29 Quelque chose clignote

— C’est de la folie ! gronda Domon, bras croisés, comme s’il bloquait la sortie de la roulotte.

C’était peut-être le cas, d’ailleurs. Il avançait un menton belliqueux, pointant une barbe taillée court, mais qui était quand même plus longue que ses cheveux, et semblait prêt à serrer les poings. Il était massif, pas aussi gros toutefois qu’il en avait l’air au premier abord. Mais, autant que possible, Mat désirait éviter de se colleter avec lui.

Il finit de nouer l’écharpe en soie noire autour de son cou, pour dissimuler sa cicatrice, et en rentra les extrémités dans sa tunique. Le risque que quelqu’un à Jurador ait entendu parler d’un homme d’Ebou Dar avec une écharpe noire était mince… Bien, les probabilités lui semblaient favorables, même sans tenir compte de sa chance. Naturellement, il ne fallait pas oublier qu’il était ta’veren, mais si le destin avait décidé qu’il se retrouverait face à face avec Suroth ou avec une poignée de domestiques du Palais Tarasin, il pourrait rester au lit avec une couverture sur la tête que ça arriverait quand même. Parfois, on doit juste croire à sa chance. Mais ce qui l’inquiéta, c’était que, quand il se réveilla le matin, les dés avaient recommencé à rouler dans sa tête.

— J’ai promis, dit-il.

Ça lui semblait bon de porter de nouveau des vêtements décents. La tunique était en fin drap de laine vert, bien coupée et tombant presque jusqu’aux genoux et aux revers de ses bottes. Il n’y avait pas de broderies – quelques-unes auraient pourtant fait bon effet – mais il y avait un peu de dentelle aux poignets. Et une belle chemise de soie. Il regrettait de ne pas avoir un miroir. Un homme doit se faire le plus beau possible en un pareil jour. Prenant sa cape sur le lit, il la jeta sur ses épaules. Pas tape-à-l’œil, comme celle de Luca. Gris foncé, presque aussi sombre que la nuit. Seule la doublure était rouge. La broche qui la fermait était un simple nœud d’argent, pas plus gros que le pouce.

— Elle a donné sa parole, Bayle, dit Egeanin. Sa parole. Elle ne la trahira jamais.

Egeanin semblait totalement convaincue. Plus convaincue que Mat, en tout cas. Mais parfois un homme doit prendre des risques. Même si c’était au prix de sa tête. Il avait promis. Et il avait sa chance.

— C’est quand même de la folie, gronda Domon.

Mais il s’écarta à contrecœur de la porte, quand Mat se coiffa de son chapeau noir à large bord. Mais il continua à la foudroyer.

Elle suivit Mat hors de la roulotte, fronçant à son tour les sourcils, et tripotant sa longue perruque noire. Peut-être que la perruque la mettait encore mal à l’aise, bien qu’elle la portât depuis près d’un mois, ou qu’elle ne lui allait pas aussi bien maintenant que ses cheveux repoussaient. Quoi qu’il en soit, c’était toujours mieux que de se promener tête nue. Cette perruque, elle n’y renoncerait pas avant qu’ils aient mis au moins cent miles de plus entre eux et Ebou Dar. Peut-être même pas avant qu’ils n’aient traversé les Monts Damona pour aller vers le Murandy.

Le ciel était clair, le soleil tout juste au-dessus de l’horizon, invisible derrière le mur en toile du cirque, mais si l’on pouvait dire que la matinée était tiède, c’était seulement comparé à une tempête de neige. Ça n’était pas la fraîcheur revigorante d’une matinée de fin d’hiver aux Deux Rivières, mais un froid qui s’insinuait profondément dans les chairs et mettait une légère buée dans votre haleine. Les artistes s’agitaient comme des fourmis, emplissant l’air de leurs cris, pour savoir qui avait pris les massues du jongleur, emprunté ces chausses à paillettes, ou déplacé un podium. Cela ressemblait à un début d’émeute, pourtant il n’y avait aucune colère dans les voix. Avant la représentation, ils hurlaient et s’agitaient en tous sens, mais ils n’en venaient jamais aux mains et s’arrangeaient toujours pour que chacun soit prêt et à sa place quand les premiers spectateurs arrivaient. Ils étaient peut-être lents à lever le camp, mais le spectacle était leur gagne-pain et pour ça, ils étaient capables de se remuer.

— Vous croyez vraiment que vous pouvez l’épouser ? marmonna Egeanin, marchant près de lui en donnant des coups de pied dans ses vieilles jupes brunes.

Il n’y avait rien de délicat chez Egeanin. Elle avançait à grandes enjambées, et se maintenait au niveau de Mat. Elle semblait faite pour avoir une épée à la ceinture.

— Il n’y a aucune explication pour ça. Bayle a raison. Vous êtes fou !

Mat eut un grand sourire.

— La question est la suivante : est-ce qu’elle a l’intention de m’épouser ? Parfois les mariages réunissent les gens les plus étranges.

Quand on sait qu’on va être pendu, le mieux c’est de sourire sous le nœud coulant. Alors il sourit et la planta là, les sourcils froncés dans son visage dur. Il pensa qu’elle marmonnait des jurons entre ses dents, mais il ne comprenait pas pourquoi. Ce n’était pas elle qui devait se marier avec la dernière personne qu’elle désirait épouser. Une femme noble, froide et méprisante, alors qu’il aimait les serveuses de taverne aux sourires engageants et aux yeux consentants. L’héritière d’un trône, et pas de n’importe lequel : le Trône de Cristal, le Trône Impérial du Seanchan. Une femme qui l’étourdissait tant et si bien qu’il finissait par se demander si c’était lui qui la retenait captive, ou le contraire. Quand le destin vous tient à la gorge, il n’y a rien à faire… sinon sourire.

Il continua à marcher d’un pas alerte, jusqu’à ce qu’il arrive en vue de la roulotte pourpre sans fenêtres. Là, il rata une marche. Une troupe d’acrobates, qui se donnaient le nom de Frères Chavana, même si on voyait comme le nez au milieu de la figure qu’ils venaient, non seulement de mères différentes, mais aussi de pays différents, se ruèrent hors d’une roulotte verte toute proche, criant et gesticulant en tout sens. Ils jetèrent un coup d’œil sur la roulotte pourpre, un autre sur Mat, mais ils étaient trop absorbés par leur dispute. Gorderan s’appuyait sur une roue, se grattant la tête et fronçant les sourcils sur deux femmes debout au pied des marches de la roulotte. Toutes les deux étaient emmitouflées dans des capes sombres, le visage caché, mais le foulard à fleurs couvrant la tête de la plus grande était très reconnaissable. Bon. Il aurait dû savoir que Tuon voudrait emmener sa femme de chambre. Une femme noble ne va jamais nulle part sans sa servante. Il croisa les yeux bleus de Selucia avec un sourire, et ôta son chapeau pour faire une élégante révérence à Tuon. Pas trop ostentatoire, juste rejetant sa cape en arrière avec panache.

— Êtes-vous prête à aller faire des achats ?

Il faillit ajouter « ma Dame », mais tant qu’elle ne l’appellerait pas par son nom…

— Je suis prête depuis une heure, Joujou, dit Tuon de sa voix traînante.

Retroussant nonchalamment un pan de la cape de Mat, elle examina la doublure rouge et sa tunique avant de laisser la cape retomber.

— La dentelle vous va bien. Peut-être ferai-je ajouter de la dentelle à vos robes si je fais de vous un porteur de coupe.

Le sourire de Mat s’évanouit aussitôt. Pouvait-elle quand même le faire da’covale si elle l’épousait ? Il faudrait qu’il demande à Egeanin. Par la Lumière, pourquoi les femmes compliquent-elles toujours tout ?

— Voulez-vous que je vous accompagne, mon Seigneur ? demanda lentement Gorderan.

Il passa les pouces dans sa ceinture, le regard absent.

— Je pourrais peut-être vous porter les paquets ?

Tuon ne pipa mot. Elle se contentait de lever les yeux sur Mat, dans l’expectative, des yeux plus froids que jamais. Les dés rebondissaient et se heurtaient dans sa tête. Enfin, il n’hésita que le temps d’un battement de cœur, avant de renvoyer Gorderan d’un signe de tête. Il fallait faire confiance à sa chance. Faire confiance à la parole de Tuon. La confiance, c’est la mort. Il écarta fermement cette pensée. Ce n’était pas une chanson, et sa mémoire ne pouvait le guider. Dans son crâne, les dés continuaient à tournoyer.

S’inclinant légèrement, il offrit son bras à Tuon, qui l’examina comme si c’était la première fois qu’elle le voyait, avec une moue sur ses lèvres pulpeuses. Puis elle resserra sa cape et s’ébranla, Selucia sur les talons, ne lui laissant d’autre choix que de presser le pas derrière elles. Les femmes ne font jamais rien pour faciliter la vie.

Malgré l’heure matinale, deux gaillards corpulents armés de gourdins gardaient déjà l’entrée, et un troisième avec un pichet de verre transparent pour recueillir les pièces et les introduire dans la tirelire posée par terre. Aucun des trois n’avait l’air assez malin pour subtiliser une pièce sans tomber sur le nez, mais Luca ne prenait aucun risque. Vingt à trente personnes attendaient déjà entre les gros câbles qui encadraient la file d’attente jusqu’à la banderole bleue du cirque. Malheureusement, Latelle était là aussi, l’air sévère, en robe bleue à paillettes rouges et cape à paillettes bleues. La femme de Luca était dresseuse d’ours. Mat pensait que les ours accomplissaient leur numéro de peur que Latelle ne les morde.

— J’ai la situation bien en main, lui dit-il. Croyez-moi, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.

Il aurait pu économiser sa salive.

Latelle l’ignora, fronçant des sourcils soucieux sur Tuon et Selucia. Au cirque, elle et Luca étaient les deux seules personnes connaissant leur identité. Il n’y avait eu aucune raison de les informer de cette balade matinale. Luca, lui, aurait piqué une crise. Le regard que Latelle adressa à Mat n’était pas soucieux, plutôt dur comme la pierre.

— N’oubliez pas, dit-elle avec calme, que si vous nous envoyez à la potence, vous y serez aussi.

Puis elle renifla dédaigneusement, et se remit à observer les gens qui attendaient pour entrer. Latelle savait encore mieux que Luca juger du poids d’une bourse avant qu’on en délie les cordons. Elle était aussi dix fois plus coriace que son mari. Les dés continuèrent à culbuter. Quoi qui les ait mis en branle, le moment fatidique n’était pas encore arrivé. Le moment décisif.

— C’est une bonne épouse pour Maître Luca, murmura Tuon, quand ils se furent un peu éloignés.

Mat lui lança un regard en coin, et rajusta son chapeau sur sa tête. Elle n’avait pas parlé d’un ton moqueur. Haïssait-elle Luca à ce point ? Ou lui disait-elle quel genre d’épouse elle serait ? Ou… Qu’il soit réduit en cendres, il allait devenir aussi fou que Domon le lui prédisait, à s’efforcer de comprendre cette femme ! C’était sans doute à cause d’elle que les dés s’agitaient dans sa tête. Qu’allait-elle faire ?

Le trajet était court pour aller à la ville, sur une route en terre battue traversant des collines dénudées, mais la chaussée était encombrée de passants comme les collines l’étaient de moulins à vent et de puits de sel. Regardant droit devant eux, ils marchaient d’un pas si décidé qu’ils semblaient ne rien voir devant eux. Mat évita un homme au visage rond qui faillit le bousculer, ce qui l’obligea à sauter en arrière pour éviter un vieil homme qui avançait à toute vitesse sur ses jambes grêles.

— Est-ce que vous vous entraînez pour une nouvelle danse, Joujou ? dit Tuon, levant les yeux vers lui par-dessus son épaule frêle. Ce n’est pas très gracieux.

Il s’apprêtait à lui faire remarquer que la route était très chargée, quand soudain, il réalisa qu’il ne voyait plus personne au-delà de Tuon et Selucia. Les gens présents tout à l’heure avaient disparu, et la route était déserte. Lentement, il tourna la tête. Il n’y avait personne non plus derrière lui, à part les spectateurs qui faisaient la queue, laquelle ne semblait pas plus longue qu’à son départ. Au-delà du cirque, la route déserte serpentait dans les collines vers une forêt lointaine. Pas une âme en vue. Il pressa sa main contre sa poitrine, tâtant le médaillon à tête de renard sous sa tunique. Juste un morceau d’argent au bout d’un cordon de cuir. Il aurait voulu le sentir froid comme la glace. Tuon haussa un sourcil. Le regard de Selucia le traitait d’imbécile.

— Je ne peux pas vous acheter une robe en restant là, dit-il.

C’était la raison de cette expédition. Il lui avait promis de lui acheter une robe plus ajustée que celles qui pendouillaient sur elle et lui donnaient l’air d’une enfant déguisée en adulte. Il était pratiquement sûr qu’il l’avait promis, et, elle, elle en était absolument certaine. Les broderies des costumières du cirque plaisaient à Tuon, mais pas les tissus qu’elles avaient à leur disposition. Les costumes des artistes scintillaient de perles et de paillettes, les étoffes criardes étant ce qu’elles trouvaient de moins cher. Celles qui avaient des costumes en tissu de meilleure qualité les gardaient et les usaient jusqu’à la corde. Jurador tirait sa prospérité de l’exploitation et du commerce du sel, qui lui rapportait beaucoup. Les boutiques de la ville avaient sans doute en stock toutes les étoffes qu’une femme pouvait désirer.

Cette fois, Tuon n’agita pas les doigts. Elle échangea un regard avec Selucia. La femme de chambre secoua la tête, avec un rictus à la fois triste et ironique. Tuon secoua la tête. Puis, resserrant leur cape, elles partirent vers les portes de la ville. Ah, les femmes ! Il pressa le pas pour les rattraper. Elles étaient ses prisonnières, après tout. Elles l’étaient. Leurs ombres s’étiraient devant elles. Ces passants avaient-ils projeté des ombres avant de disparaître ? Il ne se rappelait pas non plus si leur haleine se condensait en buée devant leur bouche. Peu importait. Ils n’étaient plus là, et il n’allait pas se torturer pour savoir d’où ils venaient et où ils étaient allés. Cela avait sans doute quelque chose à voir avec sa nature de ta’veren. Il ne fallait plus y penser. Il le fallait, pourtant. Le tintamarre des dés ne laissait place à rien d’autre. Les gardes de la porte ne semblaient pas curieux des étrangers, ou du moins, pas d’un homme et de deux femmes à pied. Ces militaires au visage dur, avec des plastrons peints en blanc et des casques coniques surmontés d’une touffe qui ressemblait à une queue-de-cheval, promenèrent des yeux impassibles sur les deux femmes encapuchonnées, s’arrêtant un instant avec suspicion sur Mat, puis se rappuyèrent sur leur hallebarde, fixant la route d’un air absent. C’étaient des hommes de la ville, très vraisemblablement, en tout cas pas des Seanchans. Les marchands de sel et la Dame locale, Aethelaine, cette dernière répétant apparemment tout ce que les marchands de sel lui disaient de dire, avaient prêté le Serment du Retour sans hésitation et offert de payer une taxe sur le sel avant qu’on la leur demande. Les Seanchans finiraient par installer ici un fonctionnaire, sans aucun doute, juste pour garder un œil sur la situation, mais pour le moment, ils avaient des missions plus pressantes pour leurs soldats. Mat avait envoyé Thom et Juilin en ville pour être certain qu’il n’y ait pas de Seanchans avant d’accepter cette excursion. Un imbécile peut trébucher sur sa propre chance s’il n’est pas prudent.

Jurador était une ville riche et animée, avec des rues pavées, larges et bordées de maisons de pierre à toits de tuiles. Les habitations et les boutiques voisinaient avec les écuries et les tavernes, dans un bruyant tintamarre : marteau d’un forgeron frappant l’enclume ici, claquements des métiers à tisser là, et partout, semblait-il, des tonneliers cerclant des barils pour le transport du sel. Des colporteurs vendaient des aiguilles et des rubans, des friands et des noix grillées sur des plateaux, ou des navets ridés par l’hiver et de misérables prunes dans des brouettes. Dans chaque rue, des hommes et des femmes gardaient les marchandises exposées sur d’étroites tables devant leurs boutiques, tout en braillant la liste de ce qu’on pouvait trouver à l’intérieur.

Repérer les demeures des marchands de sel était facile : deux étages de pierre au lieu d’un, couvrant huit fois plus de terrain que les autres, chacune avec une galerie à colonnes sur la rue, protégée par des barrières de fer forgé peint en blanc entre les colonnes. Au rez-de-chaussée, les fenêtres de ces maisons étaient également pourvues de ces grilles, quoique pas toujours peintes. C’était le seul détail qui faisait songer à Ebou Dar. Ici, pas de profonds décolletés pigeonnants, pas de robes retroussées et cousues pour révéler les jupons de couleurs vives. Les femmes portaient des robes à hauts cols fermés jusqu’au menton, quelques broderies pour les gens modestes, plus nombreuses pour les riches, qui arboraient des capes entièrement brodées et des voiles transparents sur le visage, posés sur des peignes ouvragés en or ou en ivoire, plantés dans des tresses noires enroulées. Les courtes tuniques des hommes étaient presque autant décorées et de couleurs vives. Riches ou pauvres, tous les hommes avaient à la ceinture un long couteau, avec des lames un peu moins recourbées que celles d’Ebou Dar, dont ils caressaient la poignée comme s’ils s’apprêtaient à dégainer d’une seconde à l’autre. De l’extérieur, le palais de Dame Aethelaine ne différait pas des maisons des marchands de sel, mais il était situé sur la grand-place de la ville, un vaste espace dallé où une grande fontaine ronde en marbre projetait des gerbes de gouttelettes d’eau qui sentait la mer. Cette eau, c’était le symbole de la richesse de Jurador, pompée aux mêmes sources que celle des puits de sel des collines environnantes. Mat visita une bonne partie de la ville avant que le soleil n’atteigne son zénith.

Chaque fois que Tuon et Selucia repéraient une boutique avec des rouleaux de soierie exposés dehors, elles s’arrêtaient devant les longues tables étroites, tâtaient les tissus, et chuchotaient, têtes rapprochées, écartant d’un geste les boutiquiers. Ils étaient très vigilants, jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que Mat les accompagnait. Mal fagotées dans leurs robes de gros drap usé, elles ne ressemblaient pas à des acheteuses de soie. Mat, un pan de sa cape rejeté en arrière pour en montrer la doublure, en avait l’air, lui. Mais chaque fois qu’il tentait de manifester de l’intérêt, ou qu’il approchait assez pour entendre ce qu’elles disaient, les femmes se taisaient et le regardaient du fond de leurs capuchons, jusqu’à ce qu’il recule d’un ou deux pas. Puis Selucia penchait la tête vers Tuon, et elles se remettaient à chuchoter et à toucher les tissus en tout genre. Heureusement, il avait mis une grosse bourse d’or dans la poche de sa tunique. Mais rien ne semblait à leur goût. Invariablement, Tuon secouait la tête, et toutes les deux repartaient dans la foule, Mat pressant le pas pour rester à leur niveau, jusqu’à la boutique suivante. Les dés continuaient à rebondir dans son crâne.

Ils n’étaient pas les seuls du cirque en ville. Il repéra l’Illuminatrice Aludra, le visage encadré par ses tresses emperlées, fendant la foule avec un homme aux cheveux blancs qui devait être un marchand de sel, à en juger par l’abondance des broderies couvrant sa tunique à fleurs et à colibris. Que pouvait-elle attendre d’un marchand de sel ? Quoi qu’elle lui ait dit, le sourire approbateur de l’homme ajouta quelques rides à son visage, et il hocha la tête.

Les deux femmes se dirigèrent vers la boutique suivante, ignorant les profondes révérences du boutiquier. Les marchands alpaguaient Mat, pensant qu’il voulait s’acheter de la soie. Non qu’il eût dédaigné une tunique de soie neuve, mais comment aurait-il pu penser à ça avec ces maudits dés dans la tête ? Thom les croisa, resserrant autour de lui sa cape couleur bronze, caressant ses longues moustaches blanches, et bâillant comme s’il n’avait pas dormi de la nuit. C’était peut-être le cas. Le ménestrel n’avait pas recommencé à boire, mais Lopin et Nerim se plaignaient qu’il restait éveillé jusqu’à des heures indues, la lampe allumée, pour pouvoir lire et relire sa précieuse lettre. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir de si fascinant dans la lettre de la morte ? Par la Lumière, peut-être que ces gens sur la route… Non, il ne voulait pas y penser.

Tuon palpa un coupon de soie, puis le lâcha et se détourna. Selucia toisa la marchande d’un tel air que la solide boutiquière recula, offensée. Voulant éviter les drames, Mat la gratifia d’un sourire désarmant que les femmes trouvaient, en général, irrésistible. Enfin, c’est ce qu’il croyait, car la boutiquière le regarda avec un reniflement dédaigneux, et se pencha pour caresser sa pièce de soie aussi tendrement qu’un bébé dans son berceau.

Plus loin dans la rue, une femme en cape ordinaire laissa son capuchon retomber en arrière, et le souffle de Mat s’arrêta dans sa gorge. Edesina le remit sans se presser. De toute façon, le mal était fait, son visage à l’éternelle jeunesse d’Aes Sedai était apparu. Personne dans la rue ne sembla avoir remarqué quoi que ce soit, mais il ne voyait pas toutes les têtes. Quelqu’un pensait-il à une récompense ? Il n’y avait peut-être pas de Seanchans à Jurador pour le moment, mais des soldats traversaient souvent la ville. Edesina tourna le coin d’une rue, et deux silhouettes en cape noire la suivirent. Ne restait-il qu’une seule sul’dam au camp pour surveiller deux Aes Sedai ? Peut-être que Joline – à moins que ce ne soit Teslyn – se tenait à proximité et qu’il ne l’avait pas vue. Il s’étira le cou, cherchant une autre cape ordinaire dans la foule.

Brusquement, l’idée le frappa comme une pierre entre les deux yeux. Toutes les capes autour de lui étaient brodées. Où étaient passées ces têtes de mule de Tuon et Selucia ? Les dés tournoyaient-ils plus vite dans sa tête ?

Le souffle court, il se mit sur la pointe des pieds. La rue était une rivière de capes, de tuniques et de robes brodées. Cela ne voulait pas dire qu’elles tentaient de s’évader. Tuon avait donné sa parole ; elle avait laissé passer une occasion parfaite de le trahir. Il leur aurait pourtant suffi, à l’une ou l’autre, de prononcer trois mots, et quiconque les aurait entendus aurait aussitôt reconnu l’accent seanchan. Cela pouvait être suffisant pour lancer les chiens sur leurs traces. Devant lui, il vit deux boutiques vendant des étoffes, une de chaque côté de la rue, mais aucune trace des deux femmes. Elles avaient pu tourner dans une rue latérale assez facilement, mais laquelle ? Il devait faire confiance à sa chance, d’autant plus favorable quand le jeu était aléatoire. Ces maudites femmes pensaient sûrement qu’il s’agissait d’un jeu stupide. Qu’il soit réduit en cendres, il devait laisser agir sa chance.

Fermant les yeux, il tourna en rond au milieu de la rue, et fit un pas. Au hasard. Il se cogna rudement dans quelqu’un, assez fort pour leur arracher un cri à tous deux. Ouvrant les yeux, Mat se trouva en face d’un homme corpulent avec une petite bouche et quelques broderies sur les épaules de sa grossière tunique, qui le foudroyait en tripotant la poignée de son couteau incurvé. Peu importait. Il était juste en face d’une des deux boutiques. Renfonçant son chapeau sur ses yeux, il s’enfuit en courant.

Les dés roulaient plus vite.

Des étagères remplies de pièces de tissu tapissaient les murs du sol au plafond de la boutique, et d’autres étaient empilées dehors sur de longues tables. La marchande était une femme décharnée, avec une grosse verrue au menton, son assistante mince et jolie, avec des yeux furibonds.

— Pour la dernière fois, si vous ne me dites pas ce que vous voulez, je vais envoyer Nelsa chercher les gardes.

Tuon et Selucia, le visage toujours caché sous leur capuchon, longeaient lentement un mur tapissé de pièces d’étoffe, s’arrêtant de temps en temps pour en toucher une, mais sans jamais accorder la moindre attention à la boutiquière.

— Elles sont avec moi, dit Mat, haletant.

Tirant la bourse de sa poche, il la jeta sur la table la plus proche. Le son lourd qu’elle produisit mit un grand sourire sur le visage de la marchande.

— Donnez-leur ce qu’elles veulent, lui dit-il.

Et il ajouta fermement à l’adresse de Tuon :

— Si vous achetez quelque chose, ce sera ici. J’ai suffisamment marché pour la matinée.

Il regretta aussitôt d’avoir parlé ainsi. Tuon leva ses grands yeux sur lui. Ses lèvres pulpeuses s’incurvèrent légèrement en un sourire. C’était un sourire énigmatique. La Lumière seule savait ce qu’il signifiait. Il détestait quand les femmes faisaient ça. Au moins, les dés ne s’étaient pas arrêtés. Ce devait être bon signe, non ?

Tuon n’avait pas besoin de parler pour faire son choix, pointant le doigt en silence sur les pièces de soie les unes après les autres, et montrant de ses petites mains noires combien la marchande devait en couper avec ses grands ciseaux. Elle s’acquitta du travail en personne, et à la réflexion, c’était aussi bien. De la soie de diverses nuances de rouge passa sous les ciseaux, de la soie verte, et plus de nuances de bleu que Mat n’en connaissait. Tuon choisit aussi des tissus en lin d’épaisseurs différentes, et plusieurs longueurs de drap de laine de couleur – elle consultait Selucia en murmures étouffés – mais le gros de ses achats, c’étaient des étoffes de soie. On lui rendit sa bourse beaucoup plus plate qu’il ne s’y attendait.

Une fois que tous les achats furent pliés et attachés, puis enveloppés dans un grossier tissu de lin – sans frais supplémentaires –, ils formaient un tas aussi grand que la charge d’un colporteur. Et cela ne le surprit pas d’apprendre qu’il devait le porter sur les épaules, tenant son chapeau dans une main.

Démenez-vous comme un beau diable, achetez de la soie à une femme, et elle trouve encore le moyen de vous faire travailler ! Peut-être qu’elle se vengeait parce qu’il lui avait parlé durement tout à l’heure.

Tout le long de la route du retour, marchant derrière les deux femmes, des abrutis le regardaient, bouche bée. Elles avançaient en pas glissés, suffisantes comme des chattes repues. Même emmitouflées, leur attitude proclamait leur dédain. Le soleil était encore loin de son zénith, mais la queue devant le cirque s’étirait presque jusqu’à la ville. La plupart le regardaient et le montraient du doigt, comme s’il était un imbécile patenté. L’un des grands palefreniers gardant la caisse le gratifia d’un ricanement édenté, mais Mat le regarda d’un tel air qu’il trouva préférable de ramener ses yeux sur les pièces des spectateurs tombant dans le pichet de verre puis dans la caisse. Mat se dit qu’il n’avait jamais été autant soulagé de rentrer au cirque.

Il n’avait pas fait trois pas que Juilin accourut, miraculeusement sans Thera ni son bonnet rouge. Le visage du preneur-de-larrons aurait pu être taillé dans du vieux chêne. Lorgnant le flot des spectateurs qui entraient, il parla à voix basse et pressante.

— Je venais vous chercher. C’est Egeanin. Elle a été… blessée. Venez vite.

Le ton en disait assez. Mat réalisa que les dés tambourinaient dans sa tête. Il jeta le paquet de tissus aux palefreniers, leur enjoignant de le garder aussi jalousement que la caisse ou qu’il lâcherait les femmes sur eux, mais il n’attendit pas pour voir s’ils prenaient sa menace au sérieux. Juilin repartit en courant, et Mat le suivit dans l’allée centrale où les foules bruyantes de spectateurs ahuris regardaient les quatre Frères Chavana, torse nu, faire une pyramide humaine, des contorsionnistes en chausses diaphanes et vestes scintillantes s’asseoir sur leur propre tête et une voltigeuse en chausses bleues à paillettes grimper à une longue échelle de bois pour commencer son numéro. Un peu avant la voltigeuse, Juilin tourna dans une allée étroite et encombrée de linge séchant sur des cordes tendues entre les tentes et les roulottes, où les artistes, assis sur des tabourets ou sur les marches des roulottes, attendaient pour faire leur numéro ; des enfants du cirque y jouaient avec des ballons et des cerceaux. Maintenant, Mat savait où ils allaient, mais Juilin courait trop vite pour être rattrapé.

Devant lui, il vit sa roulotte verte. Latelle regardait dessous, et Luca, en cape rouge vif, faisait signe à deux jongleuses de dégager. Les deux femmes, en larges chausses et le visage blanc comme des bouffons de nobles, regardèrent sous la roulotte sans se presser pour obéir. En approchant, il vit ce qu’elles venaient de regarder. En bras de chemise, Domon, assis par terre sous la roulotte, berçait dans ses bras Egeanin inconsciente. Elle avait les yeux clos, et un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres. Sa perruque était de travers. Cela attirait l’œil, pour une raison inconnue. Elle qui se souciait toujours tellement de sa tenue. Les dés grondaient comme le tonnerre.

— Voilà une histoire qui pourrait devenir désastreuse pour moi ! dit Luca, lançant des regards noirs qu’il répartit entre Mat et Juilin.

Mais il ne semblait pas effrayé.

— Un désastre ! Voilà ce qui m’attend…

Il écarta d’un coup de pied un groupe d’enfants aux yeux écarquillés, et grogna à l’adresse d’une femme rondelette en jupes scintillant de perles argentées. Miyora faisait exécuter à ses léopards des tours que même Latelle n’osait pas essayer, mais elle se contenta de rejeter la tête en arrière avant de s’éloigner. Personne ne prenait Luca autant au sérieux que lui-même.

Il sursauta quand Tuon et Selucia arrivèrent en toute hâte, comme sur le point de leur demander de partir, avant que Mat n’intervienne. En fait, il fronça les sourcils d’un air pensif et soucieux. Apparemment, Latelle n’avait pas dit à Luca qu’il était sorti avec les deux femmes, et il était clair qu’elles avaient quitté l’enceinte du cirque, à voir Selucia chargée d’un énorme ballot qu’elle portait sur le dos, le soutenant de ses mains, toujours très droite malgré son fardeau. On aurait pu penser qu’une servante aurait été habituée à porter des paquets, pourtant, son visage était l’incarnation de la désapprobation. Latelle la toisa de la tête aux pieds, puis regarda Mat avec un sourire méprisant, comme si c’était sa faute si cette femme bombait le torse, faisant ressortir son opulente poitrine. Latelle s’y connaissait en sourires méprisants, pourtant, la mine de Tuon la faisait presque paraître aimable.

Sur le moment, Mat ne se soucia pas de ce qu’elle pensait. Les foutus dés. Rejetant sa cape en arrière, il mit un genou à terre et prit le pouls d’Egeanin à la gorge. Il battait faiblement et irrégulièrement.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Avez-vous envoyé chercher une sœur ?

Déplacer Egeanin aurait sans doute suffi à la tuer, mais peut-être que la Guérison agirait, si les Aes Sedai faisaient vite. Il se garda pourtant de prononcer ce nom à voix haute, avec les passants qui jetaient vers eux des regards curieux avant que Luca ou Latelle ne les fassent circuler.

— C’est Renna !

Domon cracha le nom. Malgré ses cheveux courts et sa barbe d’Illian sans moustache, il ne semblait pas ridicule. Il avait l’air plutôt effrayé et en rage.

— Je l’ai vue poignarder Egeanin dans le dos et s’enfuir en courant. Si j’avais pu la rattraper, je lui aurais tordu le cou. Je n’ai que mes mains pour empêcher Egeanin de se vider de son sang. Où sont ces foutues Aes Sedai ? gronda-t-il.

— Je suis là, Bayle Domon, annonça Teslyn avec froideur, se ruant vers eux avec Thera, qui, après un coup d’œil horrifié à Tuon et Selucia, s’accrocha au bras de Juilin en couinant, les yeux rivés au sol. À la façon dont elle se mit à trembler, elle aurait pu défaillir dans l’instant.

L’Aes Sedai aux yeux durs fit la grimace, comme si elle avait la bouche pleine de ronces, quand elle vit qui était étendue par terre. Elle s’agenouilla vivement sous la roulotte près de Domon, et prit la tête d’Egeanin entre ses mains osseuses.

— Joline ferait sans doute mieux que moi, marmonna-t-elle entre ses dents, mais je pourrai peut-être…

La tête de renard en argent se glaça sur la poitrine de Mat, et Egeanin eut un sursaut si violent que sa perruque tomba, et qu’elle faillit échapper aux bras de Domon, tandis que ses yeux s’ouvraient brusquement. La convulsion dura le temps qu’elle se redresse à moitié ; puis, de nouveau, elle s’affaissa contre la poitrine de Domon, haletante, et le médaillon redevint une pièce d’argent ouvragé. Il y était presque habitué maintenant.

Teslyn s’affaissa, elle aussi, jusqu’au moment où Domon, modifiant sa prise sur Egeanin, stabilisa l’Aes Sedai d’une main.

— Merci, dit Teslyn au bout d’un moment, comme si on le lui arrachait de la bouche. Mais je n’ai pas besoin d’aide.

Malgré tout, elle s’appuya à la roulotte pour se relever, ses yeux froids d’Aes Sedai défiant quiconque de faire un commentaire.

— La lame a glissé sur une côte et a manqué le cœur. Tout ce qu’il lui faut maintenant, c’est se reposer et manger.

Elle n’avait pas traîné pour arriver sur les lieux, réalisa Mat. Plus loin, un groupe de femmes en capes à paillettes regardaient, intenses et concentrées, devant une tente à rayures vertes. Ailleurs, une demi-douzaine d’hommes et de femmes en tuniques blanches sur des chausses très ajustées, des acrobates faisant de la voltige sur cheval, dardaient des regards sur Teslyn, tenant des conciliabules à voix basse. Il était trop tard pour se soucier de savoir si quelqu’un avait reconnu le visage d’une Aes Sedai. Trop tard pour se soucier de savoir si quelqu’un avait compris qu’il avait assisté à une Guérison. Les dés martelaient le crâne de Mat. La partie n’était pas encore terminée.

— Et Renna ? demanda Mat, s’adressant à Juilin. Juilin !

Le preneur-de-larrons sursauta et cessa de foudroyer Tuon et Selucia, et de murmurer à l’oreille de Thera, tout en continuant à la tenir contre lui tandis qu’elle tremblait de tous ses membres.

— Vanin et les Bras Rouges, Lopin et Nerim sont partis à sa recherche. Olver aussi. Il s’est sauvé avant que j’aie pu l’arrêter. Mais dans cette cohue…

Il écarta un bras de Thera le temps de montrer la grand-rue. Le brouhaha était audible même à cette distance.

— Il lui suffit de mettre la main sur une cape pailletée, et elle pourra disparaître avec les premiers spectateurs. Si nous essayons d’arrêter toutes les femmes qui ont relevé leur capuche, et même seulement de regarder à l’intérieur, on va déclencher une émeute.

— Un désastre… répétait inlassablement Luca, resserrant étroitement sa cape autour de lui.

Latelle le prit par la taille. Un geste qui devait être aussi réconfortant pour lui que le coup de patte d’un léopard et qui eut d’ailleurs à peu près le même effet…

— Que je sois réduit en cendres ! Pourquoi ? grogna Mat. Renna était toujours prête à me lécher la main ! Si quelqu’un devait se mettre à dérailler, je pensais plutôt…

Il ne regarda même pas Thera, ce qui n’empêcha pas Juilin de le fusiller des yeux.

Domon s’était levé, tenant Egeanin dans ses bras. D’abord, elle remua faiblement – Egeanin n’était pas du genre à se laisser transporter comme une poupée –, mais elle finit par réaliser que si on la remettait sur ses pieds, elle s’écroulerait aussitôt. Elle s’affaissa contre la poitrine de l’Illianer, avec un regard noir plein de rancune. Domon apprendrait : quand une femme a besoin de votre aide contre son gré, elle vous le fait payer.

— Je suis la seule qui connaissait son secret, dit-elle d’une voix faible avec son accent traînant. La seule qui pouvait le révéler, en tout cas. Elle a dû penser qu’elle pourrait rentrer chez elle en sécurité, en se débarrassant de moi.

— Quel secret ? demanda Mat.

Elle hésita, fronçant les sourcils sur la poitrine de Domon. Finalement, elle soupira.

— Une fois, Renna avait été mise à la laisse. Bethamin et Seta aussi. Elles peuvent canaliser ; ou peut-être apprendre ; je ne sais pas. Mais ces trois-là ont porté l’a’dam. Cela marche peut-être aussi sur les sul’dams.

Mat siffla entre ses dents. Alors ça, ce serait comme un coup de pied dans la tête pour les Seanchans.

Luca et sa femme échangèrent des regards perplexes, à l’évidence n’ayant rien compris à la conversation. La mâchoire de Teslyn s’était affaissée, sa sérénité d’Aes Sedai emportée par le choc. Selucia grogna de colère, ses yeux bleus flamboyant, et fit un pas vers Domon, laissant tomber par terre son ballot de tissu. Tuon remua vivement les doigts, l’arrêtant tout net, toute tremblante. Le visage de Tuon était un masque noir, indéchiffrable. Mais ce qu’elle avait entendu ne lui plaisait pas. À la réflexion, elle avait dit qu’elle dressait des damanes. Oh, qu’il soit réduit en cendres ! En plus de tout le reste, il allait épouser une femme qui pouvait canaliser ?

Des bruits de sabots annoncèrent que Harnan et les trois autres Bras Rouges arrivaient à un trot rapide par l’étroite ruelle entre les tentes et les roulottes. Sous leur cape, ils portaient l’épée à la ceinture, Metwyn avec, en plus, une dague presque aussi longue qu’une courte épée, et Gorderan avait son arbalète pendue à sa selle, déjà tendue, carreau encoché. Harnan avait un arc de cavalerie et un carquois à la hanche. Fergin guidait Pips.

Harnan ne se donna pas la peine de démonter. Lorgnant soupçonneusement Tuon et Selucia, Luca et Latelle avec presque autant de méfiance, il se pencha sur la selle, le grossier tatouage de faucon ressortant nettement sur sa joue.

— Renna a volé un cheval, mon Seigneur, dit-il à voix basse. Elle a renversé l’un des palefreniers de l’entrée en sortant. Vanin la suit. Il dit qu’elle pourrait atteindre Coramen dans la soirée. Elle est partie dans cette direction. Elle avance beaucoup plus vite que les chariots. Mais elle monte à cru. Avec un peu de chance, nous la rattraperons.

À l’entendre, ça allait de soi.

Il ne semblait pas y avoir d’autre choix, pas vraiment. Les dés continuaient à lui marteler le crâne. Il y avait peut-être une chance qu’ils tombent du bon côté. Une petite. Celle qui suivait Mat Cauthon depuis des lustres.

— Que vos gens reprennent la route aussi vite qu’ils peuvent lever le camp, Luca, dit-il, sautant sur Pips. Laissez le mur de toile et tout ce que vous ne pouvez pas charger rapidement dans les chariots. Partez vite, c’est tout.

— Vous êtes fou ? bredouilla Luca. Si j’essaie de disperser tous ces spectateurs, je vais déclencher une émeute ! Et ils voudront être remboursés !

Par la Lumière, la tête sur le billot, cet homme penserait encore à l’argent !

— Pensez à ce qui se passera si un millier de Seanchans vous trouvent là demain.

La voix de Mat était aussi froide que possible. S’il échouait, les Seanchans retrouveraient le cirque, même s’ils fouettaient les chevaux à tour de bras. Luca le savait aussi, à en juger par son rictus dégoûté, comme s’il venait de mordre dans une prune pourrie. Les dés tambourinaient de plus belle.

— Juilin, laissez tout l’or à Luca, et gardez une grosse bourse.

Peut-être que des pots-de-vin l’aideraient à se dédouaner, quand les Seanchans auraient constaté qu’il ne détenait pas leur Fille des Neuf fichues Lunes.

— Rassemblez tout le monde et partez dès que vous pourrez. Quand vous serez hors de vue de la ville, prenez par la forêt. Je vous retrouverai.

— Tout le monde ?

Protégeant Thera de son corps, Juilin désigna Tuon et Selucia de la tête.

— Laissez ces deux-là à Jurador, et peut-être que les Seanchans cesseront de les chercher. Ça pourrait au moins les ralentir. Vous n’arrêtez pas de dire que vous les libérerez tôt ou tard.

Mat rencontra les yeux de Tuon. Ils étaient noirs et liquides dans son visage lisse sans expression. Elle avait repoussé légèrement son capuchon en arrière, de sorte qu’il voyait clairement son visage. S’il la laissait là, elle ne pourrait pas prononcer les mots, et si elle les disait, il serait trop loin pour qu’ils comptent. S’il la laissait en arrière, il ne connaîtrait jamais le sens de ses sourires mystérieux. Par la Lumière, il était vraiment idiot ! Pips piaffa avec impatience.

— Tout le monde, dit-il.

Tuon hocha-t-elle légèrement la tête, comme se parlant à elle-même ? Pourquoi l’aurait-elle fait ?

— Allons-y, dit-il à Harnan.

Ils durent mettre les chevaux au pas pour traverser la foule jusqu’à la sortie, mais une fois sur la route, Mat lança Pips au galop, sa cape ballonnant derrière lui, et la tête baissée pour empêcher son chapeau de s’envoler. Ce n’était pas une allure qu’un cheval pouvait soutenir très longtemps. L’itinéraire contournait des collines et franchissait des crêtes, et devenait rectiligne quand l’éminence n’était pas trop élevée. Ils franchirent, dans de grandes gerbes d’eau, des rivières où les chevaux avaient de l’eau jusqu’aux chevilles, et foncèrent sur des ponts en bois pour traverser les rivières profondes. Des arbres commençaient à réapparaître sur les pentes, pins et lauréoles verts au milieu des branches dénudées. Des fermes s’accrochaient à quelques collines, des maisons basses en pierre couronnées de tuiles, et des granges plus hautes, avec, de temps en temps, un hameau d’une dizaine de maisons.

À quelques miles du cirque, Mat repéra un gros homme devant lui, assis sur sa selle comme un sac de saindoux. Son cheval isabelle aux jambes déliées avalait le terrain à un trot rapide et régulier. Il était logique qu’un voleur de chevaux soit doté d’un bon animal. Entendant des bruits de sabots, Vanin se retourna et ralentit, mettant sa monture au pas. C’était mauvais signe.

Quand Mat ralentit Pips à côté de lui, Vanin cracha par terre.

— Le mieux pour nous, ce serait de trouver son cheval mort d’épuisement, parce que je pourrais alors la traquer à pied, marmonna-t-il. Elle va plus vite que je ne l’imaginais, surtout à cru. En se dépêchant, on la rattrapera peut-être au coucher du soleil. Si son cheval n’est pas blessé ou crevé, c’est à peu près à ce moment-là qu’elle devrait arriver à Coramen.

Mat renversa la tête en arrière pour regarder le soleil, pratiquement au-dessus de leurs têtes. C’était une longue distance à couvrir en moins d’une demi-journée. S’il tournait bride, il pouvait être à bonne distance de Jurador, dans l’autre sens, d’ici le coucher du soleil, en compagnie de Thom, Juilin et des autres. Avec Tuon. Et les Seanchans aux trousses, avertis qu’ils devaient pourchasser Mat Cauthon. L’homme qui avait kidnappé la Fille des Neuf Lunes n’aurait pas assez de chance pour s’en tirer simplement en étant fait da’covale. Et demain ou après-demain, les Seanchans empaleraient Luca. Luca et Latelle. Petra, Clarine et les autres. Une forêt de pals. Les dés cliquetaient et rebondissaient dans sa tête.

— On peut réussir, dit-il.

Il n’y avait pas d’autre choix.

Vanin cracha.

Il n’existe qu’une façon d’avancer rapidement et sur une longue distance à cheval, si l’on veut préserver sa monture. Il faut le mettre au pas sur un demi-mile, puis au trot sur un autre demi-mile. Même chose au petit galop puis au grand galop, et retour au pas. Le soleil commença à décliner, et les dés tournoyaient. Ils contournaient des collines clairsemées, et longeaient des crêtes couronnées d’arbres. Ils franchissaient des rivières en trois foulées, mouillant à peine les sabots des montures, et des cours d’eau de trente pas de large sur des ponts en bois et en pierre. Le soleil déclina, et les dés tournèrent de plus en plus vite. Presque de retour à l’Eldar, et toujours pas trace de Renna, à part des traces sur la terre battue, que Vanin montrait du doigt comme si c’était des panneaux indicateurs.

— On approche maintenant, marmonna le gros homme.

Mais au ton, il n’avait pas l’air heureux.

Puis ils contournèrent une colline qui dominait un pont en contrebas. Au-delà, la route s’incurvait vers le nord pour franchir une crête par un col. Le soleil rasant les éblouissait. Coramen était de l’autre côté de la crête. Tirant son chapeau sur ses yeux pour se protéger de la lumière, Mat chercha du regard une femme, n’importe laquelle, à cheval ou à pied, et son cœur s’emballa. Vanin jura et montra quelque chose du doigt.

Un alezan couvert d’écume montait péniblement la pente de l’autre côté de la rivière, une femme lui talonnant frénétiquement les flancs, pour accélérer l’allure. Renna avait été trop pressée d’atteindre les Seanchans pour rester sur la route. Elle était peut-être à deux cents pas d’eux, et elle aurait pu être à des miles. Sa monture était sur le point de tomber, mais elle pouvait démonter et courir jusqu’en vue de la garnison avant qu’ils ne la rattrapent. Il ne lui restait plus qu’à atteindre la crête, à une cinquantaine de pieds.

— Mon Seigneur ? dit Harlan.

Il levait son arc, flèche encochée. Gorderan avait sa lourde arbalète à l’épaule, un carreau en place.

Mat sentit quelque chose trembler et mourir en lui. Il ne savait pas quoi. Les dés roulaient comme le tonnerre.

— Tirez, dit-il.

Il avait envie de fermer les yeux. L’arbalète tira ; le carreau décrivit un arc noir dans l’air. Elle était presque parvenue à se relever à l’encolure de l’alezan quand la flèche de Harnan l’atteignit.

Lentement, elle bascula de son cheval, glissant sur la pente, roulant, rebondissant sur les arbustes, de plus en plus vite jusqu’au moment où elle tomba dans la rivière. Un moment, elle flotta sur le ventre contre la rive, puis le courant la saisit et l’emporta, ses jupes ballonnant sur l’eau. Lentement, elle dériva vers l’Eldar. Finalement, elle arriverait peut-être à la mer. Il importait à peine que les dés se soient immobilisés. Cela faisait trois. Jamais plus, pensa-t-il comme Renna disparaissait derrière un coude de la rivière. Même si j’en meurs, jamais plus.

Ils repartirent vers l’est, sans se presser. C’était inutile, et Mat était épuisé. Pourtant, ils ne s’arrêtèrent pas, sauf pour abreuver les chevaux et les laisser souffler. Personne n’avait envie de parler.

Aux petites heures de la nuit, ils atteignirent Jurador, une masse sombre aux portes closes. Des nuages couvraient la lune. Curieusement, le mur de toile du cirque était toujours en place juste au-delà de la ville. Une paire de solides gaillards gardaient l’entrée, enveloppés dans des couvertures, et ronflaient sous la grande banderole. Même de la route et dans l’obscurité, on voyait nettement que les tentes et les roulottes étaient toujours derrière le mur.

— Au moins, je pourrai dire à Luca qu’il n’a plus à s’enfuir, dit Mat avec lassitude, dirigeant Pips vers l’entrée. Peut-être qu’il nous donnera un coin pour dormir un peu.

Pour tout l’or qu’il lui avait laissé, Luca aurait dû lui céder sa propre roulotte, mais le connaissant, Mat n’espérait qu’un tas de paille propre. Demain, il se mettrait en route pour trouver Thom et les autres. Et Tuon. Demain, quand il se serait reposé.

Un plus grand choc l’attendait dans la roulotte de Luca. Elle était grande pour une roulotte, avec une table étroite trônant au milieu et assez d’espace pour circuler autour. La table, le buffet et les étagères cirés brillaient comme des miroirs. Tuon était assise dans un fauteuil doré – Luca avait un fauteuil doré, alors que tout le monde se contentait de tabourets ! –, Selucia debout derrière elle. Luca, rayonnant, regardait Latelle présenter à Tuon un plat de pâtisseries fumantes, que la petite femme noire examinait comme si elle allait vraiment manger un plat préparé par la femme de Luca.

Tuon ne manifesta aucune surprise quand Mat entra dans la roulotte.

— Est-elle captive ou morte ? dit-elle, prenant un gâteau du bout de ses doigts déliés étonnamment gracieux.

— Morte, jeta-t-il. Luca, par la Lumière, qu’est-ce…

— Je l’interdis, Joujou ! dit sèchement Tuon, pointant le doigt sur lui. Je vous interdis de pleurer une traîtresse !

Sa voix s’adoucit un peu, mais demeura ferme.

— Elle a mérité la mort en trahissant l’Empire, et elle vous aurait trahi facilement aussi. Elle essayait de vous trahir. Ce que vous avez fait était juste !

Le ton était péremptoire.

Mat ferma les yeux un instant.

— Tout le monde est encore là aussi ? demanda-t-il.

— Naturellement, dit Luca, souriant benoîtement. La Dame, la Haute Dame, pardonnez-moi, dit-il avec une profonde révérence. Elle a parlé avec Merrilin et Sandar et… Enfin, vous savez ce que c’est. C’est une femme très persuasive, la Dame, la Haute Dame. Cauthon, à propos de mon or, vous avez dit qu’ils devaient me le remettre, mais Merrilin a dit qu’il me couperait la gorge d’abord, et Sandar a menacé de m’assommer, et…

Sa voix mourut sous le regard de Mat, puis il s’éclaira.

— Regardez ce que la Dame m’a donné !

Ouvrant un tiroir d’un coup sec, il en tira une feuille pliée qu’il tint respectueusement à deux mains. Le papier était épais et blanc comme neige.

— C’est un sauf-conduit. Pas scellé, bien sûr, mais signé. Le Grand Cirque Itinérant et Magnifique Spectacle des Merveilles est maintenant sous la protection de la Haute Dame Tuon Athaem Kore Paendrag. Tout le monde sait qui c’est, bien sûr. Je pourrai aller au Seanchan. Je donnerai mon spectacle devant l’impératrice ! Puisse-t-elle vivre à jamais, ajouta-t-il précipitamment avec une autre révérence à Tuon.

Pour rien, pensa lugubrement Mat. Il se laissa tomber sur un lit, les coudes sur les genoux, s’attirant un regard très significatif de Latelle. Sans doute que seule la présence de Tuon l’empêcha de l’assommer.

Tuon leva sa main de poupée de porcelaine noire de façon péremptoire, mais royale malgré sa misérable robe trop grande.

— Vous ne devez pas vous en servir sauf en cas de force majeure, Maître Luca.

— Bien sûr, Haute Dame, bien sûr.

Luca s’inclina à répétition, à croire qu’il allait baiser le plancher.

Tout ça pour rien !

— J’ai désigné spécifiquement les personnes qui ne sont pas sous ma protection, Joujou.

Tuon avala une bouchée de gâteau et, du doigt, essuya délicatement une miette sur sa lèvre.

— Devinez-vous quel est le premier sur cette liste ?

Elle sourit, comme pour elle-même, amusée par quelque chose qu’il ne pouvait pas voir. Soudain, il remarqua que le petit bouquet de boutons de roses en soie qu’il lui avait donné était épinglé à son épaule.

Malgré lui. Mat éclata de rire. Il jeta son chapeau par terre, et rit. Il réalisa qu’il ne connaissait vraiment pas cette femme ! Absolument pas ! Il rit à s’en faire mal aux côtes.

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