III AUX DEUX CASTORS

Le temps passé n’est plus, l’autre encore n’est pas

Et le présent languit entre vie et trépas.

J.-B. Chassignet (1594)

Nicolas siffla un fiacre. Il convenait désormais de retourner place Louis-XV et, plus précisément, là où les corps étaient recueillis, afin de retrouver une famille éplorée à la recherche d’une jeune fille ou d’une jeune femme, encore que le cadavre gisant dans son sac à la Basse-Geôle ne portât aucune alliance.

Leur voiture rejoignit par les quais la rue Saint-Honoré en empruntant les sentines des rues du Petit-Bourbon et des Poulies, qui longeaient le vieux Louvre. Nicolas considérait ces amas infects de masures voisines du palais des rois et propices à toutes les maladies du corps et de l’esprit.

Dans sa partie occidentale, la rue Saint-Honoré offrait une longue suite de boutiques de mode dont les décrets régnaient sur les élégances de la ville. Chaque nouvelle saison, les maîtres artisans de ce négoce de luxe expédiaient dans les royaumes du Nord, jusqu’à la lointaine Moscovie et, au sud, jusqu’à l’intérieur même du sérail du Grand Turc, des poupées de porcelaine, perruquées des coiffures à la mode et habillées soigneusement de plusieurs trousseaux de nouveautés. L’autre partie de la rue vers la Halle était consacrée à des plaisirs plus matériels. L’hôtel d’Aligre, temple fameux de la gourmandise, ouvert un an auparavant, offrait une devanture tapissée de jambons et d’andouilles. Bourdeau lui avait fait goûter un soir un nouveau « ragoût » à la mode, la choucroute de Strasbourg. Ce plat, depuis peu recherché, avait reçu ses lettres de noblesse de la Faculté qui le disait « rafraîchissant, combattant le scorbut, produisant un chyle épuré qui procure un sang tempéré et vermeil ». Les truites au bleu de l’établissement arrivaient directement de Genève dans leur court-bouillon, et l’on murmurait — M. de La Borde le lui avait confirmé — que le roi lui-même retardait parfois son dîner quand cette poste spéciale tardait à parvenir à Versailles.

Mais déjà les toits d’ardoise mouillés du couvent des Capucins, près de l’Orangerie, jetaient des reflets gris à leur gauche. Le fiacre obliqua vers la rue de Chevilly, emprunta un moment celle de Suresnes pour toucher enfin le cimetière de la paroisse de la Madeleine. Il ralentissait de plus en plus, gêné par l’afflux d’une foule morne et dense qui se pressait en silence face à un cordon de gardes françaises qui interdisait l’accès de la paroisse et de ses dépendances. Nicolas frappa d’un coup de poing le devant de la caisse pour faire arrêter le véhicule, et descendit. Un homme en robe noire de magistrat dans lequel il reconnut M. Mutel, commissaire du quartier du Palais-Royal, s’avança pour lui serrer la main. À ses côtés, deux hommes s’inclinèrent. L’un était M. Puissant, chargé des spectacles et de l’illumination à la lieutenance générale de police ; l’autre M. Hochet de La Terrie, son adjoint — de vieilles connaissances.

— Mon cher confrère, dit Mutel. Ces messieurs, avec mon aide, sont chargés de mettre un peu d’ordre dans la reconnaissance des corps. L’espace est si réduit que, si nous laissions faire, la foule s’amasserait de manière effroyable et tout cela nous conduirait à de nouveaux désastres. C’est sans doute M. de Sartine qui vous dépêche pour nous renforcer ?

— Pas précisément, encore que nous soyons à votre disposition. Il s’agit d’une enquête préliminaire consécutive à une mort suspecte constatée cette nuit. L’affaire nous conduit à consulter... Vous avez des listes, j’imagine ?

— Oui, une liste des corps ayant sur eux de quoi les identifier ; une autre de ceux déjà reconnus par des proches, et la dernière rassemblant les signalements recueillis qui permettront à nos aides de tenter de retrouver le parent ou l’ami en question. Mais les visages sont souvent affreusement défigurés et il est bien malaisé de reconnaître quelqu’un dans ces vestiges déformés et sanglants. De plus, le temps est à l’orage et nous ne pouvons conserver trop longtemps les corps... La Basse-Geôle ne les contiendrait pas tous !

Le commissaire s’approcha de Nicolas et, à voix basse, s’enquit de l’état de santé de M. de Sartine.

— Oh ! mon cher, vous le connaissez, « simplicitas ac modestiae imagine in altitudinem conditus studiumque litterarum et amorem carminum simulans, quo uelaret animium[23] ». Sans, toutefois, manipulation de perruques...

Tous deux, férus d’humanités, se plaisaient parfois, lorsque leur propos se voulait discret, à converser à l’aide de citations latines.

Bene, mais le symptôme est en effet à relever ! Tout cela me rassure. La crise est grave, mais il s’en sortira. Il faudra bien que la vérité éclate, et sous peu. Il n’est que de laisser dans leur sale bourbier croupir la bêtise et l’envie !

Il cligna de l’œil.

— Comptez sur moi pour vous transmettre le moindre détail que je pourrais apprendre sur l’impéritie de cette nuit.

Nicolas sourit et esquissa de la main un geste évasif. Son entrée éclatante dans le corps des commissaires au Châtelet en 1761 avait frappé l’esprit de ses collègues. La plupart l’appréciaient désormais pour ses qualités propres et s’ouvraient librement à lui de leurs difficultés, assurés qu’il agirait auprès du lieutenant général de police avec loyauté et efficacité. Nicolas, sans outrer sa séduction naturelle, savait rendre les devoirs à des anciens dans le métier, au demeurant tous plus âgés que lui.

Les registres avaient été disposés dans l’église. Tout autour d’eux montaient les cris et les pleurs des familles. Ils se partagèrent la tâche. Au bout d’un moment, l’inspecteur lui désigna une ligne. Nicolas lut à haute voix :

— « Une jeune fille frêle, vêtue d’une robe jaune pâle de satin, chevelure blonde, yeux bleus, âgée de dix-neuf ans... »

Il interrogea l’exempt qui tenait le registre.

— Cette mention est à la fin. Il n’y a sans doute pas longtemps que l’on a donné le signalement de ce cas ? Vous souvenez-vous du demandeur ?

— Tout juste un gros quart d’heure, monsieur le commissaire. Un monsieur d’une quarantaine d’années accompagné d’un jeune homme. Il cherchait sa nièce. Il paraissait fort ému et m’a donné une vignette de son commerce pour le joindre en cas de découverte.

Il nota le numéro de la mention et consulta une boîte en carton où étaient classés divers papiers.

— Voyons... n° 73... Voilà !

Il sortit un prospectus.

« Aux Deux Castors, Au grand Hyver, rue Saint-Honoré vis à vis l’Opéra. Charles Galaine, marchand pelletier, fait et vend généralement toutes sortes de pelleteries, manchons et fourrures, à Paris. » La demoiselle s’appellerait Élodie Galaine.

La vignette historiée montrait les deux animaux du septentrion symétriquement opposés. Les queues encadraient une gravure représentant un homme à bonnet et robe de fourrure tendant les mains vers le feu d’une cheminée. Le commissaire nota l’adresse à la mine de plomb sur son petit carnet noir.

— Ne perdons pas de temps, dit-il. Rendons-nous sur place immédiatement.

Au moment où ils remontaient en voiture, Tirepot apparut et retint Nicolas par un bouton de son habit.

— J’ai à te dire ceci : les gardes de la Ville ont mené joyeuse vie cette nuit. Ils ont gaillardement fessé les bouteilles dans tous les estaminets des environs pour fêter leur nouvel uniforme. Tout ça un peu partout, et notamment au Dauphin couronné où la Paulet en aura de belles à te conter. M’a chargé de te dire, ainsi qu’à M. Bourdeau, qu’elle vous a attendus, que les mets ont été gâtés, mais qu’elle avait bien compris ce qui se passait. Elle était geignarde, ayant, m’a-t-elle dit, une nouvelle à vous apprendre qui vous fera plaisir. Elle vous attend ce soir sur les dix heures, la truffe ne sera pas ménagée...

Nicolas remontait dans la voiture quand l’autre le retint encore une fois.

— Pas si vite ! Regarde un peu ce que des stipendier distribuent. Cela vient de la Ville. J’ai appris par un prote usant de mon chalet que cela est tiré par imprimerie ayant traité avec l’échevinage pour les annonces d’adjudication. Excuses pour l’état !

Il tendit au commissaire un placard maculé. Nicolas lui lança une pièce qu’il feignit de refuser tout en la saisissant au vol. Le libelle était lourd et ordurier. Son propos visait M. de Sartine et, au-delà, le principal ministre, Choiseul. Nicolas songea que l’on ne perdait pas de temps à l’Hôtel de Ville. Ces accusations choquaient en lui l’homme du roi et le magistrat en fonction. Il avait pourtant l’habitude de ces textes poisseux de haine qu’il avait pourchassés depuis dix ans sous deux favorites. Ces torchons, il ne cessait de les saisir et de les détruire. Son dégoût était toujours égal, mais l’hydre possédait cent têtes et renaissait sans cesse.

Leur voiture s’ébranla et franchit à nouveau le cordon des gardes françaises. Nicolas fit demander à un officier l’autorisation de passer par la rue Royale. Le fiacre traversa au pas les quelques centaines de toises fatidiques. Il ne restait plus rien du drame de la nuit, que, çà et là, des lambeaux de vêtements et des souliers épars que fripiers et revendeurs récolteraient bientôt. La pluie tombée au cours de l’orage dissipait peu à peu des taches brunes sur le sol. Sous la lumière crue de l’après-midi, les prétextes du drame apparaissaient comme autant de témoins accusateurs : tranchées, blocs de pierre et rue inachevée. La place Louis-XV surgissait du désastre ; des équipes avaient déjà commencé à déblayer les décombres du décor incendié de la fête. L’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires et le Garde-Meuble trônaient, resplendissants, dans leur hiératique solennité. Le vent chassait les derniers miasmes de la nuit. Demain, tout serait à l’ordinaire, comme si rien ne s’était passé. Et pourtant, Nicolas entendait encore les cris d’agonie. Il songeait avec angoisse à cette grande soirée d’allégresse avortée. Ils longèrent le Garde-Meuble pour gagner la rue Saint-Honoré par le passage de l’Orangerie. Peu de temps après, leur voiture s’arrêta presque à l’angle de la rue de Valois devant une boutique de belle apparence à l’enseigne des Deux Castors. La vitrine, toute de bois sculpté, faisait apparaître des scènes de chasse où trappeurs et sauvages poursuivaient les animaux des divers continents. Une grille aux pointes dorées en forme de pommes de pin protégeait la glace derrière laquelle surgissait, dans la pénombre, un décor d’animaux naturalisés. Nicolas désigna des mannequins dépouillés à Bourdeau.

— Dès la fin du printemps, les peaux et vêtements sont mis à l’abri pour les protéger des insectes dans des caves fraîches et préservées, que des fumigations d’herbes ont assainies.

— Vous voilà bien savant. Quelque belle dame sans doute...

— Vous êtes bien curieux...

Il poussa la porte. Une clochette égrena des notes cristallines. Une odeur fauve les saisit, qui rappela à Nicolas certaine armoire du château de Ranreuil dans laquelle, enfant, il avait beaucoup joué et où il aimait enfouir son visage dans les vêtements de fourrure de son parrain, le marquis. Devant le comptoir en chêne blond, une femme encore jeune, brune, en robe de taffetas gris à grandes manchettes de dentelle, se penchait sur un papier qu’elle examinait d’un air sévère. Elle releva la tête et Nicolas admira sa blanche carnation. Elle considérait avec colère une jeune fille en bonnet et tablier de servante, presque une enfant, tassée dans une attitude de coupable prise en faute. Elle baissait un visage ingrat et aigu, avec la mine butée d’un petit animal traqué. Les deux hommes s’approchèrent en silence.

— Miette, ma fille, ou l’on vous a volée ou vous êtes une voleuse.

— Mais, madame... gémit l’enfant.

— Taisez-vous, vous m’indisposez. Vous êtes une drôlesse !

Son regard se fixa sur les pieds de la servante, qui tortillait un coin de son tablier.

— Où avez-vous marché, regardez vos souliers... Et votre figure est aussi souillée que votre tenue est fagotée ! A-t-on idée, dans une maison bourgeoise...

Elle parut soudain découvrir Nicolas.

— Disparaissez, vilaine ! Messieurs, que me vaut votre visite ? Nous avons de belles occasions à cette saison. Des toques, des pelisses, des manteaux, des manchons. Le tout à saisir en prévision de l’automne. Ou encore, pour votre dame, un bel arrivage de zibelines qui nous vient du Nord. Mais je vais appeler M. Galaine, mon époux, il parle avec excellence et précision de ses peaux.

La femme disparut par une porte latérale à petits carreaux biseautés. Bourdeau marmonna :

— En voilà une qui ne se fait pas de mauvais sang pour sa nièce !

— Ne précipitons pas les conclusions, il y a encore doute sur l’identité de notre inconnue. Cette dame a simplement l’esprit du commerce, dit Nicolas conciliant et qui se gardait des premières impressions, même si l’expérience lui en avait confirmé la pertinence.

La dame en question réapparut et les invita à pénétrer dans une sorte de bureau. Derrière une table de bois, couverte d’échantillons de peaux, deux hommes se tenaient, comme sur leurs gardes. Le plus âgé était assis, les bras croisés ; l’autre, debout, s’appuyait d’une main au dossier du fauteuil. Nicolas, toujours sensible aux impressions fugitives, perçut une odeur qu’il connaissait bien, ce mélange que dégage la bête aux abois ou le prévenu qu’on interroge. Cette odeur imperceptible à tout autre qu’à lui se superposait aux âcres relents des fourrures qui empoissaient l’atmosphère de la boutique. L’attitude des deux hommes n’était pas celle d’honnêtes commerçants s’apprêtant à vanter la qualité de leur marchandise. Le plus âgé prit la parole.

— Ces messieurs souhaitent sans doute profiter de nos occasions ? J’ai là bien des articles qui pourront les intéresser...

Nicolas l’interrompit.

— Vous êtes bien M. Charles Galaine, marchand pelletier ? Vous avez bien fait ce matin, une déclaration de recherche, au cimetière de la Madeleine pour votre nièce, Élodie Galaine, âgée de dix-neuf ans ?

Il vit la main du jeune homme se crisper jusqu’à devenir blanche.

— C’est exact, monsieur. Monsieur...

— Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, et voici mon adjoint, l’inspecteur Bourdeau.

— Vous avez des nouvelles de ma nièce ?

— Je suis désolé d’avoir à vous apprendre que j’ai moi-même recueilli un corps qui correspond au signalement que vous avez donné à l’exempt du cimetière de la Madeleine. Il conviendrait donc, monsieur, que vous puissiez m’accompagner au Grand Châtelet pour procéder à la reconnaissance éventuelle du corps en question. Le plus tôt sera le mieux.

— Mon Dieu ! Comment est-ce possible ? Mais pourquoi au Grand Châtelet ?

— Les victimes sont si nombreuses que certaines ont été transportées à la Basse-Geôle.

Le plus jeune baissait la tête. Il ressemblait à son père avec des traits plus mous, les yeux bleus, petits et enfoncés dans les orbites, le nez large et une chevelure naturelle châtain clair. Il se mordait l’intérieur de la joue. Le père possédait des traits plus virils et ne manifestait aucune émotion particulière, à l’exception de deux gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes, à la limite de la perruque. Ils étaient tous deux vêtus d’habits en toile légère marron clair.

— Mon fils Jean et moi allons vous accompagner.

— Notre voiture est à votre disposition.

Comme ils sortaient tous les quatre, une grosse femme en chenille[24], l’air hommasse, non coiffée et les traits défaits, se jeta sur le marchand et, le secouant par les revers de son habit, l’apostropha sur un ton suraigu.

— Charles, dites-moi tout. Où est notre oiseau, notre toute belle ? Qui sont ces gens ? Que me cachez-vous ? C’est insupportable. Nous sommes toujours comptées pour rien dans cette maison, alors que... J’en mourrai, oui j’en mourrai.

Charles Galaine la repoussa avec douceur, afin de l’asseoir sur une chaise où elle se laissa tomber en pleurant.

— Excusez-la, messieurs, ma sœur aînée, Charlotte, est bouleversée par le retard de sa nièce.

Il se tourna vers sa femme qui observait la scène sans broncher.

— Émilie, donnez un peu d’eau de fleur d’oranger à notre sœur. J’accompagne ces messieurs, je ne serai pas long.

Émilie Galaine haussa les épaules sans dire un mot. Ils sortirent et montèrent dans le fiacre. Soit souci d’épargner les siens, soit indifférence, Nicolas observa que M. Galaine n’avait rien dit de leur démarche. Il supposait que Mme Galaine devait être une épouse en secondes noces, car comment comprendre autrement qu’elle eût un fils de quelques années seulement plus jeune qu’elle ? Cependant, son attitude indifférente ne laissait pas de surprendre. Quant au fils, il exprimait une émotion contenue ou une inquiétude, qui pouvait marquer aussi bien sa sollicitude fraternelle que tout autre sentiment. Le père savait se maîtriser à merveille, mais sa peine paraissait bien peu sensible devant la possibilité de mort d’un être proche. En vérité, Nicolas ne savait rien de cette famille. L’enquête commençait avec ses interrogations multiples. La priorité était la reconnaissance du corps. Un silence pesant régnait dans la voiture. Nicolas, face au fils, le vit machinalement arracher la peluche de la portière. Bourdeau feignait de sommeiller, mais il gardait les yeux mi-clos pour observer le marchand. Celui-ci, immobile, fixait le vide avec obstination.

Les choses se précipitèrent dès l’arrivée au Grand Châtelet. Charles Galaine, appuyé sur le bras de son fils, descendit en hésitant l’escalier de pierre de la vieille prison. Ils se trouvèrent brusquement en présence du drap scellé le matin même par Nicolas et qui venait d’être transporté du caveau voisin. On procéda à son ouverture et le commissaire dégagea le visage de la morte. Il tournait le dos aux visiteurs. Il entendit un bruit sourd ; le fils venait de s’évanouir. On appela le père Marie, qui fit couler quelques gouttes de son révulsif habituel entre les lèvres du jeune homme à qui, pour faire bonne mesure, il assena une magistrale paire de claques. Le traitement était efficace : le fils Galaine reprit ses esprits en soupirant, et l’huissier le remonta dans la cour pour prendre l’air. Charles Galaine voulut le suivre, Nicolas le retint.

— Monsieur, je vous en prie. Le père Marie est expert, il en a vu d’autres et prendra soin de lui. Il importe que vous me confirmiez l’identité présumée de cette jeune fille.

Le marchand pelletier regardait le corps, l’air effaré, les yeux écarquillés et les lèvres tremblantes.

— Oui, monsieur, il s’agit bien, hélas, de ma nièce Élodie. Quelle horreur ! Mais comment vais-je apprendre cela à mes sœurs si affectionnées à cette petite, leur enfant en quelque sorte ?

— Vos sœurs ?

— Charlotte, l’aînée, que vous connaissez, et Camille, ma sœur cadette.

Ils regagnèrent le bureau de permanence où la reconnaissance de M. Galaine fut dûment couchée sur le papier par Bourdeau.

— Monsieur, dit Nicolas, je dois m’acquitter d’un bien pénible devoir. Il me revient de vous informer que Mlle Élodie Galaine, votre nièce, n’a point péri écrasée, lors de la catastrophe que nous déplorons rue Royale, mais a été assassinée.

— Assassinée ! Que voulez-vous dire ? Que dois-je entendre ? Vous accablez bien légèrement un parent déjà anéanti par une nouvelle si funeste. Assassinée, notre Élodie ! Assassinée ! La fille de mon frère...

Grand amateur de théâtre, Nicolas jugea le ton faux. Cette indignation de père noble, si fréquente dans le répertoire du temps, lui semblait appartenir à un registre connu. Il répondit, plus sèchement :

— Cela signifie ce que ce terme veut dire : que l’examen du corps — Nicolas évita pourtant le terme choquant d’ouverture — prouve de manière indubitable que cette jeune fille, ou jeune femme, a été étranglée. Était-elle mariée ou fiancée ?

Il n’entendait pas évoquer l’état de la victime, préférant garder une carte qu’il pourrait jouer au moment opportun. La réaction de Galaine le convainquit de la justesse de ce choix.

— Mariée ! Fiancée ! Vous divaguez, monsieur. Une enfant !

— Monsieur, je vais devoir vous demander de répondre à mes questions. Le temps pour nous de faire quelques vérifications, car il n’y a aucun doute, le crime est avéré et la procédure se mettra en marche dès que j’aurai rendu mes conclusions au procureur du roi, qui saisira alors le lieutenant criminel.

— Mais, monsieur, ma famille, ma femme... Leur apprendre...

— C’est hors de question. Quand avez-vous vu votre nièce pour la dernière fois ?

Maître Galaine semblait avoir pris son parti de la situation. Il réfléchit un moment.

— J’étais convié comme membre de la jurande des marchands pelletiers — l’un des grands corps[25], comme vous savez — à assister à la fête de la Ville. Nous nous sommes d’abord réunis chez l’un d’eux, près du Pont-Neuf. J’ai vu ma nièce le matin même. Le soir, elle devait se rendre place Louis-XV pour admirer le feu d’artifice en compagnie de mes sœurs et de notre servante, Miette. Quant à moi, je suis arrivé avec quelque retard place Louis-XV, où la presse était déjà grande, et j’ai été ensuite séparé de mes collègues par un mouvement de cette foule. Immobilisé près du pont tournant des Tuileries, j’ai assisté à l’horreur de cette nuit, et j’ai aidé jusqu’au petit matin à relever les victimes. Quand je suis rentré chez moi, j’ai été averti de la disparition de ma nièce, et suis reparti au cimetière de la Madeleine.

— Bien, dit Nicolas. Reprenons par ordre. À quelle heure êtes-vous arrivé place Louis-XV ?

— Je ne saurais le dire assurément. Nous étions fort gais, ayant vidé quelques bouteilles en ce jour de fête, mais ce devait être vers sept heures.

— Ces messieurs du grand corps pourraient-ils confirmer votre présence à ces agapes ?

— Il vous suffit de le leur demander. Interrogez MM. Chastagny, Levirel et Botigé.

Nicolas se tourna vers Bourdeau.

— Prenez les adresses, nous vérifierons. Avez-vous rencontré quelques personnes de connaissance durant la nuit ?

— Il faisait si sombre et l’agitation était telle qu’il était presque impossible de se reconnaître.

— Autre chose. Avez-vous une idée sur la manière dont votre nièce a péri ?

M. Galaine leva la tête ; la perplexité ou un sentiment approchant s’imprima peu à peu sur son visage.

— Que pourrais-je vous dire ? Vous ne m’avez même pas précisé les conditions de sa mort. Je n’ai vu que son visage.

C’était à dessein que Nicolas avait seulement dégagé le visage de la morte, afin de dissimuler les traces de strangulation.

— Chaque chose en son temps, monsieur. Je souhaitais seulement connaître votre sentiment. Encore un point et nous aurons fini. À votre retour rue Saint-Honoré, au petit matin, vers six heures m’avez-vous dit, qui se trouvait au logis ? J’ajoute que cela nous permettra de dresser la liste des occupants de votre demeure.

— Mon fils Jean, mes deux sœurs, Camille et Charlotte, ma fille Geneviève, qui est encore une enfant, Marie la cuisinière, et notre servante Miette et...

Il n’échappa pas à Nicolas qu’il hésitait un moment avant de poursuivre.

— Ma femme et aussi... le sauvage.

— Le sauvage ?

— Je vois bien qu’il faut que je m’explique. Mon frère aîné, Claude Galaine, à la demande de notre père, était parti s’installer en Nouvelle-France, il y a vingt-cinq ans. Il s’agissait pour nous d’avoir un comptoir pour négocier directement les fourrures des trappeurs et des indigènes, sans recourir à des intermédiaires. Cela nous permettait de limiter nos frais et de faire baisser nos prix à Paris, où la concurrence est extrême dans le commerce de luxe. Mais je m’égare. Mon frère avait pris femme à l’Ile Royale, qu’on nomme aussi Louisbourg, en 1749.

Le marchand pelletier se rassérénait à mesure qu’il parlait boutique.

— Les attaques des Anglais contre nos colonies se multipliaient. Mon frère décida donc de rentrer en France avec sa famille. Sa fille Élodie venait de naître. Il obtint un passage sur un vaisseau de l’escadre de l’amiral Dubois de La Motte, mais dans le désordre d’une attaque, il perdit sa fille. Le retour fut un désastre. Décimés par la maladie, dix mille marins moururent avant l’arrivée à Brest[26]. Mon frère et ma belle-sœur n’échappèrent pas à cette calamité. Ma nièce, pourtant, avait survécu et, il y a un an et demi, elle me fut ramenée par un serviteur indien, munie d’une copie des registres de sa paroisse certifiant sa naissance et son baptême. Pendant dix-sept ans elle avait été élevée par des religieuses. Depuis elle est comme ma fille, à feu et à pot dans mon logis.

— Et cet indigène ? Comment se nomme-t-il ?

— Naganda. Il est de la tribu des Micmacs[27]. C’est un sournois ; je ne sais qu’en faire. Imaginez qu’il s’était mis en tête de coucher en travers de la porte de ma pupille ! Comme si elle craignait quelque chose dans notre famille ! Il a fallu lui réserver le grenier.

— Où il demeure, sans doute ?

— C’est très bien pour lui, je l’aurais voulu mettre dans la cave.

— Mais vous avez des peaux, dit Nicolas sèchement.

— Je vois que vous connaissez les obligations de mon négoce.

— Je vais vous demander de passer dans l’antichambre. Je dois voir votre fils.

— Ne pourrais-je rester ? C’est un garçon d’une grande sensibilité ; je le sens très ému de la mort de sa cousine.

— N’ayez crainte, vous le retrouverez sous peu.

Bourdeau raccompagna le témoin dans la pièce attenante au bureau du lieutenant général de police et revint avec le fils Galaine. Celui-ci était très pâle, le visage couvert de sueur à un point tel qu’il tenait du phénomène. Nicolas savait, pour l’avoir souvent observé, que la transpiration excessive dépendait d’un déséquilibre des humeurs ; la fatigue ou l’angoisse pouvaient tout autant la produire. Sa pâleur redoubla, et il resta un long moment sans voix quand Nicolas lui apprit l’assassinat de sa cousine.

— Vous êtes bien Jean Galaine, fils de Charles Galaine, maître marchand pelletier, demeurant rue Saint-Honoré ? demanda enfin Nicolas. Quel est votre âge ?

— J’aurai vingt-trois ans à la Saint-Michel.

— Vous travaillez au négoce de votre père ?

— En effet. J’apprends le métier pour prendre un jour sa suite.

— Quel a été votre emploi du temps d’hier soir ?

— Je me suis promené sur les Boulevards pour voir les boutiques de la foire.

— À quelle heure ?

— De six heures jusque tard dans la nuit.

— Vous ne souhaitiez pas admirer le feu d’artifice ?

— Je crains la foule.

— On se pressait pourtant sur les Boulevards. Personne ne peut témoigner vous avoir rencontré durant cette soirée ?

— J’ai bu quelques verres de bière du côté de la porte Saint-Martin vers minuit, avec des amis.

— Leurs noms ?

— Des amis de rencontre. Je ne connais pas leurs noms ; j’avais beaucoup bu.

Il sortit un immense mouchoir blanc et s’essuya le front.

— Vraiment ? Cette soif avait-elle des raisons particulières ?

— Elles me regardent.

Sous son aspect sans aspérités, songea Nicolas, ce jeune homme s’avérait bien peu coopératif.

— Avez-vous conscience qu’il s’agit d’un meurtre et que le moindre détail peut avoir une importance capitale ? Ainsi donc, vous n’avez pas d’alibi ?

— Qu’appelez-vous ainsi ?

Nicolas fut frappé de cet intérêt pour le détail au détriment du fait principal.

— Un alibi, monsieur, est la preuve de la présence de quelqu’un dans un autre lieu que celui où un crime a eu lieu.

— J’en déduis donc que vous savez où et quand ma cousine a été tuée.

Le jeune homme faisait décidément preuve d’une logique implacable et de beaucoup de sang-froid. Il ne manquait ni de rapidité ni de sagacité, et était sans doute plus retors qu’il n’y paraissait à première vue.

— La question n’est pas là, et vous connaîtrez ces détails bien assez tôt. Revenons à votre emploi du temps. À quelle heure êtes-vous rentré au logis ?

— Vers trois heures du matin.

— En êtes-vous bien certain ?

— Ma belle mère vous le confirmera ; un fiacre l’a déposée et elle s’est prise de querelle avec le cocher. Il prétendait qu’à trois heures du matin le tarif était double. Ensuite...

Il se mordit les lèvres.

— Rien qui vous puisse intéresser.

— Tout fait bec pour la police, monsieur. Cela a-t-il rapport avec le retour tardif de votre belle-mère ? Vous vous taisez ? Libre à vous, mais nous finirons par tout savoir, croyez-le bien.

L’interrogatoire aurait pu être poussé plus loin, mais le commissaire était impatient d’en apprendre plus sur cette famille. Le jeune homme ne perdait rien pour attendre.


Le retour rue Saint-Honoré fut morne et silencieux. Nicolas se remémorait les diverses réponses des deux Galaine. Il s’étonnait de leur incuriosité sur les conditions de la mort de leur parente. Le père n’avait pas insisté, le fils n’avait rien demandé. Il était près de six heures quand la voiture s’arrêta devant la devanture des Deux Castors. Nicolas venait d’interdire aux deux hommes de s’entretenir avec les autres membres de la famille. Il avait décidé de les enfermer dans le bureau. Il convenait d’agir à chaud, de ne pas offrir aux uns et aux autres l’occasion de se concerter ou de garantir la véracité de leurs déclarations par des recoupements préparés. Il craignait soudain d’aller trop vite en besogne. Après tout, rien n’indiquait qu’il fût question d’un crime domestique dont le coupable appartenait obligatoirement à la famille Galaine. Et pourtant, son intuition lui imposait cette démarche, et le mystère d’un enfantement dissimulé ou avorté l’entraînait dans ce sens. Sauf à vouloir celer le déshonneur de sa nièce, l’oncle n’offrait aucun signe ni présomption d’être au fait de cette situation.

L’honneur était-il en cause ? Cet honneur des familles qui traversait avec régularité la vie policière de Nicolas Le Floch — celui, arrogant, de la noblesse où l’obsession de la pureté du sang pouvait dévoyer les âmes les plus belles. Lui-même n’était-il pas le produit bâtard de cette conception surannée ? Ou encore cet honneur qui, dans le secret des demeures, s’attachait à chaque atteinte aux règles de la civilité, à chaque transgression d’une culture établie et à la moindre censure des regards scrutateurs du voisinage. Celui-là même qui conduisait à éclabousser l’ensemble d’une famille pour la seule faute de l’un des siens. Se trouvait-il devant un cas semblable ? Certains magistrats avaient recours, dans ces affaires, à des enlèvements arbitraires en plein jour. La lettre de cachet était, de ce point de vue, un progrès, car elle ne s’exécutait que toutes précautions prises pour éviter le scandale. Alors que les arrestations auxquelles procédait l’autorité judiciaire étaient environnées d’éclat, la lettre de cachet préservait l’honneur, le délinquant étant retiré au monde, et son ignominie disparaissant avec lui dans le secret du cachot ou dans la cellule d’un couvent. La famille, blessée dans son honneur, laissait le lieutenant général de police scruter son intimité, et le roi, en contrepartie, enfouissait la faute à jamais. Élodie Galaine avait-elle péri à cause d’une conception excessive de l’honneur, par un dévoiement criminel qui inversait les facteurs en privilégiant le crime au détriment du salut ?

Bourdeau le tira de sa réflexion. La voiture, arrêtée devant les Deux Castors, était environnée d’une foule qui s’agitait devant la vitrine. Un exempt connu de Nicolas barrait l’accès de la porte à des femmes déchaînées auxquelles s’était jointe une troupe de badauds. Nicolas sauta à terre, se fraya un chemin à coups de coude pour interroger l’homme sur les raisons de cette émotion.

— C’est que, monsieur le commissaire, une servante de cette maison, une jeunesse maigrelette, a trouvé moyen de sortir en purette et même nue comme la main. Et la voilà qui saute, qui tremble, qui marche sur le dos, qui bave et qui hurle ! On s’attroupe, on rit, on s’inquiète et je suis arrivé tout juste pour éviter que ces mégères ne la lapident comme chien enragé. Ç’a été encore toute une histoire. Elle était raide comme un bout de bois et a tenté de me mordre. Dieu soit loué, sa maîtresse a apporté une couverture dans laquelle on l’a roulée avant de la mener à sa couchette, où elle est tombée endormie.

Les cris redoublaient autour d’eux. Une énorme matrone bouscula Nicolas d’un coup de ventre. Les mains sur les hanches, elle harangua la foule.

— C’est-y pas par hasard qu’on voudrait nous empêcher de noyer la sorcière ? C’est-y pas que tu voudrais t’y mettre en travers ? Si tu crois qu’on t’a pas reconnu, crevure à Sartine !

— Cela suffit ! fit Nicolas d’une voix forte. Vous, le ragot, fermez-la ou vous finirez à l’Hôpital[28]. Quant à vous, bonnes gens, je vous somme au nom du roi et du lieutenant général de police d’avoir à vous disperser à l’instant. Sinon...

La foule, impressionnée par l’autorité de Nicolas renforcée par la robuste présence de Bourdeau, recula, non sans avoir salué de clameurs et de lazzis le nom de M. de Sartine, ce qui donna à penser à Nicolas. Les deux policiers firent sortir les Galaine, et leur petite troupe pénétra dans la boutique. Des chandelles éclairaient Mme Galaine, fort pâle. Il s’ensuivit une scène muette durant laquelle Bourdeau poussa les hommes dans le bureau, tandis que Nicolas s’adressait à la boutiquière.

— Madame...

— Monsieur, je dois sur-le-champ voir mon mari.

— Plus tard, madame. Il a reconnu le corps de votre nièce par alliance. Elle a été assassinée.

Émilie Galaine ne manifesta aucune réaction. Son visage à la lueur dansante des chandelles demeurait impassible. Que signifiait cette absence de sentiments ? Nicolas avait parfois rencontré cette impavidité ; elle dissimulait souvent une grande émotion.

— Madame, votre emploi du temps, hier ?

— Inutile de m’interroger, monsieur le commissaire, je n’ai rien à vous dire. Je suis sortie, je suis rentrée.

— Madame, c’est un peu court. Imaginez-vous que je vais me satisfaire de cela ?

— Peu m’importe, c’est tout ce que vous obtiendrez de moi.

Elle reprenait des couleurs, comme si un sang plus vif circulait sous sa peau. Elle tapa du pied sur le sol.

— Vous vous introduisez dans cette famille pour y apporter le malheur. J’ai répondu : je suis sortie, je suis rentrée. Inutile d’insister.

— Madame, il me revient de vous mettre en garde qu’à l’instant même où le lieutenant criminel sera saisi d’une affaire d’homicide, la justice du roi disposera de divers moyens pour vous faire parler, de gré ou de force.

Il mesurait toute l’inanité de son propos. Il n’avait jamais cru à la torture. Les longues conversations avec Sanson et Semacgus l’avaient convaincu que les aveux obtenus par la question étaient extorqués à la pauvre chose pantelante, contrainte à murmurer les paroles décisives qui scelleraient son destin.

— Que s’est-il passé avec votre servante ? reprit-il. Même à cela vous refusez de répondre ?

Elle secouait la tête avec obstination.

— Soit. Veuillez avoir l’obligeance d’appeler vos belles-sœurs ; je veux les interroger. Elles parleront peut-être, elles. Quant à vous, je vous demanderai de passer dans le bureau de votre mari.

Emilie Galaine se dirigea vers le fond de la pièce, ouvrit une porte sans ménagement. Deux femmes se tenaient derrière, serrées l’une contre l’autre ; d’évidence, elles écoutaient leur conversation. Dans la plus grande, Nicolas reconnut Charlotte, la sœur aînée, qui mordait un mouchoir comme si elle allait se mettre à hurler.

Tête baissée, la plus petite trottina jusqu’à lui. Sa tenue sans apprêts, aux couleurs sombres, juxtaposait dentelles noires et colliers de jais. Les traits de l’aînée se retrouvaient, mais comme retendus sur une face desséchée. Des lèvres minces esquissaient un sourire humble que démentait la mobilité des yeux, gris, fureteurs, et sans la moindre aménité. La chevelure naturelle, pauvre et terne, étageait de laborieuses boucles poudrées. Cette coiffure paraissait sans lien avec l’ensemble le plus ingrat que l’on pût imaginer.

— Monsieur le commissaire, s’empressa-t-elle, oui, oui, nous avons tout entendu. Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? Je disais à ma grande sœur, c’est elle si bouleversée derrière moi... Je lui disais donc, elle aurait dû se vêtir plus tôt, mais tout est bousculé... Imaginez, monsieur, que le chat qui d’ordinaire, vu son âge et ses infirmités, a coutume de longer par la bordure... Mais ne nous égarons pas. Je ne crois pas que ces fourrures auraient dû être descendues si tôt cette année. Avez-vous remarqué combien l’hiver fut tardif ? Et l’importance des pluies... Ce malheureux mariage qui fit notre malheur. Qu’y peut-il, le pauvre ? Toujours mené...

Nicolas demeurait figé devant ce flux ininterrompu de paroles dont l’incohérence lui faisait douter de la raison de Camille Galaine. La sœur aînée, aussi décoiffée que lors de leur première rencontre, était vêtue d’étoffes éclatantes mais sales, chiffonnées, déchirées.

— Mademoiselle, je vous en prie, un peu d’ordre. Je souhaite vous interroger, vous l’avez entendu. Et cela sur les circonstances qui entourent la mort criminelle de votre nièce. Vous interroger l’une après l’autre. Seules.

Charlotte redoubla ses cris et ses reniflements. La porte du bureau s’ouvrit et la tête d’un Bourdeau ahuri apparut. Nicolas lui fit signe que tout allait bien. Le couple des sœurs s’était reconstitué, le noir feuille morte fondu dans l’ampleur de l’écarlate. Les deux visages convulsés se collèrent l’un contre l’autre. Il comprit qu’il n’obtiendrait pas de séparer ces siamoises et qu’il devrait, dans un premier temps, supporter leurs manies et procéder à un double interrogatoire commun. Dans son souvenir surgit la vision fugitive d’un bocal de fœtus confondus, une des pièces les plus rares du cabinet de curiosités de M. de Noblecourt.

— Quand avez-vous vu votre nièce pour la dernière fois ? commença-t-il.

Camille, la cadette, prit la parole d’autorité.

— Hier après-midi nous l’avons — hein, Lolotte ? — aidée à s’habiller.

— Oui, oui, dit l’autre, et même...

— Et même, nous l’avons grondée, car sa tenue était trop claire pour une soirée dans les rues. A-t-on idée !

Il semblait bien à Nicolas, au vu des yeux effarés de l’aînée, que la cadette interprétait très librement ses pensées.

— Comment était-elle vêtue ?

Les petits yeux ne cessaient de bouger sans jamais se laisser prendre par le regard direct de Nicolas.

— Robe de satin jaune. Chapeau toque à rubans jaunes.

— Avait-elle un sac ?

— Non, non, dit Charlotte, pas de sac. Mais un très joli masque vénitien. Si blanc qu’il en paraissait enfariné.

— Tu confonds, c’était à Carnaval. Quelle pauvre mémoire est la tienne ! Ma sœur veut dire qu’elle avait un réticule avec quelques écus. N’est-ce pas, mignonne ?

L’autre prit un air buté et déçu.

— Si tu le dis.

— Je ne le dis pas, je l’affirme. Ah ! monsieur le commissaire, ma sœur a une tête de linotte. Imaginez, l’autre jour, cela m’y fait penser, son canari, dont on dira ce qu’on voudra, mais je prétends qu’il s’agit d’un serin et, peut-être même, d’un pinson... Que disais-je ? J’ai lu dans un récit de voyage qu’une espèce nouvelle a été découverte, le hochequeue de Kirschner... Mais ce n’est pas la tienne...

Nicolas interrompit de nouveau ces divagations.

— À quelle heure votre nièce vous a-t-elle quittées ?

— Je ne saurais vous le dire. Nos pauvres têtes ! Elle est partie, accompagnée par Miette, notre servante. Nous avons dû enfermer Naganda, le sauvage, qui voulait la suivre. Ensuite, nous sommes restées au logis, où nous avons joué à la bouillotte, soupé légèrement. Nous nous sommes couchées peu avant minuit.

— Et vous, mademoiselle, vous confirmez ?

Charlotte, toujours boudeuse, secoua la tête sans répondre.

Il ne tirerait rien de plus de l’amphigouri de ces deux affolées. Sans doute lui jouaient-elles un tour de leur façon, destiné à l’égarer dans sa recherche de la vérité. L’incohérence et la prolixité de la cadette paraissaient trop naturelles pour n’être pas feintes. Il appela Bourdeau et fit rentrer les Galaine. S’adressant au père, il lui demanda à voir Naganda. L’homme se retira quelques moments et revint l’air embarrassé.

— Monsieur le commissaire, nous l’avions enfermé, et il n’est plus là !

— Cela requiert une explication.

— Je viens de monter, le verrou était fermé. J’ai ouvert, personne ! Il a dû s’enfuir par les toits. Ils sont agiles comme des chats...

— Pas le nôtre, dit Camille. Tu ignores que ce matou...

Nicolas la coupa sans vergogne, peu soucieux du flot de paroles qui allait suivre.

— Montons au grenier, voulez-vous. Montrez-moi le chemin.

Le marchand hésita un instant, puis le précéda dans un couloir au bout duquel aboutissait un escalier. Au troisième étage, que l’on atteignait par une échelle de meunier, une porte ouverte donnait sur une pièce mansardée. Le châssis du toit était ouvert sur un ciel crépusculaire. Une chaise paillée était placée dessous. Nicolas songea qu’il fallait une force considérable pour se hisser à bout de bras et s’extraire par une ouverture si malaisée d’accès. Il avait quelque expérience de ces exercices... L’ameublement était spartiate ; des bottes de paille couvertes d’une grande couverture bariolée aux motifs étranges faisaient office de couchette. Pendus à une corde transversale s’alignaient des vêtements dans un ordre parfait. Beaucoup étaient indigènes, mais il remarqua une houppelande brune auprès de laquelle était accroché un grand chapeau noir à large bord. Charles Galaine avait suivi son regard.

— C’était son habit habituel lorsqu’il sortait. Nous le lui avions imposé pour limiter la curiosité ou la terreur que les tatouages de son visage et ses longs cheveux noirs déclenchaient dans le voisinage.

— Manque-il des vêtements selon vous ?

— Je l’ignore. Je n’ai pas en compte les hardes de ce sauvage que je nourris depuis plus d’un an.

Nicolas continuait à fureter. Il trouva dans un petit coffre en bois quelques amulettes, de petites figures sculptées en os, une poupée à tête de grenouille, divers sachets remplis de matières inconnues, trois paires de mocassins et quelques perles d’obsidienne identiques à celle trouvée dans la main d’Élodie Galaine. Il s’en saisit prestement en veillant à ce que l’oncle ne surprenne pas son geste. Ils redescendirent en silence. Les membres de la famille Galaine, figés tels qu’il les avait laissés, les attendaient. Nicolas les avertit d’avoir à demeurer dans les murs de la capitale : instructions seraient données aux barrières d’avoir à les arrêter s’ils enfreignaient cette défense. Mesure bien illusoire, mais ils n’avaient pas besoin de le savoir.


La nuit tombait quand les deux policiers se retrouvèrent rue Saint-Honoré. Nicolas décida de répondre à l’invitation de la Paulet. Le docteur Semacgus n’avait sans doute pas été informé du report de leur souper, aussi proposa-t-il à Bourdeau de l’accompagner. Celui-ci déclina en souriant, rappelant que Mme Bourdeau l’attendait et qu’il était père d’une famille nombreuse. Il s’étonna cependant auprès de son chef.

— Puis-je savoir pourquoi vous n’avez pas interrogé les domestiques ? Il y a cette Miette, et une vieille cuisinière.

— C’est trop tôt, Bourdeau. N’affolons pas l’ensemble de la maisonnée. La domesticité a toujours beaucoup à dire, mais il faut l’aborder avec prudence et douceur. Notre première récolte n’est d’ailleurs pas si mince...

Bourdeau salua et monta dans le fiacre. Nicolas se dirigea vers le faubourg où se trouvait le Dauphin couronné. Une nouvelle fois, ce lieu familier allait être mêlé à une enquête. Qu’avait donc à lui apprendre la Paulet sur la catastrophe de la veille ? Quelle bonne nouvelle avait-elle à lui annoncer ? Il se remémora les interrogatoires et prit, tout en marchant, des notes sur son petit carnet noir. Le fils Galaine ne paraissait pas autrement surpris du meurtre, mais lui seul avait marqué une émotion sincère devant la morte. Le père avait indiqué que les sœurs devaient accompagner Élodie au feu d’artifice ; or, elles n’avaient nullement confirmé ce fait. D’autres allusions l’obsédaient : un masque vénitien, l’évocation d’un mariage qui pouvait être tout aussi bien celui du dauphin que le remariage du marchand pelletier. Enfin, les perles d’obsidienne qui constituaient une présomption bien lourde contre l’Indien Micmac, évanoui dans la ville. Quant à ce dernier, il ne se faisait pas de souci à son propos : s’il errait vraiment dans Paris, on le reprendrait vite dès que le guet et les mouches posséderaient son signalement si particulier. Et, au fait, quelle langue parlait-il ?

Une dernière chose l’intriguait : alors que la cadette était tirée à quatre épingles, l’aînée des sœurs paraissait malpropre et peu soignée. Pouvait-on imaginer une telle différence entre des êtres aussi étroitement liés ? À cela s’ajoutaient le silence de la deuxième épouse et le mutisme général sur l’état d’Élodie. Oui, l’affaire se révélait plus difficile que M. de Sartine ne l’imaginait quand il lui avait octroyé cette enquête pour en dissimuler une autre. Restait aussi la petite Miette. Pourquoi cette crise et cette excitation ? Le temps n’était plus où, quelques années plus tôt, sur la tombe d’un diacre janséniste du cimetière Saint-Médard, les convulsionnaires proliféraient.

Загрузка...