12 De nouvelles alliances

Graendal aurait donné cher pour qu’il y ait ne serait-ce qu’un banal transcripteur parmi les objets qu’elle avait emportés d’Illian après la mort de Sammael. Pour l’essentiel, cet Âge était effrayant, primitif et hautement inconfortable. Pourtant, certaines choses lui convenaient. Dans une grande cage en bambou, à l’autre extrémité de la pièce, une centaine d’oiseaux au plumage coloré chantaient mélodieusement – presque aussi beaux à voir que les deux « chiots » en robe transparente, un jeune homme et une fille, qui attendaient de chaque côté de la porte, guettant une occasion de plaire à leur maîtresse et de lui donner du plaisir.

Si les lampes produisaient une lumière moins plaisante que celle des globes lumineux, lorsque de grands miroirs muraux la reflétaient, cela conférait une sorte de splendeur barbare aux dorures du plafond en forme d’écailles de poisson.

Avec un transcripteur, Graendal aurait simplement eu besoin de dicter sa lettre. Mais devoir la rédiger, au fond, lui procurait un plaisir pas si éloigné que ça de celui qu’elle éprouvait en dessinant. L’écriture de cet Âge était des plus simples, et apprendre à imiter celle d’une personne donnée n’avait posé aucun problème particulier.

Après avoir signé – pas avec son vrai nom, bien entendu – Graendal sécha l’encre avec du sable, puis elle plia la feuille de parchemin et la ferma avec un des sceaux de tailles diverses alignés sur sa table de travail. La Main et l’Épée de l’Arad Doman s’imprimèrent sur un cercle irrégulier de cire d’un bleu tirant sur le vert.

— Apporte ce pli au seigneur Ituralde, ordonna-t-elle à son troisième serviteur. Fais vite et ne dis pas un mot de plus que ceux que je t’ai soufflés.

— Je serai aussi rapide que mon cheval me le permettra, ma dame, dit Nazran en s’emparant de la missive.

Il caressa du bout d’un index sa fine moustache noire. Costaud, le teint mat, ce gaillard vêtu d’une veste bleue bien coupée était plutôt beau. Mais pas assez beau.

— Quant à tes instructions : je tiens cette lettre de dame Turva, morte de ses blessures après m’avoir confié qu’elle était une messagère du roi Alsalam et avait été attaquée par un Homme Gris.

— Surtout, qu’il y ait du sang humain sur la lettre ! rappela Graendal.

Elle doutait fort que quiconque, dans cet Âge de barbares, soit capable de faire la différence entre le sang humain et celui d’un animal. Mais après avoir eu plusieurs mauvaises surprises, elle préférait ne prendre aucun risque.

— Assez pour que ce soit réaliste, mais sans effacer ce que j’ai écrit.

Nazran s’inclina de nouveau, ses yeux s’attardant langoureusement sur sa maîtresse, puis il se redressa et partit au pas de course sur le sol aux dalles en marbre jaune clair. Alors qu’il était autrefois un ami du jeune homme, il ne parut pas remarquer les deux « chiots » qui couvaient Graendal du regard. Pour que Nazran devienne aussi soumis qu’eux, une infime touche de coercition avait été nécessaire – en plus de la promesse de goûter de nouveau aux charmes de Graendal, bien sûr.

L’Élue eut un petit rire. Cet idiot croyait y avoir goûté. Pour ça, il n’était pas assez beau, justement. Et dans le cas contraire, il n’aurait plus été possible de l’utiliser pour autre chose… Là, ce proche cousin du roi allait galoper ventre à terre pour livrer à Ituralde un message prétendument écrit par Alsalam, confié à une noble dame et convoité par un Homme Gris. Si cette initiative ne répondait pas à l’ordre du Grand Seigneur – semer le chaos partout et l’attiser inlassablement – rien ne pourrait le faire, à part l’usage des Torrents de Feu.

En outre, cette machination servirait les objectifs personnels de Graendal. Son plan à elle…

L’Élue saisit la seule bague, sur la table, qui ne fût pas un sceau. Un petit anneau d’or ordinaire, tout juste bon pour son auriculaire. Trouver parmi les biens de Sammael un angreal configuré pour une femme avait été une agréable surprise. Quelle affaire ça avait été, cela dit ! Fouiller dans les possessions du mort tandis qu’al Thor et ses Asha’man – quel nom pompeux pour des minables ! – entraient et sortaient sans cesse des appartements de Sammael, dans le Grand Hall du Conseil. Ces vautours avaient emporté tout ce qu’elle avait dédaigné, jusqu’à la dernière babiole… Des minables, oui, mais dangereux, tout particulièrement al’Thor. D’autant qu’il n’était pas question que quiconque établisse le moindre rapport entre Sammael et elle. À présent, il était temps de tourner le dos au désastre provoqué par le défunt Élu et d’accélérer la mise en application de son plan.

Un éclair vertical apparut soudain à l’autre bout de la pièce, se détachant sur le fond sombre d’une tapisserie séparant deux miroirs. Puis le son cristallin d’un carillon se fit entendre. Quelle divine surprise ! Dans cet Âge de rustres, quelqu’un se souvenait de la courtoisie en vigueur en d’autres temps.

Se levant, Graendal força un peu pour passer l’anneau à son doigt, à côté d’une bague ornée d’un rubis, puis elle s’unit au saidar par l’intermédiaire de l’artefact et généra le tissage qui, pour ses visiteurs, de l’autre côté du portail, serait une réponse musicale à leur demande d’audience.

L’angreal n’ajoutait pas grand-chose à la puissance de Graendal. Cela dit, toute personne pensant connaître sa force s’exposait à une grande surprise.

Le portail s’ouvrit pour laisser passer deux visiteuses vêtues de robes rouge et noir quasiment identiques. Comme à son habitude, Moghedien avança d’un pas prudent, balayant la pièce du regard en quête d’une embuscade. À un moment, le portail fluctua, mais elle ne lâcha pas le saidar – une précaution judicieuse, même si Moghedien, depuis toujours, en était ridiculement prodigue. À toutes fins utiles, Graendal resta elle aussi unie à la Source.

Petite femme aux longs cheveux argentés et aux yeux bleus pétillants, la compagne de Moghedien accorda à peine un regard à Graendal. À la voir, on aurait pu se croire devant une Première Conseillère contrainte de frayer avec de modestes travailleurs et bien décidée à ignorer leur présence. Pour imiter l’Araignée, fallait-il qu’elle soit idiote ! Le rouge et le noir n’allaient pas à son teint, et quand on avait une poitrine pareille, ne pas la mettre plus en valeur était du gaspillage !

— Graendal, je te présente Cyndane, dit Moghedien. Nous… travaillons ensemble.

Moghedien ne sourit pas lorsqu’elle prononça le nom de la jeune femme si hautaine. Graendal, en revanche, ne put s’en empêcher. Un joli prénom pour une très jolie fille, mais quel mauvais coup du sort avait poussé une mère de cette époque à baptiser sa fille « Dernière Chance » ?

Cyndane resta de marbre, mais une lueur passa dans ses yeux. Une superbe poupée sculptée dans de la glace, et avec des braises secrètes. On eût bien dit qu’elle connaissait le sens de son prénom… et ne l’aimait pas du tout.

— Qu’est-ce qui vous amène, ton amie et toi ? demanda Graendal à Moghedien.

L’Araignée était bien la dernière personne qu’elle s’attendait à voir sortir de l’ombre.

— Surtout, ne te gêne pas pour parler devant mes serviteurs.

Graendal fit un geste. Aussitôt, le couple qui flanquait la porte se prosterna. Ces deux-là ne seraient pas morts sur un simple mot d’elle, mais presque…

— Quel intérêt leur trouves-tu après avoir détruit en eux tout ce qui a de la valeur ? demanda Cyndane.

Avançant d’un pas décidé, elle se tenait très droite, faisant tout pour se grandir.

— Sais-tu que Sammael est mort ?

Graendal parvint à ne pas broncher, mais ça lui coûta un gros effort. Au début, elle avait pris cette fille pour un Suppôt des Ténèbres au service de Moghedien – peut-être une noble pensant que son titre avait une quelconque importance. Mais à présent qu’elle approchait… Cyndane était plus puissante qu’elle dans le Pouvoir ! Même dans l’âge d’origine de Graendal, c’était une occurrence rarissime parmi les hommes et très peu fréquente parmi les femmes.

D’instinct, l’Élue décida de renoncer à la stratégie consistant à nier tout lien avec Sammael.

— Je m’en doutais, dit-elle en adressant à Moghedien un sourire hypocrite.

Que savait l’Araignée ? Et où avait-elle déniché une fille si puissante ? Enfin, pourquoi voyageait-elle avec Cyndane ? Depuis toujours, Moghedien était jalouse des femmes meilleures qu’elle dans le Pouvoir. Dans n’importe quoi, à dire vrai…

— Il venait me voir souvent, continua Graendal, et toujours pour me demander de participer à des plans délirants. Bien sûr, je n’ai jamais refusé directement. Vous savez à quel point cet homme est – était – dangereux. Comme ses visites étaient très fréquentes, quand elles ont cessé, j’ai supposé qu’il lui était arrivé malheur. Moghedien, qui est cette jeune femme ? Une remarquable découverte.

Cyndane plongea ses yeux bleus dans ceux de l’Élue.

— Elle t’a dit mon nom. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.

Alors qu’elle avait conscience de s’adresser à une Élue, la fille parlait d’un ton assuré. À l’évidence, ce n’était pas un simple Suppôt des Ténèbres, même sans tenir compte de sa puissance hors du commun. Ou alors, elle était folle à lier.

— Graendal, as-tu prêté attention au climat ?

Graendal s’avisa que Moghedien laissait à Cyndane le soin de mener la conversation. Rester dans l’ombre jusqu’à ce qu’une faiblesse apparaisse… Sa tactique préférée, et un jeu qu’il ne fallait surtout pas lui laisser jouer.

— Je suppose que tu n’es pas venue me parler du décès de Sammael, Moghedien, et pas davantage du climat. Tu sais que je sors très rarement.

Dans la nature, l’indiscipline régnait. Pour se protéger de cette anarchie, Graendal vivait dans des pièces dépourvues de fenêtres.

— Tu commets une erreur, Graendal, dit Cyndane avec un sourire franchement amusé. C’est moi qui commande. À cause de ses récentes erreurs, Moghedien n’est pas dans les petits papiers de Moridin.

Enroulant les bras autour de son torse, Moghedien foudroya sa compagne du regard. Une réaction qui valait confirmation de ses propos. Sans crier gare, Cyndane écarquilla les yeux, frissonna et laissa échapper un petit cri.

Une lueur jubilatoire dansa dans les yeux de l’Araignée.

— Tu commandes provisoirement… À ses yeux, tu ne vaux guère mieux que moi.

Ce fut au tour de Moghedien de frémir et d’étouffer un gémissement.

Graendal se demanda si ces deux femmes ne lui jouaient pas la comédie. La haine qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre semblait cependant sincère. Et de toute façon, la situation se préciserait au fil du temps… En caressant d’instinct l’angreal qu’elle portait à un doigt, Graendal s’approcha d’un fauteuil sans quitter ses visiteuses du regard. Sentir le saidar circuler en elle la réconfortait. Non qu’elle en eût besoin, mais il y avait quelque chose d’étrange dans tout ça…

Le haut dossier du fauteuil, doré à l’or fin et sculpté, le faisait ressembler à un trône. Pourtant, il n’était pas différent des autres sièges de la pièce. Les subtils détails de ce genre affectaient les esprits les plus forts d’une manière insidieuse dont ils ne prenaient jamais conscience.

Graendal s’assit et croisa les jambes, un pied battant doucement la mesure. L’image même de la décontraction.

— Puisque tu commandes, mon enfant, dis-moi qui est cet homme qui se nomme lui-même la Mort. Qu’est-il exactement ?

— Moridin est Nae’blis, répondit Cyndane, froide et arrogante. Le Grand Seigneur a décidé qu’il est temps que tu serves aussi Nae’blis.

Graendal se redressa sur son siège.

— C’est absurde ! s’écria-t-elle, furieuse. Un homme dont je n’ai jamais entendu parler aurait été nommé Régent du Grand Seigneur sur la Terre ?

Graendal n’en voulait jamais à ceux qui tentaient de la manipuler – de toute façon, elle trouvait toujours un moyen de retourner leur machination contre eux – mais là, Moghedien la prenait pour une demeurée. Car c’était elle qui tirait les ficelles de la fille, ça tombait sous le sens malgré leur comédie.

— Je sers le Grand Seigneur et moi-même – personne d’autre ! Vous devriez vous retirer et aller jouer ailleurs à vos petits jeux. Demandred pourrait les trouver amusants. Ou Semirhage, peut-être. En partant, prenez garde à votre façon de canaliser. J’ai placé quelques champs inversés, et ce serait dommage que vous en déclenchiez un.

Un mensonge, certes, mais très crédible. Du coup, Graendal fut stupéfiée quand Moghedien canalisa le Pouvoir, éteignant soudain toutes les lampes de la pièce. Dans le noir, Graendal se jeta hors de son fauteuil afin de ne pas être à l’endroit où ses adversaires l’avaient vue pour la dernière fois. Puis elle tissa une sphère de lumière blanche qui lui révéla la position des deux femmes. Instantanément, elle canalisa encore, s’aidant de son angreal. Elle n’en aurait pas eu besoin, mais il ne fallait jamais se priver du moindre avantage. En un clin d’œil, un réseau de coercition enveloppa les deux femmes.

Un tissage très serré, sous le coup de la colère, et presque assez puissant pour blesser. Désormais, Moghedien et Cyndane la regardaient avec vénération, bouche bée d’adoration devant elle. La donne avait changé. À présent, si elle leur demandait de se trancher la gorge pour elle, ni l’une ni l’autre n’hésiterait une seconde.

Moghedien n’était plus unie à la Source. Le choc de la coercition, sans doute. Près de la porte, les domestiques n’avaient pas bronché.

— Et maintenant, dit Graendal, un rien essoufflée, vous allez répondre à mes questions.

Il y en avait beaucoup. Par exemple : qui était ce Moridin, s’il existait ? Ou de quel endroit venait Cyndane ? Mais la priorité n’était pas là.

— Que croyais-tu gagner en agissant ainsi, Moghedien ? Si je décidais de nouer ce tissage, tu paierais ton petit jeu au prix fort : me servir aveuglément.

— Non, je t’en prie ! gémit l’Araignée, au bord des larmes. Tu nous tuerais toutes ! Tu dois servir le Nae’blis ! C’est pour ça que nous sommes ici. Afin que tu passes au service de Moridin.

Terrorisée comme sa compagne, Cyndane haletait, sa poitrine se soulevant en rythme.

Mal à l’aise, Graendal hésita. Tout ça n’avait aucun sens. Alors qu’elle allait parler, la Source Authentique disparut soudain et le Pouvoir la quitta. Dans la pièce de nouveau obscure, les oiseaux en cage se mirent à battre follement des ailes et à pépier d’angoisse.

Dans le dos de Graendal, une voix rauque retentit :

— Le Grand Seigneur a pensé que tu ne les croirais peut-être pas sur parole, Graendal. Les temps où tu étais libre comme l’air sont révolus.

Une boule noire apparut dans l’air, plus sombre que le reste, et une lumière argentée en jaillit. Les miroirs ne la reflétèrent pas, comme s’ils étaient ternis, et les oiseaux se turent – pétrifiés de terreur, comprit Graendal.

Avant de se tétaniser aussi lorsqu’elle vit le Myrddraal qui venait d’apparaître dans la pièce. Vêtu de noir, pâle comme un mort et dépourvu d’yeux, c’était le plus grand qu’elle ait jamais vu. Ce devait être à cause de lui qu’elle ne sentait plus la Source. Sauf que… c’était impossible ! Et pourtant… Qui pouvait avoir généré cette sphère noire, à part le Blafard ?

Graendal n’avait jamais partagé la peur panique que certains éprouvaient sous le « regard » d’un Myrddraal. Elle dut pourtant empêcher ses mains de voler jusqu’à son visage pour lui recouvrir les yeux. Jetant un coup d’œil à Moghedien et Cyndane, elle tressaillit. Toutes les deux étaient agenouillées, comme ses chiots, se prosternant devant le Sans-Yeux.

— Tu es un messager du Grand Seigneur ? demanda Graendal.

Sa voix ne tremblait pas, mais elle était ridiculement faible. Le Grand Seigneur, utilisant un Myrddraal comme messager ? Jamais elle n’avait entendu parler d’une chose pareille. Même si elle était connue pour sa couardise, Moghedien restait une Élue et elle s’aplatissait avec autant de conviction que Cyndane. Et il y avait cette lumière…

Graendal se prit soudain à regretter le décolleté vertigineux de sa robe. Une angoisse ridicule, bien entendu ! Les Myrddraals étaient certes de grands amateurs de femmes, mais elle était une des…

L’Élue jeta un nouveau coup d’œil à Moghedien.

Le Blafard approcha presque nonchalamment, sa cape noire ne bougeant pas alors qu’il se déplaçait. Selon feu Aginor, ces créatures n’étaient pas présentes au monde de la même manière que tout un chacun. « Légèrement décalées par rapport au temps et à la réalité », disait-il. Quoi que ça ait pu signifier…

— Je suis Shaidar Haran, dit le Myrddraal.

S’arrêtant près des deux chiots, il les prit par la peau du cou, un dans chaque main.

— Quand je parle, dis-toi que tu entends la voix du Grand Seigneur des Ténèbres.

Shaidar Haran serra le cou de ses proies, et il y eut un bruit d’os qui se brisent. En mourant, le jeune homme eut un spasme alors que la jeune femme devint tout simplement inerte. Deux des plus jolis animaux domestiques de Graendal !

— Je suis Sa main en ce monde, Graendal. Quand tu te tiens en face de moi, tu te tiens en face de lui…

Graendal réfléchit à la vitesse de l’éclair. Elle avait peur, un sentiment qu’elle avait plutôt l’habitude d’inspirer aux autres, mais elle savait comment contrôler cette réaction. Si elle n’avait jamais commandé une armée, contrairement à certains autres Élus, elle était familière du danger et ignorait la lâcheté. Cela dit, la menace était inédite. Et la réaction de Moghedien et de Cyndane incitait à la prendre au sérieux. Ce Myrddraal, si c’en était vraiment un, disait la vérité. Et comme elle le redoutait depuis longtemps, le Grand Seigneur avait décidé de prendre les choses en main plus directement. S’il avait eu vent de son complot avec Sammael… De toute façon, il s’était résolu à agir, et parier qu’il ne savait pas, à ce point des opérations, aurait été absurde et dangereux.

Graendal s’agenouilla devant le Blafard.

— Que veux-tu que je fasse ?

Sa voix était redevenue normale. Faire montre de souplesse n’avait aucun rapport avec la lâcheté. Quand on ne pliait pas devant le Grand Seigneur, il vous faisait plier de force. Ou il vous brisait en deux !

— Dois-je t’appeler Grand Maître, ou préférerais-tu un autre titre ? J’avoue que je serais mal à l’aise de m’adresser à toi comme je m’adresse à lui, même si tu es sa main en ce monde.

Le Myrddraal éclata de rire. En principe, ses semblables ne le faisaient jamais…

— Tu es plus courageuse que bien des gens. Et plus sage. Pour toi, je serai Shaidar Haran. Tant que tu n’oublies pas qui je suis vraiment… Mais ne permets pas à ton courage de prendre le dessus sur ta peur !

Tandis que le Blafard lui communiquait ses consignes – la première étant de rendre visite à Moridin –, Graendal remit un peu d’ordre dans ses pensées. Pour commencer, elle allait devoir se méfier de Moghedien et de Cyndane, qui voudraient sûrement se venger d’avoir été soumises à la coercition. Et « Dernière Chance » devait être au moins aussi rancunière que l’Araignée… Ensuite, elle décida de ne pas mentionner sa lettre à Rodel Ituralde. Rien de ce que disait Haran n’impliquait que cette initiative déplairait au Grand Seigneur, et elle devait encore garder quelques atouts dans sa manche.

Moridin était peut-être Nae’blis aujourd’hui, mais qui pouvait dire ce qu’il en serait demain ?


Tentant de résister aux cahots du carrosse d’Arilyn, Cadsuane ouvrit un des rideaux de cuir de la fenêtre afin de jeter un coup d’œil dehors. Sous un ciel lourd de nuages déchirés par un vent violent, il bruinait sur Cairhien. Secoué par les bourrasques, le carrosse semblait parfois devoir se renverser sur le côté.

Sentant des gouttes d’eau glaciale s’écraser sur sa main, Cadsuane songea qu’il risquait de neiger, si la température baissait encore un peu. Frissonnant, la sœur s’enveloppa dans la cape de voyage en laine qu’elle avait été ravie de trouver au fond de ses sacoches de selle. Bientôt, il ferait plus froid…

Les toits pointus et les pavés des rues presque désertes brillaient d’humidité. Et même si la pluie n’était pas forte, peu de gens osaient affronter la tempête naissante.

Conduisant à petits coups d’aiguillon son char à bœuf, une femme remontait lentement la rue. Plus pressés, des badauds emmitouflés dans leur manteau s’écartèrent vivement sur le passage d’une chaise à porteurs dont le fanion rigide menaçait de plier sous les assauts du vent.

Comme la femme et son bœuf, d’autres passants ne voyaient aucune raison de se presser. Au milieu de la rue, un Aiel incroyablement grand contemplait le ciel, bouche bée, tandis que la pluie le trempait lentement mais sûrement. Fasciné, il ne s’aperçut même pas qu’un coupe-bourse venait de le délester de son argent et s’éloignait d’un pas serein.

Sa cape battant au vent, une femme – noble, très probablement, car qui d’autre aurait arboré une telle pyramide de cheveux ? – marchait lentement en inclinant la tête en arrière. Était-ce la première fois qu’elle arpentait ainsi une rue, comme n’importe qui ? En tout cas, elle riait aux éclats tandis que des gouttes d’eau s’écrasaient sur son visage.

Sur le seuil de sa boutique, une parfumeuse lorgnait le ciel d’un air mauvais. Aujourd’hui, aucune chance que les affaires soient bonnes ! Pour la même raison, la plupart des colporteurs avaient fichu le camp, n’étaient une poignée d’irréductibles, abrités sous des auvents, qui continuaient à vanter les mérites de leur tourte à la viande ou de leur infusion bien chaude.

Deux chiens faméliques et pouilleux jaillirent d’une ruelle et se lancèrent à la poursuite du carrosse en aboyant. Amusée, Cadsuane referma le rideau. Les chiens semblaient aussi doués que les chats pour reconnaître les femmes capables de canaliser. Mais de toute évidence, ils les prenaient pour des félins géants !

Les deux femmes assises en face de Cadsuane étaient plongées dans une grande conversation.

— Désolée, dit Daigian, mais c’est d’une logique incontournable.

Hochant la tête comme pour s’excuser, elle fit osciller sur son front la pierre de lune attachée à la fine chaîne d’argent retenant sa longue chevelure noire. Puis elle enchaîna très vite, comme si elle craignait d’être interrompue :

— Si tu admets que cette incroyable chaleur était l’œuvre du Ténébreux, tu dois reconnaître que le changement climatique a pour source une autre… instance. Lui, il n’aurait pas renoncé. Tu peux m’objecter qu’il a pu décider de geler le monde, ou de le noyer sous un déluge, au lieu de le faire fondre de chaud, mais pourquoi aurait-il changé d’avis ? Si la chaleur avait persisté jusqu’au printemps, il y aurait eu d’innombrables morts, exactement comme s’il neigeait en été. Donc, en toute logique, quelqu’un d’autre est intervenu.

Le manque d’assurance de Daigian avait quelque chose d’énervant. Cela dit, Cadsuane n’avait rien à objecter à son raisonnement. Et elle aurait donné cher pour savoir qui était intervenu sur le climat.

— Par pitié ! gémit Kumira. J’aimerais mieux avoir une once de preuve irréfutable plutôt que de voir se déverser sur moi un tombereau de logique de l’Ajah Blanc !

Pour sa part, Kumira appartenait à l’Ajah Marron, même si elle présentait fort peu de défauts communs à ces sœurs-là. Très jolie, les cheveux courts, elle avait les pieds sur terre et n’était jamais perdue dans ses pensées au point d’en oublier jusqu’à l’existence du monde. Pour adoucir ses propos, elle tapota le genou de Daigian et la gratifia d’un sourire qui se refléta dans ses yeux bleus, leur conférant une chaleur inhabituelle. Au Shienar, son pays d’origine, on tenait la politesse pour une vertu majeure, et Kumira s’efforçait de ne jamais blesser les gens. Involontairement, en tout cas.

— Concentre-toi plutôt sur ce que nous pouvons faire pour les sœurs prisonnières des Aiels. Si quelqu’un est capable d’avoir une bonne idée, c’est bien toi !

— Ces femmes méritent leur sort, lâcha Cadsuane.

Comme ses compagnes, elle n’avait pas été autorisée à approcher du camp des Aielles. En revanche, une partie des idiotes qui avaient juré fidélité à al’Thor s’y étaient aventurées – pour revenir blêmes comme des mortes, et déchirées entre l’envie de vomir et celle de faire un malheur. En principe, Cadsuane aurait dû elle aussi être outrée par cette atteinte à la dignité d’Aes Sedai, quel que soit le contexte. Mais pas dans ces circonstances… Pour atteindre son objectif, elle aurait forcé toutes les sœurs de la Tour Blanche à défiler nues dans les rues de Tar Valon. Alors, pourquoi se soucier des malheurs de quelques imbéciles qui auraient pu tout ficher en l’air ?

Même si elle connaissait parfaitement la position de Cadsuane, Kumira voulut répliquer, mais son aînée ne lui en laissa pas l’occasion.

— Elles pleureront peut-être assez pour expier le gâchis qu’elles ont fait, mais j’en doute. Quoi qu’il en soit, elles ne sont pas entre nos mains – et si elles étaient entre les miennes, qui sait si je ne les livrerais pas aux Aielles ? Oublie-les, Daigian. Et concentre ta fine intelligence sur le sujet que je t’ai indiqué.

À ce compliment, la Cairhienienne s’empourpra. Par bonheur, elle n’était pas si godiche quand elle ne frayait pas avec d’autres sœurs. Les mains sur son giron, Kumira se tenait bien droite, l’air impassible. Un rien morose, certes, mais ça ne durerait pas. Ces deux femmes étaient exactement les compagnes dont Cadsuane avait besoin aujourd’hui.

Le carrosse tangua de plus belle en s’engageant sur la rampe qui conduisait au Palais du Soleil.

— N’oubliez pas ce que je vous ai dit, souffla Cadsuane aux deux sœurs, et soyez prudentes.

Kumira et Daigian murmurèrent qu’elles feraient attention, et leur aînée acquiesça. En cas de besoin, Cadsuane aurait sacrifié ces deux femmes d’un cœur léger. Mais elle ne voulait pas les perdre à cause d’une imprudence.

Reconnaissant les armes d’Arilyn sur la portière, et sachant qui utilisait le carrosse, les gardes ne firent pas de difficultés pour le laisser entrer. Toute la semaine, ce véhicule avait souvent franchi les portes du palais…

Quand les chevaux se furent immobilisés, un serviteur en tenue noire ordinaire vint ouvrir la portière et proposa aux visiteuses la protection d’un grand parapluie plat. La pluie en dégoulinait pour venir s’écraser sur son crâne, mais après tout, ce n’était pas lui qu’il convenait d’abriter.

Après avoir vérifié que tous les ornements accrochés à son chignon étaient bien là – elle n’en avait jamais perdu un, mais c’était grâce à ce genre de précautions, justement –, Cadsuane récupéra le panier d’osier glissé sous sa banquette et descendit du carrosse. Une bonne dizaine d’autres domestiques armés de parapluies attendaient derrière le premier. Un carrosse de ce type pouvait difficilement contenir autant de passagers, mais les domestiques ne voulaient prendre aucun risque. Attendant d’être sûrs du nombre de visiteuses, ceux qui étaient en trop s’en allèrent d’un pas lent et digne.

À l’évidence, le carrosse avait été repéré de loin. Dans le hall d’entrée, une haie d’honneur composée de serviteurs des deux sexes attendait les Aes Sedai. On se précipita pour prendre leur cape, puis on leur proposa des gants de toilette humides pour se rafraîchir si elles en éprouvaient le besoin. Enfin, elles eurent droit à un gobelet de vin chaud aux épices. Une boisson d’hiver, mais la chute de la température justifiait parfaitement ce choix. Et de toute façon, on était en hiver !

Au milieu de grandes colonnes carrées, face à des frises qui illustraient des batailles sans doute historiques pour le Cairhien, trois Aes Sedai attendaient en silence, mais Cadsuane les ignora.

Un des jeunes serviteurs portait une broderie sur le côté gauche de la poitrine. Une petite créature écarlate et or qu’on appelait un Dragon. Corgaide, la femme grisonnante au visage austère qui dirigeait les serviteurs du palais, n’arborait aucun ornement, à part le grand trousseau de clés accroché à sa ceinture. Les autres domestiques étaient eux aussi d’une parfaite sobriété vestimentaire. Malgré l’enthousiasme du jeune homme, c’était Corgaide – la Maîtresse des Clés – qui déterminait la mode en vigueur parmi le personnel. Mais elle avait permis au jeune type de porter son Dragon, un détail que Cadsuane grava dans sa mémoire. Puis, parlant à mi-voix, elle demanda à Corgaide de lui fournir une chambre où elle pourrait se consacrer en paix à sa broderie en cours. La brave femme ne parut pas perturbée par cette requête. À l’évidence, elle avait dû en voir et en entendre d’autres durant sa carrière au palais.

Alors que la petite armée de serviteurs se retirait, Cadsuane se tourna enfin vers les trois sœurs – qui ne regardaient qu’elle, ignorant totalement Kumira et Daigian. Corgaide ne s’en alla pas, mais elle resta à l’écart, respectant l’intimité des sœurs.

— Je ne m’attendais pas à vous voir aller et venir librement, lança Cadsuane aux trois Aes Sedai. Les Aielles traitent plutôt durement leurs apprenties, d’après ce qu’on m’a dit.

Faeldrin ne broncha quasiment pas. Merana, en revanche, rosit d’embarras et serra un peu trop fort le devant de sa robe. Secouée par les derniers événements, cette sœur ne redeviendrait peut-être jamais totalement elle-même. Bera, bien entendu, ressemblait à une statue de marbre.

— On nous a donné notre journée à cause de la pluie, répondit-elle.

Solide bonne femme en robe de laine ordinaire – bien coupée, mais d’une affligeante banalité –, Bera aurait sans doute paru mieux à sa place dans une ferme qu’au cœur d’un palais. Mais il ne fallait pas se laisser abuser. Vive d’esprit, d’une détermination d’acier, cette Aes Sedai ne commettait jamais deux fois la même erreur.

Comme beaucoup de sœurs, elle était toujours fort surprise par la réapparition de Cadsuane Melaidhrin, en chair et en os et telle qu’en elle-même, mais elle ne se laissait pas aveugler par l’admiration normalement due à une telle légende.

— Cadsuane, reprit-elle, je ne comprends pas pourquoi tu continues à venir. À l’évidence, tu veux quelque chose de nous, mais si tu ne dis pas quoi, nous ne pourrons pas t’aider. Nous savons ce que tu as fait pour le… seigneur Dragon…

Bera avait encore des difficultés avec ce titre. Toutes ces femmes ne savaient pas trop comment appeler le garçon.

— Cadsuane, il saute aux yeux que tu es venue à Cairhien à cause de lui. Si tu ne nous dis pas pourquoi et avec quelles intentions, tu ne recevras pas d’aide de notre part.

Faeldrin, elle aussi membre de l’Ajah Vert, avait paru choquée par le ton de Bera. Mais elle approuva du chef la teneur de son discours.

— Tu dois comprendre une chose, intervint Merana, un peu requinquée. Si nous croyons justifié de t’affronter, nous le ferons.

Bera ne broncha pas. En revanche, Faeldrin fit la moue. Parce qu’elle n’était pas d’accord ? Ou parce qu’elle n’aurait pas voulu en dire autant ?

Cadsuane eut un petit sourire. Leur rendre des comptes ? Attendre de savoir si elles « croyaient justifié de l’affronter » ? Jusque-là, ces sœurs avaient seulement « réussi » à se faire enfermer dans les sacoches de selle du jeune al’Thor, pieds et poings liés. Un palmarès insuffisant pour les laisser décider du choix de leur robe !

— Je ne suis pas venue pour vous voir, dit Cadsuane. Mais Daigian et Kumira seront sans doute ravies de vous avoir, puisque vous êtes en congé. À présent, si vous voulez bien m’excuser…

Faisant signe à Corgaide de lui montrer le chemin, Cadsuane la suivit d’un pas allègre. Se retournant une seule fois, elle vit que Bera et les autres avaient pris en charge Kumira et Daigian – mais pas à la façon dont on accueille des invitées bienvenues.

Beaucoup de sœurs considéraient Daigian comme une Naturelle un peu améliorée et la traitaient à peine moins mal qu’une servante. Et Kumira, en cette compagnie, ne pouvait prétendre à beaucoup plus de prestige. Bref, impossible de soupçonner, même pour le pire paranoïaque, que ces deux-là étaient ici pour convaincre quiconque de quoi que ce soit. Comme prévu, Daigian ferait le service des infusions et resterait dans son coin, muette sauf quand on la questionnerait, et elle concentrerait sa remarquable intelligence sur tout ce qu’elle entendrait. Laissant tout le monde sauf Daigian parler avant elle, Kumira enregistrerait chaque mot et chaque expression, jusqu’à la dernière grimace…

Bera et les autres respecteraient le serment prêté au garçon, ça allait sans dire. Mais jusqu’à quel point ? Toute la question était là. Même la soumission de Merana pouvait avoir des limites, dans certaines circonstances. La situation n’était guère brillante, certes, mais ces sœurs avaient encore une marge de manœuvre. Ou une marge pour être manipulées…

Dans les couloirs décorés de tapisseries, les domestiques en livrée noire s’écartèrent vivement pour laisser passer Corgaide et Cadsuane, les gratifiant de force révérences et courbettes par-dessus des paniers, des plateaux ou des piles de serviettes. À la façon dont ces gens regardaient la Maîtresse des Clés, Cadsuane déduisit que cette déférence lui était destinée bien plus qu’à elle, toute Aes Sedai qu’elle soit.

Les deux femmes croisèrent aussi quelques Aiels. Des géants d’hommes au regard froid de lion et des femmes ressemblant à des panthères au regard encore plus glacial. Quelques paires d’yeux se posèrent sur Cadsuane, la faisant quasiment frissonner sous cette vague de froid, mais plusieurs hommes la saluèrent gravement de la tête et deux ou trois femmes allèrent jusqu’à lui sourire. Même si elle ne s’était jamais vantée d’avoir contribué à sauver le Car’a’carn, les histoires s’embellissaient à force d’être répétées, et cette croyance assez répandue lui valait plus de respect qu’à n’importe quelle autre sœur – et une très grande liberté de mouvement à l’intérieur du palais. Un instant, la sœur se demanda comment auraient réagi ces gens s’ils avaient connu la vérité. À savoir que Cadsuane Melaidhrin, si elle avait eu le fichu garçon sous la main en cet instant, aurait eu un mal de chien à s’empêcher de le battre comme plâtre. À peine plus d’une semaine s’était écoulée depuis qu’il était passé à un souffle de se faire tuer, et il ne se contentait pas seulement d’éviter Cadsuane. Non, selon ce qu’on racontait, il avait fait tout ce qu’il fallait pour lui rendre la tâche encore plus difficile ! Quel dommage qu’il n’ait pas grandi à Far Madding, ce maudit garçon ! Mais ça aurait sans doute conduit à un autre genre de catastrophe…

La chambre que Corgaide choisit pour son « invitée » se révéla agréablement chaude grâce au feu qui crépitait dans chacune des deux cheminées. Plusieurs grandes lampes, leurs flammes reflétées par des cylindres de verre, compensaient largement la grisaille du jour qui pénétrait par les fenêtres. À l’évidence, pendant qu’elle attendait dans le hall, la Maîtresse des Clés avait donné des ordres pour qu’on prépare cet endroit. Portant sur un plateau une bouilloire d’infusion, un pichet de vin chaud et des petits gâteaux au miel, une servante entra dans la pièce quelques secondes après la sœur et son hôte.

— Avez-vous besoin d’autre chose, Aes Sedai ? demanda Corgaide.

Sans répondre immédiatement, Cadsuane posa son panier de broderie sur un guéridon aux pieds sculptés et dorés à l’or fin. Ici, presque tout était lourdement ornementé, y compris les moulures du plafond. Chaque fois qu’elle venait au Cairhien, Cadsuane se sentait comme un poisson rouge dans un aquarium. Malgré la chaleur ambiante et la vive lumière, la pluie qu’elle voyait tomber derrière les grandes et étroites fenêtres accentuait cette impression.

— L’infusion me suffira, répondit enfin Cadsuane. Auriez-vous la bonté de dire à Alanna Mosvani que je veux la voir ? Précisez-lui que c’est urgent !

S’inclinant dans un cliquetis de clés, Corgaide assura qu’elle allait se charger en personne de transmettre ce message à « Alanna Aes Sedai ». Puis elle se retira sans se départir de son air digne et grave. À coup sûr, elle devait se demander si la requête de Cadsuane avait un sens caché. Eh bien, ce n’était pas le cas, parce que la sœur, dès que c’était possible, optait pour une approche directe. En procédant ainsi, elle avait roulé dans la farine bien des « esprits supérieurs » qui avaient refusé de prendre ses propos pour argent comptant.

Ouvrant son panier, elle en sortit son tambour enveloppé dans une petite pièce de tapisserie à moitié terminée. À l’intérieur de ce panier, des poches spéciales étaient conçues pour contenir un matériel sans aucun rapport avec la broderie. Un miroir à main, une brosse et un peigne – tous dotés d’un manche en ivoire –, une plume dans son écrin, un encrier hermétiquement fermé par un bouchon et tout un tas d’autres choses que Cadsuane, au fil des ans, avait appris à juger indispensables à avoir sous la main partout où elle allait. Dans le lot, certains articles auraient surpris toute personne assez audacieuse pour fouiller dans le panier – dont elle se séparait fort rarement, cela dit.

Après avoir posé sur le guéridon sa boîte à fils en argent, Cadsuane sélectionna les écheveaux dont elle avait besoin, puis elle s’assit, tournant le dos à la porte. L’image centrale de sa broderie – une main d’homme serrant l’antique symbole des Aes Sedai – était terminée. Le disque noir et blanc portait des fissures et nul n’aurait pu dire si la main s’efforçait de l’empêcher de casser ou tentait au contraire de le briser. Cadsuane détenait la réponse à cette interrogation, mais le temps seul lui dirait si c’était la bonne…

Quand elle eut passé un fil dans le chas de son aiguille, la sœur s’attaqua à un des motifs secondaires de sa composition. Une rose rouge… Des roses, des étoiles et des soleils alternaient avec des marguerites, des cœurs et des flocons de neige, chaque trio séparé du suivant par une frise d’orties et de ronces entremêlées. Une fois achevée, cette œuvre serait des plus déconcertantes.

Avant que Cadsuane ait fini de broder un demi-pétale de la rose, un mouvement se refléta sur le couvercle de la boîte d’argent qu’elle avait soigneusement disposée pour qu’elle renvoie l’image de la porte. Entrée sur la pointe des pieds, Alanna foudroyait du regard le dos de son aînée. Sans cesser de broder, Cadsuane l’observa avec un intérêt d’entomologiste. Par deux fois, Alanna fit mine de ressortir, puis elle se redressa de toute sa hauteur, mobilisant son courage.

— Approche, Alanna, dit Cadsuane sans relever la tête de son ouvrage. Et viens te placer devant moi.

Le reflet d’Alanna sursauta. Être considérée comme une légende avait des avantages. Par exemple, quand une chose étonnante se produisait, les gens ne pensaient jamais aux explications les plus simples.

Alanna vint se camper là où Cadsuane lui avait dit.

— Pourquoi me harceler ainsi ? demanda-t-elle. Je ne peux rien te dire de plus… Et si je le pouvais, je ne le ferais sans doute pas. Ce garçon appartient à…

Alanna s’interrompit, se mordant la lèvre inférieure, mais elle aurait tout aussi bien pu finir sa phrase. « Ce garçon appartient à l’Aes Sedai dont il est le Champion ! » En d’autres termes, à elle… Dire qu’elle avait l’audace de penser ça !

— J’ai gardé ton crime pour moi, souffla Cadsuane, mais uniquement afin de ne pas compliquer les choses… (Levant enfin les yeux, elle enchaîna :) Si tu crois que ça m’empêchera de te défeuiller jusqu’au trognon comme un chou, revois au plus vite ta position.

Alanna se raidit et l’aura du saidar l’enveloppa.

— Si tu veux te comporter comme une vraie crétine, libre à toi…

Cadsuane eut un sourire glacial et ne fit pas mine de s’unir à la Source. Dans son chignon, un des multiples ornements – deux croissants d’or entrelacés – devint plus frais contre sa tempe.

— Tu as encore toute ta peau, mais ma patience a des limites. À dire vrai, je crois qu’elles sont quasiment atteintes.

En proie à un conflit intérieur, Alanna lissa nerveusement le devant de sa robe de soie bleue. Puis l’aura du saidar disparut et elle tourna la tête pour ne plus croiser le regard de Cadsuane.

— Je n’ai rien de plus à te dire… D’abord, il était blessé, puis il ne l’était plus, et je ne crois pas qu’une sœur l’ait guéri. Les blessures qui ne cicatriseront jamais sont toujours là. Utilisant des portails, il voyage partout, mais en restant dans le Sud. En Illian, je crois, mais il pourrait aussi être à Tear, pour ce que j’en sais. Il est fou de colère, de douleur et de méfiance. Il n’y a rien de plus, Cadsuane ! Rien de plus…

Prudemment parce que la bouilloire en argent était très chaude, Cadsuane se servit une tasse d’infusion. Comme c’était prévisible dans un contenant en argent, la boisson avait refroidi très vite. Après l’avoir réchauffée en canalisant, la sœur la goûta et trouva le goût de menthe trop prononcé. Un défaut typique des Cairhieniens, qui en ajoutaient pratiquement dans tout.

Bien entendu, elle ne proposa pas une tasse à Alanna.

Des portails… Comment le garçon avait-il pu redécouvrir une aptitude perdue par la Tour Blanche depuis la Dislocation du Monde ?

— Quoi qu’il en soit, tu me tiendras informée, n’est-ce pas, Alanna ? (En fait, ce n’était pas une question, mais un ordre.) Regarde-moi, femme ! Si tu rêves seulement de lui, je veux tout savoir !

Les yeux d’Alanna s’embuèrent.

— À ma place, tu aurais agi exactement de la même façon !

Par-dessus le rebord de sa tasse, Cadsuane foudroya Alanna du regard. Ce n’était pas faux… Il n’y avait aucune différence entre ce qu’Alanna avait fait – imposer le lien au garçon – et un viol, mais si elle avait cru que ça pouvait l’aider à atteindre ses objectifs, la « légende » n’aurait sans doute pas hésité un instant. À présent, elle n’envisageait même plus d’ordonner à Alanna de lui transmettre le lien. Pour contrôler Rand, ça ne servait à rien…

— Ne me fais pas lambiner, Alanna !

Cadsuane n’avait aucune sympathie pour sa collègue. Car elle appartenait à la longue lignée de sœurs – de Moiraine jusqu’à Elaida – qui avaient détraqué et détérioré ce qu’elles étaient censées réparer. Tout ça pendant qu’elle s’épuisait à poursuivre Logain Ablar puis Mazrim Taim. Et on s’étonnait qu’elle ne soit pas de bonne humeur ?

— Je te tiendrai informée en temps réel…, fit Alanna avec une moue boudeuse de gamine.

Cadsuane eut envie de la gifler. Cette femme portant le châle depuis plus de vingt ans, on aurait pu s’attendre à plus de maturité de sa part. Cela dit, elle venait de l’Arafel… À Far Madding, les filles de vingt ans minaudaient et boudaient moins que les centenaires Arafelliennes sur leur lit de mort.

Alanna parut soudain très inquiète… et une autre silhouette se refléta dans la boîte d’argent de Cadsuane. Posant sa tasse et son tambour à broder sur le guéridon, la sœur se leva et se tourna vers la porte. Sans hâte, mais sans chercher à jouer au chat et à la souris comme avec Alanna.

— Tu en as terminé avec elle, Aes Sedai ? demanda Sorilea en avançant dans la pièce.

La vénérable Matriarche s’adressait à Cadsuane, mais son regard restait rivé sur Alanna. Ses bracelets d’or et d’argent cliquetant, elle plaqua les poings sur les hanches.

Quand Cadsuane eut répondu qu’elle en avait bel et bien fini, Sorilea fit un geste bref à l’intention d’Alanna, qui sortit de la pièce d’un pas vif. Vif et indigné, aurait-on même pu dire…

Sorilea suivit Alanna du regard. Ce n’était pas sa première rencontre avec Cadsuane, et toutes les entrevues, si brèves qu’elles aient été, s’étaient révélées hautement intéressantes.

Durant sa longue vie, Cadsuane n’avait pas croisé beaucoup de personnes vraiment impressionnantes. Sans conteste, Sorilea était du lot. Pouvait-on parler de son égale ? Eh bien, oui, en un sens… De plus, l’Aielle était probablement aussi âgée qu’elle, sinon plus. Et ça, c’était vraiment inattendu !

Dès qu’Alanna fut sortie, Kiruna apparut sur le pas de la porte, la tête tournée dans la direction où s’éloignait sa collègue. Sur les bras, elle portait un plateau en or travaillé sur lequel trônaient une carafe en or au long col elle aussi minutieusement ouvragée et, bizarrement, deux minuscules tasses en poterie émaillée.

— Pourquoi Alanna court-elle ainsi ? Sorilea, je serais venue plus vite, mais…

Quand elle vit enfin Cadsuane, Kiruna s’empourpra. Sur cette grande et solide femme, cette marque d’embarras paraissait vraiment étrange.

— Pose ton plateau sur le guéridon, ma fille, dit Sorilea, et va rejoindre Chaelin. Elle t’attend pour une leçon…

Kiruna obéit en évitant de croiser le regard de Cadsuane. Alors qu’elle se retirait, Sorilea l’attrapa par le menton.

— Tu commences à fournir de véritables efforts, ma fille. Si tu persévères, tu réussiras très bien. Bon, file, à présent ! Chaelin est moins patiente que moi.

Sorilea désigna la porte, mais Kiruna resta un moment à la dévisager d’un air bizarre. Si elle avait dû parier, Cadsuane aurait juré que l’Aes Sedai était ravie du compliment… et stupéfiée de réagir ainsi. L’Aielle ouvrant la bouche, Kiruna s’ébroua et partit à la vitesse de l’éclair. Un numéro très au point…

— Tu crois vraiment qu’elle apprendra votre façon de tisser le saidar ? demanda Cadsuane, dissimulant de son mieux son incrédulité.

Kiruna et les autres lui avaient parlé de ces « leçons ». Mais bien des tissages des Matriarches étaient radicalement différents de ceux qu’on enseignait à la Tour Blanche. Or, lorsqu’on apprenait un tissage pour la première fois, le protocole se gravait profondément en soi. Du coup, assimiler une autre façon de faire était pratiquement impossible. Et même si on y parvenait, les résultats n’étaient jamais aussi bons. Entre autres raisons, c’était pour ça que bien des sœurs voyaient d’un très mauvais œil l’arrivée de Naturelles à la tour. Trop de choses avaient été mal apprises sans qu’il soit possible de rectifier le tir.

— C’est possible, répondit enfin Sorilea à la question de Cadsuane. Apprendre une seconde façon de faire, sans toutes vos gesticulations d’Aes Sedai, n’est pas si facile que ça. Mais ce que Kiruna Nachiman doit apprendre, c’est qu’elle domine sa fierté et qu’elle ne doit pas se laisser dominer par elle. Si elle assimile ça, elle deviendra très puissante.

Tirant un fauteuil en face de celui qu’occupait un peu plus tôt Cadsuane, la Matriarche le regarda d’un air dubitatif, puis s’assit. Mal à l’aise sur ce siège, elle qui avait l’habitude de simples coussins posés sur le sol, elle fit néanmoins signe à la sœur de prendre place. Une femme d’acier, habituée à commander.

Cadsuane s’assit en réprimant un gloussement. Se faire rappeler que les Matriarches, Naturelles ou non, n’étaient en rien des sauvages ignorantes avait quelque chose de salutaire. Bien entendu qu’elle connaissait toutes les difficultés d’un double apprentissage ! Quant aux « gesticulations »…

Très peu de ces femmes avaient canalisé en sa présence, mais elle avait cependant remarqué qu’elles généraient leurs tissages sans recourir à la gestuelle des sœurs. En fait, les mouvements des mains n’étaient pas obligatoires, car ils n’appartenaient pas au protocole de tissage, mais ils le devenaient, puisqu’ils faisaient partie de l’apprentissage. Il avait peut-être jadis existé des Aes Sedai capables de lancer une boule de feu sans mimer le geste de propulser quelque chose, mais ces femmes étaient mortes depuis longtemps, et leur technique avec elles. Aujourd’hui, certains tissages exigeaient qu’on leur associe des gestes bien précis. Et parmi les sœurs, certaines, quand elles voyaient faire une collègue, pouvaient identifier la formatrice qui lui avait appris à tisser. Une affaire de style, en somme…

— Former nos nouvelles apprenties a été pour le moins ardu, reprit Sorilea. N’y vois aucune intention blessante, mais j’ai le sentiment que les Aes Sedai, quand elles prêtent un serment, cherchent aussitôt un moyen de le contourner. Alanna Mosvani est particulièrement dure à gérer…

Les yeux verts de la Matriarche plongèrent dans ceux de Cadsuane.

— Comment punir ses échecs délibérés, si ça implique de nuire indirectement à notre Car’a’carn ?

Cadsuane croisa les mains sur son giron. Dissimuler sa surprise lui demanda un gros effort. Donc, le crime d’Alanna était connu ? Mais pourquoi Sorilea venait-elle de reconnaître qu’elle savait ? Cette révélation méritait peut-être d’être récompensée par une autre.

— Le lien ne fonctionne pas comme ça, Sorilea. Si vous tuez Alanna, Rand mourra en même temps qu’elle ou un peu après. Sinon, il saura ce qui lui arrive, mais il ne partagera pas ses souffrances. Avec la distance qui les sépare actuellement, il n’en aura même que très vaguement conscience.

Sorilea hocha pensivement la tête. Puis ses doigts volèrent vers le plateau d’argent, sur le guéridon, et l’effleurèrent. Même si la « révélation » n’avait éveillé aucune réaction chez elle, Cadsuane paria qu’Alanna aurait une très désagréable surprise la prochaine fois qu’elle laisserait libre cours à son mauvais caractère ou se permettrait de bouder. Cela dit, tout ça n’avait aucune importance. Seul le maudit garçon comptait !

— La plupart des hommes prennent ce qu’on leur offre, dit Sorilea, si c’est attirant et agréable. Naguère, nous pensions que Rand al’Thor était comme tous les autres. Hélas, il est trop tard pour changer notre façon de faire. Désormais, il se méfie de tout ce que nous voulons lui donner. Quand je veux qu’il accepte une chose, je fais mine de ne surtout pas désirer qu’il l’ait. Si j’avais envie de rester près de lui, il faudrait que je fasse semblant de me ficher comme d’une guigne de le voir ou non.

Une fois encore, Sorilea sonda le regard de Cadsuane. Pas pour deviner ses pensées, car elle les connaissait déjà. Certaines, en tout cas. Et c’était déjà bien trop…

Cadsuane sentit pourtant que son horizon s’élargissait. Avoir la certitude que Sorilea l’avait soigneusement évaluée lui ouvrait bien des perspectives. Car on ne consacrait pas du temps et de l’énergie à connaître quelqu’un quand on n’envisageait pas de lui proposer un pacte.

— Crois-tu qu’un homme doive être dur ? demanda-t-elle, prenant un risque calculé. Ou fort ?

À son ton, il était évident qu’elle faisait une grande différence entre les deux.

Sorilea toucha de nouveau le plateau, puis elle eut l’ombre d’un sourire.

— Beaucoup d’hommes pensent que c’est la même chose, Cadsuane Melaidhrin. Alors que les forts résistent, tandis que les durs explosent.

Cadsuane respira un peu mieux. Si quelqu’un d’autre avait pris ce risque, elle l’aurait incendié. Mais elle n’était pas « quelqu’un d’autre », et il fallait parfois vivre dangereusement.

— Ce garçon confond les deux notions, dit-elle. Il a besoin d’être fort, mais il fait tout ce qu’il faut pour se rendre plus dur. Il est déjà allé trop loin sur ce point, mais il ne cessera pas si on ne l’y force pas. Il ne sait plus rire, sauf amèrement, et il n’y a plus de larmes en lui. S’il ne réapprend pas à rire et à pleurer, le monde courra vers un désastre. Il doit comprendre que le Dragon Réincarné est un être de chair, comme tout le monde. S’il n’a pas changé lorsque sonnera l’heure de l’Ultime Bataille, une victoire nous fera peut-être à tous autant de mal qu’une défaite.

Sorilea resta un long moment silencieuse après que la sœur eut terminé.

— Votre Dragon Réincarné et votre Ultime Bataille ne figurent pas dans nos prophéties. Nous avons tout fait pour que Rand al’Thor prenne conscience de ses origines – de son appartenance ! – mais j’ai peur que les Aiels, à ses yeux, ne soient que des alliés parmi d’autres. Des lances au milieu d’autres lances… Quand une arme se brise dans sa main, un guerrier ne prend pas le temps de la pleurer avant d’en saisir une autre. Au fond, nos objectifs ne sont peut-être pas si éloignés que ça…

— C’est possible…, concéda prudemment Cadsuane.

Des cibles séparées de quelques pouces seulement pouvaient être radicalement différentes.

Soudain, l’aura du saidar enveloppa la Matriarche. Enfin, « envelopper » était un bien grand mot. L’Aielle était si faible que Daigian elle-même serait passée pour un modèle de puissance. Mais le Pouvoir n’était pas ce qui faisait la force de Sorilea.

— Je connais un tissage qui pourrait t’être utile, dit l’Aielle. Je ne peux pas le faire fonctionner, mais je suis capable de générer les flux, pour te montrer de quoi il s’agit.

Elle fit très exactement ce qu’elle venait de dire, créant un réseau bien trop faible pour être actif et qui s’écroula presque aussitôt sur lui-même.

— C’est ainsi qu’on ouvre un portail…

Cette fois, Cadsuane ne put pas cacher sa stupéfaction. Alanna, Kiruna et les autres affirmaient ne pas avoir appris aux Matriarches l’art de se lier ou d’autres techniques qu’elles semblaient pourtant avoir acquises. Jusque-là, Cadsuane pensait qu’elles avaient d’une façon ou d’une autre arraché ces connaissances à leurs prisonnières. Mais là, il n’y avait aucune explication…

Ce que Sorilea venait de faire était… impossible. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une mystification. Cadsuane l’aurait parié, et elle brûlait d’impatience d’essayer le tissage. Même s’il ne pouvait pas lui servir à grand-chose pour l’instant. Car il fallait qu’elle fasse venir le garçon à elle, pas qu’elle aille le retrouver quelque part, à supposer qu’elle ait su où. Sur ce point, Sorilea avait raison.

— Un cadeau précieux, Sorilea. Je ne peux rien t’offrir de comparable en échange…

Cette fois, le sourire de l’Aielle fut un peu plus prononcé. Cadsuane lui était redevable de quelque chose, et elle en avait parfaitement conscience.

Prenant l’imposante carafe, la Matriarche remplit les deux tasses d’un liquide qui s’avéra être de l’eau. Sans en renverser une goutte.

— Je te prête le serment de l’eau, dit-elle en portant à ses lèvres une des tasses. Ainsi, nous ne faisons plus qu’une et notre objectif commun sera de réapprendre le rire et les larmes à Rand al’Thor.

Elle but et Cadsuane l’imita.

— Nous ne faisons plus qu’une, oui…

Et si leurs cibles se révélaient être très distantes l’une de l’autre ? Sans sous-estimer Sorilea, qu’elle fût une alliée ou une adversaire, Cadsuane savait laquelle des cibles devait être touchée – à n’importe quel prix !


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