18 Un appel particulier

Pendant un moment, personne ne bougea. Puis les Andoriens et les Murandiens, avec un bel ensemble, se dirigèrent vers les représentantes. À l’évidence, une Chaire d’Amyrlin de paille n’avait aucun intérêt à leurs yeux, surtout quand tant de visages sans âge leur assuraient qu’ils allaient s’entretenir pour de bon avec des Aes Sedai. Par groupes de deux ou trois, ils montèrent à l’assaut de chaque sœur, usant de toutes les armes – respect, vénération et même soumission – pour se faire entendre. Oubliant la brise qui faisait s’envoler les pans de leur cape, ils posaient leurs questions, quêtant une réponse comme si leur vie en dépendait. Voyant que Sheriam faisait face au seigneur Donel, toujours rouge comme une pivoine, Egwene la tira par le bras le plus loin possible de son tourmenteur.

— Trouve toutes les informations possibles sur ces Aes Sedai et ces Gardes de la Tour présents en Andor, lui souffla-t-elle à l’oreille.

Dès qu’elle lâcha la Gardienne, Donel revint à la charge. D’abord décontenancée, Sheriam comprit très vite qu’elle pouvait tirer avantage de la situation. Le pauvre Donel n’en revint pas quand ce fut elle qui commença à le bombarder de questions !

Le visage de marbre, Romanda et Lelaine regardaient la Chaire d’Amyrlin à travers la foule. Mais toutes deux avaient sur le dos des nobles désireux de savoir… Eh bien, quelque chose… Par exemple, si les propos d’Egwene étaient totalement fiables. Bien entendu, les représentantes seraient vertes de devoir répondre par l’affirmative, mais après moult contorsions, elles seraient bien obligées de s’y résoudre. L’autre option – renier sur-le-champ leur Chaire d’Amyrlin – n’était pas envisageable, même pour Lelaine et Romanda. Pas en public et en terrain hostile…

Siuan se glissa jusqu’à Egwene, le masque de la soumission affiché sur son visage. Mais ses yeux bougeaient sans cesse, comme si elle redoutait que Lelaine ou Romanda fondent soudain sur la Chaire d’Amyrlin et sur elle afin de les écorcher vives. Et tant pis pour les lois, les coutumes, les convenances et les gens qui seraient témoins de la séance.

— Shein Chunla…, souffla-t-elle à Egwene.

La jeune femme hocha la tête, mais ses yeux à elle cherchaient Talmanes. Presque tous les hommes et une bonne partie des femmes étaient assez grands pour le dissimuler. Avec tant de mouvements… Dressée sur la pointe des pieds, Egwene se demanda où était passé l’officier.

Segan vint soudain se camper devant elle, les poings sur les hanches, et regarda Siuan d’un air dubitatif. Aussitôt, Egwene se laissa retomber sur les talons. La Chaire d’Amyrlin ne pouvait pas se comporter comme une jeune fille qui cherche son compagnon dans une salle de bal.

Un bouton de rose au soleil… Calme et sérénité ! Le Ténébreux emporte tous les hommes !

Mince, les cheveux noirs, Segan semblait être née de mauvaise humeur, et elle affichait en permanence une moue boudeuse. Adaptée à la température, sa robe de laine bleue était bien coupée, mais la profusion de broderies vertes, sur la poitrine, gâchait totalement l’effet. Et ses gants étaient si tape-à-l’œil qu’un Zingaro ne les aurait pas reniés !

L’air aussi perplexe que lorsqu’elle regardait Siuan, Segan étudia Egwene de la tête aux pieds.

— Ce que tu as dit, au sujet du Registre des Novices ?… Ça signifie qu’une femme peut devenir une Aes Sedai à n’importe quel âge ?

Une question chère au cœur d’Egwene et à laquelle elle brûlait d’envie de répondre – après avoir flanqué une gifle à l’insolente qui doutait de sa parole – mais à cet instant, une soudaine trouée dans la foule lui dévoila la position de Talmanes, pratiquement au fond du dais. Le bougre était en grande conversation avec Pelivar. Face à face comme des molosses qui n’ont pas encore décidé de se montrer les dents, les deux seigneurs regardaient autour d’eux du coin de l’œil pour s’assurer que personne n’essaierait d’entendre ce qu’ils allaient se dire.

— N’importe quelle femme, ma fille, et quel que soit son âge, répondit distraitement Egwene.

Pelivar ?

— Merci, dit Segan. (Avant d’ajouter non sans hésitation :) Mère…

Elle esquissa une révérence, puis s’éloigna à grands pas. Eh bien, si peu enthousiaste fût-il, ce témoignage de déférence était un début.

— Si c’est indispensable, grogna Siuan, je veux bien naviguer en pleine nuit dans les Doigts du Dragon. Nous en avons parlé, nous avons évalué les risques, et de toute façon, il ne semble pas y avoir d’autres plans possibles que le tien. Mais avais-tu vraiment besoin de mettre le feu au pont du bateau pour rendre les choses plus intéressantes ? Prendre des barracudas au filet ne te suffit pas ? Histoire de corser les choses, tu glisses une épinoche dans ton corsage ? Traverser à la nage un groupe de brochets ne te suffisant pas, tu…

Egwene décida de mettre un terme à ces métaphores marines.

— Siuan, je devrais aller dire au seigneur Bryne que tu te meurs d’amour pour lui. Il a le droit de le savoir, non ?

L’ancienne Chaire d’Amyrlin écarquilla les yeux, bouche bée. Compatissante, Egwene lui tapota l’épaule.

— Tu es une Aes Sedai, Siuan… Alors, tâche de conserver un minimum de dignité. Et essaie d’en apprendre plus sur cette histoire de sœurs infiltrées en Andor.

Sur ces entrefaites, Egwene aperçut de nouveau Talmanes. Toujours au fond du dais, mais seul, cette fois.

En s’efforçant de ne pas presser le pas, la jeune femme se dirigea vers l’officier, abandonnant Siuan à sa stupéfaction. Peut-être touché par son expression, un très beau serviteur aux cheveux noirs, le mollet élégamment galbé sous son pantalon de laine, vint lui proposer un gobelet de vin chaud. D’autres domestiques portant des plateaux allaient et venaient sous le dais. Un peu tard, les « hôtes » avaient songé à offrir des boissons. Pour le baiser de la paix, il était en revanche beaucoup trop tard.

Egwene n’entendit pas les amabilités que lâcha Siuan en saisissant son gobelet. Mais à voir comment le serviteur recula, elle devina que l’Aes Sedai atrabilaire n’y était pas allée avec le dos de la cuillère.

Les bras croisés, Talmanes observait l’assistance avec un sourire qui ne se reflétait pas dans ses yeux. Il semblait tendu comme un ressort, mais une grande lassitude se lisait dans son regard. Avisant Egwene, il se fendit d’une courbette nonchalante, puis lâcha d’un ton sec :

— Tu as modifié une frontière, aujourd’hui… Entre l’Andor et le Murandy, celle-ci a toujours été très fluctuante, quoi qu’en disent les cartes, mais les Andoriens ne sont jamais venus au sud en si grand nombre. Sauf pendant la guerre des Aiels et celle des Capes Blanches, mais dans les deux cas, ils n’ont fait que passer. Lorsqu’ils seront restés ici un mois, il faudra redessiner toutes les cartes. Regarde les Murandiens faire des ronds de jambe à Pelivar et à ses compagnons ! Ils les flagornent autant que les sœurs ! La volonté de se faire de nouveaux amis pour de nouveaux temps.

Occupée à épier discrètement les gens susceptibles de s’intéresser à elle, Egwene aurait plutôt dit que tous les nobles, qu’ils soient andoriens ou murandiens, faisaient une cour pressante aux représentantes. Quoi qu’il en soit, elle avait en tête des préoccupations bien plus importantes qu’une histoire de frontière.

Cernées de zélateurs, les sœurs disparaissaient quasiment, seuls le sommet de leur crâne restant visible. Dans un concert de caquètements qui rappelait un troupeau d’oies, seules Halima et Siuan semblaient encore conscientes de l’existence de la Chaire d’Amyrlin. Le moment idéal pour s’adresser à l’officier à voix basse :

— Les amis sont une chose essentielle, Talmanes. Tu as toujours été un ami fidèle de Mat, et je crois que tu es aussi le mien. Ça n’a pas changé, j’espère ? Tu n’aurais pas dit à quelqu’un quelque chose que tu devais garder pour toi ?

Egwene s’aperçut soudain qu’elle était très nerveuse – sinon, jamais elle n’aurait été si directe. Encore un effort, et elle allait demander à l’officier ce qu’il avait bien pu dire à Pelivar !

Par bonheur, Talmanes ne se moqua pas d’elle comme si elle était une villageoise effrontée. Il le pensa peut-être, mais s’abstint de le montrer. Au contraire, il la dévisagea avec une grande gravité avant de répondre :

— Tous les hommes ne jacassent pas… (Se montrant lui aussi prudent, il avait murmuré.) Dis-moi, quand tu as envoyé Mat au sud, avais-tu prévu ton comportement d’aujourd’hui ?

— Comment aurais-je pu, il y a deux mois de ça ? Talmanes, les Aes Sedai ne sont pas omniscientes.

En toute franchise, à l’époque, Egwene songeait déjà à un coup de force lui donnant le pouvoir qu’elle était censée exercer. Mais elle n’avait rien planifié en détail. Quant aux jacasseries… Eh bien, il fallait espérer que Talmanes était l’exception qui confirmait la règle !

Du coin de l’œil, Egwene vit que Romanda fondait sur elle tel un vautour sur sa proie. Mais Arathelle la prit par le bras, refusant de la lâcher.

— Me diras-tu enfin où est Mat ? demanda Talmanes. En route pour Caemlyn avec la Fille-Héritière ? Pourquoi cet air surpris ? Une servante parle à un soldat, lorsqu’ils vont puiser de l’eau au même ruisseau. Même si l’homme est un affreux fidèle du Dragon…

Une ironie mal placée, vraiment. Les hommes étaient décidément de gros lourdauds. Même les meilleurs d’entre eux trouvaient toujours le moyen de dire ce qu’il ne fallait pas au moment où il ne le fallait pas, ou de poser la mauvaise question. Sans parler de cette tendance à faire parler les servantes…

Si elle avait pu mentir, tout aurait été beaucoup plus facile pour Egwene. Cela dit, Talmanes lui laissait beaucoup de marge pour contourner les serments. Une demi-vérité allait suffire, évitant qu’il parte sur-le-champ pour Ebou Dar. Un quart ferait peut-être même l’affaire…

À l’autre bout du dais, Siuan s’entretenait avec un grand type roux à la moustache recourbée qui la regardait tout aussi dubitativement que Segan. En principe, les nobles savaient de quoi une Aes Sedai aurait dû avoir l’air… Mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne se concentrait pas sur son interlocuteur. Au contraire, elle jetait sans cesse des coups d’œil en direction d’Egwene. Des coups d’œil pleins de reproches, évidemment ! Le feu au pont… L’épinoche… Le groupe de brochets… Que la Lumière brûle cette femme !

— La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, Mat était à Ebou Dar. Mais il doit déjà être en route vers le nord, à l’heure où nous parlons. Il pense toujours avoir pour mission de me sauver, Talmanes. Et Matrim Cauthon ne voudrait pas rater l’occasion de m’entendre avouer que je suis une jeune fille en détresse…

Talmanes n’eut pas l’air surpris du tout.

— Je me doutais qu’il y avait quelque chose dans ce genre… Je le sentais depuis des semaines. Et d’autres hommes de la Compagnie aussi… Rien de pressant, mais quelque chose de constant… L’impression qu’il a besoin de moi. Comme si je devais regarder vers le sud, en tout cas… Suivre un ta’veren peut se révéler un peu… particulier.

— Je suppose, oui, acquiesça Egwene en espérant ne pas laisser paraître son incrédulité.

Penser que Mat, ce garnement, était devenu le chef de la Compagnie de la Main Rouge était déjà perturbant. Alors, songer qu’il était un ta’veren… Mais pour avoir un effet sur les autres, un ta’veren devait quand même être présent, non ? Ou au moins, pas trop loin…

— Mat se trompait, tu n’as pas besoin d’aide… Et tu n’as jamais eu l’intention de m’en demander, pas vrai ?

Talmanes n’avait pas haussé le ton. Pourtant, Egwene regarda autour d’elle. Siuan la fixait toujours, idem pour Halima.

Halima… Paitr la serrait de bien trop près, faisant la roue comme un paon. À la manière dont il la reluquait, il ne l’avait pas prise pour une sœur, c’était évident ! Mais elle était loin de lui accorder toute son attention, même si elle lui souriait de toutes ses dents. Egwene était son véritable centre d’intérêt. À part ça, tous les autres semblaient occupés, et personne n’était assez près pour entendre ce que se disaient Talmanes et la Chaire d’Amyrlin.

— La dirigeante suprême n’aurait décemment pas pu venir se réfugier sous ton aile, pas vrai ? Mais par moments, te savoir dans les environs m’a réconfortée…

Un aveu difficile à faire. La Chaire d’Amyrlin n’était pas censée non plus avoir besoin de réconfort, mais ça ne portait pas à conséquence, tant qu’aucune représentante ne le savait.

— Tu as été un ami fidèle, Talmanes. Et j’espère que ça continuera. Je le souhaite de tout cœur…

— Tu t’es montrée plus… ouverte… avec moi que je l’aurais cru, admit Talmanes. Du coup, je vais te faire une confidence…

L’expression de l’officier ne changea pas. Pour un observateur, il aurait paru évoquer la pluie et le beau temps. Mais son ton baissa encore d’un cran :

— Le roi Roedran m’a fait des propositions en ce qui concerne la Compagnie. On dirait qu’il espère être le premier véritable souverain du Murandy. Il veut louer nos services. En temps normal, je n’aurais pas envisagé d’accepter, mais on ne gagne jamais assez d’argent, et avec cet étrange appel de Mat, comme s’il avait besoin de nous… Bref, il vaudrait mieux que nous restions au Murandy. À l’évidence, tu es arrivée exactement au point que tu visais, et tu tiens les choses bien en main…

Talmanes se tut lorsqu’une jeune servante vint lui proposer un gobelet de vin chaud. Vêtue d’une robe de laine verte aux fines broderies, la fille portait par-dessus une cape doublée de peau de lapin. D’autres domestiques venus avec la délégation aidaient au service, à présent. Sans doute pour bouger un peu et avoir moins froid… La jeune servante n’avait pas les lèvres bleues, certes, mais elle semblait néanmoins gelée.

Si Talmanes refusa le gobelet, Egwene en prit un, histoire de se gagner quelques secondes de réflexion. De fait, pensa-t-elle en sirotant une gorgée, la présence de la Compagnie n’était plus nécessaire. Les sœurs râlaient certes d’abondance, mais elles s’étaient habituées aux hommes de Mat, tout « fidèles du Dragon » qu’ils étaient. Elles ne redoutaient plus vraiment une attaque, et depuis le départ de Salidar, il n’y avait pas vraiment eu besoin d’utiliser la Compagnie comme un aiguillon pour les faire avancer plus vite. La seule fonction de Shen an Calhar, désormais, c’était de faire affluer les recrues dans l’armée de Bryne. Supposant que la présence de deux troupes laissait augurer un conflit, beaucoup d’opportunistes choisissaient de s’engager dans la force la plus nombreuse.

Egwene n’avait plus besoin de la Compagnie, certes, mais Talmanes s’était comporté comme un ami. Pour la Chaire d’Amyrlin… Eh bien, les sentiments et le devoir poussaient parfois dans le même sens…

Alors que la servante s’éloignait, Egwene posa une main sur le bras de l’officier.

— Ne fais pas ça… La Compagnie elle-même ne pourra pas conquérir seule le Murandy, et vous aurez tout le monde contre vous. La seule chose qui peut unir les Murandiens, tu le sais très bien, c’est la présence d’étrangers sur leur sol. Suis-nous jusqu’à Tar Valon, Talmanes ! Mat nous y rejoindra, j’en suis sûre.

Et il lui faudrait voir Egwene portant l’étole à la Tour Blanche pour croire qu’elle était bel et bien la Chaire d’Amyrlin !

— Roedran n’est pas idiot, Egwene… Il nous demande seulement d’être là et d’attendre. Une armée étrangère sans Aes Sedai et dont on ignore ce qu’elle mijote… Unir les nobles contre nous devrait être un jeu d’enfant pour le roi. Et quand ce sera fait, nous traverserons en douceur la frontière. Roedran pense garder la haute main sur la noblesse, après notre départ.

— Et qu’est-ce qui l’empêchera de vous trahir ? demanda Egwene avec un peu trop d’ardeur à son goût. Si la menace se volatilise, son rêve d’unité risque de disparaître avec.

L’officier parut amusé par cette éventualité.

— Je ne suis pas stupide non plus ! Roedran ne pourra pas être prêt avant le printemps. Tous ces nobles ne seraient pas sortis de leur domaine s’il n’y avait pas eu une « invasion » d’Andoriens, et ils se sont mis en route avant le début des frimas…

» Mat nous aura rejoints avant le printemps. S’il vient dans le Nord, il entendra parler de nous. Roedran devra en rester là, même s’il ourdit des plans tordus. Enfin, si Mat veut vraiment aller à Tar Valon, je te reverrai là-bas.

Egwene eut un grognement agacé. C’était un très bon plan, digne de ceux que Siuan mettait au point. Mais elle doutait que Roedran Almaric do Arreloa a’Naloy soit capable de le mener à bien. Cet homme, à ce qu’on disait, était si débauché qu’il aurait pu faire passer Mat pour un parangon de vertu. Cela dit, elle n’aurait pas cru ce roitelet capable d’imaginer un tel plan.

De toute façon, la décision de Talmanes était prise.

— Jure-moi, mon ami, que tu ne te laisseras pas entraîner dans une guerre par Roedran.

Les responsabilités, toujours… Sur les épaules d’Egwene, l’étole rayée semblait peser plus lourd que sa cape fourrée.

— S’il est prêt plus tôt que prévu, tu partiras sans attendre Mat !

— J’aimerais te le promettre, mais c’est impossible. Egwene, je m’attends à la première attaque contre mes chariots de ravitaillement trois jours après que nous aurons cessé de suivre l’armée de Bryne. Tous les nobliaux et les paysans croiront pouvoir me voler des chevaux durant la nuit, me planter une banderille dans le dos et filer sans demander leur reste.

— Je ne t’interdis pas de te défendre, et tu le sais très bien. Donne-moi ta parole, Talmanes ! Ou j’opposerai mon veto à ton accord avec Roedran.

La seule façon d’empêcher cet accord, c’était de le rendre public. Mais Egwene ne voulait pas quitter le Murandy après y avoir provoqué une guerre civile – dont elle aurait semé la graine en amenant Talmanes avec elle.

La regardant comme s’il la voyait pour la première fois, l’officier baissa la tête – pas humblement, mais pour exprimer un profond respect.

— Il en sera fait selon ta volonté, mère… Dis-moi, tu es sûre de ne pas être ta’veren aussi ?

— Je suis la Chaire d’Amyrlin, et c’est bien assez pour une seule personne. (Egwene posa de nouveau une main sur le bras du militaire.) Que la Lumière brille pour toi, Talmanes !

Cette fois, le sourire de l’officier se refléta presque dans son regard.

Bien entendu, même s’ils avaient parlé à voix basse, la conversation entre Egwene et Talmanes n’était pas passée inaperçue. La gamine qui prétendait être la Chaire d’Amyrlin – insoumise à la Tour Blanche ! – s’entretenant avec le chef de dix mille fidèles du Dragon !

Egwene se demanda si elle avait facilité ou au contraire compliqué le petit coup tordu de Talmanes et Roedran. Une guerre au Murandy était-elle désormais plus ou moins probable ? Que le Ténébreux emporte Siuan et sa Règle des Conséquences Inattendues ! Alors qu’Egwene traversait la foule en se réchauffant les doigts sur son gobelet de vin chaud, une bonne cinquantaine de regards la suivirent avant de se détourner pudiquement. Enfin, pour certains… Alors que les autres représentantes étaient l’incarnation même de l’impassibilité des Aes Sedai, Lelaine aurait bien pu être un corbeau aux yeux marron regardant un poisson agoniser dans une flaque d’eau, et les yeux plus sombres de Romanda auraient très facilement pu forer un trou dans de l’acier.

En tentant de surveiller la position du soleil dans le ciel, Egwene fit lentement le tour du dais. Les nobles importunaient toujours les représentantes, mais ils passaient de l’une à l’autre, en quête de meilleures réponses. Egwene commença à remarquer de petits détails. Alors qu’il quittait Janya pour aller rejoindre Moria, Donel s’inclina très bas devant Aemlyn, qui lui rendit gracieusement son salut. Se détournant de Takima, Cian adressa une profonde révérence à Pelivar, qui inclina la tête en retour. Il y eut d’autres occurrences de cet étrange phénomène. Chaque fois, un Murandien saluait avec déférence un Andorien qui lui répondait tout aussi protocolairement.

Les Andoriens s’efforçaient d’ignorer Bryne, sinon pour le foudroyer du regard de temps en temps. En revanche, les Murandiens recherchaient sa compagnie. L’abordant les uns après les autres, il suffisait de suivre la direction de leurs regards pour voir qu’ils lui parlaient de Pelivar, d’Arathelle ou d’Aemlyn. L’analyse de Talmanes était peut-être bien juste…

Egwene reçut son lot de révérences et de courbettes, mais bien moins appuyées que celles dont bénéficiaient Pelivar, Arathelle ou Aemlyn. Une demi-douzaine de femmes vinrent la remercier d’avoir contribué à la résolution pacifique de ce « différend ». Quand elle se félicita à haute voix de cette issue heureuse, cependant, un même nombre de nobles dames haussèrent les épaules ou soupirèrent, comme si elles doutaient fort que toute cette histoire s’achève sans effusions de sang.

— La Lumière fasse qu’il en soit ainsi ! s’écria une de ces femmes quand la Chaire d’Amyrlin affirma que le sang ne coulerait pas.

— Si la Lumière le veut…, ajouta une autre noble avec un manque de conviction accablant.

Quatre dames donnèrent du « mère » à Egwene, mais une seule sans hésiter d’abord assez longuement. Trois autres déclarèrent qu’elle était jolie, qu’elle avait de beaux yeux et un maintien altier – des compliments adaptés à une jeune femme, certes, mais sûrement pas à la Chaire d’Amyrlin.

Egwene trouva cependant un sujet de satisfaction sans mélange. À l’évidence, Segan n’avait pas été la seule à réagir à son annonce au sujet du Registre des Novices. Également intriguées, c’était pour ça que les autres femmes venaient lui parler. Après tout, si les autres sœurs s’étaient rebellées contre la Tour Blanche, c’était elle qui prétendait être la Chaire d’Amyrlin. Pour qu’elles surmontent leurs réticences, il fallait que l’intérêt de ces femmes soit vraiment éveillé.

Arathelle posa la question avec un froncement de sourcils qui accentua les rides de ses joues. Aemlyn, elle, secoua sa tête grisonnante après avoir obtenu la réponse. Ensuite, ce fut au tour de Cian de venir demander des précisions. Puis vint une Andorienne aux traits anguleux nommée Negara, suivie par une Murandienne aux grands yeux répondant au nom de Jennet. Après, Egwene perdit le compte des noms et des visages…

Aucune de ces femmes ne se renseignait pour elle-même (plusieurs le précisèrent clairement, surtout parmi les plus jeunes) mais toutes les nobles passèrent devant Egwene – sans compter une bonne partie des servantes, sous prétexte de lui proposer à boire. Parmi ces dernières, Nildra, une fille presque étique, venait du camp des Aes Sedai.

Egwene fut vraiment satisfaite d’avoir semé cette graine… En revanche, elle dut admettre qu’elle avait fait un flop avec les hommes. Quelques-uns lui parlèrent, mais uniquement quand ils la croisaient par hasard et ne pouvaient pas faire autrement. Après avoir lâché un commentaire sur le temps – pour saluer la fin de la sécheresse ou au contraire déplorer l’arrivée soudaine de la neige – ou déclaré qu’on en aurait bientôt fini avec les brigands, avec un peu de chance (non sans jeter parfois un regard appuyé à Talmanes), les seigneurs se défilaient avec une agilité d’anguille. Un certain Macharan, un Andorien aux allures d’ours brun, faillit s’étaler dans sa hâte d’éviter Egwene. Tout bien pesé, ce n’était guère surprenant. Le Registre des Novices fournissait aux femmes un prétexte et une justification, même si ce n’était qu’à leurs propres yeux. En revanche, pour les hommes, être vu en train de parler avec elle risquait d’être compromettant…

Très décourageant, vraiment… Si elle se moquait de ce que les hommes pensaient des novices, Egwene aurait voulu savoir s’ils estimaient, comme les femmes, que tout ça risquait de mal finir. Car les craintes de ce genre étaient souvent autoréalisatrices… Au bout du compte, la jeune femme décida qu’il n’y avait qu’un moyen d’en avoir le cœur net.

Alors qu’il venait de prendre un gobelet de vin chaud sur un plateau, Pelivar se retourna et, avec un juron étouffé, dut reculer d’un bond pour ne pas percuter Egwene. Pour être plus près de lui, elle aurait dû se percher sur ses bottes !

Du vin se renversa sur un gant du seigneur puis s’infiltra sous sa manche, lui arrachant un juron beaucoup plus franc et massif. Dominant Egwene de toute sa taille, il la regarda comme un homme sérieux qui entend se débarrasser sans tarder d’une sale gamine enquiquinante. Ou qui fulmine après avoir failli marcher sur une vipère… Le dos bien droit, la Chaire d’Amyrlin imagina le seigneur sous les traits d’un petit garçon pris en faute. Avec les hommes, ça fonctionnait très bien, parce qu’ils le sentaient – sans doute en lointaine relation avec les réprimandes de leur mère.

Pelivar marmonna quelque chose. Peut-être une formule de politesse, ou bien un troisième juron. Puis il baissa très légèrement la tête et tenta de contourner l’importune jeune femme. Qui se fit un plaisir de lui barrer le chemin. Puis d’avancer quand il recula. Voyant que sa proie se sentait coincée, Egwene décida de la mettre un peu à l’aise avant de passer aux questions importantes. Après tout, elle voulait des réponses, pas une série de grognements.

— Seigneur Pelivar, tu es sûrement content de savoir que la Fille-Héritière est en route pour Caemlyn ?

Plusieurs représentantes avaient mentionné ce fait.

— Elayne Trakand est tout à fait en droit de revendiquer le Trône du Lion, lâcha Pelivar, glacial.

Egwene écarquilla les yeux. Troublé, le seigneur recula de nouveau. La croyait-il vexée parce qu’il ne lui avait pas donné de titre ? Pour l’heure, c’était le cadet de ses soucis. Par le passé, Pelivar avait soutenu Morgase lors de sa conquête du trône. Parlant de lui avec affection, comme d’un oncle préféré, Elayne avait semblé certaine qu’il la soutiendrait aussi.

— Mère, souffla soudain Siuan à l’oreille d’Egwene, si tu veux que nous soyons au camp avant la nuit, il est temps de partir.

Des mots d’une grande banalité, un ton neutre, et pourtant, il y avait urgence, ça tombait sous le sens. Dans le ciel, le soleil avait dépassé son zénith.

— Par ce temps, il vaut mieux ne pas traîner dehors après le coucher du soleil, dit Pelivar. Si vous voulez bien m’excuser, je dois aussi me préparer au départ.

Après avoir posé son gobelet sur le plateau d’un serviteur, Pelivar hésita, esquissa une courbette, puis s’enfuit de la démarche allègre d’un type qui vient d’échapper à un traquenard.

Egwene aurait voulu pouvoir taper du pied de rage. Que pensaient donc les hommes de leur pacte ? Si on pouvait utiliser ce mot, après le coup de force qu’elle venait de faire. Arathelle et Aemlyn étaient plus puissantes et influentes que bien des mâles, mais les soldats obéissaient à Pelivar, à Culhan et à quelques autres seigneurs de ce genre. S’ils le voulaient, ces hommes pouvaient encore saboter son plan.

— Siuan, trouve Sheriam, et dis-lui que tout le monde doit être en selle dans quelques minutes, à n’importe quel prix !

Pas question de laisser aux représentantes une nuit pour réfléchir à ce qui venait d’arriver et pour comploter. La délégation devait être de retour au camp avant la nuit !


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