Chapitre 5. C’était sa voix!

Les comtes de Télek appartiennent à une très ancienne famille de Roumanie. Mais, aujourd’hui, ils sont tous morts, à part le comte Franz de Télek.

Enfant, Franz ne quittait jamais le château de ses parents à Krajowa. Son instituteur, un vieux prêtre italien, ne lui apprenait pas grand-chose. Ses connaissances en sciences, arts et littérature sont donc très insuffisantes. Par contre, Franz est très courageux: il chasse, court les cerfs et les sangliers [60] dans les forêts, et attaque au couteau les animaux sauvages des montagnes.

Franz a quinze ans à la mort de sa mère et vingt-et-un ans à celle de son père. Leur mort est une grande douleur et Franz reste trois ans seul dans son château. Il décide ensuite de voyager. Il part pour l'Italie avec Rotzko, un ancien soldat roumain au service de sa famille depuis dix ans. Rotzko est un homme courageux et Franz peut lui faire confiance.

Les deux hommes restent quatre ans a Venise, Florence, Rome et Naples. Franz y découvre les musées et les théâtres. Il a une passion pour les grands chanteurs d'opéra. A cette époque, une célèbre cantatrice [61] chante au théâtre San-Carlo de Naples. Sa voix est pure et elle chante très bien. Âgée de vingt-cinq ans, la Stilla est une très belle femme. Ses yeux sont noirs et ses longs cheveux sont dorés. Pourtant, la Stilla n’a pas d’amoureux. Elle vit pour son art.

Franz tombe immédiatement amoureux d'elle. Il abandonne ses projets de voyage en Europe et reste à Naples jusqu'à la fin de la saison théâtrale. Il va à toutes les représentations de la Stilla. Il essaye plusieurs fois de la rencontrer, mais la chanteuse ne rencontre jamais ses admirateurs.

Un autre personnage s'intéresse à la cantatrice. Il a entre cinquante et cinquante-cinq ans. On ne sait rien de sa famille, de sa situation et de son passé. Lors de l'arrivée de Franz à Naples, cet homme suit la Stilla dans toutes les villes italiennes depuis déjà six ans. Il a besoin de la voix de la chanteuse pour vivre comme de l’air pour respirer. Il assiste ainsi à chacune de ses représentations. Il arrive toujours au théâtre dans un long manteau sombre et un large chapeau cache son visage. Il s'installe dans une loge [62] et reste immobile et silencieux pendant toute la représentation. Quand la Stilla a fini, il quitte le théâtre sans écouter les autres chanteurs. La Stilla a peur de sa présence et de son regard. Elle a essayé de savoir son nom, mais elle n'a pas réussi. Lui n'a jamais essayé de la rencontrer. Par contre, il possède un très grand tableau de la Stilla du peintre Michel Gregorio.

Cet homme solitaire a un compagnon. Il s'appelle Orfanik. On ne sait ni son âge ni où il est né ni d'où il vient. Orfanik déteste le monde, car, dit-il, le monde ne reconnaît pas son génie. Orfanik est de taille moyenne, il est maigre et son visage est pâle [63]. Il porte un morceau de cuir devant son œil droit et une paire d'épaisses lunettes. Il fait de grands gestes quand il marche: parle-t-il à quelqu'un d'invisible? Ces deux étranges personnages sont connus dans les grandes villes d’Italie. Un jour, Franz de Télek demande son nom et on lui répond:

— Le baron Rodolphe de Gortz.


À chaque représentation de la Stilla, Franz occupe un fauteuil à l’orchestre [64] et le baron Gortz est dans sa loge. Mais une nouvelle secoue bientôt les théâtres italiens: la Stilla annonce la fin de sa carrière! Comment est-ce possible avec son talent et sa beauté? C’est en fait la faute du baron Rodolphe de Gortz. Sa présence dans toutes les salles d’Italie rend malade la chanteuse. Le seul moyen de ne plus le voir est d’abandonner le théâtre.

Or, deux mois auparavant, Franz de Télek a réussi à rencontrer la Stilla. Celle-ci a accepté sa proposition de devenir la comtesse de Télek. Les admirateurs de la Stilla rendent donc Franz de Télek responsable de la fin de sa carrière. Rodolphe de Gortz, lui, est bouleversé. Il veut se suicider [65], dit-on. En tous les cas, à partir de ce jour-là, Orfanik court les rues de Naples et assiste à plusieurs représentations de la Stilla avec le baron de Gortz. Ce qui est étrange, car Orfanik n'aime pas la musique.

Le soir de sa dernière représentation, la Stilla joue le rôle d'Angelica dans Orlando, le chef-d'œuvre d'Arconati. Le théâtre est trop petit pour accueillir les spectateurs qui veulent voir la cantatrice une dernière fois. La Stilla est très émue, mais elle chante à la perfection. Gortz et Orfanik sont dans leur loge. Le comte de Télek est dans les coulisses [66]. Il trouve les scènes trop longues, car il veut emporter la Stilla loin d'ici. Enfin, la dernière scène arrive. C’est celle où Angelica meurt. La Stilla la chante avec une passion extraordinaire. Soudain, une tête étrange et pâle, avec de longs cheveux gris et des veux de flamme, apparaît à la loge du baron de Gortz.

Innamorata, mie cuore tremante,Voglio morire [67]…, chante la Stilla.

Soudain, elle s’arrête. Le visage du baron de Gortz la terrifie. Elle met sa main devant sa bouche, du sang coule de sa bouche, elle tombe.

Le public se lève. Un cri s’échappe de la loge du baron. Franz se précipite sur la scène. Il prend la Stilla dans ses bras:

— Morte, s’écrie-t-il, morte!


Le chant de la cantatrice s’est éteint avec son dernier soupir.

On accompagne le jeune comte à son hôtel. Le choc est trop fort et il ne peut pas assister à l’enterrement de la Stilla. Sur sa tombe blanche, au cimetière du Campo Santo Nuovo de Naples, on lit simplement: STILLA.

Le soir des funérailles, un homme vient devant la tombe. Ses yeux sont perdus, sa tête est basse, ses lèvres sont serrées. Il tend l’oreille. Espère-t-il entendre une dernière fois la voix de la cantatrice?

C’est Rodolphe de Gortz. La nuit même, il quitte Naples avec Orfanik. Le lendemain, une lettre arrive chez le jeune comte de Télek. Elle contient ces mots:

«C'est vous qui l'avez tuée!…

Malheur à vous, comte de Télek!

RODOLPHE DE GORTZ»

Pendant un mois, Franz de Télek est très malade. Il ne reconnait personne et il dit un seul mot: «Stilla». Il ne meurt pas grâce à ses médecins, à Rotzko et à sa jeunesse. Il rejoint ensuite son château de Krajowa, au fond du pays valaque. Il vit seul et sans sortir les cinq années suivantes.

A l’époque où commence notre histoire, le jeune comte a quitté le château depuis quelques semaines. Rotzko l'a emmené en voyage en Transylvanie. Et c’est comme cela que les deux hommes se retrouvent dans l’auberge du Roi Mathias, chez l’aubergiste Jonas, dans le village de Werst. Là, le lecteur s’en souvient, Franz apprend que le propriétaire du château des Carpathes est Rodolphe de Gortz.

Depuis cette révélation, le jeune comte est silencieux. Il reste une heure dans un fauteuil, immobile et la tête dans ses souvenirs. Puis, il se lève, rejoint la terrasse et regarde le château des Carpathes. L’homme qui faisait peur à la Stilla habitait donc là ! Aujourd’hui, le château est vide et personne ne sait où est le baron. Peut-être s’est-il suicidé [68] après la mort de la cantatrice?

Franz veut prévenir la police de Karlsburg de la présence de malfaiteurs au château. Mais, pour cela, il a besoin d’en savoir plus. Vers trois heures de l’après-midi, il va donc voir Nic Deck dans la maison de maître Koltz.

Nic est assis dans un grand fauteuil. Il va mieux et peut de nouveau se lever pour serrer la main du comte.

— Monsieur Deck, croyez-vous à la présence d’êtres surnaturels dans le château?

— Bien sûr ! Comment expliquer mon état sinon ?

Nic raconte son aventure au château. Pour Franz, ces événements peuvent s'expliquer facilement: les malfaiteurs possèdent sans doute une machinerie pour produire des effets visuels et sonores. Et le docteur Patak n’a pas pu bouger à cause de sa grande peur.

— Ou bien un piège caché dans les herbes du fossé a retenu ses pieds, dit Franz.

— Un piège fait des blessures aux jambes. Et celles du docteur n'ont pas de traces. Et comment ce piège s’est-il ouvert tout seul ensuite?

Franz ne connait pas la réponse.

— Je n'ai pas rêvé, continue Nic. J’ai eu une secousse [69] d’une force surnaturelle. Et je suis resté pendant huit jours dans mon lit sans pouvoir bouger mon bras et mes jambes.

— Cela ne vient pas d’un être surnaturel, car les êtres surnaturels n'existent pas. Un jour, nous expliquerons cela de façon simple. Mais, dites-moi, depuis quand le baron Rodolphe a-t-il disparu du château?

— Depuis vingt ans environ. On dit qu’il est mort à l’étranger très peu de temps après son départ du château.

— On se trompe ! Je l’ai vu vivant il y a cinq ans en Italie, à Naples.

— Vous l’avez vu il y a cinq ans ? Et depuis ?

— Je n’ai pas entendu parler de lui.

— Peut-être est-il de nouveau dans son château. Mais, dans ce cas, quel intérêt a-t-il de se cacher là-haut?

— Aucun.

Pourtant, l’idée de Nic Deck fait son chemin dans l’esprit de Franz de Télek. Mais le comte ne veut pas parler de son passé. D'ailleurs, Nic dit:

— S’il est dans le château, il est le Chort. Car seul le diable peut attaquer de cette façon.

Le jeune comte demande à Nic de rester loin du château. Cette histoire est maintenant l'affaire de la police de Karlsburg, pas la sienne. Il quitte ensuite la maison de Koltz et regagne l’auberge du Roi Mathias. A six heures, il dine avec Rotzko dans la grande salle. Vers huit heures, Rotzko sort fumer sa pipe sur la terrasse. Franz reste seul. Il pense à la dernière représentation de la Stilla. Il se souvient du visage du baron de Gortz et de sa lettre de menace. Il commence peu à peu à s'endormir. Soudain, il croit entendre une voix. Il se lève et écoute. Oui, il entend bien une mélodie:

Nel giardino de’ mille fiori, Andiamo, mie cuore [70].

Franz la connaît. La Stilla a chanté cet air lors de sa dernière représentation. Franz est heureux de l'entendre encore une fois. Puis, la voix diminue et disparait.

Franz se lève d'un bond. Il cherche la voix, mais il n’y a que le silence.

— Sa voix! Oui, c’était sa voix! Je l'aimais tant.

Mais il ne veut pas y croire et dit:

— Je dormais et j’ai rêvé!

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