Chapitre 8. Une ruine

Franz de Télek regarde Rodolphe de Gortz à travers l’ouverture dans le mur de briques. Une lanterne éclaire le baron de bas en haut. Son long visage est pâle, ses cheveux sont gris et longs, son regard est noir.

Rodolphe n'a pas changé depuis la dernière représentation de la Stilla.

Rodolphe de Gortz s’approche d’Orfanik et observe son travail.

— Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ?

— A l’instant.

— Tout est prêt sur les bastions ?

— Tout.

— Nous aurons le temps de nous enfuir ?

— Nous l’aurons.

— Le tunnel vers le col du Vulkan est libre ?

— Il l’est.

Les deux hommes se taisent quelques instants. Puis le baron s'écrie :

— Ah, mon vieux château, ceux qui veulent entrer ici vont le payer cher !

Ces paroles font trembler le jeune comte de Télek.

— Vous avez des nouvelles de Werst ? demande le baron à Orfanik.

— Le fil a transmis les conversations de l'auberge du Roi Mathias il y a cinquante minutes.

— L'attaque est pour cette nuit ?

— Non, elle est pour demain matin. Ce Rotzko est au village depuis deux heures avec des policiers de Karlsburg.

— Mon château ne peut plus se défendre, mais il écrasera Franz de Télek et tous les autres sous ses débris [95]. Au fait, Orfanik, on ne doit pas savoir que le fil établit une communication entre le château et le village de Werst.

— Je vais détruire le fil.

Le lecteur a le droit maintenant à quelques explications sur les phénomènes étranges de cette histoire.

Cette histoire se passe dans les dernières années du 19e siècle. A cette époque, on utilise beaucoup l'électricité. Le téléphone, par exemple, fonctionne d'une façon merveilleuse. Même les sons les plus faibles arrivent parfaitement à l’oreille. Deux personnes à une grande distance se parlent très facilement. Elles peuvent aussi se voir dans des glaces grâce à l’invention du télèphote [96].

Orfanik est depuis de nombreuses années un inventeur important dans le domaine de l'électricité. Mais les autres savants le prennent pour un fou. Quand il rencontre le baron de Gortz, Orfanik est un homme très pauvre. Le baron lui donne de l’argent pour continuer ses travaux. Il demande une chose au savant: être le seul à utiliser ses inventions. Les deux hommes voyagent donc ensemble en Italie : le baron pour écouter chanter la Stilla et le savant pour étudier les découvertes des électriciens.

Après la mort de la Stilla, les deux hommes se cachent dans le château des Carpathes. Un ancien serviteur du baron leur apporte des vivres par le tunnel vers le col de Vulkan. Orfanik utilise ses inventions pour faire peur aux habitants de la région : ses machines créent des phénomènes que les habitants pensent surnaturels.



Mais le baron veut aussi entendre les conversations des habitants de Werst. Orfanik trouve alors une solution: il installe un fil de cuivre entre le donjon du château et la grande salle de l’auberge de Jonas (ce fil passe sous les eaux du Nyad). Orfanik cache ensuite un appareil téléphonique sous une fenêtre de l’auberge (il s’agit de la fenêtre que Jonas n'ouvre jamais dans la grande salle). Il relie enfin l’appareil au fil. L'appareil permet d’entendre et de parler. Ainsi, le baron peut entendre les conversations de l'auberge et faire entendre une voix dans l'auberge. Grâce au fil, le baron apprend la décision de Nic Deck de visiter le château et sa voix menace le forestier !

Quand Nic Deck et le docteur Patak sont devant le château, les machines d'Orfanik se mettent en marche. Elles sonnent la cloche de la chapelle, elles projettent des flammes, elles créent des mugissements terribles et des silhouettes de monstres. Un courant électrique dans des plaques cachées dans l’herbe permet aussi de bloquer les bottes en fer du docteur. Et des batteries électriques créent un choc quand Nic touche le morceau de fer.

Grâce aux inventions d'Orfanik, le baron croit être tranquille. Mais c'est à ce moment que Franz de Télek arrive au village. Le baron entend ses conversations avec les habitants de Werst. Il déteste toujours autant le jeune comte et veut l'attirer au château. Il réussit à le faire grâce à la voix de la Stilla dans l'auberge, son apparition dans le bastion et la lumière dans le donjon. Maintenant le comte de Télek est son prisonnier. Et il ne sortira plus du château.

Mais le baron de Gortz sait aussi que Rotzko est au village avec des policiers. Orfanik et lui ne peuvent pas lutter contre eux, car les policiers ne croient pas aux phénomènes surnaturels. Le baron ne peut donc plus défendre son château. C'est pourquoi il veut le détruire. Comment ? Orfanik et lui ont placé des charges d'explosifs sous le donjon, les bastions et la chapelle. Un appareil va créer un courant électrique pour les allumer. Pendant ce temps, Orfanik et le baron quitteront le château par le tunnel secret. Ainsi, le comte de Télek et les policiers mourront dans l'explosion. Et on ne retrouvera jamais le baron et Orfanik.

Revenons maintenant dans la chapelle du château. Franz de Télek est toujours en train d'écouter la conversation entre Orfanik et le baron Rodolphe. Il comprend maintenant les phénomènes et il sait que le baron va s'enfuir avec la Stilla.

— Il n'y a plus rien à faire ici ? demande le baron à Orfanik.

— Rien.

— Très bien. Maintenant, partez par le tunnel et attendez-moi à Bistriz.

— Et vous ?

— Je quitterai le château au dernier moment. Je veux l'entendre encore une fois pour ma dernière nuit dans le château des Carpathes.

Les deux hommes quittent la chapelle.

Il est onze heures du soir et Franz recommence à enlever les briques du mur. Il lui faut une demi-heure pour faire un passage assez grand. Une fois dans la chapelle, l'air est frais et Franz respire mieux. Il retrouve des forces.

Par où sont partis les deux hommes ? Il s’approche du fond de l’église et découvre une porte. Elle donne sur une galerie sombre. Il la suit pendant une demi-heure. Puis la galerie devient moins sombre et Franz marche plus vite. Il arrive dans une pièce avec des meurtrières [97] dans les murs. Franz passe la tête à l’extérieur pour respirer l’air frais. Il aperçoit des ombres sur le plateau d'Orgall. Ce sont sans doute les policiers de Karlsburg. Vont-ils attaquer cette nuit ou demain matin ? Franz veut crier, mais il ne le fait pas. Le baron de Gortz ne doit pas l'entendre.

Franz continue de suivre la galerie. Cinq cents pas plus loin, il arrive devant un escalier. Est-il enfin au donjon ? Il n’y a aucun bruit. Franz monte quelques marches et s’arrête sur un palier [98]. Une porte ouvre sur la terrasse du premier étage du donjon. Il la traverse et monte un nouvel escalier. Il y a toujours le même silence. L’appartement du premier étage est vide. Il continue de monter et arrive au troisième étage. L'escalier s'arrête là et la porte vers l’appartement est fermée. Franz regarde à travers le trou de la serrure. Il voit bien la partie gauche d'une chambre, car elle est très éclairée. Mais la partie droite de la chambre est dans le noir. Franz tourne doucement la clé et ouvre la porte.

Une grande salle occupe tout l’étage. De vieux meubles et des fauteuils la meublent avec goût. Des rideaux devant les fenêtres empêchent la lumière du dehors de passer. A droite de la porte, tout est sombre. A gauche, une forte lumière éclaire une estrade [99]. A une dizaine de mètres devant l’estrade se trouve un vieux fauteuil. Près du fauteuil, sur une table, il y a une boite rectangulaire. Elle est longue de douze à quinze pouces et large de cinq à six pouces. Son couvercle est ouvert. À l'intérieur se trouve un cylindre de métal.

Un homme est assis dans le fauteuil. Il est immobile. Sa tête est contre le fauteuil, ses veux sont fermés et sa main appuie sur l’arrière de la boite.

C’est Rodolphe de Gortz.

«Je veux l'entendre une dernière fois», a dit le baron à Orfanik. Mais où est la Stilla ? Franz ne la voit pas et ne l’entend pas. Va-t-il se jeter sur Rodolphe et le frapper avec son couteau ? Franz avance vers le fauteuil. Un pas encore et il pourra attraper le baron. Il lève la main et…

Soudain, la Stilla apparait. Franz laisse tomber son couteau sur le tapis.

La Stilla est debout sur l'estrade, en pleine lumière. Ses cheveux sont défaits et elle tend les bras. Elle est dans le costume de l’Angélica d'Orlando, comme lors de son apparition sur le bastion. Ses yeux regardent le jeune comte. Elle doit le voir et, pourtant, elle ne l'appelle pas, elle ne lui parle pas. Hélas ! Elle est folle. Franz veut la saisir et l'entraîner dehors. Mais elle se met à chanter.

Le baron de Gortz se penche vers elle. Il respire sa voix comme un parfum, il boit sa voix comme une liqueur divine [100]. La Stilla chante pour lui tout seul dans ce donjon au-dessus de la campagne de Transylvanie.

Franz aussi est sous le charme. La Stilla est folle, mais elle est toujours une merveilleuse chanteuse. Il n’a pas entendu cette voix depuis cinq ans. Il la croyait morte, mais un miracle [101] la fait revivre devant ses yeux.

Innamorata, mie cuore tremante, Voglio morires… [102]

Franz reconnaît l’air: la Stilla chante l’air de sa dernière représentation, le chant final d’Orlando. Mais, cette fois-ci, elle ne va pas s'arrêter, elle ne va pas mourir. Pourtant, la voix de la Stilla devient plus faible. Va-t-elle tomber comme au théâtre ? Non, elle ne tombe pas. Mais elle s'arrête à la même mesure et pousse un cri, le même cri qu’au théâtre de San Carlo à Naples.

Pourtant, elle est toujours là, debout, immobile, son regard vers Franz. Franz s’élance vers elle. Au même moment, le baron se lève de son fauteuil. Les deux hommes se retrouvent face à face.



— Franz de Télek! s’écrie le baron.

Mais Franz ne répond pas et se précipite vers l’estrade.

— Stilla, ma Stilla, tu es vivante !

— Vivante… la Stilla vivante ! s’écrie le baron dans un grand rire. Essaye de me l’enlever, Franz de Télek !

Rodolphe ramasse le couteau et se dirige vers la Stilla. La chanteuse est toujours immobile. Franz se précipite sur le baron, mais il est trop tard, le couteau frappe le cœur de la chanteuse. On entend alors un bruit de glace et la Stilla disparait dans mille éclats de verre.

Franz ne comprend plus. Est-il fou lui aussi ?

— La Stilla échappe encore à Franz de Télek, dit le baron. Mais sa voix est à moi… à moi seul.

Franz veut se jeter sur le baron, mais il n’a plus de force et il tombe évanoui devant l’estrade. Rodolphe de Gortz prend la boite sur la table et se précipite hors de la salle. Il descend au premier étage du donjon, traverse la terrasse et… un coup de feu retentit.

Rotzko vient de tirer sur le baron depuis l’extérieur du château. La balle ne touche pas le baron, mais détruit la boite. Le baron hurle :

— Sa voix ! Sa voix ! L'ame de la Stilla est brisée [103]… brisée !

Il court le long de la terrasse et répété :

— Sa voix, ils m'ont brisé sa voix !

Puis il disparait par la porte de la terrasse. Rotzko et Nic Deck décident alors d’escalader les murs du château sans attendre la police. A ce moment-là, une explosion fait trembler les montagnes. Des flammes gigantesques s’élèvent jusqu’aux nuages et une avalanche de pierres [104] tombe sur la route du Vulkan.

Il ne reste rien des bastions, du donjon et de la chapelle. Le château des Carpathes est une ruine.

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