20 En Andor

Elayne avait espéré que le voyage jusqu’à Caemlyn se déroulerait sans anicroches. Au début, il avait semblé que ce serait le cas. La Fille-Héritière y repensait alors qu’elle était assise sur le sol près d’Aviendha et Birgitte, ses vêtements en lambeaux comme les leurs. Toutes les trois couvertes de crasse, elles étaient aussi poisseuses de sang – le tribut à payer aux blessures récoltées lors de l’explosion du portail.

Dans deux semaines au maximum, Elayne serait en position de prétendre au Trône du Lion. En attendant, au sommet de cette colline, Nynaeve était en train de guérir ses innombrables plaies et celles des deux autres – pratiquement sans un mot, et en tout cas, en s’abstenant de les enguirlander. Une très bonne chose, si peu habituelle fût-elle. Sur les traits de l’ancienne Sage-Dame l’inquiétude pour ses amies se mêlait au soulagement de les avoir trouvées vivantes.

Avant de pouvoir guérir la cuisse de Birgitte, il fallut toute la force de Lan pour en extraire le carreau d’arbalète. Bien qu’elle soit devenue blême, Elayne sentant sa douleur à travers le lien, la Championne lâcha à peine un grognement.

— Tai’shar Kandor…, murmura Lan en jetant au loin le carreau à tête triangulaire conçu pour traverser une armure.

« Le vrai sang du Kandor »… Voyant Birgitte froncer les sourcils, le Champion développa son propos :

— D’après tes vêtements, j’ai supposé que tu es originaire du Kandor. Navré si je me suis trompé…

— Oui, oui, haleta l’archère. Du Kandor…

Son pâle sourire était-il à mettre sur le compte de ses blessures ? Alors que Nynaeve, pressée de se mettre au travail, écartait Lan, Elayne espéra que l’héroïne connaissait du Kandor autre chose que son nom. À l’époque de sa naissance, ce pays n’existait pas encore.

Elle aurait dû prendre ça pour un présage…

Pour rejoindre le petit manoir à toit d’ardoise, à une bonne lieue de là, Birgitte chevaucha en croupe sur la jument de Nynaeve – baptisée Nœud d’Amour, tant qu’on y était ! – tandis qu’Elayne et Aviendha se partageaient l’étalon noir de Lan. Alors que la Fille-Héritière paradait en selle – l’Aielle s’accrochant à sa taille comme à une bouée de sauvetage –, le Champion guida Mandarb par la bride. Étant en eux-mêmes des armes, les chevaux de guerre pouvaient se révéler très dangereux pour des cavaliers sans expérience.

« Montre-toi toujours très sûre de toi, mon enfant », avait l’habitude de répéter Lini à Elayne. « Mais pas trop sûre ! »

Depuis, la Fille-Héritière essayait d’être fidèle à cette devise. Elle aurait donc dû avoir conscience que les événements n’étaient pas plus entre ses mains que les rênes de Mandarb.

Dans le manoir à trois niveaux, maître et maîtresse Hornwell avaient déjà mobilisé tous leurs employés, plus Pol, la servante de Merilille, et tous les domestiques en livrée vert et blanc venus du palais Tarasin, afin de loger convenablement les quelque deux cents personnes, en majorité des femmes, qui avaient surgi de nulle part un peu avant la tombée de la nuit.

Plutôt massif et franchement grisonnant, maître Hornwell aurait pu être le jumeau de son épouse, tant ils se ressemblaient – dans une version un peu moins dodue et grisonnante, pour maîtresse Hornwell. Sous leur supervision, le travail avançait vite malgré les regards ronds qu’arrachaient aux serviteurs du domaine le visage sans âge d’une Aes Sedai, la cape-caméléon d’un Champion ou la tenue étrange, les boucles d’oreilles, les anneaux nasaux et les chaînettes lestées de médaillons d’une Atha’an Miere.

Malgré ce que Reanne et les autres tricoteuses leur avaient dit, les femmes de la Famille, estimant qu’elles pouvaient enfin laisser libre cours à leurs angoisses, couinaient comme des truies qu’on amène à l’abattoir. Les Régentes des Vents, elles, se plaignaient amèrement d’avoir été conduites si loin de la mer – contre leur volonté, ainsi que le criait partout Renaile din Calon. Quant aux nobles et aux artisanes, pourtant fort pressées un peu plus tôt de fuir les forces qui avaient investi Ebou Dar – en emportant un baluchon pour tout bagage –, elles se lamentaient à l’idée de devoir dormir dans la paille d’une grange.

Tout ça était déjà bien en train lorsque Elayne et les autres arrivèrent, alors que le soleil sombrait à l’horizon occidental. Beaucoup d’agitation, certes, aussi bien dans le manoir que dans les dépendances, mais Alise Tenjile, toujours souriante et pourtant impitoyable, semblait tenir son petit monde encore mieux que les époux Hornwell, pourtant très compétents. Alors qu’elles pleuraient d’autant plus fort que Reanne tentait de les consoler, les membres de la Famille, sur un seul murmure d’Alise, se mettaient à agir comme des personnes responsables habituées depuis des années à s’assumer dans un monde hostile. Pareillement, des nobles dames à l’air hautain, un couteau de mariage pendant entre leurs seins opulents, et des artisanes qui les valaient bien sur le plan de l’arrogance – et de la générosité mammaire – cessaient de ronchonner dès qu’elles apercevaient Alise. S’exclamant qu’elles avaient toujours rêvé de dormir dans une grange – une expérience follement amusante ! –, elles se précipitaient d’un pas allègre vers les grands bâtiments au toit de chaume. Même les Régentes, dont un certain nombre comptaient parmi les femmes les plus influentes de leur peuple, filaient doux quand Alise s’occupait de leur cas.

Trop jeune pour avoir le visage sans âge d’une Aes Sedai, Sareitha lorgnait Alise d’un air dubitatif tout en caressant du bout des doigts les franges de son châle, histoire de se rappeler qu’elle en portait un. Aussi imperturbable que d’habitude, Merilille regardait Alise travailler avec un mélange d’approbation et d’étonnement.

Mettant pied à terre devant la porte du manoir, Nynaeve foudroya Alise du regard, tira d’un coup sec sur sa natte – un geste que sa nouvelle Némésis était bien trop occupée pour remarquer – puis entra dans le bâtiment en retirant ses gants de cuir bleu et en marmonnant entre ses dents. Lan la suivit du regard et ne put s’empêcher de ricaner, mais il se reprit dès qu’Elayne fut descendue de sa monture.

Le Champion riait, mais ses yeux étaient glaciaux. Pour le bien de Nynaeve, la Fille-Héritière espéra que cet homme pourrait échapper à son destin. Mais quand on sondait son regard, il devenait difficile d’y croire…

— Où est Ispan ? demanda la jeune femme en aidant Aviendha à mettre pied à terre.

Trop de femmes savaient qu’une Aes Sedai – une sœur noire ! – était prisonnière pour que la nouvelle ne se répande pas dans tout le domaine à la vitesse d’un feu de brousse. Alors, autant préparer un peu le personnel du manoir…

— Adeleas et Vandene l’ont conduite dans une cabane de bûcheron, à environ un quart de lieue d’ici, répondit Lan. Avec toute cette agitation, je doute que quelqu’un ait remarqué une femme avec un sac sur la tête. Les deux sœurs ont dit qu’elles resteraient avec Ispan cette nuit.

Elayne frissonna. La sœur noire allait être interrogée de nouveau après le coucher du soleil… Maintenant que l’expédition était en Andor, elle avait plus qu’avant l’impression d’avoir donné cet ordre qui la terrifiait…

Très vite, la Fille-Héritière se retrouva dans une baignoire de cuivre à se délecter de l’odeur du savon et à s’émerveiller de voir sa peau redevenir d’une blancheur éclatante. Riant aux éclats, elle projeta de l’eau sur Birgitte, qui se prélassait dans une autre baignoire – sauf quand elle ne ripostait pas aux attaques aquatiques de son Aes Sedai.

Dans une troisième baignoire, Aviendha avait quelque peine à cacher son indignation. Pensez, s’asseoir dans de l’eau et en avoir jusqu’au cou ! Cela dit, surmontant sa gêne, l’Aielle raconta l’histoire assez inconvenante d’un homme aux fesses hérissées d’épines de segade. Mise en train, Birgitte surenchérit en évoquant les malheurs un rien salaces d’une femme s’étant coincé la tête dans une palissade. Alors qu’Aviendha elle-même en rougissait, Elayne dut reconnaître que ces blagues étaient à mourir de rire, et elle regretta de ne pas en connaître une de cet acabit.

Après qu’Aviendha et la Fille-Héritière se furent mutuellement brossé les cheveux – un rituel vespéral incontournable pour des presque-sœurs –, elles se glissèrent dans le grand lit à baldaquin de la petite chambre – en compagnie de Birgitte et de Nynaeve, et en se félicitant qu’il n’y ait personne d’autre ! Dans les plus grandes pièces, y compris les salons et les cuisines, et dans les couloirs, on avait disposé sur le sol des lits de camp et des paillasses…

Durant une bonne moitié de la nuit, Nynaeve se plaignit qu’on ait osé forcer une femme à dormir loin de son mari. L’autre moitié, ses coups de coude dans les côtes réveillèrent Elayne chaque fois qu’elle réussit à fermer l’œil. Birgitte ne voulant pas changer de place, la Fille-Héritière refusa catégoriquement de demander à Aviendha de subir ce calvaire. Du coup, elle ne dormit pratiquement pas.


Le lendemain matin, au lever du soleil – une grosse boule d’or liquide –, Elayne était encore dans le brouillard lorsque sonna l’heure du départ. Sauf à le dépouiller totalement, le domaine avait fort peu de chevaux disponibles. Du coup, à part Aviendha et Birgitte, qui reçurent de nouvelles montures –, et la Fille-Héritière, désormais maîtresse d’un hongre noir nommé Cœur de Feu – toutes les personnes qui étaient parties à pied de la ferme avant l’arrivée des Seanchaniens… allaient devoir continuer de même. Ça concernait essentiellement les membres de la Famille, les serviteurs qui menaient par la bride les chevaux de bât et la vingtaine de nobles et de riches dames qui n’en étaient même plus à regretter d’avoir voulu chercher à la ferme la paix et l’occasion de méditer.

Les Champions partirent en éclaireurs, le reste de la colonne serpentant derrière Nynaeve, Elayne et les autres sœurs. Sans oublier Aviendha, bien entendu.

Dans ce paysage où les collines alternaient avec des forêts dévastées par la sécheresse, autant de femmes escortées par si peu d’hommes ne pouvaient pas passer inaperçues. Surtout quand elles comptaient dans leurs rangs des Régentes des Vents aussi à l’aise sur une selle qu’un pendu au bout de sa corde et huit Aes Sedai dont cinq identifiables de très loin pour quiconque savait quoi regarder – même et surtout si l’une d’entre elles chevauchait avec un sac sur la tête.

Elayne avait pensé atteindre Caemlyn sans se faire remarquer, mais il ne fallait plus y songer. Cela dit, rien ne pouvait laisser penser aux gens que la Fille-Héritière, Elayne Trakand en personne, faisait partie de cette improbable colonne.

Au début, elle se disait que les ennuis viendraient sans doute d’une rivale qui, apprenant qu’elle venait, enverrait des soldats pour la capturer et la tenir à l’écart jusqu’à ce que la bataille pour la succession soit finie. À présent, elle redoutait que la catastrophe soit provoquée par les fichues nobles dames et artisanes aux pieds constellés d’ampoules. Des femmes arrogantes et hautaines absolument pas habituées à crapahuter – et outrées depuis que Pol, la servante de Merilille, avait le droit de chevaucher une jument grassouillette. Les rares fermières de ce groupe ne s’en offusquaient pas trop, mais plus de la moitié de ces femmes possédaient des terres, un manoir et un palais, et presque toutes les autres auraient pu s’acheter un domaine, voire deux ou trois. Dans cette catégorie, on trouvait deux joaillières, trois tisserandes qui possédaient quatre cents métiers à tisser à elles toutes, une banquière et une propriétaire de manufactures dont les ateliers produisaient le dixième de tous les objets laqués fabriqués à Ebou Dar.

Ces nobles et ces femmes d’affaires marchaient, leur baluchon accroché dans leur dos, alors que leurs chevaux croulaient sous le poids de paniers remplis de nourriture. Des réserves ô combien précieuses !

Jusqu’à la dernière pièce, tout l’argent des voyageuses avait été remis entre les mains de Nynaeve, connue pour un sens de l’économie proche de la radinerie. Et pourtant, ça ne suffirait peut-être pas pour payer la nourriture et le logement de tant de personnes – sans parler du fourrage pour les chevaux. Hélas, ces dames refusaient de comprendre. Toute la première journée de marche, elles la passèrent à se plaindre, la plus véhémente étant une certaine Malien. Ployant sous le poids d’un énorme baluchon – plus d’une dizaine de robes, plus le linge et les accessoires assortis –, elle râlait presque en permanence.

Le premier soir, après le repas, tous les estomacs étant bien remplis de pain et de haricots – pour la satisfaction, c’était une autre affaire –, Malien rassembla autour d’elle toutes les nobles dames à la tenue maculée de poussière. La banquière et les femmes d’affaires et artisanes se joignirent à la réunion, les fermières restant à portée d’oreille. Mais avant que la meneuse ait pris la parole, Reanne fit irruption dans le cercle. Ses joues et son front ridés par des années de sourires, sa jupe relevée sur un côté pour exposer ses jupons aux couleurs vives, elle aurait pu être une des fermières.

— Si vous voulez rentrer chez vous, dit-elle de sa voix curieusement haut perchée, vous êtes libres de partir à tout moment. Cependant, j’ai le regret de vous dire que nous garderons vos chevaux. Bien entendu, vous serez dédommagées dès que ce sera possible. Si vous choisissez de rester, gardez à l’esprit que les règles de la ferme s’appliquent à cette expédition.

Plusieurs femmes en restèrent bouche bée et Malien s’apprêta à exploser d’indignation.

Les poings plaqués sur les hanches, Alise sembla se matérialiser aux côtés de Reanne. Elle ne souriait plus, désormais.

— Les dix qui ont traîné quand nous avons quitté la ferme vont faire la vaisselle, comme prévu, dit-elle d’un ton sec.

Elle fit l’appel. Jillien, une joaillière boulotte, Naiselle, la banquière au regard froid, et les huit nobles du groupe. Bien entendu, les dix femmes ne bronchèrent pas jusqu’à ce qu’Alise tape dans ses mains.

— Pour vous forcer à obéir, ne m’obligez pas à invoquer l’article du règlement de la ferme concernant l’échec.

Les yeux ronds et marmonnant d’outrage, Malien fut la dernière à aller collecter les assiettes et les couverts sales. Mais le lendemain matin, elle allégea son baluchon, abandonnant des robes au col de dentelle et plusieurs chemisiers brodés. Même si Egwene continua à redouter une explosion, Reanne parvint à tenir fermement son petit monde – et Alise encore plus fermement. Chaque fois que Malien et les autres se plaignaient des taches de graisse qui s’accumulaient sur le devant de leur robe, quelques mots de Reanne les renvoyaient à l’ouvrage. Alise, elle, se contentait de frapper dans ses mains…

Si le reste du voyage avait pu se dérouler aussi bien, Elayne serait volontiers allée donner un coup de main aux dix femmes. Hélas, les choses se gâtèrent longtemps avant que Caemlyn soit en vue.

Quand la colonne atteignit les premières routes – des pistes, plutôt, étroites et cabossées –, des exploitations agricoles commencèrent à apparaître. Des fermes et des granges en pierre au toit de chaume accrochées au flanc d’une colline ou nichées dans une cuvette. À partir de là, quelle que soit la configuration du paysage, l’expédition ne cessa plus de croiser sur son chemin des fermes et des villages. Chaque fois que ce fut possible, Elayne interrogea les gens du cru – ébahis par la très étrange colonne – pour évaluer les soutiens potentiels de la maison Trakand et en apprendre plus sur les préoccupations du peuple. En effet, répondre à ces préoccupations, lorsqu’elle revendiquerait le trône, serait presque aussi important que d’avoir le soutien de telle ou telle maison. Lors de ces conversations, elle entendit beaucoup de choses, un certain nombre n’ayant pas l’heur de lui plaire. Persuadés qu’ils avaient le droit de dire ses quatre vérités à la reine en personne, les Andoriens n’étaient pas susceptibles de ménager une jeune noble, même si elle voyageait en très curieuse compagnie.

À Damelien, un village doté de trois moulins à eau dressés sur la berge d’une rivière hélas asséchée, le patron de l’auberge, nommée La Gerbe d’Or, reconnut que Morgase avait été une bonne reine – la meilleure possible, et peut-être même la plus grande de l’histoire.

— Sa fille aurait sans doute été une bonne dirigeante, ajouta-t-il en se grattant le menton. Dommage que le Dragon Réincarné l’ait tuée aussi. Je suppose qu’il était obligé, avec toutes ces histoires de prophéties, mais rien ne l’obligeait à assécher les rivières, pas vrai ? Combien avez-vous dit qu’il vous fallait de fourrage, ma dame ? Il est hors de prix, je vous préviens…

Plus loin, dans un coin appelé Buryhill, Elayne parla à une femme au visage austère vêtue d’une robe marron élimée bien trop grande pour elle, comme si elle avait récemment perdu beaucoup de poids. Contemplant tristement un champ dévasté par la trop longue sécheresse, la fermière était allée dans le sens de l’aubergiste :

— Ce Dragon Réincarné n’a aucun droit de nous faire ça ! C’est moi qui vous le dis ! Le trône ? Eh bien, Dyelin ne serait pas pire qu’une autre, maintenant que Morgase et sa fille ne sont plus de ce monde. Dans le coin, des gens soutiennent Naean ou Elenia, mais moi, je suis pour Dyelin. Cela dit, Caemlyn est loin d’ici et il faut que j’essaie de sauver la récolte – si j’en ai une !

À Marché de Forel, un autre village, Elayne rencontra un vieux menuisier plein de certitudes.

— Elayne est vivante, ma dame, je vous le garantis !

Chauve comme un œuf, les mains ratatinées par l’arthrose, le vieux type faisait peine à voir. Mais les meubles exposés dans son atelier, au milieu des copeaux et de la sciure, auraient pu rivaliser avec les plus belles créations qu’Elayne avait jamais vues. Dans le village abandonné par une bonne moitié de ses habitants, l’artisan restait solide au poste.

— Le Dragon Réincarné la fait venir à Caemlyn afin de pouvoir lui-même poser la Couronne de Roses sur sa tête. Tout le monde en parle ! Et si vous voulez mon avis, ce n’est pas bien du tout ! D’après ce qu’on dit, ce Dragon est un Aiel aux yeux noirs. Eh bien, nous devrions tous aller à Caemlyn pour l’en chasser, lui et tous les autres sauvages. Ensuite, Elayne pourra revendiquer le trône. Si Dyelin la laisse faire, bien sûr…

Sur Rand, Elayne entendit une kyrielle de rumeurs. On racontait par exemple qu’il avait juré allégeance à Elaida, ou qu’il était désormais le roi de l’Illian… En Andor, on l’accusait de tout ce qui n’allait pas depuis deux ou trois ans, y compris les bébés mort-nés, les jambes cassées, les invasions de sauterelles, les veaux à deux têtes et les poulets à trois pattes. Même les gens convaincus que Morgase avait ruiné le pays, la fin du règne de la maison Trakand étant une délivrance, continuaient à tenir Rand al’Thor pour un envahisseur. La mission du Dragon Réincarné, c’était de combattre le Ténébreux au mont Shayol Ghul, et avant ça, il n’avait rien à faire en Andor.

Vraiment, ce n’était pas ce qu’Elayne avait envie d’entendre. Mais on le lui répéta tout au long du voyage – qui se révéla détestable, tout compte fait. La vibrante illustration d’un des dictons favoris de Lini : « Ce n’est pas la pierre que tu vois qui te fait trébucher et tomber sur le nez. »

En plus des troubles que pouvaient provoquer les nobles dames, Elayne redoutait plusieurs problèmes potentiels susceptibles de finir par une explosion aussi dévastatrice que celle du portail. Pleines d’arrogance après le joli coup qu’elles avaient réussi en leur arrachant ce marché, à Nynaeve et à elle, les Régentes des Vents traitaient de haut les Aes Sedai – en particulier depuis que Merilille, c’était désormais de notoriété publique, avait accepté d’être une des premières sœurs à aller sur les bateaux. Pourtant, si cette mèche-là continuait à grésiller comme celle d’une fusée d’Illuminateur, l’explosion ne vint jamais.

Entre les Atha’an Miere et les femmes de la Famille, surtout les tricoteuses, la tension était aussi grande. Se battant froid la plupart du temps, elles ne cessaient que pour se descendre en flammes. Les membres de la famille ironisaient sur les « Naturelles du Peuple de la Mer qui se prenaient pour des merveilles » tandis que leurs antagonistes raillaient les « minables du plancher des vaches toujours prêtes à cirer les chaussures des Aes Sedai ». Mais les choses n’allèrent jamais au-delà de regards noirs ou de mains s’attardant sur le manche d’un couteau.

À défaut, Ispan semblait être une excellente candidate pour provoquer une catastrophe. Pourtant, après quelques jours, Vandene et Adeleas la laissèrent chevaucher tête nue – mais toujours isolée de la Source. Sans jamais desserrer les dents, les yeux toujours baissés, la sœur noire aux tresses décorées de perles filait parfaitement doux.

Bien entendu, Renaile clama partout qu’un Suppôt des Ténèbres, au sein des Atha’an Miere, était privé de son nom dès qu’on l’avait reconnu coupable, puis jeté par-dessus bord avec des pierres attachées aux chevilles. Parmi les membres de la Famille, même Reanne et Alise blêmissaient chaque fois qu’elles apercevaient Ispan. Mais la sœur noire originaire du Tarabon devint de plus en plus docile, souriant sans cesse aux deux Aes Sedai aux cheveux blancs, qui continuaient pourtant à l’interroger durement chaque soir.

Dans ces conditions, Adeleas et Vandene se montrèrent de plus en plus frustrées. À portée d’oreille d’Elayne, Adeleas confia à Nynaeve qu’Ispan s’épanchait sans retenue sur tous les anciens complots de l’Ajah Noir, en particulier sur ceux auxquels elle n’avait pas participé. Mais lorsqu’on lui mettait la pression – Elayne préféra ne pas savoir quelle sinistre réalité se cachait derrière cette expression – et qu’elle lâchait des noms de Suppôts des Ténèbres, il s’agissait neuf fois sur dix de morts, et jamais d’Aes Sedai. Selon Vandene, il était à craindre qu’elle ait prêté un Serment – la majuscule s’entendait ! – lui interdisant de trahir ses complices. Les deux sœurs continuèrent cependant à isoler Ispan et à l’interroger, mais on sentait qu’elles avançaient désormais à tâtons et en redoutant à chaque pas de s’emmêler les pieds.

Il y avait aussi Nynaeve et Lan. Un beau feu qui couvait sous la braise, celui-là !

À force de contrôler son tempérament de feu quand Lan était là, Nynaeve en avait la fumée qui lui sortait des naseaux. Affligée chaque fois qu’ils devaient dormir séparés – à savoir le plus souvent, vu les conditions d’hébergement –, elle était déchirée entre l’angoisse et l’enthousiasme dès qu’elle pouvait partager avec lui une meule de foin.

Selon Elayne, l’ancienne Sage-Dame avait eu tort d’opter pour un mariage régi par les coutumes du Peuple de la Mer. Vénérant la hiérarchie à peu près autant qu’ils adoraient la mer, les Atha’an Miere savaient qu’une femme et son mari, au gré de multiples promotions, pouvaient se passer l’un devant l’autre plusieurs fois au cours de leur vie. Leurs « règles du mariage » tenaient compte de cette réalité. En conséquence, celui qui avait le droit de commander en public était tenu d’obéir en privé. D’après Nynaeve, Lan ne profitait jamais de cet arrangement. Enfin, « pas vraiment », quoi que ça puisse vouloir dire. Chaque fois qu’elle apportait cette précision, Nynaeve rougissait. Cela dit, elle semblait toujours craindre qu’il change de politique, et son époux trouvait ça terriblement amusant. Bien entendu, cette « taquinerie » exaspérait l’ancienne Sage-Dame, et ne faisait rien pour la calmer. Comme c’était prévisible, parmi toutes les explosions que craignait Elayne, celle de Nynaeve se produisit pour de bon. Hors d’elle, elle se défoulait sur toute personne qui lui tombait sous la main. À part Lan, qu’elle traitait toujours avec une dégoulinante gentillesse. Et Alise. En une ou deux occasions, elle avait failli la rudoyer, mais au bout du compte, elle s’en était abstenue.

Au sujet des artefacts rapportés du Rahad en même temps que la Coupe des Vents, Elayne nourrissait des espoirs et non des inquiétudes. Aviendha l’aidait dans ses investigations, et Nynaeve avait une fois ou deux mis la main à la pâte. Mais elle se montrait bien trop lente et hésitante, manquant totalement de l’habileté requise pour ce genre de recherches.

Le bilan était mitigé. Pas de nouvel angreal découvert, mais une collection de ter’angreal en nette augmentation. Une fois les détritus éliminés, les authentiques artefacts remplissaient quand même cinq paniers d’osier portés par les chevaux de bât.

Si méthodique que fût Elayne, étudier ces objets se révéla bien plus difficile que prévu. Sauf dans le cas où c’était la source d’alimentation de l’artefact, l’Esprit se révélait le plus sûr des Cinq Pouvoirs lorsqu’on menait de telles études. La Fille-Héritière devait pourtant utiliser parfois d’autres flux, les tissant aussi finement que possible. Très souvent, en sondant ainsi délicatement un objet, elle n’obtenait aucun résultat. Mais son premier contact avec l’artefact qui ressemblait à un puzzle de forgeron en verre lui avait flanqué un choc terrible, l’empêchant de fermer l’œil pendant une bonne partie de la nuit, et lorsqu’elle appliqua un filament de Feu sur ce qui paraissait être un casque composé de plumes métalliques tous les gens qui se trouvaient dans un périmètre d’une vingtaine de pas furent frappés par une soudaine et fulgurante migraine. À part Elayne elle-même…

Il y avait aussi l’étrange baguette rouge qui semblait chaude – d’une certaine façon.

Assise au bord de son lit, dans une auberge nommée Au Sanglier Sauvage, Elayne étudiait le curieux objet à la lumière de deux lampes en cuivre à déflecteur. D’un diamètre égal à son poignet et d’un pied de long, cet artefact semblait être en pierre, mais au toucher, on pensait plutôt à du verre.

Depuis la mésaventure du casque, Elayne s’isolait lorsqu’elle travaillait sur ses trésors. Elle était donc seule dans sa chambre lorsque la chaleur de la baguette la fit penser au Feu…


Clignant des yeux, elle s’assit en sursaut et constata que la lumière du jour entrait à flots par la fenêtre. Alors qu’elle était en chemise de nuit, Nynaeve, tout habillée, la regardait en fronçant les sourcils. Dans l’encadrement de la porte, Aviendha et Birgitte la fixaient aussi.

— Que s’est-il passé, Nynaeve ?

L’ancienne Sage-Dame secoua la tête.

— Il vaut mieux que tu ne le saches pas…

Comme toujours, le visage d’Aviendha ne trahissait pas ses sentiments. Birgitte arborait une moue un peu pincée, mais venant d’elle, Elayne capta un mélange de soulagement… et d’hilarité. En d’autres termes, l’héroïne mobilisait toute sa volonté pour ne pas se rouler par terre de rire.

Malgré ses questions, Elayne ne put pas découvrir la vérité, car tout le monde refusa de lui répondre. Mais au nom de la Lumière ! qu’avait-elle dit ou fait ? Car c’était bien ça le problème, les sourires en coin des Régentes, des femmes de la Famille et des autres sœurs ne permettaient pas d’en douter. Mais toutes participaient à la conspiration du silence !

Après cet incident, Elayne décida d’étudier les ter’angreal dans des endroits plus appropriés qu’une auberge – là où elle pourrait jouir d’un peu d’intimité !

Neuf jours après la fuite précipitée d’Ebou Dar, des nuages apparurent dans le ciel et les premières gouttes de pluie s’écrasèrent dans la poussière de la route. Le lendemain, le crachin ne cessa pas, et le jour suivant, un déluge contraignit l’entière expédition à se réfugier dans les maisons et les granges de Marché de Forel. Durant la nuit, la pluie se transforma en neige fondue, et au matin, d’authentiques flocons se mirent à tomber. Après que la colonne eut parcouru plus de la moitié du chemin la séparant de Caemlyn, Elayne se demanda si deux semaines lui suffiraient pour arriver à destination, dans de telles conditions.

Avec la neige, les vêtements devinrent un gros souci. Alors qu’Elayne s’en voulut de ne pas avoir pensé que des habits chauds auraient été utiles, Nynaeve s’accusa de négligence sur le même sujet, Merilille se jugea coupable et Reanne estima que tout était sa faute.

Dans la rue principale de Marché de Forel, des flocons s’abattant sur leurs têtes, les quatre femmes discutèrent ferme pour savoir laquelle devait être blâmée. Soudain frappées par l’absurdité de leur comportement, elles éclatèrent de rire – impossible de dire laquelle avait commencé – et elles n’étaient pas encore calmées lorsqu’elles s’assirent autour d’une table, à l’auberge du Cygne Blanc, afin de décider que faire. La solution qu’elles trouvèrent leur fit passer l’envie de rire. En supposant qu’on en dégotte un nombre suffisant, fournir une cape ou une veste chaude à tout le monde coûterait une fortune. Il était toujours possible de vendre ou de troquer des bijoux, mais à Marché de Forel, les gens ne paraissaient pas intéressés par les colliers et les bracelets, même de très bonne qualité.

Aviendha résolut le problème en sortant de sa poche un petit sac rempli de pierres précieuses de toutes les tailles. Très curieusement, les villageois qui ne manifestaient aucun intérêt pour les bijoux, pourtant ornés de gemmes, écarquillèrent les yeux devant le trésor que l’Aielle tenait dans sa paume.

Selon Reanne, les bijoux, pour ces gens, étaient de la quincaillerie, alors que les pierres représentaient un investissement. Quoi qu’il en soit, en échange de deux rubis de taille moyenne, d’une grosse pierre de lune et d’une petite larme-de-feu, les gens de Marché de Forel furent ravis de fournir aux voyageuses tout ce qu’il leur fallait pour se couvrir – dont des vêtements quasiment neufs.

— Très généreux de leur part, marmonna Nynaeve tandis que les villageois vidaient leurs armoires et leurs greniers. (Ils arrivaient à l’auberge par flots réguliers, les bras chargés d’habits.) Avec ces pierres, on pourrait acheter tout le village.

Aviendha haussa les épaules. Sans l’intervention de Reanne, elle aurait distribué une grosse poignée de gemmes.

— Nous avons ce qu’ils veulent, dit Merilille, et eux, ils détiennent ce dont nous avons besoin. Logiquement, c’est à eux de fixer le prix.

En d’autres termes, la même situation qu’avec les Atha’an Miere. Nynaeve en était verte de dépit.

Lorsqu’elles furent enfin seules, dans un couloir de l’auberge, Elayne demanda à Aviendha d’où elle tenait une telle fortune – dont elle paraissait en plus pressée de se débarrasser. La Fille-Héritière s’attendait à apprendre qu’il s’agissait d’une part du butin prélevé dans la Pierre de Tear ou à Cairhien.

— Rand al’Thor m’a abusée, grogna l’Aielle. J’ai tenté d’acheter le toh que j’ai envers lui. Je sais que c’est la façon de faire la moins honorable, mais je n’en voyais pas d’autres. Mais il m’a roulée dans la farine. Chaque fois qu’on raisonne logiquement face à un homme, il s’en sort en faisant quelque chose d’irrationnel. Comment est-ce possible ?

— Leur jolie tête est bien trop embrumée pour qu’une femme comprenne ce qui s’y passe…

Elayne ne chercha pas à savoir quel toh Aviendha avait voulu racheter, ni comment elle avait fini par se retrouver au contraire avec un petit sac plein de pierres précieuses. Parler de Rand était déjà trop douloureux sans risquer de dériver sur un terrain glissant.

La neige n’eut pas pour seule conséquence l’affaire des vêtements chauds. À midi, alors que les flocons se faisaient de plus en plus gros, Renaile descendit dans la salle commune. Clamant que sa part du marché était remplie, elle exigea qu’on lui remette la Coupe des Vents… et Merilille. La sœur grise en fut consternée, et d’autres partagèrent sa réaction.

Alors que la salle était pleine de femmes de la Famille venues déjeuner – c’était leur tour –, des serveurs des deux sexes couraient partout pour faire face à ce troisième service. Renaile ayant parlé haut et fort, toutes les têtes se tournèrent vers elle.

— Tu peux commencer tes cours dès maintenant, dit Renaile à l’Aes Sedai. Montons donc dans mes quartiers !

Merilille voulut protester, mais un regard glacial de la Régente des Vents l’en dissuada.

— Merilille Ceandevin, quand je donne un ordre, tous les gens présents sur le pont doivent être prêts à l’exécuter. Alors, exécution, et que ça saute !

Merilille ne sauta pas vraiment, mais elle obéit néanmoins, Renaile la poussant pratiquement dans l’escalier. Ayant donné sa parole, la sœur n’avait pas le choix.

Reanne en resta ébahie. Alise et Sumeko, qui portait toujours sa ceinture rouge, regardèrent pensivement les deux femmes s’éloigner.

Les jours qui suivirent, que les voyageuses soient en train de chevaucher dans une plaine enneigée, de remonter les rues d’un village ou de chercher une ferme assez grande pour les héberger, Renaile obligea Merilille à la suivre comme son ombre – sauf quand elle lui donnait congé pour s’entretenir avec une autre Régente. L’aura du saidar l’enveloppant presque constamment, tout comme Renaile, Merilille passa son temps à exécuter des tissages pour les apprendre à l’Atha’an Miere.

Plus petite que la plupart des femmes du Peuple de la Mer, la sœur grise parvint au début à paraître de la même taille – une affaire de volonté et de dignité. Très vite, hélas, elle se voûta et afficha une expression résignée.

Lorsque tout le monde avait un lit où dormir, ce qui n’arrivait pas souvent, Merilille partageait le sien avec sa servante, Pol, et les deux apprenties Régentes, Talaan et Metarra. Quand elle l’apprit, Elayne se demanda ce que ça révélait sur le statut de Merilille. Sans en être absolument sûre, elle postula que les Régentes ne la mettaient même pas au niveau des apprenties. Elles attendaient qu’elle obéisse à leurs ordres sans discuter, et rien de plus.

Reanne resta indignée par cette affaire. Alise et Sumeko, elles, ne furent pas les seules femmes de la Famille à manifester leur pensive désapprobation.

Soudain, Elayne s’avisa qu’il y avait un nouveau problème. Les membres de la Famille voyaient Ispan devenir de plus en plus docile, mais elle était prisonnière de ses collègues, si on pouvait exprimer les choses ainsi. Les Atha’an Miere n’étaient pas des sœurs, et Merilille restait une femme libre. Pourtant, elle commençait elle aussi à obéir dès que Renaile aboyait un ordre – même chose quand c’était Dorile, Caire ou Tebreille, la sœur de sang de cette dernière. Chacune de ces femmes était Régente pour la Maîtresse des Vagues d’un clan, et la sœur ne filait pas aussi doux face aux autres Atha’an Miere, mais quand même…

Les femmes de la Famille passèrent de la simple indignation à la réflexion critique. Au fond, les Aes Sedai étaient peut-être bien des femmes comme les autres. Et dans ce cas, pourquoi se soumettre de nouveau à la discipline de la Tour Blanche, sous l’autorité de sœurs qui ne leur étaient en rien supérieures ? Après tout, n’avaient-elles pas survécu sans aide pendant des lustres, parfois même plus longtemps que les sœurs les plus âgées étaient prêtes à le croire ?

Elayne voyait presque ces idées se former dans la tête des compagnes de Reanne.

Quand elle en parla à Nynaeve, celle-ci se contenta de marmonner :

— Il est temps que certaines sœurs sachent ce que ça fait d’essayer de former quelqu’un qui croit en savoir plus long que son professeur. Les femmes qui ont une chance d’obtenir le châle s’accrocheront, quant aux autres, je ne vois pas pourquoi elles devraient courber l’échine.

Elayne s’abstint de mentionner les lamentations de Nynaeve au sujet de Sumeko, qui n’était pas vraiment du genre à courber l’échine. Pleine d’audace, la Naturelle avait critiqué certains tissages thérapeutiques de Nynaeve, les qualifiant de « patauds ». Bien entendu, l’ancienne Sage-Dame avait failli faire une crise d’apoplexie.

— En tout cas, inutile d’en parler à Egwene, si elle est au rendez-vous. Pas un mot sur tout ça et le reste. Elle a assez de soucis.

À l’évidence, le « reste » se référait à Merilille et à ses avanies avec les Régentes.


Au deuxième étage d’une auberge appelée La Nouvelle Charrue, les deux femmes étaient assises sur leur lit. Autour de leur cou pendait le ter’angreal consacré aux rêves, celui d’Elayne accroché à une simple cordelette et celui de Nynaeve à la chaîne d’or où elle gardait également la chevalière de Lan. Encore habillées, Aviendha et Birgitte avaient pris place sur des coffres à vêtements. Elles allaient « monter la garde » – leur expression – jusqu’à ce que la Fille-Héritière et Nynaeve reviennent du Monde des Rêves. Et elles ne retireraient pas leur cape jusqu’à ce que vienne pour elles le moment de se coucher.

La Nouvelle Charrue était en réalité très ancienne. Tous les murs s’effritaient et il y avait des courants d’air partout. Dans la chambre plutôt petite, les coffres et les baluchons empilés laissaient fort peu de place pour autre chose que le lit et la table de toilette. Bien sûr, à Caemlyn, Elayne devrait apparaître dans ses plus beaux atours. Elle avait pourtant honte que ses affaires soient transportées par les bêtes de bât alors que les autres femmes devaient les porter sur leur dos. Nynaeve, elle, ne semblait pas se sentir coupable au sujet de ses coffres.

Déjà seize jours de voyage… Dehors, la lumière de la lune se reflétait sur l’épaisse couche de neige qui couvrait le sol. Même si le ciel restait clément, la progression ne serait pas facile, le lendemain. Arriver à Caemlyn dans une semaine semblait désormais un objectif trop optimiste.

— Je suis assez maligne pour ne pas commettre de gaffe, dit Elayne à Nynaeve. Je n’ai pas envie de me faire encore réprimander.

Un euphémisme, cette façon de présenter les choses… Les deux femmes n’étaient plus allées en Tel’aran’rhiod depuis qu’elles avaient informé Egwene – le soir après avoir quitté le manoir – qu’elles avaient utilisé la Coupe des Vents. À contrecœur, elles avaient aussi mentionné le marché passé avec les Régentes des Vents – qui leur avaient forcé la main, là aussi, c’était peu de le dire.

Soudain, la Chaire d’Amyrlin, son étole sur les épaules, s’était dressée face à ses deux amies. Elayne savait que c’était la bonne façon de faire, et elle approuvait. La plus proche confidente d’une reine devait avoir conscience que son interlocutrice restait une souveraine avant d’être une amie. Cela dit, la Fille-Héritière n’avait guère apprécié de s’entendre dire par une amie – sur un ton qui n’avait rien d’amical – que Nynaeve et elle s’étaient comportées comme de sinistres abruties et avaient peut-être définitivement saboté tous leurs plans. De telles accusations étaient dures à supporter, surtout quand on était… parfaitement d’accord.

Très remontée, Egwene avait ajouté qu’elle ne punirait pas les deux « imbéciles heureuses » parce que leur temps était bien trop précieux pour qu’elles le gaspillent en purgeant une pénitence. Pour le moment…

Un juste courroux, avait dû convenir Elayne. Quand elle serait assise sur le Trône du Lion, elle resterait une Aes Sedai soumise aux lois, aux règles et aux coutumes de la Tour Blanche. Pas pour tout ce qui concernerait l’Andor – hors de question de livrer son pays à Tar Valon – mais pour ce qui la touchait personnellement. En conséquence, si pénible que ce fût, elle avait accepté calmement les acerbes critiques d’Egwene. Nynaeve, elle, avait gesticulé, bégayé d’embarras, protesté que c’était injuste et presque boudé. Puis elle s’était excusée si humblement – et si profusément – qu’Elayne avait un instant douté qu’il s’agissait de sa bonne vieille Nynaeve.

Restant dans son rôle de dirigeante, Egwene avait affiché son déplaisir même pendant qu’elle leur accordait son pardon du bout des lèvres. Si elle honorait le rendez-vous de ce soir, ce ne serait pas un moment agréable – au mieux.

Mais lorsque les deux amies se retrouvèrent dans le Salidar du Monde des Rêves, au sein de la Petite Tour et de ce qu’on appelait le bureau de la Chaire d’Amyrlin, Egwene n’était pas là. Un indice prouvait cependant qu’elle était venue depuis leur dernière rencontre. Quelques mots tracés sur un panneau de mur vermoulu par quelqu’un qui n’avait pas voulu se donner la peine de les graver.

« Restez à Caemlyn » et un peu plus loin : « Tenez votre langue et soyez prudentes. »

Les derniers ordres que leur avait donnés Egwene. Aller à Caemlyn et y rester jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen d’empêcher le Hall d’enfermer les deux « imbéciles heureuses » dans un baril de saumure. Un pense-bête que les deux femmes n’avaient aucun moyen d’effacer…

Elayne s’unit au saidar et laissa son propre message : le nombre quinze, apparemment gravé sur la table de travail d’Egwene. Une fois le tissage inversé et noué, il faudrait qu’une rêveuse passe ses doigts sur les chiffres pour s’apercevoir qu’ils n’étaient pas vraiment là. Faudrait-il vraiment quinze jours à la colonne pour atteindre Caemlyn ? Peut-être pas. Mais plus d’une dizaine, c’était une certitude.

Prenant garde à ne pas sortir la tête, Nynaeve alla à la fenêtre pour regarder dehors. Comme dans le monde réel, il faisait nuit, la lumière de la pleine lune faisant briller la neige. Mais le fond de l’air n’était pas froid. À part Nynaeve et Elayne, personne d’autre ne devait être là – et s’il y avait quelqu’un, ce n’était pas une fréquentation recommandable.

— J’espère qu’elle n’a pas de difficulté avec ses plans…, murmura l’ancienne Sage-Dame.

— Egwene nous a demandé de ne pas en parler, même entre nous, rappela Elayne.

« Quand un secret est éventé, il lui pousse des ailes. » Une autre maxime favorite de Lini.

Nynaeve se retourna, fit la grimace, puis regarda de nouveau dehors.

— Pour toi, c’est différent… Moi, je m’en suis occupée quand elle était petite, j’ai changé ses langes et je lui ai flanqué une ou deux fessées. Et voilà que je suis censée lui obéir quand elle claque des doigts. Ce n’est pas facile.

Elayne ne put pas résister à l’envie de claquer des doigts.

Nynaeve se retourna à la vitesse de l’éclair, les yeux exorbités d’angoisse. Sa robe d’équitation bleue se transforma d’abord en une tenue d’Acceptée, puis en ce qu’elle appelait de « solides habits de laine de Deux-Rivières épais et sombres ».

Quand elle comprit qu’Egwene n’était toujours pas là et n’avait donc rien entendu, elle faillit s’évanouir de soulagement.

Lorsqu’elles furent de retour dans leur corps et se réveillèrent assez longtemps pour dire à Aviendha et à Birgitte qu’elles pouvaient se coucher et leur résumer les derniers événements, l’Aielle trouva la plaisanterie d’Elayne excellente et Birgitte rit elle aussi de bon cœur.

Au matin, Nynaeve se vengea en réveillant la Fille-Héritière avec un glaçon. Le cri qu’elle poussa réveilla tout le village…

Trois jours plus tard, la première explosion se produisit.


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