Chapitre 7. Folle, elle est folle !

Les habitants de la Transylvanie ne s'approchent pas du château des Carpathes, car ils ont peur. Pour eux, c'est une ruine [79]. Mais comment est l'intérieur de ce château ? Est-il aussi en mauvais état? Non. Les bâtiments sont encore intacts. Il y a de grandes salles, des caves, de nombreux couloirs, des cours, des appartements dans le donjon… Et des tunnels permettent de rejoindre la route du col de Vulkan.

Franz est donc maintenant à l’intérieur du château. C’est un vrai labyrinthe. Peut-il trouver le fil d’Ariane, comme Thésée dans la mythologie grecque ? Il marche dans une large et haute galerie. L'obscurité et le sol cabossé [80] l’empéchent d’avancer facilement. Franz suit le mur de gauche avec sa main. Il n’y a pas de bruit. Au bout de la galerie, il arrive dans un couloir plus étroit. Il se penche et cherche son chemin à l’aide de sa main et de son pied.

Deux cents pas plus loin, le couloir tourne vers la gauche puis, après cinquante pas, la direction change de nouveau. Conduit-il vers le donjon ou vers la cour ? Franz ne peut pas marcher plus vite à cause des changements de direction. Plusieurs fois, il doit revenir en arrière, car il se retrouve dans une impasse [81]. Mais il ne monte pas et ne descend pas. Il va donc sans doute arriver bientôt à l’escalier du donjon.

Pendant une heure, le jeune comte marche ainsi au hasard [82]. Il n'a rien mangé depuis son départ de Werst et il a faim et soif. Son cœur bat fort, il respire avec difficulté et ses jambes fatiguent.

Vers neuf heures, Franz atteint un escalier. Où va-t-il ? Il descend soixante-dix-sept marches, puis arrive dans un nouveau couloir. Il marche encore une demi-heure et s'arrête, épuisé. Une faible lumière apparaît environ trois cents pas devant lui. D’où vient-elle ? Est-elle naturelle ou bien est-ce une lanterne [83] portée par un habitant du château ?

— Est-ce la Stilla ?

Il se souvient de la lumière à l’extérieur du château. La Stilla lui montre peut-être encore une fois le chemin. Franz ne peut plus marcher, il rampe [84] sur le sol vers la lumière. Il passe une porte étroite et entre dans une crypte [85] de forme ronde. La crypte est haute et large d’environ six mètres. Une ampoule de verre située au sommet de la voûte [86] l’éclaire d’une lumière jaune.

En face de la porte, il y a une autre porte, mais elle est fermée. Un lit, un tabouret et une table fixée au mur meublent la crypte. Sur la table, il y a une carafe avec de l’eau et un plat avec un morceau de viande et du pain. Dans un coin, de l’eau coule dans une vasque [87].

Qui attend-on dans cette crypte, un invité ou un prisonnier ? Franz est-il ce prisonnier ? Franz ne se pose même pas la question, il est trop fatigué et a trop faim. Il dévore [88] la nourriture et boit l’eau. Puis, il s’allonge sur le lit pour reprendre des forces.

Doit-il attendre le jour pour continuer à chercher ?

— Non! Je n’attends pas. Il faut que j’arrive au donjon cette nuit.

Tout à coup, la lampe s’éteint et la crypte devient sombre. Franz veut se relever, mais il n’a plus la force. Il s'endort brusquement.

A son réveil, la lumière éclaire à nouveau la crypte. Franz s'approche de la première porte : elle est encore ouverte. Il s’approche ensuite de la seconde porte: elle est toujours fermée. Il essaye de réfléchir :

— Combien de temps ai-je dormi? Fait-il jour ou nuit ?

Il y a de nouveau de la nourriture et de l'eau fraîche sur la table. Quelqu’un est donc venu. Franz est maintenant sous le pouvoir du baron Rodolphe. Mais Franz peut encore fuir, il peut retrouver la poterne pour sortir… Sortir ? Mais le pont-levis ferme la poterne maintenant! Tant pis, il trouvera une autre sortie. Il doit quitter ce château dans une heure au plus tard. Mais la Stilla ? Peut-il partir sans elle ? Non ! Mais il peut la sauver avec l’aide des gendarmes de Karlsburg. Il doit donc sortir le plus vite possible. Franz va quitter la crypte quand il entend un bruit de pas derrière la seconde porte. Il place son oreille dessus et écoute. Des pas descendent un escalier. Il attrape le couteau qu’il porte à sa ceinture. Un serviteur va-t-il entrer ? Dans ce cas, il le maîtrisera [89]: et cherchera le donjon par ce nouveau passage. Rodolphe va-t-il entrer ? Dans ce cas, il le tuera !

Mais les pas s’arrêtent et la porte ne s’ouvre pas. Une voix douce traverse la porte: c’est la Stilla !

Nel giardino de mille fiori, Andiamo, mie cuore…

Il a entendu ce chant quand il dormait dans l’auberge de Jonas à Werst. Franz est sous le charme et se laisse envahir par la voix de la Stilla.

Andiamo, mie cuore, Andiamo [90].

Elle lui demande de le suivre? Mais la porte ne s’ouvre pas.

Pourquoi ne peut-il pas la rejoindre, la prendre dans ses bras, l’emporter loin du château ?

— Stilla… ma Stilla! crie-t-il.

Il se jette sur la porte. Mais la voix devient moins forte et les pas s’éloignent. Une idée horrible lui vient:

— Elle ne me répond pas, car elle est folle. Depuis cinq ans ici… ma pauvre… elle est folle. Moi aussi, je deviens fou… fou comme elle.

Il marche dans la crypte comme un fauve dans sa cage.

— Non! Je ne veux pas devenir fou, je dois sortir de ce château!

Franz se précipite sur la première porte. Mais elle est maintenant fermée. Franz est prisonnier de la crypte! Était-ce la Stilla sur les murs du château? Était-ce bien la voix de la Stilla à travers la porte ? Tout cela est-il vrai ? Oui, mille fois oui !

— Mais elle folle, répète-t-il. Folle! Ah, je veux l’emporter au château de Krajowa et rester avec elle. Mon amour lui rendra la raison.

Pendant plusieurs heures, Franz répète cela. Puis, il essaye de mettre de l’ordre dans ses pensées :

— Comment m’enfuir ? On change la nourriture pendant mon sommeil. J’attendrai donc et je ferai semblant de dormir et…

Franz comprend tout â coup : il dort longtemps à cause de l’eau de la carafe et de la nourriture. Elles contiennent quelque chose qui fait dormir. Eh bien, il ne mangera plus et ne boira plus. Et quand on viendra bientôt, il… Bientôt ? Sait-il quand ? Dehors, fait-il jour ou nuit ? Le soleil est-il en train de monter ou de descendre ?

Franz va d’une porte à l’autre. Il écoute, mais il n'entend pas de pas. Il longe les murs. Sa tête est brùlante, son œil est perdu, son oreille bourdonne [91].



Soudain, il sent de l’air près de la porte de droite. Il cherche d'où il vient et trouve une ouverture cachée par un pilier. Il se glisse à travers et se dirige vers une lumière. Il arrive au fond d'un puits [92]. Ses murs font une cinquantaine de mètres de haut. Il aperçoit le ciel. Il doit être environ cinq heures du soir. Il a donc dormi au moins quarante heures. Il est parti de Werst avec Rotzko le 11 juin. Aujourd'hui, nous devons donc être le 13 juin.

L’air lui fait du bien et il retrouve un peu ses esprits [93]. Il ne peut pas s’enfuir par ce puits, car les murs sont trop hauts. Il revient dans la crypte. La première porte est très épaisse et très solide. Il ne peut rien faire. Par contre, le bois de la seconde est en très mauvais état.

— Je peux passer par là.

Franz gratte le bois avec son couteau. Il travaille vite. Parfois, il s’arrête et écoute. Personne ne vient ? Il continue donc aussitôt. Après trois heures, il réussit à détacher un morceau de bois et de métal. Il peut ainsi ouvrir la porte. Il retourne dans le puits et prend un grand bol d’ air. Le soleil est couché et la lune commence à éclairer le ciel: il doit être neuf heures du soir.

Franz mange un peu de nourriture et boit l’eau de la vasque. Puis il franchit la porte et la repousse derrière lui. Va-t-il rencontrer la Stilla dans un couloir du château ? Cette pensée fait battre très fort son cœur.

Après quelques pas, il arrive devant un escalier. Il monte soixante marches puis suit pendant une demi-heure un couloir qui change souvent de direction. Il se repose quelques instants puis continue. Le couloir semble ne jamais finir quand un mur de briques l’arrête. Il passe sa main dessus. Il n’y a pas d’ouverture. Il crie de désespoir et se laisse tomber le long du mur. Il sent alors une ouverture au niveau du sol. Des briques bougent.

— Par là… Oui… Par là!

Il est en train d’enlever des briques quand il entend un bruit de l’autre côté du mur. Il s’arrête et regarde à travers l’ouverture : c’est la vieille chapelle du château. Ses fenêtres sont cassées, son toit est ouvert et son clocher peut tomber à tout moment.

Un homme vient d'entrer dans la chapelle. C’est Orfanik, le savant. Maintenant, Franz n’a plus de doute : le baron de Gortz doit aussi être dans le château des Carpathes. Mais que fait Orfanik dans la chapelle au milieu de la nuit?

Orfanik est en train d’attacher un fil sur des cylindres de fer [94]. Il travaille avec une grande attention. Franz veut courir vers lui et l’obliger à le conduire au donjon. Mais l’ouverture dans le mur de briques n’est pas assez grande, il ne peut pas passer. Quelques minutes plus tard, un autre homme arrive dans la chapelle. C’est le baron Rodolphe de Gortz.

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