1 L’heure de partir

La Roue du Temps tournait, les Ères allaient et venaient, laissant des souvenirs qui devenaient des légendes. Les légendes s’estompaient dans le mythe et, à son tour, le mythe était oublié depuis longtemps quand revenait l’Ère qui lui avait donné naissance. Au cours d’une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère à venir, Ère révolue, un vent s’éleva dans les Monts de Rhannon. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y avait ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement.

Né parmi les vergers et les vignobles recouvrant les flancs rugueux de ces monts, les rangées d’oliviers toujours verts, les ceps de vigne bien alignés, dénudés jusqu’au printemps, le vent froid souffla vers l’ouest et le nord à travers les fermes prospères parsemant la campagne entre les monts et le grand port d’Ebou Dar. La terre était toujours en jachère, mais les hommes et les femmes s’affairaient déjà à graisser les socs des charrues et réparer les harnais en prévision des labours. Ils ne se souciaient guère des longues files de chariots lourdement chargés défilant sur les routes de terre, transportant des gens bizarrement vêtus qui parlaient avec des accents bizarres. La plupart des étrangers semblaient être eux-mêmes des fermiers, avec des outils familiers attachés aux coffres de leurs chariots et de jeunes arbres inconnus aux racines enveloppées d’étoffes grossières. Ils se dirigeaient vers l’intérieur. La main des Seanchans était légère pour ceux qui ne contestaient pas leur domination, et les fermiers des Monts de Rhannon n’avaient vu aucun changement dans leur vie. Pour eux, c’était la pluie ou la sécheresse qui exerçait la véritable domination. Le vent souffla vers le nord et l’ouest, à travers les eaux bleu-vert du vaste port, où des centaines de grands vaisseaux se balançaient sur leurs ancres au gré de la houle, certains à l’avant carré gréés de voiles nervurées, d’autres à longue proue effilée où des hommes s’affairaient à hisser des voiles semblables à celles des grands vaisseaux. Pourtant, ils étaient bien moins nombreux que quelques jours auparavant. Beaucoup étaient maintenant échoués sur les hauts-fonds, épaves calcinées couchées sur le flanc et charpentes brûlées reposant dans l’épaisse boue grise comme des squelettes noirs. Des embarcations plus petites sillonnaient les eaux, filant sous leurs voiles triangulaires ou se traînant à la rame, comme des mille-pattes aquatiques, la plupart transportant ouvriers et fournitures aux vaisseaux rescapés. D’autres circulaient, attachées à ce qui semblait être des troncs d’arbres, flottant sur les eaux bleu-vert. Les hommes qu’elles transportaient plongeaient avec des pierres qui les entraînaient rapidement vers les bateaux coulés, auxquels ils accrochaient des câbles pour remonter à la surface ce qui pouvait être sauvé. Six nuits plus tôt, la mort avait envahi le port, le Pouvoir Unique ayant tué hommes et femmes dans une obscurité déchirée par des éclairs argentés et des boules de feu. Là, le port meurtri, en proie à une activité fiévreuse, semblait tranquille comparé aux jours précédents. La houle chargeait d’embruns le vent qui soufflait vers l’ouest et le nord à travers l’embouchure de l’Eldar qui s’élargissait pour former le port, au nord, à l’ouest et vers l’intérieur.

Assis en tailleur sur un rocher couvert de mousse brune, sur la rive du fleuve bordée de roseaux, Mat courbait les épaules sous le vent. Il jura intérieurement. Il n’y avait pas d’or ici, pas de femmes ni de danses, pas de plaisirs. Mais beaucoup d’inconfort. Bref, c’était bien le dernier endroit où il aurait choisi de vivre. Le soleil pointait à peine au-dessus de l’horizon, le ciel était gris ardoise, et de gros nuages pourpres venant de la mer annonçaient la pluie. Sans neige, l’hiver ne ressemblait pas à l’hiver – mais un vent matinal froid et humide soufflant de la mer remplaçait suffisamment la neige pour vous glacer jusqu’aux os. Voilà déjà six nuits qu’il était sorti à cheval de la cité sous la tempête, pourtant sa hanche l’élançait comme s’il était encore en selle et trempé comme une soupe. Aucun homme n’aurait choisi d’être dehors à une heure et par un temps pareils. Il regrettait de n’avoir pas pensé à emporter une cape. Il regrettait de ne pas être dans son lit.

Le terrain vallonné cachait Ebou Dar, à un mile au sud, et le rendait invisible depuis la cité aussi, même s’il n’y avait pas un arbre et pas un buisson en vue. Être ainsi à découvert lui donnait la chair de poule. Mais il aurait dû être en sécurité. Sa tunique et son chapeau de laine brune n’avaient rien de commun avec les vêtements qu’il portait dans la cité. Il avait abandonné l’écharpe de soie noire pour celle en laine qui cachait la cicatrice de son cou, et avait relevé le col de sa tunique. Pas le moindre bout de dentelle, pas le moindre point de broderie. Assez commun pour un fermier qui trait ses vaches. Aucun de ceux qu’il devait éviter ne le reconnaîtrait. À moins d’être tout près. Quand même, il renfonça un peu plus son chapeau sur ses yeux.

— Vous avez l’intention de vous attarder longtemps ici, Mat ?

La tunique bleue dépenaillée de Noal avait connu des jours meilleurs, tout comme lui. Cheveux blancs, voûté, le vieil homme au nez cassé était accroupi sur les talons au pied du rocher, péchant sur la rive avec une canne en bambou. Il avait perdu presque toutes ses dents, et parfois, du bout de sa langue, il tâtait un trou, comme étonné de le trouver vide.

— Il fait froid, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Tout le monde a l’air de penser qu’il fait toujours chaud à Ebou Dar, mais l’hiver est froid partout, même ici où vous avez l’impression d’être au Shienar. Mes os réclament un bon feu. Ou au moins une couverture. À l’abri du vent, on peut être au chaud avec une couverture. Vous prévoyez quelque chose à part contempler le fleuve vers l’aval ?

Quand Mat se contenta de lui jeter un bref coup d’œil en guise de réponse, Noal haussa les épaules et se remit à observer à travers les roseaux le bois flotté dansant sur le fleuve. De temps en temps, il frictionnait ses mains noueuses, comme si ses doigts crochus étaient spécialement sensibles au froid. Le vieil imbécile avait pataugé dans les hauts-fonds pour ramasser des vairons qu’il avait mis dans un seau, lui-même accroché au bord de l’eau, à demi submergé et lesté d’une pierre lisse. Malgré ses plaintes au sujet du temps, Noal était venu à la rivière sans que Mat ne l’y invite ou, encore moins, ne l’y oblige. D’après ce qu’il disait, tous les êtres qui lui étaient chers étaient morts depuis longtemps, et, à vrai dire, il semblait rechercher désespérément une compagnie, quelle qu’elle fût, même celle de Mat, alors qu’il aurait pu être à cinq jours d’Ebou Dar à l’heure qu’il était. Un homme peut couvrir beaucoup de terrain en cinq jours, s’il possède une bonne motivation et un bon cheval. Mat, lui-même, avait assez souvent ruminé la question.

Sur l’autre rive de l’Eldar, à demi caché par l’une des îles marécageuses éparpillées le long du fleuve, les matelots d’une large barque relevèrent les rames, et l’un d’eux se leva et se mit à fouiller dans les roseaux avec un long grappin. Un autre rameur l’aida à hisser dans la barque ce qu’il avait accroché. À cette distance, ça ressemblait à un grand sac. Mat grimaça et reporta son regard vers l’aval. On continuait à repêcher des cadavres, et il en était responsable. Les innocents étaient morts avec les coupables. Et si on ne faisait rien, seuls les innocents continueraient à mourir.

Il fronça les sourcils avec irritation. Par le sang et les cendres, il commençait à raisonner comme tous ces maudits philosophes ! Assumer des responsabilités tuait toutes les joies de la vie et réduisait un homme en poussière. Ce dont il avait besoin pour le moment, c’était du vin chaud dans une salle bien chauffée, avec une jolie serveuse potelée sur les genoux, loin d’Ebou Dar. Il devait faire face à des obligations qu’il ne pouvait pas fuir, et à un avenir qui ne lui plaisait pas. Le fait d’être ta’veren ne lui semblait pas d’une grande aide, pas si c’était ainsi que le Dessin se modelait sur vous. Il lui restait sa chance, quand même. Au moins, il était vivant, et pas enchaîné dans une cellule. En la circonstance, il pouvait considérer cela comme de la chance.

De son promontoire, il avait une vue assez nette sur la dernière île marécageuse du fleuve. Les embruns montaient du port comme des bancs de brouillard peu dense heureusement, assez pour lui conserver une vision suffisante des alentours. Il essayait de compter mentalement le nombre de vaisseaux encore à flot, et de dénombrer les épaves. Mais il se trompait dans ses calculs, pensant qu’il en avait compté certains deux fois, et il recommençait. Ceux du Peuple de la Mer qui avaient été recapturés faisaient aussi intrusion dans ses pensées. Il avait entendu dire que, dans le Rahad, de l’autre côté du port, plus d’une centaine de cadavres se balançaient aux gibets, avec des pancartes affichant « rébellion » et « meurtre » en guise de sentences.

D’habitude, les Seanchans utilisaient la hache du bourreau ou le pal, tandis que ceux du Sang étaient étranglés par la corde, mais, très vite, les règles de bienséance avaient disparu et les gibets s’étalent imposés.

Que je sois réduit en cendres, j’ai fait ce que j’ai pu, pensa-t-il avec amertume. Inutile de se sentir coupable alors qu’il avait fait tout son possible. Il devait se concentrer sur les fuyards.

Les Atha’an Mieres qui avaient réussi à s’échapper du Rahad, où des milliers d’entre eux étaient retenus prisonniers et condamnés au travail forcé, avaient fui dans tous les bateaux susceptibles d’embarquer le maximum de passagers. Ils avaient donc choisi en priorité les grands vaisseaux seanchans, les navires du Peuple de la Mer – de fort tonnage eux aussi –, ayant été désarmés, pour être rééquipés aux normes des Seanchans. S’il parvenait à calculer le nombre de grands bateaux restants, il aurait une idée du nombre des Atha’an Miercs qui avaient recouvré la liberté. Libérer les Pourvoyeuses-de-Vent du Peuple de la Mer avait été une décision avisée, la seule chose qu’il avait pu faire. Mais en plus des pendaisons, des centaines et des centaines de cadavres avaient été repêchés dans le port au cours des cinq derniers jours, et la Lumière seule savait combien les marées en avaient entraîné au large. Les fossoyeurs travaillaient du lever au coucher du soleil, et les cimetières étaient pleins de femmes et d’enfants en pleurs. D’hommes aussi. Beaucoup de ces morts avaient été des Atha’an Mieres, sans personne pour les pleurer quand on les entassait dans des fosses communes, il voulait avoir une idée du nombre qu’il avait sauvés, pour compenser ses sombres estimations de ceux dont il avait provoqué la mort.

Établir un bilan des vaisseaux parvenus à la Mer des Tempêtes lui semblait difficile, sans parler de ses erreurs de calcul. Contrairement aux Aes Sedai, les Pourvoyeuses-de-Vent pouvaient se servir sans restrictions du Pouvoir Unique comme d’une arme, quand la sécurité de leur peuple était en jeu. Elles auraient aimé arrêter les poursuites avant même qu’elles ne commencent. Personne ne pourchasse un vaisseau en feu. Les Seanchans, avec leurs damanes, avaient encore moins de scrupules à rendre coup pour coup. Des milliers d’éclairs fulgurant dans les nues noyées sous la pluie, comme autant de brins de paille enflammés, des boules incandescentes galopant dans le ciel comme des chevaux de feu. Le port semblait embrasé d’un côté à l’autre, au point que, même dans la tempête, le spectacle d’un Illuminateur aurait paru décevant. Sans tourner la tête, il pouvait compter une douzaine d’endroits où les vestiges calcinés d’un grand vaisseau sortaient des hauts-fonds, ou une immense coque à proue carrée gisait sur le flanc, les vagues du poil léchant le pont incliné, et deux épaves de rakers du Peuple de la Mer. Apparemment, ils avaient préféré saborder leurs bâtiments plutôt que de les livrer à un peuple qui les avait enchaînés. Il y en avait trois douzaines là, juste devant lui, sans compter les épaves englouties que des bateaux de sauvetage s’efforçaient de remonter. Peut-être un marin aurait-il pu distinguer un grand vaisseau seanchan d’un raker grâce aux mâts pointant hors de l’eau, mais Mat en était incapable.

Soudain, un vieux souvenir vint lui titiller la mémoire, celui d’un vaisseau qu’on équipait pour parer une attaque venue de la mer. Combien d’hommes pouvait-on entasser dans cet espace restreint et pour combien de temps ? Il s’agissait du souvenir de la guerre entre Fergansea et Moreina. Réaliser qu’il n’avait pas vécu ces antiques vestiges d’autres vies qui s’étaient pourtant imprimés dans sa tête ne le surprenait guère. D’une certaine façon, ils étaient devenus siens. Ils étaient en tout cas plus nets que certains épisodes de sa propre vie. Les vaisseaux dont il se souvenait étaient plus petits que la plupart de ceux du port, mais le principe était le même.

— Ils n’ont pas assez de bateaux, marmonna-t-il.

Les Seanchans avaient encore plus de navires à Tanchico, mais les pertes subies ici suffisaient à foire la différence.

— Assez de bateaux pour quoi faire ? demanda Noal. Je n’en ai jamais vu autant au même endroit.

Venant de lui, l’information avait du poids. À l’entendre, Noal avait déjà tout vu, en beaucoup plus grand ou plus imposant que ce qu’il avait sous le nez. On aurait dit qu’il corrigeait la vérité.

Mat secoua la tête.

— Il ne leur reste pas assez de vaisseaux pour les transporter tous chez eux.

— Pourquoi voudrions-nous rentrer chez nous ? dit une femme derrière eux d’une voix traînante. Nous sommes chez nous.

En entendant l’accent seanchan, il faillit sursauter avant de reconnaître celle qui avait parlé.

Egeanin fronçait les sourcils, ses yeux bleus lançant des éclairs qui, pensa-t-il, ne lui étaient pas destinés. Elle était grande et mince, avec un visage dur au teint clair malgré une vie passée en mer. Sa robe verte était assez voyante pour un Rétameur, et brodée d’une profusion de petites fleurs blanches sur le haut col et tout le long des manches. Une écharpe fleurie, nouée serrée sous le menton, maintenait sur sa tête une longue perruque noire, cascadant sur ses épaules et presque jusqu’au milieu du dos. Visiblement mal à l’aise dans cet accoutrement qui ne lui allait pas très bien et qu’elle semblait détester, elle portait sans arrêt les mains à sa perruque pour s’assurer qu’elle n’était pas de travers, ce qui avait l’air de la préoccuper encore davantage que ses vêtements. Quand il lui avait demandé de se raser complètement le crâne, elle avait manqué s’évanouir : sa coupe de cheveux – le front et les tempes rasés au-dessus des oreilles et ne laissant qu’une sorte de casque sur le haut de la tête d’où retombait une large mèche qui lui balayait le dos – proclamait qu’elle était du Sang, de petite noblesse. Même quelqu’un n’ayant jamais vu une Seanchane se serait souvenu d’elle. Elle avait accepté à contrecœur et ne s’était réellement apaisée que lorsqu’elle avait pu se couvrir le crâne. Non qu’elle fût, comme la plupart des femmes l’auraient été à sa place, affectée par son apparence, mais parce que, chez les Seanchans, seuls les membres de la famille impériale se rasaient totalement la tête. Les hommes qui devenaient chauves commençaient à porter une perruque dès que leurs cheveux s’éclaircissaient visiblement. Egeanin aurait préféré mourir plutôt que de laisser croire qu’elle prétendait appartenir à la Famille Impériale, même à des gens à qui ce ne serait jamais venu à l’idée. Certes, ce genre de prétention était puni de mort chez les Seanchans, mais Mat n’aurait jamais cru que ça la troublerait autant. Que représentait une nouvelle condamnation à mort quand on a déjà la tête sur le billot ? Plutôt la corde de l’étrangleur dans son cas. Le nœud coulant serait pour lui.

Remontant dans sa manche le couteau qu’il s’apprêtait à tirer, il se laissa glisser du rocher. Il atterrit mal et faillit tomber. L’élancement dans sa hanche manqua le faire grimacer. Mais il se contrôla. En tant que noble et capitaine de vaisseau, Egeanin faisait assez de tentatives pour prendre la direction des opérations sans qu’il manifeste des faiblesses qui lui auraient donné plus d’ascendant que nécessaire. C’est elle qui était venue lui demander son aide, et non le contraire. S’adossant au rocher, bras croisés, il feignit la nonchalance, arrachant distraitement des touffes d’herbe sèche le temps que la vive douleur se calme. La sueur perlait à son front, malgré le froid. La fuite en pleine tempête avait mis sa hanche à rude épreuve, et il n’avait pas encore eu le temps de récupérer.

— Êtes-vous sûre au sujet du Peuple de la Mer ? lui demanda-t-il.

Inutile de mentionner de nouveau le manque de vaisseaux. D’ailleurs, beaucoup de colons seanchans étaient sortis d’Ebou Dar et encore plus de Tanchico.

Quel que fût le nombre de leurs bateaux, aucun pouvoir au monde ne pourrait maintenant déraciner tous les Seanchans.

Portant une fois de plus la main à sa tête, elle hésita, fronçant les sourcils avant de se croiser les bras.

— Et elles ?

Elle savait qu’il était derrière la tentative de libération des Pourvoyeuses-de-Vent, mais ni l’un ni l’autre n’en avait parlé ouvertement. Elle évitait toujours d’évoquer les Atha’an Mieres. En plus de tous les morts et de tous les vaisseaux coulés, libérer des damanes était un autre chef d’accusation entraînant la peine de mort, aux yeux des Seanchans, aussi condamnable que le viol ou la maltraitance des enfants. Bien sûr, elle avait elle-même aidé à libérer quelques damanes, quoique, à ses yeux, ce fût le moindre de ses crimes.

Mais elle évitait aussi ce sujet, comme bien d’autres encore.

— Êtes-vous certaine au sujet des Pourvoyeuses-de-Vent recapturées ? J’ai entendu parler de mains ou de pieds coupés.

Mat ravala sa bile. Il avait vu des hommes mourir, il en avait tué de ses propres mains. La Lumière lui pardonne, il avait même tué une femme un jour ! Aucun des plus sombres souvenirs des anciens ne lui inspirait de remords plus cuisants, et certains étaient assez sombres pour qu’il les noie dans le vin quand ils remontaient à la surface. Mais ne serait-ce que l’idée de couper volontairement les mains de quelqu’un lui retournait l’estomac.

Egeanin hocha la tête, et un instant, il crut qu’elle allait ignorer la question.

— Sornettes de Renna, je suppose, dit-elle avec un geste dédaigneux. Certaines sul’dams s’en servent pour faire peur aux damanes récalcitrantes quand on vient de les mettre à la laisse, mais aucune ne le fait plus depuis… oh, cinq ou six cents ans. Elles sont rares en tout cas, et d’ailleurs, les gens qui ne savent pas contrôler leurs possessions sans… mutilation… sont sei’mosiev.

Sa bouche se tordit de dégoût. Mais qu’il ait été provoqué par « mutilation » ou « sei’mosiev », ce n’était pas clair.

— Honteux ou non, ça se fait encore, dit-il sèchement.

Pour un Seanchan, sei’mosiev était plus que honteux, mais il doutait que quelqu’un, capable de couper les mains d’une femme, pût se sentir assez humilié pour se donner la mort.

— Suroth fit-elle partie de ces exceptions ?

La Seanchane le foudroya aussi furieusement qu’il venait de le faire lui-même et planta ses poings sur ses hanches, se penchant vers lui, pieds écartés comme si elle se trouvait sur le pont d’un navire et s’apprêtait à réprimander un moussaillon idiot.

— La Haute Dame Suroth ne possède pas ces damanes, espèce de crétin de paysan ! Elles sont la propriété de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Suroth préférerait s’ouvrir les veines tout de suite que de donner un tel ordre au sujet des damanes impériales. Je n’ai jamais entendu dire qu’elle maltraitait les siennes. Je vais essayer d’exprimer cela afin que vous puissiez comprendre. Si votre chien s’enfuit, vous ne le mutilez pas. Vous le fouettez pour qu’il ne recommence pas, et vous le remettez au chenil ! De plus, les damanes sont tout simplement trop…

— Trop précieuses, termina Mat, ironique.

Il avait entendu ce discours tant de fois que ça le rendait malade.

Egeanin ignora le sarcasme, ou peut-être ne le remarqua-t-elle pas. Mat avait assez d’expérience pour savoir que, si une femme ne voulait pas entendre quelque chose, elle pouvait l’ignorer jusqu’à ce qu’on se mette à douter soi-même de l’avoir dit.

— Vous commencez enfin à comprendre, grasseya-t-elle en hochant la tête. Ces damanes que vous plaignez tant n’ont sans doute même plus une marque de fouet à cette heure.

Ses yeux se portèrent sur les navires du port, et, lentement, s’emplirent de regret, accusé par la dureté de son visage. Elle passa ses pouces sur les extrémités de ses doigts.

— Vous ne croiriez pas ce que ma damane m’a coûté, dit-elle doucement, sans parler du prix de la sul’dam engagée pour elle. Mais qui valaient ce que j’ai dépensé jusqu’au dernier trône. Elle s’appelle Serrisa. Bien formée, affectueuse. Elle se gorgerait de noix au miel si on la laissait faire, mais elle n’a jamais le mal de mer et ne boude jamais, comme font certaines. Dommage que j’aie dû la laisser à Cantorin. Je suppose que je ne la reverrai jamais.

Elle poussa un soupir de regret.

— Je suis sûr que vous lui manquez autant qu’elle vous manque, dit Noal avec un sourire édenté, paraissant sincère.

Peut-être qu’il l’était. Pour ce que ça valait, il soutenait qu’il avait vu pis que damanes et da’covales.

Le dos d’Egeanin se raidit, et elle fronça les sourcils comme si elle doutait de sa sympathie. Ou alors, elle réalisa seulement qu’elle fixait les vaisseaux dans le port. Puis elle se détourna des flots délibérément.

— J’ai donné ordre que personne ne quitte les chariots, dit-elle fermement.

Sur son bateau, sans doute ses matelots sursautaient-ils quand elle adoptait ce ton. Elle détourna brusquement la tête du fleuve, comme si elle s’attendait à ce que Mat et Noal plongent à l’endroit qu’elle regardait.

— Vraiment ? dit Mat avec un sourire qui découvrit toutes ses dents.

Il savait dispenser des sourires insolents qui faisaient enrager les imbéciles prétentieux. Imbécile, Egeanin était loin de l’être, la plupart du temps, mais prétentieuse, oui, elle l’était. Capitaine de vaisseau et noble dame. Il ne savait pas quel titre était le pire. Les deux sans doute !

— Bon, j’allais partir de ce côté, si vous avez fini de pêcher, Noal. Sinon, nous pouvons attendre un peu ici.

Mais le vieil homme rejetait déjà dans le fleuve les derniers vairons de son seau. Ses mains qui avaient dû avoir subi de multiples fractures, à leur aspect noueux, enroulèrent prestement la ligne autour de la canne en bambou. Durant sa courte pêche, il avait pris près d’une douzaine de poissons, dont le plus gros, de près de un pied de long, était attaché par un roseau passé dans les branchies ; il les mit dans le seau avant de le soulever. Il prétendit que s’il pouvait trouver des poivrons, il ferait un ragoût de poisson – de Shara, en plus ! Autant dire de la lune – qui ferait oublier sa hanche à Mat. À la façon dont il disserta sur les poivrons, Mat soupçonna qu’il s’inquiétait surtout de la façon de trouver assez de bière pour se rafraîchir la gorge.

Egeanin, qui attendait avec impatience, ne prêta pas la moindre attention au sourire de Mat, alors il lui entoura les épaules de son bras. S’ils revenaient en arrière, autant partir maintenant. Elle dégagea ses épaules d’une tape. Auprès de cette femme, certaines de ses vieilles filles de tantes auraient eu l’air de catins de taverne.

— Nous sommes censés être amants, vous et moi, lui rappela-t-il.

— Ici, il n’y a personne pour nous voir, rétorqua-t-elle.

— Combien de fois faudra-t-il vous le dire, Leilwin ?

C’était le nom qu’elle s’était attribué ; elle prétendait que c’était un nom tarabonais. En tout cas, ça ne sonnait pas seanchan.

— Si nous ne nous tenons même pas la main à moins que quelqu’un ne nous regarde, nous aurons l’air d’une curieuse paire d’amants !

Elle grogna, mais le laissa la reprendre par les épaules, et lui passa le bras autour de la taille, avec un regard de défiance.

Mat branla du chef. Elle était folle comme un lièvre au printemps si elle croyait qu’il y prenait plaisir. La plupart des femmes avaient quelques formes arrondies, du moins celles qui lui plaisaient, mais étreindre Egeanin donnait l’impression d’enlacer un poteau. Presque aussi dure et tout aussi raide. Il n’arrivait pas à comprendre ce que Domon lui trouvait. Peut-être qu’elle n’avait pas donné le choix à l’Illianer. Elle l’avait acheté, après tout. Comme on achète un cheval. Que je sois réduit en cendres, mais je ne comprendrai jamais ces Seanchans, pensa-t-il, tout en sachant que, à moins d’y être obligé, il n’y tenait pas tellement.

Comme ils se retournaient, il jeta un dernier regard sur le port et faillit le regretter. Deux petites embarcations crevèrent le mur de brouillard qui dérivait lentement dans la rade, contre le vent. Il était grand temps de partir.

Il y avait plus de deux miles du fleuve à la Grande Route du Nord, à travers une campagne vallonnée couverte d’herbes brunies par l’hiver et parsemée de fourrés de lianes trop épais pour les traverser, même si elles avaient perdu toutes leurs feuilles. Les vallonnements ne méritaient même pas le nom de collines, pour un homme qui avait escaladé les Collines du Sable et les Monts de la Brume dans son enfance – il y avait des lacunes dans ses souvenirs personnels, mais Mat se rappelait en partie ces excursions – pourtant, il se félicita de tenir Egeanin par les épaules. Il était resté trop longtemps sans bouger sur ce maudit rocher ; les élancements de sa hanche s’étaient transformés en une sourde douleur qui le faisait boiter.

Sans personne pour le soutenir, il aurait titubé sur les pentes. Non qu’il s’appuyât lourdement sur Egeanin, bien sûr, mais elle l’aidait à garder son équilibre, même si cela lui valait quelques regards courroucés ; pensait-elle vraiment qu’il cherchait à abuser de la situation ?

— Si vous faisiez ce qu’on vous demande de faire, grogna-t-elle, je ne serais pas obligée de vous porter.

De nouveau il lui montra les dents, cette fois sans essayer de déguiser sa grimace en sourire. La façon dont Noal gambadait près d’eux, sans un faux pas, son seau de poissons dans une main, sa canne à pêche dans l’autre, finissait par l’embarrasser. Malgré son air épuisé, le vieil homme était alerte. Trop même, par moments.

La route montait au nord du Circuit du Ciel, avec ses longs gradins de pierre polie où, par temps chaud, les riches s’asseyaient sur des coussins, à l’abri d’auvents de toile multicolores pour regarder les courses de chevaux. Pour l’heure, les auvents étaient rangés, les chevaux parqués dans leurs écuries de campagne, du moins ceux que les Seanchans n’avaient pas pris, et les gradins étaient déserts, à l’exception d’une poignée de gamins qui jouaient aux gendarmes et aux voleurs, et montaient et descendaient en courant. Mat aimait les chevaux et les courses, mais ses yeux glissèrent sur le Circuit sans s’y arrêter et se tournèrent vers Ebou Dar. Chaque fois qu’il arrivait en haut d’une éminence, les remparts massifs de la cité étaient visibles, assez larges pour y accueillir un chemin de ronde, et cela lui donnait une excuse pour faire une pause. Quelle folle, cette femme ! Il boitillait un peu, mais ça ne voulait pas dire qu’elle le portait ! Il parvenait à rester calme, faisant contre mauvaise fortune bon cœur et sans se plaindre. Pourquoi ne pouvait-elle pas faire de même ?

À l’intérieur de la cité, les murs et les toits blancs, les flèches et les dômes blancs, cernés de minces bandes de couleur, luisaient dans la grise lumière matinale, image d’une sérénité que ne venaient pas troubler les ruines des bâtiments incendiés invisibles à cette distance. Chargés d’hommes et de femmes venus vendre les dernières marchandises de la saison aux marchés de la cité, une longue file de chars à bœufs à hautes roues et de grands chariots bâchés derrière des attelages de six à huit chevaux entrait en cahotant par la grande porte voûtée qui s’ouvrait sur la Grande Route du Nord. Sept colonnes supplémentaires, de quatre à dix chariots, s’étaient rangées sur le bas-côté, attendant que les gardes aient fini leur inspection. Le commerce ne s’arrêtait jamais tout à fait tant que le soleil brillait, indépendamment de ceux qui gouvernaient la cité, à moins qu’il n’y eût des combats. Même dans ces cas-là, il ne s’arrêtait pas toujours complètement. Le flot sortant dans l’autre sens était surtout composé de Seanchans, soldats en formation, avec leurs armures segmentées aux rayures peintes et leurs casques qui ressemblaient à d’énormes têtes d’insectes, certains à pied, d’autres à cheval, des nobles à cheval, portant des capes luxueuses, des robes d’équitation plissées et des voiles de dentelle, ou des chausses volumineuses et de longues tuniques. Les colons seanchans continuaient à quitter la cité, eux aussi, chariot après chariot pleins de fermiers, d’artisans et d’outils. Les colons avaient commencé à sortir dès leur débarquement, mais il faudrait des semaines avant qu’ils soient tous partis. C’était une scène paisible, un jour de travail ordinaire pour qui ignorait les récents événements. Pourtant, chaque fois qu’il arrivait à un endroit d’où il voyait les portes, son esprit retournait six nuits en arrière et revivait la scène.

La tempête s’était déchaînée pendant qu’ils traversaient la cité, venant du Palais Tarasin. Le vent soufflant de la Mer des Tempêtes hurlait. La pluie tombait à seaux, martelant la cité obscure, rendant les pavés glissants sous les sabots des chevaux, une pluie dure comme des pierres, qui fouettait les murs et soulevait les capes, dont il était impossible de se protéger. Des nuages cachaient la lune, et le déluge semblait absorber la lumière des lanternes que portaient Blaeric et Fen, marchant à pied devant les autres. Puis ils étaient entrés dans le long tunnel passant à travers la muraille, se trouvant un moment à l’abri de la pluie. Dans le boyau haut de plafond, le vent s’engouffrait comme dans une flûte, émettant une lamentation aiguë. Les gardes de la porte attendaient à l’autre bout du passage, juste à l’intérieur, quatre d’entre eux portant des lanternes. Une douzaine d’autres, dont six Seanchans, étaient armés de hallebardes susceptibles de frapper un homme à cheval ou de le désarçonner. Deux Seanchans casqués surveillaient le passage depuis l’entrée du poste de garde construit dans la muraille blanchie à la chaux, et des ombres mouvantes derrière eux en annonçaient d’autres, à l’intérieur. À première vue, ils étaient sûrement trop nombreux pour tenter de les faire tomber dans un guet-apens, une de ces attaques silencieuses et furtives qui ne risquaient pas de mettre le feu aux poudres.

Pourtant, les gardes ne représentaient pas le danger principal. Une femme de haute taille au visage poupin, portant une jupe bleu foncé, à panneaux rouges sillonnés d’éclairs d’argent qui lui tombait jusqu’aux chevilles, sortit du poste de garde ; elle tenait dans sa main gauche une longue laisse de métal argenté à l’extrémité de laquelle était une femme grisonnante en robe grise qui la suivait avec un sourire béat. Mat savait qu’elles seraient là. Désormais, les Seanchans avaient une sul’dam et une damane postées à chaque porte. Et peut-être plus, tant ils étaient soucieux de ne pas laisser une seule femme capable de canaliser leur glisser entre les doigts. Sous sa chemise, il ressentait sur sa poitrine le contact froid du médaillon frappé d’une tête de renard en argent, non le froid qui lui signalait que quelqu’un embrassait la Source près de lui, juste le froid de la nuit. Par la Lumière, il jonglait avec des feux d’artifice dont toutes les mèches étaient allumées !

Les gardes étaient peut-être étonnés de voir une femme noble quitter Ebou Dar en pleine nuit et par ce temps, accompagnée par une douzaine de domestiques et une file de chevaux de bât, indice qu’elle partait assez loin. Egeanin était du Sang, avec une cape brodée d’un aigle noir et blanc aux ailes déployées et des gants d’équitation rouges aux longs doigts pour loger ses ongles. Les soldats ordinaires ne questionnaient pas ceux du Sang, même du Bas Sang. Ce qui ne signifiait pas qu’il n’y avait pas de formalités. Chacun était libre de quitter la cité quand il le voulait. Cependant, les Seanchans enregistraient tous les mouvements des damanes ; or il y en avait trois dans le groupe, baissant la tête sous leur capuchon rabattu sur le visage, chacune reliée à une sul’dam montée par un a’dam d’argent. La sul’dam au visage poupin arpenta leur colonne sans les regarder. Mais sa damane scruta avec attention chaque femme devant laquelle elle passait, sondant si elle pouvait canaliser. Mat retint son souffle quand elle passa devant la dernière damane, fronçant légèrement les sourcils. Malgré sa chance, il n’aurait pas parié qu’une Seanchane ne puisse reconnaître le visage éternellement jeune d’une Aes Sedai s’il lui prenait l’envie de regarder sous la capuche. Certes, il y avait des Aes Sedai transformées en damanes, mais quelles étaient les probabilités qu’Egeanin, une femme du Bas Sang, en possédât trois ?

La sul’dam joufflue fit claquer sa langue, comme on fait pour un chien, tira sur l’a’dam, et la damane la suivit.

Elles cherchaient des marath’damanes, qui s’efforçaient d’échapper à la laisse, pas des damanes. Mat crut qu’il allait suffoquer. Les dés s’étaient remis à rouler dans sa tête, assez bruyants pour rivaliser avec le grondement d’un tonnerre lointain. Cela allait mal finir ; il le savait.

L’officier des gardes, un solide Seanchan aux yeux en amande comme un Saldaean, mais à la peau claire et dorée, s’inclina courtoisement et invita Egeanin à entrer dans le poste de garde pour boire une coupe de vin chaud, pendant qu’un clerc notait les informations concernant les damanes. Tous les postes de garde que Mat avait vus jusqu’alors étaient des endroits rébarbatifs. La lumière brillant aux ouvertures rendait celui-là presque accueillant. Un népenthès paraît sans doute accueillant à une mouche avant de s’y laisser engluer. Il était content que la pluie dégoulinant de sa capuche inonde son visage. Elle dissimulait la sueur de son angoisse. Il tenait l’un de ses couteaux de jet, posé à plat sur le long paquet jeté en travers de sa selle, de sorte qu’aucun soldat ne pût le voir. Sous ses mains, il sentait respirer la femme enveloppée dans le ballot, et crispait les épaules, redoutant qu’elle se mette à crier. Selucia maintenait sa monture près de la sienne, le regardant sous sa capuche qui dissimulait ses tresses, sans détourner les yeux quand la sul’dam et la damane passèrent. Un cri de Selucia aurait mis la belette dans le poulailler aussi sûrement qu’un cri de Tuon. Il pensait que la menace du couteau leur faisait garder le silence – elles devaient croire qu’il était assez désespéré ou assez fou pour s’en servir –, mais il n’en était pas vraiment certain. Il y avait tellement de choses dont il doutait ce soir-là, tant de choses qui allaient de guingois.

Il se souvenait d’avoir retenu son souffle, se demandant quand quelqu’un allait remarquer que le tissu qui enveloppait son paquet était richement brodé, et demander pourquoi il le laissait exposé au déluge. Il se maudit d’avoir attrapé au hasard une tapisserie qu’il avait prise au passage. Dans sa mémoire, tout se passait au ralenti. Egeanin descendit de cheval, jetant ses rênes à Domon, qui les rattrapa en s’inclinant sur sa selle. Sa capuche était rejetée en arrière, juste assez pour montrer qu’il avait la tête rasée d’un côté et le reste de ses cheveux tressé en une natte qui frôlait son épaule. Des gouttes de pluie dégoulinaient de la courte barbe du solide Illianer, pourtant, il parvint à afficher la raideur arrogante d’un so’jhin, serviteur héréditaire de haut rang, attaché à ceux du Sang et, donc, presque leur égal. Supérieur à n’importe quel soldat. Egeanin jeta un coup d’œil en arrière sur Mat, son visage semblable à un masque pétrifié, ce qui pouvait passer pour du dédain aux yeux de qui ne savait pas qu’elle était en fait horrifiée par ce qu’ils faisaient. La grande sul’dam et sa damane remontèrent vivement le tunnel, leur inspection terminée. Vanin, juste derrière Mat, tenant les rênes d’un groupe de chevaux de bât, et comme toujours assis sur sa selle comme un sac de graisse, se pencha et cracha par terre. Mat ne comprenait pas pourquoi il se rappelait ce détail, mais c’était ainsi. Vanin cracha et les trompettes sonnèrent loin derrière eux, tel un son aigu assourdi par la distance, venant du sud de la cité, où des hommes avaient prévu de mettre le feu aux entrepôts des Seanchans le long de la Route de la Baie.

L’officier des gardes hésita au son des trompettes, mais soudain une cloche se mit à carillonner dans la cité même, puis une autre, et ensuite il sembla qu’elles étaient des centaines à sonner l’alerte dans la nuit, tandis que le ciel noir s’éclairait de plus d’éclairs que n’en avait jamais engendré la tempête, telles des flèches bleu argenté qui frappaient à l’intérieur des murs et baignaient le tunnel de lumières mouvantes. C’est alors que des hurlements s’élevèrent, au milieu des explosions et des cris.

Un instant, Mat maudit les Pourvoyeuses-de-Vent d’être intervenues plus tôt qu’elles ne l’avaient promis. Mais il réalisa que les dés avaient cessé de s’entrechoquer dans sa tête, sans qu’il sache pourquoi. Il eut envie de lâcher une bordée de jurons, mais il n’avait pas de temps pour ça. Tout de suite après, l’officier raccompagna précipitamment Egeanin, l’aidant à se mettre en selle et criant des ordres aux soldats qui se ruaient hors du poste de garde ; il en envoya un, qui partit en courant dans la cité voir ce qui justifiait cette alerte, tandis qu’il déployait les autres pour parer toute attaque. La sul’dam joufflue et sa damane coururent prendre leur place parmi les soldats, de même que deux autres femmes liées par un a’dam, qui sortirent du poste en courant. Mat et les autres partirent au galop dans la tempête, emmenant avec eux trois Aes Sedai dont l’une était l’héritière du Trône de Cristal kidnappée et les deux autres des damanes fugitives, tandis que, derrière eux, éclatait sur Ebou Dar une tempête bien plus violente. Des milliers d’éclairs fulgurant dans les nues comme autant de brins de paille enflammés…

Frissonnant, Mat revint au présent. Egeanin le regardait en fronçant les sourcils et le tira violemment.

— Les amoureux bras dessus bras dessous ne se pressent pas, marmonna-t-il. Ils… flânent.

Elle ricana. Domon devait être aveuglé par l’amour. Ou alors, il avait reçu trop de coups sur la tête.

En tout cas, le pire était derrière eux, le plus dur, espérait Mat, ayant été de quitter la cité. Depuis, il n’avait plus entendu les dés rouler dans sa tête, présages de mauvais augure. Il avait brouillé ses traces le plus possible, sachant qu’il faudrait quelqu’un ayant autant de chance que lui pour les démêler. Avant cette nuit, les Chercheurs étaient déjà sur la trace d’Egeanin. Elle serait recherchée aussi pour avoir volé des damanes. Les autorités devaient penser qu’elle avait galopé à perdre haleine et qu’elle était maintenant à des lieues d’Ebou Dar. Sauf à imaginer que Tuon ne refasse irruption, rien ne la reliait à elle, ni à Mat, ce qui était important. Tylin aurait certainement porté des accusations contre lui – aucune femme ne pardonnerait à un homme de l’avoir ficelée et poussée sous un lit, même si c’était elle qui l’avait proposé – pourtant, avec un peu de chance, il était hors de soupçon concernant les autres événements de la nuit. En fait, personne ne penserait à lui, mis à part Tylin. Généralement, trousser une reine comme un cochon était puni de mort, mais cela comptait pour des prunes à côté de la disparition de la Fille des Neuf Lunes, et qu’est-ce que le « joujou » de Tylin pouvait avoir à faire avec ça ? Cela l’irritait encore qu’on l’ait considéré comme un serviteur – pis, comme un animal familier ! –, mais ça avait ses avantages.

Il estimait qu’il ne risquait plus rien – des Seanchans en tout cas –, pourtant une idée le tourmentait, comme une épine plantée dans son talon. Enfin, plusieurs épines, la plupart venant de Tuon elle-même, mais celle-là était particulièrement longue et acérée. La disparition de Tuon aurait dû être aussi remarquable que celle du soleil de midi, cependant aucune alerte n’avait été lancée. Rien ! Pas d’annonce de récompense ou de demande de rançon, pas de soldats vigilants fouillant charrettes et chariots à des miles à la ronde, galopant dans la campagne pour explorer les masures ou cavernes où elle aurait pu se cacher. Ses anciens souvenirs lui rappelaient les enlèvements survenus dans les familles royales. Pourtant, à part les pendaisons et les vaisseaux incendiés dans le port, vu de l’extérieur, Ebou Dar ne semblait pas avoir changé depuis la veille du rapt. Egeanin prétendait que les recherches se déroulaient dans le plus grand secret, et que bien des Seanchans n’étaient pas au courant de la disparition de Tuon. Son raisonnement s’appuyait sur le choc d’une telle annonce pour l’Empire, sur le mauvais présage pour le Retour, sur la perte du sei’taer. Elle semblait en être convaincue, mais Mat n’en croyait pas un mot. Les Seanchans étaient des gens vraiment bizarres. Le silence d’Ebou Dar lui donnait la chair de poule, et paraissait être un piège. Quand ils arrivèrent à la Grande Route du Nord, il se félicita qu’Ebou Dar fût caché derrière les collines.

La route, artère commerciale majeure, était suffisamment large pour que cinq ou six chariots y passent facilement de front, avec un revêtement de terre et d’argile que des centaines d’années de trafic avaient tassée et rendue aussi dure que certains vestiges pavés. Mat et Egeanin, Noal sur les talons, se hâtèrent de traverser la route, se faufilant entre un convoi de marchands cahotant vers la cité, sous la garde d’une femme au visage balafré et dix hommes aux yeux durs en gilets de cuir couverts de disques métalliques, et une file de colons, avec leurs charrettes de forme bizarre, à l’arrière relevé en pointe, se dirigeant vers le nord, certaines tirées par des chevaux ou des mules, d’autres par des bœufs. Entre les chariots, des gamins nu-pieds fouettaient quatre chèvres cornues aux longs poils noirs et de grosses vaches blanches. Derrière les chariots, un homme en larges chausses bleues et chapeau rouge et rond guidait un énorme taureau à bosse par une chaîne attachée à un anneau passé dans ses naseaux. À part ses vêtements, il aurait pu être des Deux Rivières. Il lorgna Mat et les autres, qui marchaient dans la même direction, comme s’il allait parler, puis secoua la tête et ne leur jeta plus un regard. L’allure était lente, ce qui arrangeait les affaires de Mat, et les colons avançaient lentement mais régulièrement.

Voûtant les épaules et serrant de sa main libre son écharpe sous son menton, Egeanin desserra l’autre main agrippée presque douloureusement à la taille de Mat. Au bout d’un moment, elle se redressa et foudroya le dos du fermier qui s’éloignait dans l’autre sens, comme si elle allait le pourchasser et lui frictionner les oreilles. Comme si cela ne suffisait pas, elle détourna son regard furibond sur une compagnie de soldats seanchans marchant au pas au milieu de la route, à un rythme qui leur permettrait bientôt de dépasser les colons, environ deux cents hommes en colonne par quatre, suivis d’une collection hétéroclite de chariots tirés par des mulets et couverts de bâches bien tendues. Le milieu de la route était réservé au trafic militaire. Une demi-douzaine d’officiers à cheval, avec des casques à fins plumets qui leur cachaient presque tout le visage, chevauchaient en tête de la colonne sans regarder ni à droite ni à gauche, leurs capes rouges soigneusement étalées sur la croupe de leurs magnifiques chevaux. La bannière qui suivait les officiers arborait un motif ressemblant à une pointe de flèche en argent, ou peut-être à une ancre et une longue flèche en croix, avec un éclair dentelé en or, et, au-dessous, des lettres et des chiffres, que Mat ne put distinguer, car l’étoffe ondulait sous les rafales. Les cochers de l’intendance portaient des tuniques bleu foncé, avec des chapeaux carrés et des chausses rouge et bleu. Les soldats étaient encore plus voyants que la plupart des Seanchans, leur armure peinte de bandes bleues, avec le bas cerné de bandes blanc argenté, rouge et or ; leurs casques, peints dans les mêmes couleurs, leur donnaient l’aspect d’insectes terrifiants. Un gros insigne avec l’ancre – Mat pensait que ce devait en être une –, la flèche et l’éclair ornait le front de chaque casque, et tous, sauf les officiers, portaient à l’épaule un arc doublement incurvé, avec un carquois débordant de flèches à la ceinture, équilibré par une courte épée.

— Archers marins, grommela Egeanin, foudroyant les soldats.

Sa main libre avait lâché l’écharpe, mais elle continuait à serrer le poing.

— Toujours à se bagarrer dans les tavernes. Ils causent des problèmes quand on les laisse à terre trop longtemps.

Pour Mat, ils avaient l’air bien entraînés. D’ailleurs, il n’avait jamais entendu parler de soldats qui ne se bagarraient pas, surtout quand ils s’ennuyaient ou se saoulaient. Il se demanda distraitement à quelle distance ces arcs pouvaient porter. Il ne voulait rien avoir à faire avec des soldats seanchans, quels qu’ils soient. Mais sa chance n’allait jamais jusque-là, semblait-il. Le destin et la chance sont deux choses différentes, malheureusement. Deux cents pas au plus, décida-t-il. Une bonne arbalète pouvait faire mieux, ou un grand arc des Deux Rivières.

— Nous ne sommes pas dans une taverne, dit-il entre ses dents, et ils ne se bagarrent pas pour le moment. Alors, ne provoquons pas une rixe parce que vous redoutez qu’un fermier vous adresse la parole.

Elle serra les mâchoires et le gratifia d’un regard à lui fendre le crâne. C’était pourtant la vérité. Elle craignait d’ouvrir la bouche devant quiconque pourrait reconnaître son accent. Sage précaution, du point de vue de Mat, mais tout semblait lui taper sur les nerfs.

— Un porte-bannière va venir nous poser des questions si vous continuez à les regarder de travers. Autour d’Ebou Dar, les femmes ont la réputation d’être timorées, mentit-il.

Que pouvait-elle savoir des coutumes locales ?

Fronçant les sourcils, elle lui coula un regard en coin – peut-être se demandait-elle ce que voulait dire « timorées » – mais elle cessa de grimacer à l’adresse des soldats, et sembla seulement sur le point de mordre.

— Ce type est aussi noir qu’un Atha’an Miere, marmonna distraitement Noal en regardant passer les soldats. Noir comme un Sharan. Mais je jurerais qu’il a les yeux bleus. J’en ai déjà vu, mais où ?

Essayant de se frictionner les tempes, il faillit s’assommer avec sa canne à pêche, et fit un pas en avant comme pour aller demander au soldat ses origines.

Mat le rattrapa précipitamment par la manche.

— Nous retournons au cirque, Noal. Maintenant. Nous n’aurions jamais dû les quitter.

— Je vous l’avais bien dit, remarqua Egeanin, hochant sèchement la tête.

Mat poussa un grognement, mais il n’y avait rien d’autre à faire que continuer à marcher. Oh ! il était grand temps d’avancer. Il espérait seulement ne pas avoir laissé passer le bon moment.

Загрузка...