9 Des complications

Comme d’habitude, Perrin se réveilla avant l’aube, et comme toujours, Faile était déjà debout et en train de s’affairer. Quand elle l’avait décidé, cette femme pouvait être dix fois plus discrète et furtive qu’une souris. Parfois, Perrin se disait qu’il aurait pu se lever une heure après s’être couché et la trouver quand même debout avant lui. Le rabat étant ouvert et les panneaux latéraux légèrement relevés, un souffle d’air circulait dans la tente via le trou d’aération du plafond, créant une illusion de fraîcheur. D’ailleurs, Perrin frissonna tandis qu’il cherchait ses vêtements. Après tout, et même si la nature ne semblait pas être au courant, on était en hiver.

Le jeune homme se vêtit dans la pénombre, puis il se lava les dents avec du bicarbonate de soude. Tapant des pieds pour finir d’enfiler ses bottes, il sortit de la tente pour découvrir Faile au milieu de ses nouveaux domestiques, dont certains brandissaient une lanterne allumée. La fille d’un seigneur avait besoin de serviteurs. Il aurait dû y penser et prendre les mesures qui s’imposaient. À Caemlyn, Faile avait formé des gens de Deux-Rivières, mais la priorité du moment – garder cette mission secrète ! – avait interdit qu’on les emmène.

Maître Gill voudrait sûrement retourner chez lui aussi vite que possible, Breane et Lamgwin l’accompagnant sans doute. En revanche, Maighdin et Lini resteraient peut-être.

Assis en tailleur non loin de là, Aram se leva souplement et attendit en silence un ordre de Perrin. Si ce dernier n’y avait pas mis le holà, le Zingaro aurait dormi devant l’entrée de la tente. Ce matin, il portait une veste rayée rouge et blanc aux couleurs un peu passées – et même dans le camp, son épée au pommeau en forme de tête de loup restait accrochée dans son dos. Perrin, en revanche, avait laissé sa hache sous la tente, et il s’en réjouissait. Et si Tallanvor arborait toujours sa lame, maître Gill avait sauté sur l’occasion pour ne pas s’en munir, Lamgwin et Balwer l’imitant.

Faile devait guetter quelque chose, car dès qu’elle aperçut son mari, elle désigna la tente et marmonna quelques ordres. Chacune brandissant une lanterne, Maighdin et Breane passèrent en trombe devant Perrin et Aram. Les dents serrées, elles diffusaient une forte odeur de détermination. Surprise ô combien agréable, aucune des deux ne se fendit d’une courbette. Lini, elle, fit une esquisse de révérence avant d’emboîter le pas aux deux autres, en râlant parce qu’elles ne savaient pas « rester à leur place ». De toute évidence, la vieille femme devait penser que la sienne, de place, consistait à tout diriger. Tout bien pesé, c’était une conviction très répandue parmi ces dames. Partout dans le monde, pas seulement à Deux-Rivières…

Tallanvor et Lamgwin suivirent eux aussi le mouvement, et tous deux saluèrent Perrin avec un sérieux qui confinait à la morosité. Quand le jeune homme s’inclina en retour, soupirant à pierre fendre, ils sursautèrent et le regardèrent avec des yeux ronds. Un rappel à l’ordre de Lini les incita à entrer à toute vitesse sous la tente.

Avec l’ombre d’un sourire pour son mari, Faile se dirigea vers les charrettes en parlant avec Basel Gill et Sebban Balwer, qui la flanquaient, chacun tenant une lanterne pour lui éclairer le chemin. Bien entendu, une dizaine de crétins et de crétines en cours d’« aielisation » escortèrent Faile, attentifs à rester assez près pour entendre ce qu’elle disait dès qu’elle élevait la voix. La main sur le pommeau de leur épée, ces imbéciles sondaient la pénombre comme s’ils redoutaient une attaque – ou l’espéraient.

Perrin tira sur sa courte barbe. Sa femme trouvait toujours une tonne de travail pour s’occuper, et personne ne lui proposait de le faire à sa place. Parce qu’il aurait fallu être fou pour oser…

Alors que les premières lueurs de l’aube apparaissaient seulement à l’horizon, les Cairhieniens commençaient déjà à s’affairer autour des charrettes. Voyant approcher Faile, ils s’agitèrent de plus belle, et lorsqu’elle arriva à leur niveau, ils se mirent carrément à courir dans tous les sens, leurs lanternes dansant comme des lucioles dans la pénombre.

Habitués aux horaires de la ferme – levés un peu avant le soleil et couchés très peu après lui –, les hommes de Deux-Rivières préparaient déjà le petit déjeuner. Certains en profitaient pour chahuter en riant aux éclats, d’autres s’acquittant de la corvée en faisant grise mine. Quelques-uns tentaient de tirer au flanc, mais leurs camarades, impitoyables, les sortaient sans ménagement de sous leur couverture.

Debout eux aussi, Grady et Neald s’étaient éloignés au milieu des arbres, ombres parmi les ombres avec leur veste noire. Sauf erreur de sa part, Perrin ne les avait jamais vus sans ce vêtement – toujours boutonné jusqu’au col et sans un pli, dans quelque état qu’il se soit trouvé le soir.

Les deux Asha’man s’entraînaient à l’épée, comme tous les matins. Un spectacle plus stimulant que leur exercice du soir : rester assis en tailleur, les mains sur les genoux, et fixer le vide pendant une éternité. À ces moments-là, ils ne faisaient jamais rien que tout un chacun pût voir. Pourtant, ignorant ce qu’ils mijotaient, tous les hommes les contournaient et les Promises elles-mêmes évitaient de passer dans leur champ de vision.

Quelque chose clochait, s’avisa soudain Perrin. D’habitude, Faile lui faisait toujours apporter par un des hommes un bol de bouillie de flocons d’avoine bien épaisse. Et ce matin, rien ! Sans doute trop occupée, sa femme n’avait pas pensé à lui. Plein d’espoir, il approcha des feux de cuisson avec l’idée de se servir tout seul, pour une fois. Une toute petite fois…

Un type mince avec une fossette au menton, Flann Barstere, intercepta Perrin à mi-chemin et lui glissa une coupe en bois sculpté dans les mains. Flann étant originaire de Colline de la Garde, pas de Champ d’Emond, Perrin ne le connaissait pas très bien. Mais au pays, ils avaient chassé une ou deux fois ensemble. Et un jour, dans le bois de l’Eau, Perrin avait aidé le gaillard à sortir d’une fondrière une vache appartenant à son père.

— Dame Faile m’a dit de t’apporter ça, Perrin. Tu ne lui raconteras pas que j’ai failli oublier, pas vrai ? J’ai déniché du miel, et je t’en ai mis une sacrée ration !

Perrin ravala un soupir. Au moins, Flann l’appelait par son prénom…

Eh bien, même s’il ne pouvait pas obtenir le droit de faire les choses les plus simples, il était responsable des hommes qui l’avaient accompagné. Sans lui, ces braves types auraient été avec leur famille, se préparant à une journée de dur labeur dans leur ferme. Occupés à traire les vaches puis à couper du bois, ils n’auraient pas eu à se demander s’ils allaient devoir tuer quelqu’un en ce jour – ou si c’était le dernier qu’ils passeraient dans le monde.

Après avoir englouti son petit déjeuner, Perrin conseilla à Aram de prendre son temps avec le sien. Mais le Zingaro eut l’air si misérable qu’il l’autorisa à venir faire le tour du camp avec lui.

Un périple que Perrin n’appréciait pas. En le voyant, les hommes posaient leur coupe, certains allant même jusqu’à se lever. Et bien entendu, chaque fois qu’un de ses copains d’enfance – ou pire encore, un homme plus âgé qui lui donnait jadis des ordres – lui lançait un « seigneur Perrin », il grinçait des dents. Certains gars ne tombaient pas dans ce travers, mais ils étaient très peu. De guerre lasse, il renonça à ordonner aux autres de ne pas l’appeler ainsi. S’entendre répondre : « Comme tu voudras, seigneur Perrin » aurait fait hurler de rage n’importe qui.

Malgré tout, il prit soin de dire un mot ou deux à chaque homme. À part ça, il garda l’œil ouvert et les narines aussi. Tous ces hommes savaient entretenir un arc et s’assurer du bon état de l’empennage et de la pointe de leurs flèches. Mais un grand nombre aurait pu avoir la semelle de leurs bottes trouée – ou leur fond de pantalon – sans même s’en apercevoir. Pareillement, ils étaient tout à fait capables de laisser des ampoules s’infecter faute de soins. Enfin, quelques-uns avaient tendance à lever le coude à la première occasion, et une poignée n’étaient pas assez résistants pour boire comme des trous. La veille, avant d’arriver à Bethal, la colonne avait traversé un village doté de trois tavernes, pas une de moins !

Tout ça était très étrange. Quand maîtresse Luhhan ou sa mère lui faisaient remarquer qu’il avait besoin de nouvelles bottes ou de repriser son pantalon, Perrin s’était toujours senti vaguement humilié. Et si c’était venu de quiconque d’autre, il n’aurait pas mieux réagi. Mais là, du vieux Jondyn Barran au cadet du groupe, tous les gars de Deux-Rivières lui répondaient : « C’est vrai, seigneur Perrin, et je vais m’en occuper tout de suite ! » Ou un truc dans le genre…

Alors qu’il avançait, Perrin vit plusieurs hommes se sourire après l’avoir regardé. Et leur odeur embaumait la satisfaction.

Ce qui arriva avec Jori Congar fut encore plus étonnant. Sec comme un coup de trique, Jori mangeait pourtant pour quatre, et s’il n’était pas maladroit avec un arc, il buvait au moins pour huit et avait une forte tendance au chapardage. Quand Perrin sortit d’une sacoche de selle de Jori une cruche d’alcool de poire, le fichu gaillard écarquilla les yeux et écarta les mains, comme pour dire qu’il ignorait d’où venait cet objet. Mais quand le jeune homme s’éloigna en vidant la gnôle sur le sol, Jori lui lança, rigolard :

— On ne la fait pas au seigneur Perrin, pas vrai ?

Rigolard, mais fier comme un coq d’avoir un tel chef. Par moments, Perrin se demandait s’il n’était pas la dernière personne saine d’esprit dans ce camp.

Une autre chose l’intrigua. À l’évidence, ses hommes s’intéressaient beaucoup aux choses… qu’il ne disait pas. Régulièrement, des types, sur son passage, jetaient un coup d’œil aux deux étendards qui battaient de temps en temps au vent sur leur poteau. Puis ces hommes regardaient de nouveau leur chef, attendant l’ordre qu’il répétait chaque fois qu’on exhibait l’Aigle Rouge et la tête de loup, en tout cas depuis l’entrée au Ghealdan – et même avant, d’ailleurs.

Mais Perrin n’avait rien dit la veille, et il resta tout aussi muet sur le sujet en ce nouveau jour. Du coup, il eut très vite dans son dos des petits groupes d’hommes ébahis par sa retenue et qui murmuraient entre eux.

Il s’efforça de ne pas entendre ces conversations. Que diraient ses soldats s’il se trompait ? Si les Capes Blanches ou le roi Ailron décidaient de se désintéresser du Prophète et des Seanchaniens le temps de mater une rébellion ? Ces hommes étaient sous sa responsabilité, et beaucoup trop d’entre eux étaient morts par sa faute.

Quand Perrin fut de retour à la tente, le soleil pointait à l’horizon. Sous la supervision de Lini, Tallanvor et Lamgwin sortaient des coffres de la tente. Sur un grand carré d’herbe desséchée, Maighdin et Breane étaient en train de trier le contenu d’autres coffres apportés par les deux hommes. Essentiellement, il y avait là des couvertures, des draps et plusieurs jeux de tentures pour le somptueux lit à baldaquin qu’il avait « égaré » dans la nature. Faile devait être sous la tente, puisque sa bande de décérébrés faisait le pied de grue devant. Sans rien porter ni trier. Utiles comme des rats dans une grange, ces idiots…

Perrin envisagea d’aller voir comment se portaient Marcheur et Trotteur, ses chevaux, mais il renonça dès qu’il vit que trois maréchaux-ferrants l’avaient repéré. Dans leur tablier de cuir, ces colosses se ressemblaient comme des frères, même si Falton n’avait plus autour du crâne qu’une couronne de cheveux blancs, Aemin grisonnant déjà alors que Jerasid était encore assez loin de l’âge mûr. Et à coup sûr, s’il posait une main sur un des chevaux – ou pire encore, osait relever une de leurs pattes – ils en feraient une attaque. La seule fois qu’il avait tenté de changer un fer à Marcheur, les six maréchaux-ferrants s’étaient précipités, s’emparant des outils avant qu’il ait pu esquisser un geste et renversant presque le pauvre équidé dans leur hâte de bien faire.

— Ils ont peur que tu n’aies pas confiance en eux, dit Aram.

Sous le regard surpris de Perrin, il haussa les épaules.

— J’ai parlé à certains d’entre eux. Si un seigneur s’occupe lui-même de son cheval, disent-ils, c’est parce qu’il se méfie de ses maréchaux-ferrants. Tu pourrais les renvoyer, les laissant dans l’incapacité de rentrer chez eux.

À son ton, Aram ne croyait pas que c’était possible, mais il coula un regard en biais à Perrin et haussa de nouveau les épaules.

— Je crois qu’ils sont aussi gênés… Quand tu n’agis pas comme ils croient qu’un seigneur devrait le faire, ils ont l’impression que la honte rejaillit sur eux.

Par la Lumière ! Faile tenait ce genre de discours, au sujet de la « gêne », en tout cas, mais il avait pris ça pour du babil de fille de seigneur. Après avoir grandi entourée de domestiques, comment aurait-elle compris le raisonnement d’un homme contraint de travailler pour survivre ?

Près des chevaux, cinq maréchaux-ferrants l’attendaient désormais de pied ferme. Des types gênés parce qu’il aurait voulu s’occuper de ses montures – et peut-être aussi parce qu’il ne leur demandait pas de tricoter et de ratisser le gravier quand ils n’avaient rien à faire…

— Et tu crois que je devrais me comporter comme un crétin empoudré et vêtu de soie ? (Aram tressaillit et baissa les yeux sur la pointe de ses bottes.) Au nom de la Lumière !

Apercevant Basel Gill en train de s’éloigner des charrettes, Perrin avança à sa rencontre. La veille, il doutait d’avoir réussi à mettre à l’aise l’aubergiste. Parlant tout seul, le gros homme se tamponnait déjà le front – malgré l’heure précoce, la chaleur passait à l’attaque.

N’ayant pas vu Perrin, Gill sursauta quand celui-ci déboula près de lui. Rangeant son mouchoir, il s’inclina avec pas mal de grâce. Comme pour un jour de fête, il était tiré à quatre épingles.

— Seigneur Perrin, votre femme m’a dit d’aller à Bethal avec une charrette. Pour vous acheter du tabac de Deux-Rivières, si j’en trouve. Mais je doute que ce soit possible. Le plant de Deux-Rivières a toujours été rare, et le commerce n’est plus ce qu’il était…

— Elle t’envoie acheter du tabac ? fit Perrin, le front plissé. (Leur mission n’avait désormais plus rien de secret, mais quand même…) J’en ai acheté trois tonneaux dans un village, avant-hier. Assez pour tout le monde.

— Pas d’une variété de Deux-Rivières, et selon dame Faile, c’est celle que vous préférez. Le tabac du Ghealdan suffira pour vos hommes, mais… Je dois être votre shambayan, a-t-elle dit, et vous procurer à tous les deux ce dont vous avez besoin. Rien de bien différent de mon travail à l’auberge, en un sens…

Cette comparaison sembla dérider maître Gill.

— J’ai une très longue liste, mais j’ignore si je trouverai tout. Du bon vin, des herbes, des fruits, des bougies, de l’huile pour les lampes, de la toile goudronnée, de la cire, du parchemin, de l’encre, des aiguilles, des épingles et mille autres choses. Tallanvor, Lamgwin et moi, nous allons partir avec d’autres serviteurs de notre maîtresse.

Les décérébrés, comprit Perrin.

Portant un nouveau coffre, Tallanvor et Lamgwin passèrent au milieu des jeunes crétins, qui ne proposèrent pas de les aider.

— Vous garderez un œil sur ces freluquets, maître Gill, dit Perrin. Si l’un d’eux pose un problème, ou semble devoir le faire, Lamgwin devra lui fendre le crâne en deux.

Et s’il s’agissait d’une des filles ? Elles étaient tout aussi catastrophiques que les garçons, voire plus. Décidément, les fidèles de Faile commençaient à lui peser chroniquement sur l’estomac. Pourquoi ne se satisfaisait-elle pas de gens comme Gill ou Maighdin ?

— Vous n’avez pas mentionné Balwer. A-t-il décidé de continuer seul son chemin ?

À cet instant, la brise charria l’odeur de Balwer jusqu’aux narines de Perrin. Une odeur vive et alerte, peu en rapport avec l’apparence desséchée du bonhomme.

Même pour quelqu’un de si rachitique, Balwer faisait remarquablement peu de bruit sur le tapis de feuilles mortes. Quand il esquissa une révérence, sa tête inclinée accentua sa ressemblance avec un oiseau.

— Je reste, seigneur, dit-il, circonspect. (Ou était-ce simplement son ton naturel ?) Pour devenir le secrétaire de votre gracieuse épouse. Et le vôtre, si ça vous chante. (Il avança d’un pas – presque un petit bond.) Je suis très expérimenté, seigneur. Ma mémoire est sans faille, j’écris d’une main sûre et je suis muet comme une tombe. Savoir garder un secret est la qualité première d’un secrétaire. Maître Gill, n’as-tu donc rien d’urgent à faire pour notre nouvelle maîtresse ?

Gill plissa le front, ouvrit la bouche… et la referma. Puis il pivota sur lui-même et se dirigea vers la tente.

La tête inclinée, Balwer le regarda s’éloigner.

— Je propose aussi d’autres services, seigneur… Des informations. Des conversations de certains soldats. j’ai cru comprendre, seigneur, que vous avez des… difficultés avec les Fils de la Lumière. Un secrétaire glane beaucoup de connaissances. J’en sais très long sur les Fils.

— Avec un peu de chance, je les éviterai, dit Perrin. Mais si tu savais où est le Prophète, en revanche… Idem pour les Seanchaniens.

Bien entendu, c’était une boutade. Mais Balwer se révéla très surprenant.

— Je ne peux pas le jurer, mais je pense que les Seanchaniens sont toujours dans les environs d’Amador. Distinguer les faits des rumeurs est tout un art, mais je garde les oreilles ouvertes. Ces envahisseurs semblent se déplacer à une vitesse surprenante, et ils sont accompagnés de nombreux soldats du Tarabon. Des dires de maître Gill, j’ai déduit que vous les connaissiez bien, seigneur, mais à Amador, j’ai eu le loisir de les observer, et tout ce que je sais est à votre disposition. Quant au Prophète, malgré d’innombrables rumeurs sans fondement, je crois pouvoir affirmer qu’il était récemment à Abila, une cité assez importante, à une quarantaine de lieues d’ici. Au sud…

Balwer eut un fin sourire satisfait.

— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Perrin.

— Comme je l’ai dit, seigneur, je garde mes oreilles ouvertes. On raconte que le Prophète a fait fermer nombre d’auberges et de tavernes – voire raser celles qu’il tenait pour des lieux de perdition. J’ai entendu certaines raisons sociales, et je sais qu’il y a des établissements ainsi nommés à Abila. Selon moi, il y a peu de chances qu’une autre ville en ait quatre ou cinq du même nom…

Balwer sourit de nouveau. Comme son odeur l’indiquait, il était fort content de lui.

Perrin se gratta pensivement la barbe. Balwer semblait venir de se rappeler où se trouvaient certains établissements détruits par Masema. En quoi ça prouvait que le Prophète était encore sur les lieux de ses exactions ? En outre, le « secrétaire » semblait du genre à se gonfler d’importance.

— Merci, maître Balwer. Je garde ça à l’esprit… Si tu entends d’autres choses, viens m’en parler.

Perrin se détourna, mais l’homme le rattrapa par la manche. Un très bref contact, comme s’il s’était brûlé, et qu’il sembla vouloir effacer en se frottant les mains.

— Seigneur, j’hésite à insister, mais… Eh bien, ne prenez pas les Capes Blanches à la légère. Les éviter est une sage décision, mais ce ne sera peut-être pas possible. Ils sont plus près que les Seanchaniens. Et avant la chute d’Amador, Eamon Valda, leur nouveau seigneur général, a conduit le plus gros de ses forces dans le nord de l’Amadicia. Lui aussi traque le Prophète. Valda est un homme dangereux, et Rhadam Asunawa, le Grand Inquisiteur, le rendrait presque sympathique. Et aucun de ces deux hommes, j’en ai peur, n’éprouve beaucoup d’affection pour votre seigneur Dragon…

Il s’inclina de nouveau, hésita, puis continua :

— Si je puis me permettre, seigneur, déployer ainsi l’étendard de Manetheren est une grande idée ! Si vous vous en donnez la peine, vous serez un adversaire de poids pour Valda et Asunawa.

En regardant Balwer s’éloigner, Perrin songea qu’il connaissait à présent une partie de son histoire. À l’évidence, il fuyait les Capes Blanches. Pour avoir des ennuis avec les Fils, il suffisait parfois de se trouver sur le même trottoir qu’eux – ou d’en avoir regardé un de travers – mais Balwer semblait avoir une sacrée dent contre eux. À part ça, c’était un type à l’esprit vif et à l’œil acéré – sinon, il n’aurait pas compris si vite, pour l’Aigle Rouge. Et il avait su tirer des trésors d’information de maître Gill…

Pour l’heure, l’aubergiste était agenouillé près de Maighdin, lui parlant à l’oreille malgré les efforts de Lini pour le faire taire. La jeune femme suivait du regard Balwer, qui se dirigeait vers les charrettes, mais il lui arrivait de tourner la tête vers Perrin. Les autres se livraient aussi à ce petit jeu. Visiblement, tous s’inquiétaient de ce que le petit homme avait bien pu dire à Perrin. Mais que redoutaient-ils ? Qu’aurait bien pu révéler Balwer ? Des ragots, sûrement… Des histoires de vieilles rancunes ou de méfaits passés, réels ou imaginaires. Des gens serrés comme des poules dans un poulailler finissaient eux aussi par se flanquer des coups de bec. Si c’était le problème, Perrin pourrait imposer une trêve avant que le sang coule.

Tallanvor tapotait encore le pommeau de son épée. Que comptait faire de lui Faile, par la Lumière ?

— Aram, je veux que tu ailles parler à Tallanvor et à ses amis. Répète-leur ce que Balwer m’a dit. Glisse ça dans la conversation, mais répète absolument tout.

En principe, ça apaiserait les craintes du petit groupe. Selon Faile, les serviteurs avaient besoin de se sentir comme chez eux…

— Si tu peux, sympathise avec eux. Mais si tu dois jeter ton dévolu sur une des femmes, choisis Lini. Les deux autres sont prises.

Le Zingaro était un sacré coureur de jupon. Pourtant, il parut surpris et vexé.

— À tes ordres, seigneur Perrin. Je te rejoindrai très vite.

— Je serai avec les Aiels.

— Vraiment ? Eh bien, si je dois sympathiser, ça me prendra peut-être un peu de temps. Ils n’ont pas l’air très ouverts, ces gens…

Ces mots-là, dans la bouche d’un homme qui regardait d’un air soupçonneux toute personne approchant de Perrin – à part Faile – et qui n’aurait pour rien au monde souri à quiconque ne portait pas de jupe !

Quoi qu’il en soit, Aram alla rejoindre le petit groupe, s’accroupit et tenta d’engager la conversation. Même de loin, la froideur de ses interlocuteurs sautait aux yeux. Continuant à s’affairer, ils consentirent à lâcher de temps en temps un mot ou deux au Zingaro, mais jamais sans s’être d’abord consultés du regard. Nerveux comme des cailles vertes en été, quand les renardes apprennent l’art de la chasse à leurs petits. Mais au moins, Gill et les autres ne restaient pas totalement muets.

Perrin se demanda vaguement quel contentieux Aram pouvait avoir avec les Aiels – à première vue, il n’aurait pas dû avoir le temps de s’en faire des ennemis – mais il ne s’attarda pas longtemps sur le sujet. Tout différend sérieux avec un Aiel se soldait en général par un décès, et pas par celui du guerrier du désert. Pour être franc, Perrin n’était pas pressé d’aller voir les Matriarches. Il se dirigea bien vers la colline, mais ses pas, bizarrement, le conduisirent vers le camp des Gardes Ailés. Jusque-là, il en était resté aussi loin que possible, et pas seulement à cause de Berelain. Parfois, avoir un odorat hors du commun n’était pas un avantage…

Par bonheur, une brise chassait la plus grande partie de la puanteur, même si elle ne pouvait pas grand-chose contre la chaleur. Dans leur armure rouge, les sentinelles à cheval suaient à grosses gouttes, ça se voyait sur leur visage. En apercevant Perrin, ces hommes se redressèrent sur leur selle, et ça n’était pas dépourvu de signification. Alors que les gars de Deux-Rivières chevauchaient en toutes circonstances comme s’ils se rendaient aux champs, les Gardes Ailés faisaient le plus souvent penser à des statues équestres. Cela dit, ils savaient se battre – la Lumière veuille que ce ne soit pas nécessaire !

En finissant de boutonner sa veste, Havien Nurelle courut à la rencontre de Perrin. Une dizaine d’officiers le suivaient, tous portant leur veste et certains terminant de fermer les sangles de leur plastron rouge. Deux ou trois avaient calé sous un bras leur casque orné de fines plumes rouges. Parmi ces hommes, presque tous étaient plus âgés que Nurelle – des vétérans grisonnants au visage couvert de cicatrices. Mais Havien Nurelle, auréolé de sa contribution au sauvetage de Rand, avait été nommé second de Gallenne – son premier lieutenant, disait-on au sein des Gardes Ailés.

— Seigneur Perrin, dit-il, la Première Dame n’est pas encore revenue.

Grand et mince, Nurelle ne semblait plus aussi juvénile qu’avant les puits de Dumai. Ça se lisait dans ses yeux, beaucoup plus durs depuis qu’en une seule bataille il avait vu plus de sang que bien des vétérans dans toute leur carrière. Mais si son visage avait changé, il y avait toujours dans son odeur ce désir naïf de plaire si typique de la jeunesse. Pour lui, Perrin Aybara était un homme qui aurait pu voler ou marcher sur les eaux, s’il en avait eu envie.

— Les patrouilles du matin, celles qui sont de retour, en tout cas, n’ont rien signalé. Sinon, je serai venu vous prévenir.

— Bien sûr… Je viens seulement jeter un petit coup d’œil…

Perrin avait l’intention de marcher un peu dans le camp jusqu’à ce qu’il trouve le courage d’affronter les Matriarches, mais Nurelle et les autres officiers ne le lâchèrent pas, anxieux de le voir découvrir quelque défaut dans la cuirasse de la Garde Ailée. Chaque fois que le petit groupe aperçut des hommes torse nu en train de jouer aux dés ou des tire-au-flanc qui ronflaient encore alors que le soleil était levé, le jeune officier fit la grimace. Il n’aurait pas dû, car aux yeux de Perrin, le camp semblait avoir été dressé avec un fil à plomb et un niveau à bulle. Utilisant sa selle comme oreiller, chaque homme avait déroulé sa couverture à moins de deux pas de l’endroit où était attaché son cheval. Tous les vingt pas, très exactement, un feu de cuisson crépitait, un faisceau de lances placé très précisément à équidistance le séparant du suivant.

Au centre du camp, cinq tentes pointues se dressaient avec une parfaite rectitude géométrique. Ou plutôt, quatre tentes et un pavillon rayé de jaune et de bleu trônant au milieu. Bref, une configuration qui n’avait rien à voir avec l’improvisation permanente qui caractérisait le camp des gars de Deux-Rivières.

Perrin marcha à grands pas, se concentrant pour ne pas avoir l’air trop idiot. Une intention louable, même s’il n’aurait pas juré qu’il y parvenait… Il brûlait d’envie de s’arrêter pour étudier de près un cheval ou deux – voire de soulever une jambe sans que personne en fasse une attaque d’apoplexie – mais, se souvenant des propos d’Aram, il garda ses mains loin des équidés.

Nurelle ne fut pas le seul à s’étonner du rythme accéléré de cette visite. Alors qu’ils ordonnaient à des hommes de se lever sur le passage du seigneur, des porte-étendard n’en revinrent pas de voir passer devant eux ledit seigneur… à la vitesse du vent, et en les gratifiant à peine d’un signe de tête. Des murmures montèrent un peu partout dans son sillage, et il capta quelques commentaires sur les officiers en général, et les seigneurs en particulier, que Nurelle et ses collègues n’entendirent heureusement pas.

Quand il eut fait le tour du camp, Perrin se retrouva au pied de la pente menant à celui des Matriarches. Là-haut, on apercevait seulement quelques Promises et une poignée de gai’shain.

— Seigneur Perrin, dit Nurelle, hésitant, les Aes Sedai… (Il se porta au niveau de Perrin et baissa la voix :) Je sais qu’elles ont juré fidélité au seigneur Dragon, mais… J’ai vu des choses étranges, seigneur. Elles font des corvées ! Des Aes Sedai ! Ce matin, Masuri et Seonid ont joué aux porteuses d’eau. Et hier, j’ai cru entendre quelqu’un pleurer, là-haut… Bien entendu, ça ne pouvait pas être une des sœurs ! (Il eut un petit rire, histoire de souligner le ridicule d’une telle hypothèse.) Seigneur, tu… Eh bien, tu t’assureras que tout va bien pour les sœurs ?

À la tête de deux cents lanciers, cet homme avait chargé quelque quarante mille Shaido. Sans broncher. En revanche, évoquer ce sujet le mettait dans tous ses états. Mais au fond, c’était logique, puisqu’il avait chargé ces Shaido pour obéir à une Aes Sedai.

— Je ferai mon possible…, marmonna Perrin.

La situation était peut-être pire qu’il le pensait. Eh bien, il allait devoir inverser la tendance, si c’était dans ses cordes. À tout prendre, il aurait préféré affronter de nouveau les Shaido.

Nurelle hocha la tête, satisfait comme si Perrin lui avait promis de renverser des montagnes.

— C’est parfait, dans ce cas, dit-il, soulagé.

Coulant des regards en biais à Perrin, il parut chercher le courage d’ajouter quelque chose – sur un sujet cependant moins brûlant que les Aes Sedai.

— Tu gardes l’Aigle Rouge, d’après ce qu’on dit.

Perrin faillit sursauter. Les nouvelles circulaient vite, dans ce camp !

— Ça m’a paru la meilleure solution…

Berelain connaîtrait toute la vérité. Mais si trop de gens étaient informés, tout le Ghealdan serait bientôt au courant.

— Cette région faisait jadis partie de Manetheren, ajouta Perrin.

Comme si Nurelle avait pu l’ignorer ! La vérité… Voilà jusqu’où il était tombé. Capable de la travestir, à l’instar d’une Aes Sedai, et en face de ses alliés.

— Ce n’est pas la première fois qu’on brandit cet étendard au Ghealdan, j’en suis sûr, mais les autres types n’avaient pas le soutien du Dragon Réincarné.

Si cette remarque ne lui rapportait pas la récolte escomptée, mieux valait qu’il abandonne l’agriculture !

Soudain, Perrin s’avisa que presque tous les Gardes Ailés le regardaient s’attarder avec leurs officiers après avoir traversé le camp au pas de charge. Même le vieux soldat chauve que Gallenne appelait son « voleur de chiens » était venu voir le spectacle. Jusqu’aux servantes de Berelain, deux bonnes femmes rondelettes vêtues aux couleurs du pavillon de leur maîtresse, qui observaient tout ça avec de grands yeux ronds !

D’un ton assez puissant pour porter dans presque tout le camp, Perrin lança :

— Si nous devons vivre une autre bataille comme les puits de Dumai, les Gardes Ailés feront la fierté de Mayene.

Les premières phrases qui soient venues à l’esprit de Perrin. Mais tout en les prononçant, il fit la grimace.

Comme c’était prévisible, cette tirade fut saluée par des cris enthousiastes. « Perrin Yeux-Jaunes ! » « Mayene pour Yeux-Jaunes ! » « Yeux-Jaunes et Manetheren ! »

Des hommes esquissèrent un pas de danse et d’autres prirent une lance dans un faisceau, la brandissant afin que ses fanions rouges flottent au vent. Les bras croisés, les porte-étendard grisonnants regardèrent d’un œil approbateur ces manifestations de loyauté. Des officiers blanchis sous le harnais sourirent comme des écoliers qu’on viendrait de complimenter sur leurs devoirs.

Perrin en déduisit qu’il était bel et bien le dernier type sain d’esprit dans ce camp. La Lumière veuille qu’il ne participe plus jamais à une autre bataille !

Se demandant si tout ça n’allait pas lui attirer des ennuis avec Berelain, il salua Nurelle et les autres officiers et entreprit de gravir le versant de la colline semé d’arbustes rachitiques. Dans son dos, des vivats retentissaient toujours. Même quand elle aurait appris la vérité sur l’incident, la Première Dame risquait de ne pas apprécier que ses soldats aient acclamé ainsi Perrin. Cela posé, si elle se vexait, ça n’aurait pas que des inconvénients. Surtout si ça l’incitait à cesser de poursuivre le jeune homme de ses assiduités.

Arrivé non loin du sommet, Perrin s’immobilisa le temps de constater que les acclamations se calmaient. Ici, personne ne l’applaudirait…

Toutes les parois de leurs tentes baissées, les Matriarches se retranchaient sans doute à l’intérieur. Assises sur les talons à l’ombre d’un arbre, quelques Promises observaient Perrin avec une évidente curiosité. Agitant vivement les mains, elles parlaient dans leur langage par gestes – le code secret de leur ordre. Puis Sulin se leva, s’assura de la présence à sa ceinture de son grand couteau et se dirigea vers Perrin. Grande et mince, cette femme arborait une balafre sur une de ses joues tannées par le soleil. Regardant derrière Perrin, elle constata qu’il était seul et parut soulagée – mais rien n’était moins sûr, car avec les Aiels, on ne savait jamais vraiment ce qu’il en était.

— Tu agis bien, Perrin Aybara, dit-elle. Les Matriarches n’ont pas aimé que tu les forces à venir te voir. Seuls les fous déplaisent aux Matriarches, et tu m’as toujours paru sain d’esprit.

Perrin se grattouilla la barbe. Il s’était tenu à distance des Matriarches – et des Aes Sedai – mais sans jamais avoir l’intention de les « convoquer ». En présence de ces femmes, il était mal à l’aise – pour rester poli.

— J’ai besoin de voir Edarra, dit-il. Au sujet des Aes Sedai…

— Je me suis peut-être méprise sur le sens de ta visite, lâcha sèchement Sulin. Dis-moi un peu, Perrin Aybara… Teryl Wynter et Furen Alharra sont proches de Seonid Traighan – comme des premiers-frères d’une première-sœur, rien de plus, car elle n’a aucun goût pour les hommes – et ils ont pourtant proposé de subir sa punition à sa place. Comment ont-ils pu l’humilier ainsi ?

Perrin ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Venant du versant opposé, deux gai’shain apparurent, chacun tenant par la bride deux mules. Ils passèrent à côté de Perrin, se dirigeant vers le cours d’eau. Des Shaido, apparemment… Marchant la tête baissée, ils devaient à peine voir à deux pas devant eux. Bien sûr, au cours de corvées de ce genre, effectuées sans surveillance, ils auraient eu dix fois l’occasion de filer. Un peuple étrange, ces Aiels…

— Je vois que tu es troublé aussi, dit Sulin. J’espérais que tu m’expliquerais… Je vais prévenir Edarra que tu veux la voir. (Elle s’éloigna en marmonnant :) Les gens des terres mouillées sont très bizarres, Perrin Aybara.

Perrin regarda la Promise, sourcils froncés, jusqu’à ce qu’elle soit entrée sous une tente. Puis il tourna la tête vers les deux gai’shain. Bizarres, les gens des terres mouillées ? Par la Lumière !

Ainsi, ce qu’avait entendu dire Nurelle était vrai. Du coup, il était plus que temps pour Perrin de se mêler de ce qui se passait entre les Matriarches et les Aes Sedai. Il aurait dû le faire avant. En espérant que ça ne revienne pas à plonger la main dans un nid de frelons.

Sulin mit assez longtemps à revenir, et quand ce fut fait, ça n’eut rien pour apaiser les craintes de Perrin. Tenant le rabat de la tente ouvert, elle le regarda entrer tout en tapotant le manche de son couteau.

— Tu as intérêt à ne pas être venu sans armes pour cette danse, Perrin Aybara.

Les six Matriarches attendaient sous la tente. Assises en tailleur sur des coussins à pompons, leur châle noué autour de la taille, elles représentaient de fait une opposition redoutable, alors qu’il espérait un tête-à-tête avec Edarra.

Aucune de ces femmes ne semblait avoir plus de cinq ou six ans de plus que lui, et certaines paraissaient de son âge. Pourtant, en face d’elles, il avait toujours l’impression de comparaître devant les doyennes du Cercle des Femmes – celles qui avaient passé des années à apprendre comment percer au jour tous les secrets des gens. Distinguer l’odeur de chacune des femmes était impossible, mais il n’en avait pas besoin. Six paires d’yeux étaient rivées sur lui – du regard bleu de Janina à celui presque rouge de Marline, sans parler de celui de Nevarin, d’un vert brillant – et chacune aurait pu être un poignard… ou une broche, histoire de le mettre à rôtir.

Edarra fit signe à Perrin de s’asseoir, une invitation qu’il accepta avec gratitude, même s’il se plaçait ainsi en face d’un demi-cercle de juges menaçants. Les Matriarches avaient-elles conçu leurs tentes pour obliger les hommes à baisser la tête, s’ils préféraient rester debout ? Même s’il faisait plus frais qu’à l’extérieur, Perrin sentit qu’il transpirait toujours autant. Collectivement, ces Aielles diffusaient l’odeur d’une meute de louves observant une chèvre attachée à un piquet.

Un gai’shain au visage carré, bien plus grand que Perrin, s’agenouilla pour lui proposer sur un plateau d’argent un gobelet d’or de punch au vin rouge. Les Matriarches, déjà servies, tenaient toute une variété de coupes et de gobelets d’argent dépareillés. Se demandant pourquoi il avait droit à de l’or – en supposant qu’il y ait une raison, comment savoir avec les Aiels ? –, Perrin prit le gobelet d’où montait une odeur de prune. Lorsque Edarra claqua des doigts, le gai’shain recula sans se redresser puis sortit de la tente. La balafre que ce type arborait sur une joue, encore fraîche, remontait sûrement aux puits de Dumai…

— Maintenant que tu es là, dit Edarra dès que le rabat fut retombé derrière l’homme, nous allons une nouvelle fois t’expliquer pourquoi tu dois tuer Masema Dagar.

— Nous ne devrions pas avoir besoin de recommencer, soupira Delora.

Ses cheveux et ses yeux faisaient penser à ceux de Maighdin, mais personne n’aurait pensé à la qualifier de « jolie » et elle était froide comme un glaçon.

— Masema Dagar est un danger pour le Car’a’carn. Il doit mourir.

— Celles qui marchent dans les rêves nous l’ont dit, Perrin Aybara, ajouta Carelle.

Très jolie, cette Matriarche-là, malgré ses cheveux de feu et ses yeux perçants, était d’un caractère très égal. Pour une Aielle et une Matriarche. Et il ne fallait surtout pas s’y tromper…

— Elles ont interprété le songe. Cet homme doit mourir.

Pour gagner du temps, Perrin but une gorgée de punch – miraculeusement frais, par cette chaleur. Rand n’avait pas fait allusion à un avertissement de celles qui marchent dans les rêves… Lors de la première rencontre avec ces femmes, Perrin avait avancé cet argument. Une seule fois, et il ne recommencerait plus. Pensant qu’il mettait en doute leurs propos, les six femmes – oui, même Carelle – l’avaient foudroyé du regard.

Non que Perrin eût pensé qu’elles mentaient. Pas exactement, en tout cas. Et il ne les avait jamais surprises en flagrant délit de mensonge. Mais ce qu’elles attendaient de l’avenir et ce que Rand espérait – et lui aussi, par la même occasion – n’était peut-être pas du tout la même chose. Mais était-ce Rand qui gardait des secrets ?

— Si vous pouviez me donner une idée de ce danger…, dit-il prudemment. Masema est fou, c’est vrai, mais il soutient Rand. De quoi aurai-je l’air si je commence à tuer nos alliés ? C’est assez peu susceptible de rallier des gens à notre cause…

Insensibles à l’ironie, les Matriarches ne bronchèrent pas.

— Cet homme doit mourir, dit Edarra. Trois femmes qui marchent dans les rêves l’ont dit, et six Matriarches te le répètent. Ça devrait suffire.

Le même discours que d’habitude. Au fond, ces Aielles n’en savaient peut-être pas plus long que ça. Bien, il était temps de passer à l’objet de sa visite…

— Je suis venu parler de Seonid et Masuri, annonça Perrin.

Les six femmes se pétrifièrent. Sous leurs regards, un rocher se serait senti tout petit. Posant son gobelet, Perrin refusa de baisser les yeux.

— Je suis censé montrer aux gens des Aes Sedai fidèles à Rand…

En réalité, il devait montrer ces sœurs à Masema, mais ça ne semblait pas le moment idéal pour le dire.

— Elles ne seront sûrement pas coopératives si vous continuez à les maltraiter. Enfin, ce sont des Aes Sedai ! Au lieu de leur faire porter de l’eau, pourquoi ne profitez-vous pas de leur savoir ? Elles doivent connaître bien des choses que vous ignorez…

Ça, c’était sans doute la phrase de trop. Mais les Aielles ne parurent pas s’en offenser. Pour autant qu’on puisse le dire.

— Elles ont des secrets que nous ne détenons pas, dit Delora, et nous en avons qui les dépassent.

Une pique propulsée avec précision, comme une lance entre deux omoplates.

— Nous apprenons ce qui peut être appris, Perrin Aybara, fit Marline en passant les doigts dans ses cheveux presque noirs.

Très peu d’Aiels arboraient cette couleur de cheveux, et elle adorait la mettre en valeur d’une façon ou d’une autre.

— Et nous enseignons ce qui doit être enseigné…

— Quoi qu’il en soit, intervint Janina, ça ne te regarde pas. Ce qui se passe entre les Matriarches et leurs apprenties ne concerne pas les hommes.

Elle secoua la tête, comme pour en chasser une hérésie pareille.

— Tu peux cesser d’écouter dehors et entrer, Seonid Traighan, dit soudain Edarra.

Perrin en tressaillit de surprise. Bien entendu, aucune de ses interlocutrices ne broncha.

Après un court silence glacial, le rabat s’écarta et Seonid entra, s’agenouillant très vite sur le sol couvert de tapis. Chez elle, la fameuse sérénité des Aes Sedai avait volé en éclats. Les lèvres pincées, les yeux plissés, rouge comme une pivoine, elle sentait la colère, la frustration et un mélange indéfinissable d’émotions qui tourbillonnaient sans cesse, impossibles à séparer les unes des autres.

— Puis-je parler à cet homme ? demanda-t-elle d’un ton sec.

— Si tu prends garde à ce que tu dis, répondit Edarra.

Elle sirota un peu de punch sans quitter la sœur du regard. Un professeur qui observe un élève ? Un faucon guettant une souris ? Perrin n’aurait su le dire. Cependant, dans les deux cas, Edarra était parfaitement sûre de la place qu’elle occupait. Idem pour Seonid. Mais face à lui, la sœur refusait d’adopter une attitude soumise…

Toujours agenouillée, elle se tourna vers Perrin, redressant le dos, et riva sur lui des yeux qui lançaient des éclairs.

— Quoi que tu saches, rugit-elle, ou quoi que tu penses savoir, tu dois l’oublier !

Il ne lui restait plus une once de sérénité, c’était visible.

— Ce qui se passe entre les Matriarches et les Aes Sedai ne te concerne pas. Reste à l’écart, détourne le regard et ne dis rien.

Ébahi, Perrin se passa une main dans les cheveux.

— Vous êtes bouleversée parce que je sais qu’on vous a donné le fouet ? dit-il, incrédule.

Pour dire vrai, il aurait été dans tous ses états lui aussi, mais pas pour les mêmes raisons…

— Ignorez-vous que ces femmes seraient capables de vous égorger sans y penser ? Puis de vous abandonner sur le bord de la route. Eh bien, je me suis juré de ne pas laisser arriver une telle chose. Je n’aime pas les Aes Sedai, mais j’ai promis de les protéger des Matriarches, des Asha’man et même de Rand. Alors, ne montez surtout pas sur vos grands chevaux !

S’avisant qu’il criait, Perrin prit une profonde inspiration, puis il se cala sur ses coussins, saisit son gobelet et but une longue gorgée.

S’étouffant d’indignation, comme si chaque mot du jeune homme avait été une injure, Seonid eut un rictus mauvais.

— Tu as promis de nous protéger ? siffla-t-elle. Crois-tu que les sœurs aient besoin de toi ? De quel droit… ?

— Assez ! coupa Edarra.

Seonid se tut aussitôt, mais ses mains continuèrent à serrer furieusement le devant de sa robe.

— Qu’est-ce qui te fait croire que nous la tuerions, Perrin Aybara ? demanda Janina, sincèrement curieuse.

Les Aiels laissaient rarement voir leurs sentiments. Là, aucune des femmes ne cachait sa perplexité et son mécontentement.

— Je sais ce que les Matriarches éprouvent, répondit Perrin. J’ai compris en vous voyant avec les sœurs, après les puits de Dumai.

Il jugea inutile d’expliquer qu’il avait senti, juste après la bataille, la haine et le mépris qu’exhalait une Matriarche chaque fois qu’elle regardait une Aes Sedai. Cette odeur était absente sous la tente, mais nul ne pouvait maintenir un tel niveau de rage indéfiniment sans finir par exploser. L’hostilité n’avait pas disparu, elle se cachait, peut-être tapie jusque dans la moelle des os des Aielles.

Delora eut un rire plein de dérision.

— Au début, tu nous demandais de les ménager parce que tu prétendais avoir besoin d’elles. À présent, c’est parce que tu as juré de protéger les Aes Sedai. Quand dis-tu la vérité, Perrin Aybara ?

— Dans les deux cas.

Sans pâlir sous les yeux glaciaux de Delora, Perrin défia ensuite du regard les cinq autres femmes.

— Les deux choses sont vraies, et je ne mens jamais.

Les Aielles échangèrent des regards lourds de signification. En d’autres termes, elles eurent un dialogue muet auquel un homme ne pouvait rien comprendre. Au bout d’un moment, après avoir longuement ajusté leur châle et fait cliqueter leurs bijoux, elles parurent être parvenues à un consensus.

— Nous ne tuons pas nos apprenties, Perrin Aybara, dit Nevarin. (Elle sembla outrée à cette seule idée.) Quand Rand al’Thor nous a demandé de prendre des sœurs pour apprenties, il pensait peut-être simplement à un moyen de les forcer à obéir. Mais nous ne jouons pas à ces jeux-là. Ces femmes sont de vraies apprenties, désormais.

— Et elles le resteront jusqu’à ce que cinq Matriarches estiment qu’elles sont prêtes à accéder au niveau supérieur, précisa Marline. Bien entendu, nous les traitons exactement comme nos autres apprenties.

Edarra approuva du chef.

— Seonid Traighan, dit-elle, donne-lui ton avis sur ce qu’il devrait faire au sujet de Masema Dagar.

Pendant les interventions des deux Matriarches, Seonid avait failli imploser de fureur, torturant la soie de sa robe au point de risquer de la déchirer – en tout cas, Perrin l’avait craint. Elle obéit pourtant sur-le-champ à l’ordre d’Edarra :

— Les Matriarches parlent d’or, quelles que soient leurs motivations. Et je ne m’exprime pas ainsi sous leur influence…

Seonid se redressa de nouveau et parvint à reprendre son masque de sérénité. Mais la colère faisait toujours trembler sa voix :

— J’ai vu les ravages des prétendus Fidèles du Dragon bien avant de rencontrer Rand al’Thor. La mort et la destruction, sans raisons… Même un chien fidèle doit être abattu quand il commence à avoir de la bave aux coins de la gueule.

— Par le sang et les cendres ! s’écria Perrin. Comment vais-je pouvoir vous laisser approcher du Prophète, après avoir entendu ça ? Vous avez juré fidélité à Rand, et vous savez que ce n’est pas ça qu’il veut. Et qu’en est-il des « dizaines voire des centaines de milliers de gens qui mourront » si je ne parviens pas à traiter avec Masema ?

Si Masuri pensait comme sa collègue, Perrin aurait perdu son temps à tenter de composer avec les Aes Sedai et les Matriarches. Et au bout du compte, ce serait Masema qu’il devrait protéger.

Quand il posa la question à Seonid, la réponse lui glaça les sangs :

— Comme moi, Masuri sait que Masema a la rage…

Sa sérénité de retour, la sœur riva sur Perrin un regard insondable. Son odeur trahissait sa détermination. Mais Perrin n’avait pas besoin de son nez pour savoir, car il suffisait pour ça de sonder les yeux noirs de Seonid…

— J’ai juré de servir le Dragon Réincarné, et la meilleure façon de le faire, aujourd’hui, c’est de garder loin de lui le fauve nommé Masema. Les rois et les reines savent que ce dément soutient al’Thor, et c’est déjà assez grave. Inutile qu’ils voient le seigneur Dragon donner l’accolade à ce fou furieux. Oui, des dizaines et peut-être des centaines de milliers de gens mourront – si tu ne parviens pas à approcher assez près du Prophète pour le tuer.

Perrin en eut le tournis. Encore une pirouette d’Aes Sedai visant à faire croire qu’elle avait dit « blanc » alors qu’il l’avait bien entendue dire « noir ». Pour ne rien arranger, les Matriarches ajoutèrent leurs notes à la partition…

— Masuri Sokawa, dit Nevarin, pense que le chien enragé peut être muselé et tenu en laisse, afin de nous être utile.

Un instant, Seonid laissa paraître sa surprise – le fidèle reflet de celle de Perrin – mais elle se ressaisit très vite. Extérieurement, en tout cas. Son odeur indiqua au jeune homme qu’elle se méfiait soudain, craignant d’être tombée dans un piège.

— Masuri voudrait aussi prendre tes mesures pour te confectionner un harnais, Perrin Aybara, ajouta Carelle d’un ton détaché. Selon elle, il faut t’attacher pour ta propre sécurité…

Rien sur son visage ni dans son ton n’indiquait si la Matriarche souscrivait à cette analyse ou non.

— Seonid, dit Edarra, tu peux te retirer. Ne reste pas dehors à écouter… Je t’autorise à demander à Gharadin de te laisser guérir sa blessure au visage. Mais s’il refuse encore, tu devras l’accepter. C’est un gai’shain, pas un de vos larbins des terres mouillées…

Seonid foudroya une dernière fois Perrin du regard. Puis elle se tourna vers les Matriarches, les lèvres frémissantes comme si elle allait parler. Au bout du compte, elle se contenta de sortir avec toute la dignité dont elle pouvait encore faire montre. Extérieurement, ce fut impressionnant, car une Aes Sedai, en la matière, pouvait en remontrer à une reine. Mais son odeur chargée de colère et de ressentiment gâchait tout.

Dès qu’elle fut partie, les six Aielles se concentrèrent de nouveau sur Perrin.

— À présent, dit Edarra, peux-tu nous expliquer pourquoi tu conduirais un chien enragé devant le Car’a’carn ?

— Quand quelqu’un lui ordonne de le pousser d’une falaise, seul un fou obéit, souffla Nevarin.

— Tu ne nous écouteras pas, ajouta Janina, donc c’est nous qui allons t’écouter. Parle, Perrin Aybara.

Perrin envisagea sérieusement de bondir vers le rabat. Hélas, s’il abandonnait le terrain, il laisserait derrière lui une Aes Sedai susceptible de l’aider, mais d’une manière douteuse, et une autre sœur associée à six Matriarches tout aussi résolues qu’elle à saboter ses plans.

Posant son gobelet de vin, il croisa les mains sur son giron. Plus question de boire ! Pour démontrer à ces femmes qu’il n’était pas une chèvre attachée à son piquet, il allait lui falloir garder les idées claires.


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