II SARTINE ET SANSON

« Sic egesto quidquid turbidum redit urbi sua forma legesque et munia magistratuum. »

« Ainsi vidée de sa turbulence, la ville reprend sa forme habituelle, ses lois et ses magistrats avec leur charge. »

Tacite

Jeudi 31 mai 1770

Nicolas traversait une ville figée et étonnée elle-même de se sentir souffrir. Chacun colportait une version différente de l’événement. De petits groupes conversaient à voix basse. Certains, plus bruyants, paraissaient poursuivre une querelle commencée depuis longtemps. Les boutiques, d’habitude ouvertes à cette heure, demeuraient closes comme si elles participaient du deuil général. La mort avait frappé partout et le spectacle des blessés et des mourants ramenés à leur logis avait inondé Paris du bruit de la catastrophe, aggravé de toutes les fausses nouvelles qu’un pareil drame suscitait inévitablement. Le peuple semblait frappé par la coïncidence avec les réjouissances d’un mariage royal. Il augurait mal de tout cela et il discernait d’obscures menaces sur un avenir incertain. Nicolas croisa des prêtres portant le saint sacrement. Les passants se signaient, ôtaient leur chapeau ou s’agenouillaient devant eux.

La rue Montmartre n’offrait pas le spectacle de son animation habituelle. Même l’odeur si apaisante et familière du pain chaud s’exhalant de la boulangerie qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel de Noblecourt était dépouillée de ses sortilèges. Il la respira et se souvint aussitôt du remugle effrayant d’incendie mouillé et de sang qui planait sur la place Louis-XV. Un officier du guet lui avait prêté une jument acariâtre qui renâclait et portait les oreilles en arrière. Bourdeau était resté sur place pour aider les commissaires des quartiers venus rapidement en renfort.

Le premier mouvement de Nicolas avait été de galoper rue Neuve-Saint-Augustin, à l’hôtel de la lieutenance générale de police. Mais il savait trop bien que, en dépit de la gravité du moment, M. de Sartine n’aurait pas toléré qu’on se présentât à lui le visage noir de suie et le vêtement en bataille. Il avait souvent éprouvé l’apparente insensibilité d’un chef qui n’acceptait aucune faiblesse chez lui-même, afin d’éviter d’avoir à prendre en compte celles de ses subordonnés. Le service du roi passait avant tout, et le fait d’être blessé, moulu et crasseux n’accordait aucun avantage particulier. Au contraire, un tel oubli des convenances aurait plaidé en défaveur de quelqu’un qui eût osé se présenter de la sorte. Un tel dérangement constituait un mépris des formes qui ne témoignait, pour M. de Sartine, ni de courage ni de dévouement mais bien d’un laisser-aller indice de tous les dévergondages, désordres et dérangements que son office et sa raison d’être consistaient justement à prévoir et à réprimer.

Sept heures sonnaient au clocher de Saint-Eustache quand Nicolas remit les rênes de sa carne à un jeune mitron qui bayait aux corneilles à la porte de la boulangerie. Il gagna aussitôt l’office où il trouva Catherine, sa servante, affalée et endormie près de son potager[9]. Elle ne s’était sans doute pas couchée et il imaginait fort bien qu’informée du drame, elle avait voulu l’attendre. La vieille Marion, cuisinière de M. de Noblecourt, que son âge dispensait des gros travaux, dormait de plus en plus tard, ainsi que Poitevin, le laquais. Il ne fit aucun bruit et alla se laver à la pompe de la cour du petit jardin, selon ses habitudes d’été. Il remonta dans sa chambre sur la pointe des pieds pour se changer et se coiffer. Il hésita un moment à prévenir l’ancien procureur, mais renonça devant la perspective d’un récit circonstancié et des mille questions qui s’ensuivraient. L’accueil de Cyrus, le petit barbet gris et frisé, lui manquait. Il était déjà loin, le temps où le chien sautait et jappait à son arrivée. L’animal était désormais bien âgé et perclus, et seuls les lents mouvements de sa queue manifestaient encore la joie des retrouvailles quotidiennes. Il ne quittait plus le carreau de tapisserie où il observait d’un œil toujours attentif tout ce qui entourait son maître.

Nicolas songea à la fuite du temps et que bientôt il devrait dire adieu à ce témoin de ses premiers pas à Paris. L’idée le saisit soudain que sa compassion pour Cyrus lui évitait de penser à d’autres échéances tout aussi inéluctables. Il quitta la maison sans bruit, après avoir déposé doucement un petit mot d’explication sur les genoux de Catherine. Il récupéra sa rétive monture et le mitron, en souriant, lui tendit une brioche toute chaude. Il la dévora en songeant qu’il n’avait point dîné. Le goût du beurre lui flattait agréablement la bouche. « Allons, dit-il, la vie n’est pas si rude. Carpe diem ! » comme le proclamait sans cesse son ami M. de La Borde, toujours affriandé de danseuses, de soupers fins et d’œuvres d’art. Pour l’heure, le sybarite écrivait un opéra et un ouvrage sur la Chine.


Rue Neuve-Saint-Augustin, une agitation peu commune indiquait que l’événement de la nuit avait laissé des traces. Nicolas gravit les degrés de l’hôtel quatre à quatre. Le vieux valet de chambre l’accueillit, l’air accablé. C’était une vieille connaissance et, pour lui, Nicolas faisait en quelque sorte partie des meubles.

— Vous voilà enfin, monsieur Nicolas. Je crois que M. de Sartine vous attend. Je suis très inquiet, c’est la première fois depuis des années qu’il ne demande pas à voir ses perruques. L’affaire est donc si sérieuse ?

Nicolas sourit à ce rappel de l’innocente manie de son chef. Le serviteur, contrairement aux habitudes de la maison, le conduisit dans la bibliothèque. Il n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de pénétrer dans cette pièce aux belles proportions, avec ses rayonnages de chêne blond et son plafond peint par Jouvenet[10]. Il se souvenait d’avoir admiré l’œuvre de cet artiste un jour qu’il accompagnait son tuteur, le chanoine Le Floch, au parlement de Rennes. Chaque fois que le service l’appelait à Versailles, il rêvait devant les splendeurs de la tribune de la chapelle royale décorée par le même peintre. Après avoir gratté à l’huis, il poussa la porte et crut d’abord être seul. Mais une voix sèche et connue lui tomba sur les épaules. M. de Sartine, en habit noir et coiffé à frimas, se trouvait juché en haut d’un escabeau et consultait un livre de maroquin rouge frappé des trois sardines de ses armes.

— Monsieur le commissaire, je vous salue bien.

Nicolas frémit ; la mention de sa fonction par le lieutenant général était le symptôme d’une irritation contenue, d’ailleurs dirigée davantage contre l’inertie ou la résistance des choses que contre ses gens eux-mêmes.

Il paraissait pensif et levait la tête vers les figures du plafond. Nicolas, après avoir respecté le silence de son chef, entreprit de lui faire son rapport. Il donna le nombre des morts qui, au petit matin, approchait la centaine. Toutefois, selon lui, ce chiffre pourrait bien être largement dépassé et multiplié par dix, si nombreux étaient les blessés qui ne se remettraient sans doute pas des dommages subis.

— Je sais ce que vous avez fait, vous et Bourdeau. Croyez que c’est pour moi un réconfort de savoir que vous étiez là et que vous témoigniez pour notre maison.

Nicolas jugea M. de Sartine atteint, et le mal plus profond que tout ce qu’il aurait pu supposer. Ses manifestations de satisfaction étaient si rares qu’elles faisaient figure d’événement. En tout cas, elles n’intervenaient jamais dans le cours d’une action ou d’une affaire. Il le voyait, indécis, ouvrir et refermer machinalement son livre. Sartine reprit à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :

— « Cet homme a gâché ma fortune et la valeur s’appelle folie quand elle s’oppose à des murs qui s’écroulent... »

Nicolas sourit intérieurement et récita à haute voix :

— « ... Cette racaille dont la rage comme des eaux retenues rompt ses digues et submerge ce qu’elle a supporté. »

Il entendit le livre se fermer sèchement M. de Sartine redescendit sans hâte, se retourna, fixa Nicolas avec une sévérité ironique et murmura :

— Vous vous permettez d’improviser sur mon propos, je crois bien !

— Je m’efface derrière Coriolan[11] et prolonge le sien.

— Allons, monsieur le shakespearien, votre avis sur cette nuit ? « Peignez-moi dans ces horreurs Nicolas éperdu... ».

— Impréparation, improvisation, coïncidences et désordre.

Il relata sa nuit sans allonger un récit dont les détails ne pouvaient être ignorés de Sartine, toujours au fait par des voies mystérieuses et efficaces de tout ce qui pouvait advenir d’heureux ou de tragique dans la capitale confiée à ses soins. Il rappela l’incident avec le major des gardes de la Ville, décrivit, en insistant sur les détails éloquents, la disposition des lieux, l’absence de toute organisation, l’incident initial du feu d’artifice et la catastrophe qui en avait été la conséquence obligée. Il ne manqua pas de signaler combien certains privilégiés s’étaient distingués sur ce champ de bataille en se taillant un passage à coups de canne et même d’épée et en lançant leurs voitures au galop dans la foule, ni que les circonstances avaient laissé le champ libre aux mauvais coups des filous et des malfrats des faubourgs.

Sartine, qui s’était assis dans une bergère tapissée de satin cramoisi, écoutait les yeux mi-clos, le menton appuyé sur sa main. Nicolas nota sa pâleur, ses traits tirés, les taches sombres qui s’élargissaient sur ses pommettes. Lorsqu’il avait rencontré le magistrat pour la première fois, celui-ci passait pour plus âgé qu’il n’était en réalité. Il jouait de cette apparence pour affirmer son autorité auprès d’interlocuteurs plus chenus que sa trentaine ambitieuse ne convainquait pas toujours. Il ne daigna regarder Nicolas qu’au récit de ses aventures de ramoneur, jetant alors un regard aigu de bas en haut sur la tenue de son adjoint, qui confirma à celui-ci le bien-fondé de sa toilette. Le sourire satisfait qui éclaira l’espace d’un instant le visage de son chef lui fut une éphémère, mais précieuse, satisfaction.

— Fort bien, dit Sartine, c’est ce que je craignais...

Il semblait éprouver une joie amère à constater que les faits, une fois de plus, avaient justifié ses inquiétudes. Il frappa du poing sur la précieuse marqueterie d’une table à trictrac qui se trouvait devant lui.

— J’avais pourtant indiqué à Sa Majesté que la Ville n’était pas en mesure de maîtriser un événement de cette dimension.

Il se replongea dans sa méditation, puis murmura :

— Onze ans sans drame ni faux pas, et voilà qu’un Bignon, ce prévôt de pacotille, sans raison ni pouvoir, usurpe mon autorité, piétine mes plates-bandes, me coupe l’herbe sous le pied et saccage mon pré carré !

— On sera vite avisé des responsabilités de chacun, risqua Nicolas.

— Croyez-vous vraiment cela ? Avez-vous jamais affronté ces serpents et la guerre des langues, plus meurtrière à la Cour qu’un champ de bataille ? La calomnie...

Nicolas sentait encore les douleurs persistantes sur son corps de quelques cicatrices qui témoignaient des risques pris et des dangers affrontés, tout aussi réels que ceux au milieu desquels naviguait à vue le puissant lieutenant général de police.

— Monsieur, votre passé, la confiance que le souverain...

— Calembredaines, monsieur ! La faveur est par essence volatile comme disent nos apothicaires et chimistes de salon ! On se souvient toujours du mal que l’on vous prête. Prend-on jamais en compte nos peines et nos succès ? C’est très bien ainsi. Nous sommes les serviteurs du roi pour le meilleur et pour le pire, et quoi qu’il puisse nous en coûter. Mais que ce serin de prévôt, ancré sur ses alliances, ses cousinages et qui a tout obtenu sans jamais rien rechercher ni mériter, soit la cause de ma disgrâce, voilà qui m’afflige cependant. Il est de ceux que remplit de morgue le fait de monter un bon cheval, d’avoir un panache à leur chapeau, et de porter des habits somptueux. Quelle folie ! S’il y a gloire à cela, elle est pour le cheval, pour l’oiseau et pour le tailleur !

Il frappa à nouveau la table de jeu. Nicolas, ébahi de ces éclats inusités, soupçonnait un peu de théâtre chez son chef et flairait la citation sous son dernier propos, mais aucun auteur ne lui venait à l’esprit.

— Mais nous nous égarons, reprit Sartine. Prêtez-moi une exacte attention. Vous êtes à moi depuis bien longtemps et, à vous seul, je puis dévoiler le dessous des cartes. Si cette affaire me tient tant à cœur, c’est que de grands intérêts s’agitent toujours sous les luttes d’influence. Vous savez mon amitié pour le duc de Choiseul, le principal ministre. Bien qu’il y ait eu quelques mésintelligences entre eux, et quelquefois des méfiances, il était demeuré, au bout du compte, proche de Mme de Pompadour...

Il s’interrompit.

— Vous l’avez connue et approchée ?

— J’ai eu souvent le privilège de l’entretenir et de la servir, au début de mon travail auprès de vous.

— Et même, s’il m’en souvient, de lui rendre de signalés services[12]. La pauvre amie, la dernière fois qu’elle me reçut, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même... Elle était brûlante et se plaignait d’être glacée ; elle avait la mine sucée et le teint truité, diminuée, comme effacée...

Le lieutenant général s’interrompit, comme écrasé par le poids d’une image ou ému par des souvenirs trop lourds à évoquer.

— Je m’égare à nouveau. Mes relations avec la nouvelle favorite sont d’une nature toute différente. Elle n’a ni les relations, ni l’intelligence politique, ni la subtile influence de la dame de Choisy[13], laquelle s’imposait par l’éducation, l’élégance composée, un goût sûr des arts et des lettres, et sa séduction native, toute Poisson qu’elle fût née. Celle-là, brave fille au demeurant, a été jetée sans préparation, sinon celle des mauvais lieux, ni usage du monde dans les méandres subtils de la Cour.

Il baissa la voix en jetant un regard circulaire sur les rayonnages de sa bibliothèque.

— Enfin et surtout, elle défait la nuit ce que le jour construit et, réveillant les sens d’un vieux roi, assure son influence. Choiseul est obsédé par la revanche à prendre sur l’Angleterre. Peu assuré de se maintenir, il a tant de hâte d’y parvenir qu’il a tendance à se précipiter et à multiplier les pas de clerc. Il s’est mis à dos la nouvelle sultane, ou, plus exactement, il lui en veut d’avoir réussi là où sa propre sœur, Mme de Choiseul-Stainville, avait échoué. Dieu sait pourtant si elle y avait mis du cœur ! Qu’ai-je à faire de tout cela, me direz-vous ? J’ai été entraîné malgré moi dans cette querelle. Conservez par-devers vous cette confidence : j’ai dû aller, sur ordre du roi, protester de ma fidélité à Mme du Barry et lui promettre, quasiment à genoux, de veiller à empêcher toute publication d’écrits scandaleux qui, pour mon malheur, se sont multipliés et répandus, émanant tout droit des folliculaires et officines stipendiés par M. de Choiseul lui-même.

— Il me revient, monsieur, que vous m’aviez ordonné de retrouver un libelle intitulé Les Orgies nocturnes de Fontainebleau. Mais Jérôme Bignon, prévôt des marchands, dans tout cela ?

— C’est là où le bât me blesse : il fait sa cour et présente la mule à la favorite. Vous saisissez, mon cher Nicolas, la fâcheuse posture où l’événement de la nuit dernière me place, outre la tristesse que me procure toute mauvaise administration des choses de la Ville. J’en serai réputé coupable, car le monde ignore que l’autorité sur cette fête m’avait été ôtée.

— Mais pourtant, le mariage du dauphin apparaît comme un succès achevé de Choiseul. Chacun y voit le couronnement de son œuvre, lui qui a toujours travaillé à cimenter l’alliance avec l’Autriche.

— Vous avez raison, mais rien n’est plus proche d’un précipice qu’un sommet. Vous savez maintenant le dessous des choses. Vous ignorez cependant qu’hier soir Sa Majesté et la favorite sont allées à Bellevue pour apercevoir depuis la terrasse du château le feu d’artifice de la Ville. Ils n’ont rien su du drame sur le moment. En revanche, la jeune dauphine et Mesdames[14] se sont rendues à Paris. Sur le Cours-la-Reine, elles admiraient la capitale illuminée lorsque des cris d’épouvante les ont mises en émoi. Les carrosses ont fait demi-tour avec la princesse éplorée...

Il se leva, vérifia l’assise de sa perruque et la réajusta des deux mains.

— Monsieur le commissaire, voici mes instructions que j’entends voir suivies à la lettre. Vous prendrez toutes dispositions et tous moyens nécessaires pour établir un mémoire sur les événements de la place Louis-XV, leur origine, les responsabilités, les fautes ou les ingérences éventuelles. Vous tâcherez de déterminer le bilan exact du drame. Vous ne vous laisserez arrêter par aucun obstacle, dussiez-vous rencontrer dans ce travail des oppositions, des tentatives d’obstruction ou même, car il faut compter sur le pire, des menaces contre votre vie. Vous ne rendrez compte qu’à moi-même. Dans le cas où je serais dans l’impossibilité, par une disgrâce inattendue, d’user de mon autorité ou de ma liberté, ou encore si la vie m’était brusquement ôtée, parlez-en en mon nom au roi, auprès duquel vous possédez les entrées nécessaires, puisque vous avez le privilège de chasser dans ses équipages. C’est un service personnel que je vous demande et que je vous saurais gré d’accomplir avec l’exactitude dont vous avez toujours fait preuve. Sur tout cela je requiers le secret le plus absolu.

— Monsieur, j’ai une demande à vous présenter.

— Que l’inspecteur Bourdeau vous assiste ? Accordé. Son passé plaide pour lui, c’est un tombeau.

— Je vous en remercie. Mais il s’agit d’autre chose...

M. de Sartine paraissait impatient, et Nicolas sentait qu’il ne souhaitait pas prolonger un entretien au cours duquel il avait dû laisser échapper quelques confidences et confesser un désarroi certain.

— Je vous écoute, mais faites vite.

— Vous connaissez mon ami, le docteur Semacgus, dit Nicolas. Il m’a assisté toute la nuit et, alors que nous passions en revue les victimes déposées au cimetière de la Madeleine, notre attention a été attirée par le corps d’une jeune femme qui semble n’avoir point été écrasée ou froissée dans la tourmente de cette nuit, mais bien étranglée. Je souhaiterais suivre cette affaire.

— Je m’y attendais ! Il m’eût étonné qu’au milieu de tant de morts vous ne réussissiez point à en extraire un pour votre dilection personnelle ! Pourquoi s’attacher à cette victime en particulier ?

— Il se pourrait, monsieur, qu’un désordre en dissimulât un autre. Qui sait ?

Sartine réfléchissait Nicolas eut le sentiment d’avoir touché une corde sensible.

— Suivre cette affaire, comment l’entendez-vous, monsieur le commissaire ?

— L’ouverture habituelle du corps par Sanson, à la Basse-Geôle. Il convient de déterminer s’il s’est agi d’une conséquence du désordre de la soirée ou d’un crime domestique[15]. Enfin, puis-je suggérer que cette enquête pourrait utilement servir de couverture à celle, plus discrète et générale, que vous me souhaitez voir mener sur le drame de la place Louis-XV ? L’arbre dissimulera la forêt.

Ce fut sans doute ce dernier argument qui emporta l’assentiment du lieutenant général de police.

— Vous présentez si habilement la chose que je ne la puis refuser. Plût au ciel qu’elle ne vous entraîne pas dans un de ces imbroglios criminels dont vous excellez à compliquer les arcanes et dont on ne sait jamais où ils risquent de nous conduire ! Sur ce, monsieur, je vous salue ; le roi et M. de Saint-Florentin m’attendent sans doute à Versailles, afin d’entendre les explications de celui qui est encore censé faire régner l’ordre dans la capitale du royaume.

Nicolas sourit intérieurement à cette antienne maintes fois entendue lorsqu’il forçait la main de Sartine pour s’engager dans une affaire. M. de Sartine pirouetta et sortit en hâte de sa bibliothèque, laissant Nicolas réfléchir aux propos étonnants qu’il venait de tenir et à la mission délicate dont il était désormais investi. Il demeura un instant immobile, le regard fixé dans le vide, puis il rejoignit les écuries au moment où un carrosse quittait l’hôtel à grand train. Rencogné dans l’angle de la portière, le profil aigu de son chef offrait l’image même de l’accablement. Jamais il ne l’avait vu dans pareil état, lui toujours si maître de ses émotions, et soucieux d’offrir un visage toujours égal à ses visiteurs. Pour le coup, l’angoisse le marquait, et ce n’était pas seulement, comme une impression superficielle aurait pu le laisser croire, par inquiétude pour sa carrière. Nicolas le connaissait trop bien pour le réduire à cette seule et égoïste préoccupation. Il le sentait meurtri de la décision du roi. Que celle-ci ait eu les conséquences fatales de la nuit accroissait encore son sentiment d’abandon et de profonde déréliction. Sa rébellion était légitime face à tout cet engrenage incohérent de causes et de raisons si étrangères à son sens du devoir et à son total dévouement à la personne de souverain qu’il servait avec abnégation depuis tant d’années. Sartine bénéficiait du privilège exorbitant d’un entretien hebdomadaire dans les petits appartements de Versailles et, souvent, dans ce cabinet si secret que ses proches eux-mêmes ignoraient où le roi travaillait au milieu des dépêches et des chiffres de ses agents. En une nuit, cet univers s’était écroulé comme un château de cartes. Mais c’était aussi l’image d’un chef infaillible, qui se défaisait pour laisser la place à celle d’un homme pitoyable et malheureux. Nicolas s’en trouva conforté dans sa volonté d’aboutir. Oui, il ferait l’impossible pour trouver les responsables d’une tragédie que l’administration normale de la cité aurait pu, dans son cours habituel, prévoir et éviter.

Il choisit un cheval fringant, un hongre alezan, jeune et curieux, qui tendait vers lui sa tête fine, et le fit seller par un valet. Les rues avaient repris un peu de leur animation, mais les visages étaient graves et des groupes se formaient. L’atmosphère, à l’image du temps, était à l’accablement. Nicolas sentit ses vêtements lui coller au corps tandis que sa monture elle-même exhalait une odeur forte de bête échauffée. L’orage menaçait et des nuages bleu ardoise grossissaient dans la perspective des rues. Il faisait presque nuit lorsqu’il s’engagea sous la voûte du Grand Châtelet. Au moment de remettre les rênes de son cheval au gamin dont c’était l’office, une voix connue le héla.

— Ma doué, c’est bien mon Nicolas qui m’arrive là au grand trot !

Dans le personnage qui s’adressait à lui si familièrement, il reconnut son pays Jean le Breton, plus connu dans les rues sous son surnom de « Tirepot ». C’était un personnage singulier, commis aux basses œuvres du ruisseau et bénédiction d’une population dépourvue de lieux d’aisances. Il portait deux seaux suspendus à une barre transversale reposant sur ses épaules. Le tout, dissimulé sous une large robe de toile goudronnée, permettait à ses clients de se soulager sous ce « chalet de nécessité ». Nicolas avait souvent recours à cet auxiliaire amical, toujours bien informé.

— Jean, quoi de neuf ? Que dit-on ce matin ?

— Ah ! certes pas que du bon, certes non ! Chacun panse ses plaies et pleure les disparus. On trouve que ce mariage commence bien mal. On accuse le guet et...

Il baissa la voix.

— On maudit la police et M. de Sartine de n’avoir point fait leur travail. On gronde, on s’assemble, on s’attroupe, mais la chose n’ira pas loin, le pauvre monde en a vu d’autres !

— C’est tout ?

L’homme se gratta la tête.

— Me suis trouvé place Louis-XV pour mon office...

— Et alors ?

— J’ai vite posé mes affûtiaux pour prêter la main. J’en avons entendu des vertes et des pas mûres !

— Vraiment ? Lesquelles ?

— Des hommes de la Ville accusaient au petit matin Sartine de tous les maux ; ce serait lui le fauteur du drame.

— De la Ville, dis-tu ? Des échevins ?

— Que nenni. Des gardes bourgeois tout dorés et surdorés sur tranche. Beaucoup sortaient juste de tripots et puaient le vin à tuer la mouche. Ils étaient bien pris et bien branlants. Un grand et gros empenaillé, qui paraissait être leur officier, les poussait et les excitait.

Nicolas le récompensa d’un écu que l’autre attrapa au vol au risque de faire choir sa pyramide.

— Tu me rendrais un service, dit Nicolas. Retourne dans le quartier Saint-Honoré et tâche de savoir où ces hommes ont pu passer la nuit. Tu comprends que cela peut m’intéresser.

L’autre cligna de l’œil, arrima ses ustensiles et, après avoir rééquilibré le tout, disparut sous la voûte. On entendit longtemps sa voix s’éloigner en jetant son cri lancinant : « Chacun sait ce qu’il a à faire, le chalet pour un, le chalet pour deux. »

Nicolas réfléchissait encore aux propos de Tirepot en entrant dans le bureau de permanence des commissaires. La tête dans ses bras, Bourdeau, affalé sur la table, ronflait lourdement. Il le considéra avec attendrissement. En voilà un qui ne ménageait pas sa peine ! Il appela le père Marie, l’huissier, qui apporta sur-le-champ des cafés largement arrosés de lambic enflammé qu’il se procurait en fraude et qui fleuraient la pomme à cidre. Cette seule odeur réveilla l’inspecteur qui s’ébroua avant de se jeter sur le café, qu’il but à grand bruit tant il était brûlant. Un long silence suivit.

— M’est avis, dit Bourdeau, sentencieux et goguenard, que ce café n’est qu’une invitation à des accompagnements plus solides.

— M’est avis, dit Nicolas, que je vous suis sur cette voie, moi qui n’ai dans le ventre, depuis hier midi, qu’une brioche pour mauviette, et que je suis attentif à ce que vous m’allez proposer.

— Notre lieu habituel de débauche lorsque la faim nous pèse et que le temps nous presse, rue du Pied-de-Bœuf, me paraît le bon choix.

— J’ai faim, donc je vous suis, c’est mon cogito du matin.

— D’autant plus, reprit Bourdeau, que je suis passé chez Sanson qui sera à midi sonnant à la Basse-Geôle pour l’ouverture du corps que vous savez. Il n’y faut pas assister le ventre vide, nous risquerions le hoquet...

Il s’esclaffa et Nicolas frémit à l’idée de cette sinistre perspective. Il était cependant d’accord : l’ouverture était une opération semblable aux promenades en mer, toutes les deux exigeaient un estomac solidement lesté.


Leur taverne habituelle était à quelques toises du Châtelet. La proximité de la Grande Boucherie, si elle conduisait à développer sanies et odeurs, offrait aussi l’avantage de produits frais. Dès leur arrivée dans la salle basse et enfumée, Bourdeau appela son compain — ils étaient tous deux natifs d’un village proche de Chinon, en Touraine — et l’interrogea sur ce que la cuisine offrait à une heure si matinale. Le gros homme rougeaud hocha la tête avec un fin sourire.

— Que vais-je pouvoir vous servir ? fit-il en envoyant une bourrade qui aurait renversé quelqu’un de moins d’aplomb que Bourdeau. Hum... Ça vous dirait, un pâté de poitrine de veau ? J’en ai préparé pour un mien voisin qui baptise son premier-né. M’en vais vous le réchauffer. Avec deux pichets de rouge de chez nous, comme d’habitude.

Nicolas, qui adorait connaître le dessous des choses, lui demanda la manière dont il traitait ce plat prometteur.

— C’est bien parce que c’est vous, monsieur le commissaire. Autrement, même la question donnée par Monsieur de Paris[16] ne me ferait pas desserrer la bouche. Voilà. Vous me coupez un bon morceau de poitrine de veau, bien choisi, dodu et nacré. Vous me le débitez en tronçons que vous lardez d’un ou deux morceaux de gras. Là-dessus, vous me préparez une pâte brisée au saindoux que vous abaissez dans la tourtière. Vous empâtez les tronçons dans celle-ci après les avoir assaisonnés de lard, sel, poivre, clous, muscade, fines herbes, laurier, champignons et culs d’artichauts. Vous recouvrez le tout de pâte. Deux heures gaillardes au four du potager. Vous sortez, vous ouvrez un nombril au couteau et vous y introduisez avec délicatesse une sauce blanche bien conditionnée avec un jus de citron et des jaunes d’œuf, juste avant de servir.

— Voilà qui me paraît conséquent et congrûment en accord avec le vide de nos personnes, dit Bourdeau, le regard émerillonné et les lèvres tremblantes de gourmandise.

— Et pour vous laver la bouche, je vous servirai des cerises, les premières de l’année, cuites au vin à la cannelle.

— Ce sera parfait pour un petit souper de onze heures, dit benoîtement Nicolas.

Un pichet d’un vin violet leur fut prestement apporté. Ils burent force verres en calmant leur fringale avec une salade de fèves aux lardons. Nicolas informa Bourdeau des événements de la nuit tels qu’il les avait vécus avec Semacgus. Il lui rapporta l’essentiel de son entretien avec M. de Sartine, insistant sur le fait que leur chef avait désigné l’inspecteur pour lui prêter main-forte dans une affaire aussi délicate.

— Si je comprends bien, dit Bourdeau rougissant de plaisir, notre tâche première sera de traiter l’affaire de la jeune fille étranglée afin de donner le change sur notre activité réelle ?

— C’est tout à fait cela. Il reste que, du résultat de l’ouverture, dépendra la crédibilité de notre alibi. Les marques au cou peuvent correspondre à des tentatives de désengagement d’un corps imbriqué avec d’autres.

— Je ne crois pas. Rien dans l’état de sa vêture ou dans son apparence n’indiquait une tentative forcée de dégagement.

Nicolas était convaincu qu’un bon policier se devait d’obéir à son instinct. À partir des indications, des impressions, quelquefois informulées, des indices, des coïncidences et des présomptions, le bon sens organisait la hiérarchie et l’agencement de tous les éléments. Une méthode sans a priori, la mémoire des références et des précédents, la consultation à peine consciente d’une collection d’humains, de caractères et de situations, se mettait en branle à chaque instant de la recherche. Bourdeau, sous son aspect bon enfant, dissimulait toute la gamme des qualités policières, étayée d’une remarquable finesse. Combien de fois une de ses remarques en apparence anodine avait relancé la traque sur une piste nouvelle sur laquelle on ne s’était pas attardé auparavant ?

L’odeur du veau mijoté dans ses épices tira Nicolas de sa réflexion. Leur hôte posa avec délicatesse sa tourte dorée sur la table de bois inégal. Il disparut pour reparaître aussitôt avec un petit poêlon qui avait connu des jours meilleurs, tout culotté par les heures d’exposition et de mijotage au feu du potager. Un couteau pointu jaillit qui découpa prestement une petite calotte de pâte. Un léger flux de vapeur parfumée les environna. L’aubergiste fit couler doucement la sauce blanche dans cette ouverture, de telle manière que l’inondation onctueuse atteignit bientôt les moindres recoins de la tourte. Il posa son poêlon, reprit le plat et lui fit subir quelques lentes oscillations latérales avant de le reposer. Nicolas et Bourdeau se penchaient déjà quand il les arrêta.

— Tout doux, mes agneaux, laissez la sauce travailler et mortifier la viande chaude en la pénétrant de ses arômes. Notez, je dis pâté de poitrine de veau, mais j’ajoute, pour le moelleux et le grassouillet, un peu de tendron. Et la sauce ! Vous allez vous en pourlécher ! Ce n’est pas de ce misérable plâtre gâché à la va-vite par de calamiteux marmitons. Il faut des heures, messieurs, pour que la farine s’éclate, abandonne son rustique, se lie et se marie heureusement. Je suis un petit tripotier de rien, mais je travaille avec cœur comme mon arrière-grand-père, qui fut saucier de Gaston d’Orléans, sous le grand Cardinal.

Sans doute inspiré par ce glorieux souvenir, il les servit avec cérémonie. Le plat et ses saveurs étaient à la hauteur de cet exorde. La croûte chaude, croustillante de sucs de viande caramélisés aux arrondis, enveloppait avec suavité une viande tendre que la sauce nappait en y fondant les divers éléments du plat. Ils consacrèrent un long et délicieux moment à savourer une œuvre si simplement et éloquemment présentée. Les cerises cuites apportèrent un rafraîchissement acide et doux à la fois. Une agréable torpeur les envahit qu’une eau-de-vie, servie dans des bols en faïence par mesure de précaution, accrut encore. La police, béate, laissa passer cette entorse au règlement sans réagir. Leur hôte n’avait pas licence de servir de l’alcool, dont la vente était réservée à un autre corps de métier ; son modeste négoce lui permettait seulement la fourniture de petits vins au tonneau, mais non des bouteilles cachetées. Bourdeau, toujours attentif au moindre détail, s’avisa soudain que le tabac à priser leur manquait. C’était une vieille plaisanterie entre eux. L’ouverture des corps les conduisait chaque fois à recourir à cet expédient. Ils multipliaient les prises, filtrant ainsi les remugles de la décomposition qui empuantissaient l’atmosphère de la Basse-Geôle. L’hôte leur prêta avec obligeance deux pipes en terre réservées à ses pratiques et du tabac à proportion.


Ils rejoignirent le Grand Châtelet et gagnèrent la salle de la question qui jouxtait le greffe du tribunal criminel. C’était dans cette sombre salle ogivale, et sur l’une des tables de chêne, que se pratiquaient les ouvertures. L’opération était encore peu commune, si bien que les médecins ordinaires de la juridiction refusaient d’y recourir ou ne s’y résignaient que sur un ordre formel ;

et même dans ce cas, ils ne les exécutaient pas dans les règles, ce qui équivalait à rendre l’examen imparfait et totalement inutile du point de vue de l’instruction.

Un homme de l’âge de Nicolas, vêtu d’un habit couleur puce, en culotte et bas noirs, dépliait sur un petit établi une trousse de chirurgien. Les instruments étincelaient à la lumière des torches ; le jour ne pénétrait pas dans cette pièce dont les croisées à meneaux, munies de hottes en métal, ne laissaient transpirer aucun cri à l’extérieur de la forteresse. Charles Henri Sanson était une vieille connaissance de Nicolas, liée à ses premiers pas à Paris. Ils avaient commencé leur carrière à peu près en même temps. Tous deux servaient la justice du roi. Une sympathie inattendue — et inespérée pour le bourreau — avait porté le jeune commissaire vers cet homme mesuré, timide et d’une grande culture. Nicolas n’arrivait pas à l’imaginer en exécuteur des hautes œuvres et le considérait plutôt comme un médecin particulier du crime. Il savait qu’entraîné par l’héritage de son nom et de sa famille, le choix ne lui avait pas été laissé et qu’il s’était abandonné à un destin qui le contraignait à prendre une suite. Cependant, il accomplissait sa terrible tâche avec le souci d’un homme pitoyable. Sanson se retourna et son visage sérieux s’illumina en reconnaissant Nicolas et Bourdeau.

— Messieurs, dit-il, je vous salue et suis à votre disposition. Puis-je déplorer seulement que le plaisir de vous revoir ne me soit offert que par la tragédie de cette nuit ?

Ils se serrèrent la main selon une habitude à laquelle Sanson tenait plus que tout, comme si ce simple geste le réintégrait dans la communauté des vivants. Il sourit en les voyant allumer leurs pipes et tirer des bouffées odorantes. Semacgus fit soudain son entrée et son rire gaillard mit de la jovialité dans l’atmosphère pesante de la crypte. Les deux hommes de l’art déployèrent leurs instruments, qu’ils alignèrent soigneusement. Ils les examinaient un par un, vérifiant le tranchant des scalpels, ciseaux, stylets, couteaux droits et scies. Ils rassemblèrent aussi des aiguilles courbes, de la ficelle, des éponges, des érignes[17], un trépan, un coin et un marteau. Nicolas et Bourdeau étaient attentifs à leurs gestes précis. Enfin, tous se réunirent autour de la grande table où gisait le corps de l’inconnue. Sanson salua le commissaire et lui désigna le cadavre.

— Quand il vous plaira, monsieur.

— Nous sommes en présence d’un corps amené au cimetière de la Madeleine le jeudi 31 mai 1770, et présumé avoir péri dans la catastrophe de la rue Royale, commença Nicolas.

Bourdeau prenait en note le procès-verbal.

— Il a été remarqué par le commissaire Le Floch et l’inspecteur Bourdeau sur le coup de six heures. Leur attention a été attirée par des traces évidentes de strangulation sur le cou de la victime. Dans ces conditions, il a été ordonné de la transporter à la Basse-Geôle, où il a été procédé à...

Il consulta sa montre qu’il replaça avec soin dans le gousset de son habit.

— ... à la demie passée de douze heures du même jour à son ouverture par l’exécuteur des hautes œuvres de la vicomté et généralité de Paris, Charles Henri Sanson, et par Guillaume Semacgus, chirurgien de marine, en présence desdits commissaire et inspecteur. Il a d’abord été procédé à l’examen de la vêture et des objets appartenant à la victime. Une robe à dos flottant ouverte, au corsage en satin jaune paille de bonne qualité...

Sanson et Semacgus déshabillaient le corps au fur et à mesure que Nicolas parlait.

— ... Un corset en soie blanche, lequel fort ajusté et échancré sur les hanches, muni de baleines et lacé dans le dos...

Cette pièce comprimait tant le corps que Semacgus dut user d’un canif pour en trancher le lacet.

— ... Deux jupons, l’un de coton fin et l’autre de soie, avec deux poches cousues à l’intérieur du premier...

Il les fouilla.

— Vides. Des bas de fil gris. Point de chaussures. Aucun autre objet, ni bijoux, ni papiers, ni indices d’aucune sorte n’ont pu être relevés sur le corps. Seule...

Nicolas sortit de sa poche un mouchoir qu’il déplia avec soin. Il l’ouvrit.

— ... Seule une perle noire d’un minéral qui ressemble à l’obsidienne a été retrouvée dans la main crispée de la victime lors de la découverte du corps au cimetière de la Madeleine. D’apparence, on se trouve en présence d’une jeune fille d’environ une vingtaine d’années, de constitution gracile et ne portant aucune trace particulière, si ce n’est celles précédemment notées à la base du cou. La bouche est tordue et le visage crispé. La chevelure blonde est propre et particulièrement soignée. L’ensemble du corps est également propre. Messieurs, c’est maintenant à vous de procéder.

Nicolas s’était tourné vers Sanson et Semacgus. Les deux praticiens s’approchèrent et examinèrent avec une attention sourcilleuse le pauvre corps étendu. Ils le retournèrent, observèrent les teintes violacées du dos puis le remirent d’aplomb. En hochant la tête, Semacgus passa la main sur le ventre et regarda Sanson qui se pencha pour faire le même geste ; il saisit une sonde derrière lui pour une investigation plus intime.

— Cela ne fait aucun doute, en effet.

— Les indices sont éloquents, mon cher confrère, dit Semacgus. Nous en saurons plus après l’ouverture.

Nicolas leur jeta un regard interrogateur.

— Eh oui, dit Semacgus, votre pucelle ne l’était plus, et même tout laisse à penser qu’elle a déjà enfanté. Les constatations ultérieures nous confirmeront le fait.

Le bourreau hocha la tête à son tour.

— C’est sans discussion. La disparition de l’hymen nous le prouve, encore que pour certains auteurs l’argument ne soit pas infaillible. De plus, la fourchette est déchirée comme presque toujours chez les femmes qui ont eu un enfant.

Il se pencha à nouveau sur le corps.

Gravis odor puerperii. L’erreur n’est pas possible, la délivrance ne date que de quelques jours, peut-être moins. Et ces vergetures sur le ventre montrent qu’il a été fort distendu.

— Sans compter, ajouta Semacgus en la désignant du doigt, cette ligne brunâtre qui va du pubis vers l’ombilic. Quant aux seins et à leur gonflement, ils sont éloquents. Il nous reste à passer à la revue de détail. Tenez-lui la tête bien tendue.

— Remarquez, dit Sanson, que l’articulation avec la première vertèbre cervicale ne jouit point d’une mobilité normale.

Nicolas se crispait à la vue du scalpel entamant les chairs. C’était chaque fois la même chose : difficile au début, on tirait désespérément sur sa pipe ou on prisait avec frénésie, et puis, le métier l’emportait peu à peu sur l’horreur du spectacle. La curiosité raffermissait une volonté pressée d’aboutir, d’éclairer, de comprendre les zones obscures d’une affaire. Ce corps n’était plus un être qui avait vécu, mais le but d’un travail précis, obstiné, délicat, avec ses bruits étranges et ses couleurs que le stylet ou la sonde découvrait soudain. Un monde inconnu de mécanique animale apparaissait, offrant, comme boucherie à l’étal, le théâtre intérieur d’une vie avant que la corruption des chairs ne vînt tout emporter.

Sans échanger un seul mot, se montrant les choses et se comprenant par le regard, le bourreau et le chirurgien de marine procédaient. Au bout d’un long moment, ils remirent tout en place. Les incisions furent cousues à grands points, le corps fut nettoyé et enveloppé dans un grand drap qui, une fois clos, fut scellé de pain à cacheter par le commissaire. Quand tout fut achevé, ils se passèrent les mains au vinaigre et, après se les être soigneusement séchées, demeurèrent silencieux ; aucun ne se décidait à parler.

— Monsieur, dit enfin Semacgus, vous êtes ici chez vous. Je n’empiéterais point sur votre juridiction.

— Officieuse, monsieur, officieuse. Je consens, mais faites-moi la grâce de compléter mes propos sans hésiter à m’interrompre.

Semacgus salua.

— Je n’y manquerai pas, avec votre autorisation.

Sanson prit cet air modeste et composé que Nicolas comparait à l’attitude de quelque prédicateur de carême.

— Je connais, monsieur le commissaire, votre souci d’aller vite et d’obtenir les informations les plus nécessaires à votre enquête. Je crois que vous serez bon marchand[18] de ce que nous avons pu constater. J’irai donc à l’essentiel.

Il prit une inspiration et se croisa les mains.

— Nous sommes en présence d’un individu de sexe féminin, d’environ une vingtaine d’années...

— Fort jolie au demeurant, murmura Semacgus.

— Primo, nous avons constaté qu’elle avait été étranglée. L’état de sa trachée, les contusions et hématomes internes dus aux épanchements sanguins, tout nous l’indique avec certitude. Secundo, la victime est accouchée récemment, sans que nous puissions vous fixer un délai précis.

— Il n’excède sans doute pas deux ou trois jours, ajouta Semacgus. C’est l’état des organes, des seins et d’autres détails dont je vous épargnerai la description qui nous le font affirmer.

— Enfin, tertio, il est difficile de se prononcer sur l’heure du décès. Cependant, l’état du cadavre m’incite à envisager, avec prudence, une possibilité crédible entre sept et huit heures dans la soirée d’hier.

— De plus, dit Semacgus, en nettoyant le corps, nous avons retrouvé... quelques vestiges de foin.

Il ouvrit la main qui les tenait. Nicolas s’en empara et ils rejoignirent dans son mouchoir la mystérieuse perle noire. Il interrogea :

— À quels endroits les avez-vous recueillis ?

— Un peu partout, et surtout dans les cheveux, ce qui fait qu’on ne les remarquait pas, vu la blondeur du sujet et sa chevelure abondante.

Nicolas réfléchissait. Comme toujours il souhaitait aller au bout des choses, résolu au besoin à se faire l’avocat du diable.

— Peut-on imaginer, même si l’heure du décès probable précède de beaucoup le drame de la place Louis-XV, que vous vous soyez trompés — pardonnez-moi —, et que la blessure au cou, cause apparente de la mort, ait pu être occasionnée en dégageant le corps ?

— Nous sommes formels, répondit Sanson. La blessure est antérieure à la mort, elle en a été la cause assurée. Je ne vous assommerai pas de détails, mais des évidences sont là, incontournables. Et le vêtement est intact, ce qui dans le cas contraire ne serait pas recevable.

— D’autant plus, renchérit Semacgus, que, dans cette hypothèse, l’expression du visage et la présence de sang noir dans les poumons ne s’expliqueraient pas.

— L’accouchement vous paraît-il avoir été normal ? intervint Bourdeau. En d’autres termes, peut-on supposer des manœuvres abortives ?

— Difficile à dire. Les plis de la peau de l’abdomen apparaissent, sans conteste, semblables à ceux que l’on rencontre chez une femme ayant accouché. Il reste que les signes consécutifs de l’avortement tardif sont en général les mêmes que ceux de l’accouchement, et d’autant plus marqués que le terme de la grossesse est avancé.

— Alors, conclut Bourdeau, rien ne prouve qu’il n’y a pas eu avortement tardif ?

— Rien, en effet, dit Sanson.

Nicolas se mit à penser tout haut.

— Avons-nous eu raison de déplacer ce cadavre et d’entamer cette procédure officieuse ? L’eussions-nous laissé là où nous l’avons trouvé, une bonne surveillance avec des mouches sagaces aurait permis, au bout du compte, de constater qu’une famille le reconnaissait. Peut-être avons-nous dérangé l’ordre normal des choses et cela peut compliquer notre tâche...

Bourdeau le rassura.

— Et nous serions arrivés avec notre accusation ! La famille aurait fait du carillon ! Adieu l’ouverture ! On nous aurait rebattu par a plus b qu’elle était morte écrasée dans la tourmente. Et de surcroît, nous aurions ignoré qu’elle avait enfanté, cette pauvre innocente ! J’aime mieux la vérité que je trouve que celle qu’on veut me faire accroire.

Cette vigoureuse sortie dissipa les incertitudes de Nicolas.

— Et puis, conclut Bourdeau, comme aurait dit mon père qui était valet de chiens à la vautrait[19] du roi, nous voilà armés pour ne pas prendre les coupables à contre-angle[20]. Quoi qu’il y ait apparence que l’enquête ne sera pas aisée.

— Mes amis, dit Nicolas, comment vous remercier de tant de science si utile et des lumières que vous avez jetées sur ce cas ? Vous savez, ajouta-t-il à l’intention de Sanson, que M. de Noblecourt vous a depuis longtemps prié à souper, et cela fait bien longtemps que vous lui refusez.

— Monsieur Nicolas, dit Sanson, le simple fait qu’il y ait pensé me fait honneur et me remplit de joie et de reconnaissance. Peut-être un temps viendra-t-il où j’accepterai.

Ils laissèrent Semacgus et Monsieur de Paris, lancés dans une discussion animée sur les mérites comparés de Becker[21] et de Bauzmann[22], deux précurseurs de la nouvelle médecine criminelle. Le commissaire et son adjoint demeurèrent pensifs et silencieux jusque sous la voûte du Grand Châtelet. L’orage avait fini par éclater et des ruisseaux d’eau boueuse transportant des ordures inondaient la chaussée. Bourdeau sentit que quelque chose troublait Nicolas.

— Je m’interroge sur les raisons que pouvait avoir cette jeune femme de lacer si étroitement son corset, finit par dire le commissaire.

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