques personnes devront mourir bientôt.

Dès qu’elle aurait décidé lesquelles. Fearil baissa la tête, et un sursaut de plaisir lui parvint par le lien. Il aimait tuer.

— Dans l’intervalle, vous tuerez tous ceux qui menacent le Dragon Réincarné. Tous.

Après tout, cela lui était devenu parfaitement clair après avoir été elle-même captive des sauvages. Le Dragon Réincarné devait arriver jusqu’à la Tarmon Gai’don, sinon comment le Grand Seigneur pourrait-il l’y vaincre ?

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