VIII CHRISTOPHE DE BEAUMONT

Mar quirit pidi evidomp

Birniquen collet ne vezomp

Si tu veux bien prier pour nous

Nous ne périrons jamais

Anonyme breton

Nicolas s’efforça de maîtriser l’émotion qui le submergeait. Lui, quelquefois si pusillanime dans la prémonition des événements à venir, dans la construction dramatique des conséquences, possédait au plus haut point le sang-froid et la rapidité de décision qui s’imposent dans les graves occurrences. Après l’avoir laissé reprendre souffle, il interrogea Poitevin. M. de Noblecourt était sorti très tôt, accoutumé à faire sa marche matinale, depuis que M. Tronchin, son médecin de Genève, lui avait prescrit cet exercice destiné à combattre son embonpoint et à fluidifier ses humeurs. À peine avait-il franchi la porte cochère que plusieurs individus — le détail de l’agression avait été rapporté par le mitron de la boulangerie du rez-de-chaussée — s’étaient jetés sur lui, le rouant de coups. M. de Noblecourt s’était effondré et sa tête avait heurté une borne. Le mitron ayant donné l’alarme, on avait porté le vieux magistrat dans sa chambre et appelé un docteur du voisinage. Catherine avait demandé à Poitevin d’aller quérir en voiture Nicolas, rue Saint-Honoré. Il était dans l’incapacité de donner de plus amples détails sur l’état de son martre et suppliait M. Nicolas de venir à son chevet.

— Il va t’accompagner sur-le-champ ! s’écria une voix forte.

Semacgus venait de faire son entrée. Il s’inclina devant Mme Galaine qui le considérait avec irritation.

— Mille pardons, madame, je me suis cru autorisé d’entrer, la porte étant ouverte.

Il se tourna vers Nicolas.

— J’ai jugé bon, après les occupations heureuses de la nuit, de venir vérifier si les vôtres vous avaient tout autant satisfait.

Nicolas l’entraîna à l’écart.

— Guillaume, la nuit a dépassé tout ce que je vous ai conté hier. Vacarme dans ma chambre et crise terrible de la Miette. Elle a parlé avec la voix des morts.

— Des quoi ? Que me chantez-vous là ?

— Je n’ai guère le temps de vous détailler la chose. Qu’il vous suffise de savoir que par la voix de cette servante, Mauval — vous vous souvenez ? — et mon père, le marquis de Ranreuil, m’ont parlé ! Et de surcroît, ces voix ont révélé des secrets connus de moi seul.

— Diable ! Diable ! fit Semacgus. Quel mistigri vous a-t-on repassé là ! Et Cyrus, au fait ?

— Il en a éprouvé une peur extrême. Je n’ai pas le temps d’en discuter. Je dois aller rue Montmartre. Je vous demande de rester ici. Je crois qu’en premier lieu la cuisinière requiert vos soins ; nous l’avons trouvée sans connaissance. Pour la Miette, la journée est calme, d’habitude. Eh oui, nous en sommes à l’habitude !

— Comptez sur moi, dit Semacgus, courez chez notre ami, je suis tout aussi impatient que vous de connaître son état.

Nicolas annonça aux Galaine son absence momentanée et les pria de s’en remettre au docteur Semacgus pour tout ce qui intéressait l’état de la Miette. Charles Galaine parut vouloir lui parler, mais se ravisa. En bas de l’escalier, Nicolas heurta la petite Geneviève, assise sur la dernière marche dans sa longue robe de nuit.

— La Miette est bien méchante, dit-elle. Elle m’a réveillée. J’ai eu très peur avec ses cris.

— Ma foi, vous écoutez et entendez tout, ici !

— Ce serait difficile de ne pas l’entendre.

— Vous êtes une petite fille très intéressante, mais je dois vous quitter.

— Tu as tort ; je connais des choses. Tu les sauras pas, tu les sauras pas !

Nicolas hésita, partagé entre l’urgence de l’heure et le risque de passer à côté d’informations utiles.

— Écoutez, si vous connaissez des choses, je vous écoute, et tout cela restera entre nous.

La précision était habile, mais il ressentait avec amertume la tromperie de son propos.

La petite se leva, se haussa et glissa à l’oreille de Nicolas :

— Voilà, j’ai entendu. J’ai entendu la Miette dire à Élodie qu’elle ne voulait pas s’engeancer d’un fardeau qui la ferait jeter dehors si on venait à le découvrir.

— Et alors ? Qu’a répondu Élodie ?

— Qu’il y avait moyen d’y pourvoir et qu’elle l’y aiderait.

— Et ensuite ?

— C’est tout. Quelqu’un est venu et je me suis sauvée.

— Et vous ne l’avez dit à personne ?... À vos parents ?

— Non... non.

Il perçut une hésitation chez l’enfant.

— Oui, je comprends, mais vous me devez tout dire.

— Je l’ai dit à tante Camille et à papa.

Elle parut contrite d’avoir laissé échapper cet aveu.

— C’est bien naturel, la rassura Nicolas. Y a-t-il autre chose ?

— Élodie, elle mangeait beaucoup. Elle emportait des choses dans sa chambre, même que ça attirait les souris. Elle grossissait beaucoup, beaucoup. Je l’ai vue un jour en jupons. Elle m’a frappée en me menaçant si j’en parlais.

— Et tu en as parlé ?

—- Oui, à papa.

— Et la pelle ? demande Nicolas, qui savait choisir le moment opportun qui surprend le témoin.

Effarée, la petite rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— C’est toi, méchant, qui a pris mes dessins !

— La question n’est pas là. Vous dessinez très bien. Que représente ce personnage qui tient une pelle ?

Elle hésita un court moment et se jeta à l’eau.

— C’est le sauvage. Je le préfère sans sa tenue, tu sais, sans son manteau et son chapeau. Autrement, on ne voit plus son visage et cela me fait peur. Une nuit, j’ai entendu le bois craquer.

— Le bois ?

— Le parquet. J’ai ouvert la porte et suis allée voir en glissant. Le sauvage descendait vers le rez-de-chaussée, un paquet à la main, en manteau et en chapeau, et avec une grande pelle.

— Mais il faisait nuit noire !

— Non, la lune éclairait l’escalier.

— Vous l’avez suivi ?

— Ah ! non, j’étais trop effrayée. Je suis vite rentrée dans ma chambre. Déjà que je l’avais entendu souffler avec Élodie. Sûr qu’il lui faisait mal, elle gémissait.

— Quand cela ?

— Un après-midi, ils soufflaient très fort tous les deux.

Nicolas n’insista pas, mais il se devait d’éclaircir un détail.

— La nuit de la pelle, c’était quand ?

— La nuit.

— Oui, je sais, mais par rapport à aujourd’hui ? Il y a deux jours, une semaine, quinze jours ?

— Je crois... je crois une grosse semaine.

— Merci, Geneviève, dit Nicolas. Vous m’avez été très utile, mais il faut me promettre de ne parler de notre conversation à personne.

— Même à tante Camille et à papa ?

— Même à eux. À personne. Je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre vous écoute comme vous le faites quelquefois vous-même. Comprenez-vous ? C’est très dangereux.

Lentement elle abaissa la tête à plusieurs reprises en reniflant. Nicolas songea que l’innocence de cette enfant était déjà bien compromise, mais s’agissait-il encore d’innocence ? Cette maison était tellement emplie de délires et de faux-semblants qu’on pouvait s’attendre à tout. Poitevin trépignait à la porte ; ils s’engouffrèrent aussitôt dans la voiture. Il observa que les deux gardes françaises en faction n’avaient pas été remplacés. Estimait-on que cette protection recelait plus de périls que de sûreté et qu’elle attirait l’attention du peuple ? Apparemment, les désordres de la nuit n’avaient pas dépassé cette fois les frontières du domestique. Le quartier demeurait paisible et se réveillait sans trouble ni interrogation. Nicolas ne se faisait d’ailleurs guère d’illusions : le tu et le dissimulé finiraient par franchir les murs de la demeure et bientôt la rumeur gonflerait les inquiétudes et ensuite nourrirait la colère contre l’inconnu qui le menaçait. Rien ne saurait demeurer secret dans la capitale du royaume. Il savait que tout était vite surpris dans des maisons trop ouvertes et trop transparentes, qui laissaient sourdre tout le détail des intérieurs et des intimités. Le dehors et le dedans s’entremêlaient sans limites clairement marquées.

Les révélations de Geneviève s’imposèrent de nouveau à sa réflexion ; elles le laissaient pantois[77]. Si elles étaient exactes, de nouvelles pistes s’ouvraient. Mais rien ne pesait encore sur le fléau de la balance dans un sens ou dans un autre. Les membres de cette famille — y compris le commis et Naganda qui n’en faisaient pas partie — paraissaient tous, sans exception, susceptibles d’alimenter soupçons et présomptions. De sa conversation avec l’enfant, il découlait que Naganda et Élodie pouvaient avoir été amants et que le Micmac jouait un rôle central dans le drame de la rue Saint-Honoré.

Le mal de tête le gagnait. Il était urgent de laisser reposer tout cela, comme le levain dans la pâte. Il respira profondément et Poitevin, sensible à son malaise, lui pressa amicalement le bras. Il semblait croire que la simple présence de Nicolas réglerait la question, que le salut de son maître en dépendait. Nicolas frappa au fenestreau pour faire presser le cocher. Les abords de la halle commençaient à se remplir de peuple. Ils tournèrent si brutalement à l’angle de la rue des Prouvaires que le coffre se souleva avant de retomber et que le vieux serviteur fut précipité sur Nicolas.

Rue Montmartre, Nicolas bondit du fiacre, laissant à Poitevin le soin de régler la course. Il fut reçu comme un sauveur par Marion et Catherine éplorées qui n’osaient monter dans la chambre de M. de Noblecourt où se trouvait le docteur Dienert qu’on était allé chercher, rue Montorgueil. Ce médecin, régent de la faculté de médecine de l’université de Paris, était des plus réputés. Mais, pour Nicolas, les titres ne faisaient rien à la chose et son expérience de la profession lui laissait toujours craindre le pire. C’est avec appréhension qu’il s’approcha de la chambre. Ce qu’il vit en entrant le rassura aussitôt. M. de Noblecourt, sans perruque ni chapeau, était assis dans son fauteuil préféré. Une bande de tissu taché de sang lui enveloppait le crâne. L’air hilare, il trinquait d’un verre qu’au vu de la bouteille Nicolas sut être du malaga, avec un personnage bedonnant, rougeaud et bonhomme. Quand il vit Nicolas, le vieux procureur le désigna d’une main.

— Voilà M. le commissaire Le Floch, je suis sauvé ! Comme vous voyez, Nicolas, tout ceci n’est qu’une mauvaise plaisanterie. Après les pieds, la tête, je m’en vais doucement, goutte à goutte.

— Nous le garderons, il gausse, dit une autre voix, celle d’un homme en retrait que Nicolas n’avait pas remarqué et en qui il reconnut son collègue Fontaine, l’un des commissaires du quartier.

— Oh ! dit Noblecourt, c’est une équivoque que j’ai empruntée à M. le marquis de Bièvre[78] ! Je l’ai entendu lire des extraits de sa grande pièce Vercingétorix, qu’il écrit « Vercingétorixe » afin, dit-il, qu’on ne le prononce pas comme « perdrix ». C’est le grand spécialiste du calembour. Et que dites-vous de ces deux vers que je m’applique bien volontiers ?

Je sus comme un cochon résister à leurs armes

Et je pus comme un bouc dissiper vos alarmes.

« C’est exécrable, je le crois bien, mais c’est l’excès de mauvais goût qui me réjouit. Allons, ne faites pas cette tête, Nicolas, je ne divague pas sous mon turban. Je sais que je l’ai échappé belle, j’en suis bien conscient.

— Vous prenez tout cela trop à la légère.

— Vous préféreriez que je le prenne à la lourde ? J’ai toujours rêvé une vie aventureuse : militaire, corsaire ou commissaire, mais, hélas, je n’ai jamais donné l’assaut qu’à des dossiers et n’ai jamais tranché que des gigots. Enfin, il m’arrive quelque chose ! À mon âge ! Je consens à offrir en sacrifice quelques palettes de mon sang.

— Il suffira, dit le médecin, de cette potion pour vous rétablir, et de quelques onctions de graisse de castor camphrée pour les bleus dont vous êtes couvert.

Le médecin offrit un verre à Nicolas.

— Mais vous, monsieur le commissaire, buvez cela. Par ma foi, vous êtes plus pâle qu’un procureur assommé !

— Je reconnais bien là son affection, dit Noblecourt en riant. Cela est bien plaisant de mourir pour de faux ; on reconnaît ses amis. Mon cher Nicolas, je vous promets de vous avertir le cas échéant.

— Nous n’allons pas vous fatiguer. Il vous faut du repos et du calme pour savourer votre... médicament. Je dois repartir, mais je souhaiterais, Fontaine, m’entretenir avec vous, si vous le voulez bien. Docteur, je vous salue et je vous confie notre ami.

M. de Noblecourt agita la main avec gaieté et tendit son verre vide au docteur Dienert, ravi de cette affaire qui l’autorisait, avec la bénédiction de la faculté, à renouer licitement avec des gourmandises que sa goutte proscrivait.

Sous la voûte de l’entrée, Nicolas informa le commissaire de ce que lui avait confié Poitevin. Il alla frapper à la porte du fournil et revint avec un mitron d’une douzaine d’années, pieds nus, tout enfariné, et embarrassé de ses mains couvertes de pâte à pain.

— Jean-Baptiste, commença Nicolas, Poitevin m’a dit que tu avais été témoin de l’agression contre M. de Noblecourt. Peux-tu nous conter cela ?

— J’attendais Pierre qui avait du retard. C’est le garçon boulanger...

Le gamin s’arrêta et regarda derrière lui pour s’assurer que personne ne les écoutait.

— Il arrive toujours ivre le matin, et je le conduis à la pompe pour le réveiller. Enfin, je l’attendais. J’ai entendu la porte de l’escalier s’ouvrir. À cette heure matinale, j’ai bien cru que c’était vous, monsieur Nicolas, qui descendiez. Or, c’était le vieux monsieur qui chantait à mi-voix. À ce moment, trois hommes ont jailli de l’ombre. Ils l’ont frappé à coups de canne. Le vieux monsieur les a cramponnés. Es l’ont repoussé et il est tombé sur cette borne.

Il la désigna du doigt.

— Il semblait mort. Celui qui les commandait et qui avait un uniforme leur a dit : « Bon Dieu, c’est pas le bon ! C’est pas le commissaire. »

Nicolas fureta tout autour de l’entrée, une main dans sa poche. Soudain, il se baissa et ramassa quelque chose sur le sol. Il tendit au commissaire Fontaine un petit objet brillant.

— Ceci pourrait bien appartenir à l’un des agresseurs. Noblecourt l’aura sans doute accroché et arraché en tombant.

— Curieuse chose. Avez-vous idée de ce que cela peut être ?

— Oh ! Une sorte d’ornement, de parure... Jean-Baptiste nous parlait d’un uniforme.

Fontaine rendit l’objet à Nicolas.

— Je présume, mon cher confrère, qu’il vous revient de suivre cette affaire ? Elle vous concerne à plus d’un titre. Il y a eu erreur sur la personne, et c’est vous qui étiez visé.

— Vous êtes trop aimable, je vous en remercie. Je vous tiendrai au courant.

— À charge de revanche, et saluez M. de Sartine de ma part.

Nicolas sourit. On lui prêtait une influence dont il n’avait pourtant jamais usé, ni au bénéfice ni au détriment de ses collègues. Il remonta dans le fiacre qui avait attendu et ordonna qu’on le conduisît rue Neuve-Saint-Augustin, à l’hôtel de police. Rassuré sur l’état de M. de Noblecourt, il devait maintenant voir le lieutenant général de police, lui expliquer les circonstances et le convaincre d’obtenir l’aval du roi afin que soit saisi l’archevêque de Paris et mis en branle le processus qui conduirait l’Église à décider des mesures rituelles contre un cas de possession avéré. La nature même de sa pensée le frappa, comme si son propre siècle, celui de Voltaire et des encyclopédistes, se dissipait soudain en illusions, rejetant la ville et ses habitants dans des temps révolus. Et pourtant, il n’avait pas rêvé ce qu’il venait de vivre rue Saint-Honoré. Ses muscles lui faisaient encore mal des efforts prodigués pour maîtriser la Miette sur sa paillasse soulevée.

Il revint sur l’attentat perpétré contre le vieux procureur. Tout cela coulait de source. Le major Langlumé lui vouait une solide rancune, sans aucun doute accrue par les premières conséquences de l’enquête sur la catastrophe de la place Louis-XV, et il avait décidé de se venger. Nicolas avait feint de trouver par terre le ferret recueilli dans la serrure de la porte des combles de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires. La fureur qui le soulevait à la pensée que l’inoffensif Noblecourt se trouvait mêlé à cette affaire et y avait risqué sa vie lui avait inspiré ce tour de bonneteau qu’une candide morale réprouvait. Sa seule justification résidait dans l’impossibilité de confondre Langlumé d’une autre manière. N’empêche, il devait se souvenir, afin de ne point se charger l’âme d’un remords inutile, que M. de Noblecourt avait échappé de peu à la mort et que si sa tête avait frappé un peu plus durement la borne, c’eût été d’un crime que le major des gardes de la Ville aurait eu à répondre.


Tout alla très vite. À l’hôtel de police, Sartine était absent et ne reviendrait que le lendemain à Paris. Nicolas récupéra le hongre prêté par la grande écurie de Versailles et qu’aucun coureur disponible n’avait encore reconduit. Il prit le temps d’écrire une courte note à Bourdeau pour le charger de diverses missions. Il franchit ensuite la Seine jusqu’aux Carmes déchaux, où il conta au père Grégoire horrifié les péripéties de la nuit passée. Convaincu par son récit, celui-ci rédigea un billet destiné à l’archevêque de Paris, dans lequel il lui recommandait Nicolas et se portait garant de la sincérité de ses propos. Il bénit une nouvelle fois Nicolas avant de se mettre en prières devant la Vierge de marbre blanc, orgueil du sanctuaire.

Nicolas rejoignit la route de Versailles par Meudon et Chaville à travers bois et jaillit sur la place d’Armes sur le coup d’une heure. Il était aussi fourbu que sa monture qui, écumante, hennissait de plaisir à retrouver son écurie. Après l’avoir confiée à un palefrenier, il se dirigea aussitôt vers l’aile des Ministres, persuadé que M. de Sartine devait y travailler avec M. de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi. Il ne s’était pas trompé, un commis lui confirma la chose au milieu du vacarme des solliciteurs venus en foule dans l’espoir d’une audience ou d’un mot bref accordé entre deux portes. Nicolas était réputé comme apprécié du ministre et tous les barrages s’ouvrirent devant lui. Après une courte attente, il fut introduit. M. de Saint-Florentin et le lieutenant général de police, accoudés à une petite table à jeu, examinaient une pile de documents dans lesquels Nicolas reconnut les rapports de la haute police sur les étrangers séjournant à Paris.

— Comment, comment, dit M. de Saint-Florentin, voilà notre bon M. Le Floch ! Je suppose vraiment, vraiment, que vous ne nous dérangez pas pour rien ? Quel mauvais vent vous conduit ici ?

Nicolas savait rester clair tout en étant concis. Le ministre l’écoutait, le regard perdu dans le vague et le menton dans son poing. Sartine, en apparence impassible, ne parvenait cependant pas à maîtriser l’agitation de son pied droit.

— Ainsi, conclut Nicolas, je souhaiterais avoir licence et autorisation de saisir de ce cas exceptionnel Sa Grandeur, l’archevêque de Paris. Si je puis me permettre...

— Permettez, permettez.

— Si nous n’agissons pas ainsi, la chose n’étant déjà plus secrète, nous risquons de voir l’Église s’arroger le droit de régler l’affaire seule, sans contrôle.

— Bien vu cela, bien vu. Qu’en pensez-vous, Sartine ?

— J’ai tendance à penser qu’une fois de plus M. Le Floch prend les vessies pour des lanternes, mais comme chaque fois tout s’organise, au bout du compte, pour lui donner raison, j’incline à lui donner, si le roi l’ordonne, carte blanche sur cette affaire. De plus, ajouta-t-il avec un geste significatif, si cela tourne mal, nous n’aurons pas l’archevêque contre nous, car il sera obligé de faire front commun. Cette raison seule me convainc, car, pour le reste, je ne crois pas au diable et à toutes ces momeries. Cependant, si l’eau bénite les dissipe, il ne faut pas gâcher notre plaisir ! Toutefois, je me méfie du personnage. Souvenez-vous de l’affaire de laGazette ecclésiastique.

— Je ne me souviens que de cela, mais rappelez-nous les faits pour l’édification — le mot est juste — de notre commissaire.

Nicolas se garda de dire qu’il avait déjà entendu son chef raconter l’affaire à de nombreuses reprises

— C’est un fait, reprit Sartine, que j’avais trouvé le moyen de m’attacher un écrivain employé par cette feuille périodique. Il m’apportait les épreuves d’impremerie dans lesquelles il faisait rayer les passages trop satiriques. Mgr de Beaumont parvint à intercepter une de ces épreuves et découvrit mon affidé serviteur. Il fit demander au roi un ordre d’arrestation, l’obtint, et la lettre de cachet expédiée sur-le-champ lui fut remise. Il la fit exécuter à Paris par un huissier de son officialité. Je l’appris aussitôt et courus m’en plaindre au roi. Je lui avouai que c’était par l’entremise de la personne emprisonnée que l’on évitait que laGazette ecclésiastique ne devînt, dans nos troubles religieux, un canal de fermentation tant parmi les jansénistes que dans le parti moliniste[79]. Je lui représentai surtout le danger qu’il pouvait y avoir à remettre dans d’autres mains qu’en celles du lieutenant général de police, qui en était regardé comme responsable, l’exécution des lettres de cachet dans Paris.

— À l’instant, à l’instant, le roi me fit appeler, intervint Saint-Florentin, et m’ordonna d’expédier une autre lettre de cachet afin de libérer le prisonnier, tout en me mandant de veiller à ce que, dans l’avenir, les exécutions de ses ordres fussent exactement observées dans les règles. Enfin, pour cette affaire-ci, nous avons pris une position qui me paraît de bonne politique. Reste à trouver le roi. Il chassait ce matin dans le grand parc. Je dispose de toute une ligne de relais en chaîne pour m’avertir à tout moment de son retour.

Il agita une petite sonnette. Un commis surgit, à qui il donna des instructions. Sans plus se préoccuper de Nicolas, il se remit à l’examen des documents que lui tendait Sartine. Il soulignait sa lecture par de brefs commentaires que le lieutenant général de police relevait la plume à la main. Ainsi, toute la vie secrète de la capitale était-elle passée en revue — en particulier la présence dans les garais et les hôtels d’étrangers qu’on soupçonnait toujours d’avoir partie liée avec des puissances étrangères. Le commis revint et susurra quelques mots à l’oreille du ministre.

— Bon, bon, Sa Majesté passe la grille des Réservoirs. Je crois, dit-il en se levant, que nous pourrons lui glisser un mot au débotté.

En bas des escaliers, ils furent entourés par une nuée de solliciteurs qu’un huissier à verge tentait d’écarter d’un air gourmé. La tête de M. de Saint-Florentin disparut un instant sous une envolée de placets qui environnèrent sa perruque comme un vol de papillons blancs. La cour de Marbre franchie, ils pénétrèrent dans les grands appartements. Lors de sa première visite à Versailles en 1761, Nicolas avait emprunté le même parcours quasi initiatique. Il avait traversé cette jetée de marches, ce vestibule, ces longs corridors et ce dédale de couloirs, pour enfin parvenir, comme aujourd’hui, dans une salle de vastes dimensions qui donnait de plain-pied sur le parc. Elle s’emplissait peu à peu de courtisans, de garçons bleus et de valets portant des serviettes dans une nef d’osier. M. de La Borde les accueillit. Le roi approchait et une rumeur confuse de pas, de cris et d’avertissements solennels montait comme une marée, répercutée par les échos du palais. Le premier valet de chambre s’informa des raisons de cette apparition inhabituelle du ministre et de ses gens. Nicolas lui conta l’affaire en deux mots. La Borde fit la grimace ; Mme du Barry attendait son maître dans le petit cabinet. Il rappela à son ami que la nouvelle sultane était d’une autre trempe que la Pompadour, belle, jeune et plus tempéramenteuse que la Marquise. Elle attendait du roi des attentions que l’excitation de la chasse favorisait davantage que les suites alourdies des médianoches. Aussi, le roi n’aimait-il pas être dérangé à cette heure d’intimité privilégiée. La paisible conversation et les rafraîchissements d’antan avaient fait place à d’autres jeux. Le monarque apparut enfin, dans son habit bleu galonné d’or. Il se frappait la cuisse avec le manche de son fouet. Apparemment la chasse avait été bonne, il souriait. Mais Nicolas, une fois de plus, constata la voussure du dos. Marqué par ses soixante-dix ans, le roi, maintenant, portait vieux et ses proches s’inquiétaient des excès que la jeunesse ardente de sa maîtresse faisait éprouver à un organisme fatigué et usé.

Le cérémonial habituel commença à mesure que le calme revenait. Louis XV fit un signe à Saint-Florentin qui s’approcha et haussa sa petite taille afin de lui parler à l’oreille, assez longuement. Le roi cligna les yeux et regarda successivement le lieutenant général de police puis Nicolas, à qui il adressa une gracieuse mimique, de celles réservées au petit Ranreuil, reconnu au hasard des défilés de la galerie des Glaces, lorsque le cortège royal gagnait la chapelle Saint-Louis. Le ministre acheva son aparté. Le roi leva la main ; La Borde s’approcha pour prendre les ordres.

— Sa Majesté souhaite rester seule, dit La Borde en désignant le petit groupe composé du ministre et de ses deux adjoints.

La foule des courtisans hésita. Un sourd murmure plana sur l’assistance déconcertée. Le roi fronça les sourcils, l’air impérieux. Le flot se retira avec des regards curieux ou hostiles sur les privilégiés en faveur desquels l’habituel protocole était bouleversé.

— Toi, tu restes, dit le roi à un petit vieillard fardé perché sur ses talons rouges, en qui Nicolas reconnut aussitôt le maréchal duc de Richelieu. Là où il y a des diableries, tu as ta place réservée !

— Sire, les Bourbons ont toujours eu peur du diable, c’est de notoriété.

— Baste, reprit le roi, c’est qu’ils ne l’ont pas vu comme toi !

Le vieillard s’inclina en ricanant.

— Eh oui, messieurs, étant ambassadeur à Vienne, mon cousin[80] que voici et qui, notez-le bien, me représentait, eut la coupable fantaisie de se faire initier dans la société de quelques méchants nécromanciens qui promirent de lui montrer Belzébuth.

Le roi baissa la voix et se signa.

— Sire, le nommer c’est l’appeler.

— Tais-toi, libertin ! Il donna donc dans cette chimère, messieurs. Il y eut une assemblée nocturne, mais certains assistants parlèrent. L’affaire éclata, et Vienne tout entière se partialisa sur ce scandale. Or. Richelieu, le petit Ranreuil que voilà...

— Que je connais, fit le maréchal, souriant de toutes ses fausses dents.

— ... a vu, de ses yeux vu, d’étranges manifestations et des crises de possession. Il me demande d’autoriser que l’archevêque de Paris ordonne un exorcisme. Qu’en dis-tu, Richelieu ?

— Je prétends qu’entre un cas avéré, laissé sans secours ni remède, et une tentative licite et autorisée par l’Église, mieux vaut choisir la seconde voie, si incertaine qu’en soit l’issue. Autrement, l’archevêque en embuscade va croquer le marmot[81] et s’essaiera à tout coup de nous damer le pion. J’ai eu semblable problème à régler en mon gouvernement de Guyenne. J’ai étouffé dans l’œuf, par l’eau bénite et la cire des cierges, la rumeur et l’émotion du peuple.

Le roi continuait à manier son fouet, il paraissait assailli de pensées contradictoires.

— Ranreuil, l’avez-vous vraiment vu ?

— Sire, je demande pardon à Votre Majesté, qui ?

— Le... enfin, votre paillasse ne bougeait pas toute seule !

— Je puis affirmer qu’elle flottait, agitée avec violence au-dessus du sol, et qu’on aurait pu y passer quatre mains dessous, que la jeune fille parlait latin et allemand, et que...

— Et que ?

— Que le marquis de Ranreuil, votre regretté serviteur, a parlé par sa bouche, évoquant des secrets de moi seul connus.

— Soit ! dit le roi. Puisqu’il nous faut en passer par là, je vous autorise à poser la question à l’archevêque. Saint-Florentin, faites le nécessaire, vous disposez de suffisamment de lettres signées en blanc. Que M. le commissaire Le Floch puisse avoir facile accès auprès de Sa Grandeur de Paris. Mais Ranreuil, vous me devrez un récit circonstancié, vous racontez si bien.

Sur cet aimable propos le roi leur tourna le dos, s’abandonnant aux mains de ses valets. Nicolas accompagna ses chefs dans l’aile des Ministres. M. de Saint-Florentin écrivit quelques mots sur un blanc-seing, le scella, puis moula soigneusement la suscription. La cire à peine sèche, il remit la missive sans un mot. Nicolas allait quitter la cour du château quand Sartine, essoufflé, le rattrapa. Son chef lui répéta qu’il souhaitait être tenu au fait de l’affaire et lui recommanda de veiller à la sagesse de ses initiatives en une conjoncture si délicate. D’évidence, pour Sartine, la collusion avec l’Église ne pouvait que conduire à des achèvements risqués même si les commencements portaient l’accord, rare, entre le pouvoir civil et le magistère spirituel. Il lui enjoignit de ne pas oublier pour autant, quelque prenante que soit cette crise, les retombées de l’enquête sur la catastrophe de la place Louis-XV. Nicolas saisit l’occasion d’informer son chef de l’agression perpétrée sur la personne de M. de Noblecourt. Elle scandalisa Sartine tant et si bien que Nicolas se crut autorisé à lui dévoiler l’affaire du ferret. Le lieutenant général demeura silencieux, considérant son adjoint avec curiosité. Nicolas ajouta qu’il était conscient d’avoir dépassé les bornes en oubliant ce que M. de Sartine lui avait inculqué lors de son entrée dans la police, à savoir « que, de son exactitude, dépendraient la vie et l’honneur d’hommes qui, fussent-ils de la plus basse canaille, devaient être traités selon les règles », et qu’en conséquence, conscient de sa faute, il remettait sa charge à disposition du roi, une fois élucidée l’affaire dans laquelle il était engagé.

Sartine souriait. Certes, il comprenait les scrupules de Nicolas et même ils augmentaient l’estime qu’il lui portait, mais tout cela n’était qu’enfantillage. Comment pouvait-on réserver un traitement équitable à un homme responsable de l’impéritie de la municipalité et de tant de morts innocents et auquel le hasard seul avait évité de devenir le meurtrier d’un vieillard ? Disposait-on d’un moyen de le confondre, oui ou non ? Il fallait en user, quel qu’en soit le prix, c’était une justice à rendre, et, lui, lieutenant général de police, en prenait la responsabilité, déchargeant Nicolas de toute faute et de tout remords. Il l’engagea fermement à arrêter le major Langlumé, dont le ferret retrouvé aiderait certainement à prouver la culpabilité, à tout le moins aux yeux des juges.

C’est donc le cœur léger que Nicolas reprit le chemin de Paris, après que la grande écurie l’eut pourvu une nouvelle fois d’une monture — une jument isabelle robuste et fringante. Le parcours s’effectua sans encombre ; Nicolas ne sentait plus ni sa fatigue ni sa faim. À cinq heures, il franchissait la porte de la Conférence. À la demie, il abandonnait sa monture aux bons soins du vas-y-dire de service au Châtelet. Il laissa aussitôt à sa droite les maisons du pont au Change et s’engagea sur le quai de Gesvres. Ce remblai au-dessus du fleuve, porté sous une voussure, rejoignait le pont Notre-Dame. C’était un cloaque affreux où quatre égouts versaient leur fange, où aboutissait le sang des tueries et dans lequel toutes les latrines répandaient leurs immondices. Nicolas dut se mettre un mouchoir sur le nez pour éviter de respirer ces exhalaisons perfides. Les chaleurs de la saison estivale commençaient et la rivière, délestée des crues de printemps, n’arrosait déjà plus les arches fétides de ce pont. Il prit pied dans le quartier de la Cité qui demeurait encore, au grand dam de M. de Sartine, « la réunion imprévue d’un grand nombre de maisons »... Aucune n’était alignée, et leur agencement multipliait les angles, les détours et l’étranglement des issues. Les voitures avaient peine à tourner dans les rues. Nicolas traversa la place étroite du parvis de Notre-Dame et souleva le marteau d’une porte renforcée de clous et de barres de fer qui donnait accès à l’archevêché, demeure médiévale accolée à sa tourelle, située sur le flanc sud de la cathédrale.

Un valet en livrée lui ouvrit et l’interrogea sur les motifs de sa visite. Il eut comme un haut-le-cœur quand il apprit le vœu de Nicolas de rencontrer son maître sur-le-champ. Il s’apprêtait de toute évidence à l’éconduire quand un personnage fluet en habit court de clerc sortit de l’ombre du vestibule. C’était un des secrétaires du prélat, et Nicolas ne crut pas devoir lui celer ses qualités et au nom de qui il se hasardait à venir troubler la sérénité de l’occupant des lieux.

— Avez-vous quelque marque ou preuve de votre mission ? demanda le secrétaire.

— J’ai deux plis à l’intention de Sa Grandeur.

L’autre tendit la main avec la feinte innocence de celui qui risque un coup sans trop y croire.

— Monsieur, dit froidement Nicolas, ils ne seront remis qu’en main propre à leur destinataire. Mais je consens à vous laisser entrevoir le sceau de l’un d’eux.

Il lui montra le pli du roi scellé des trois fleurs de lis des armes de France.

— Monsieur, reprit le secrétaire, considérez qu’il est fort tard, que vous survenez à l’improviste sans être annoncé et que Monseigneur est très fatigué des cérémonies de la Pentecôte. Aussi, je vous incite à laisser vos lettres. Je les lui remettrai demain et nous verrons ce qu’il est bon d’aviser.

— Monsieur, je suis au désespoir, mais je dois voir l’archevêque. C’est un ordre du roi.

Le visage fluet s’empourpra. Nicolas lisait à livre ouvert les interrogations qui se succédaient dans l’esprit de son interlocuteur. Il est vrai que Mgr de Beaumont avait déjà été exilé trois fois et qu’il était licite, dans ces conditions, de tout appréhender...

— Il ne s’agirait pas, monsieur, de.

Nicolas ne le laissa pas achever.

— Rassurez-vous, monsieur, je puis vous dire qu’il n’est question que d’une affaire qui ressort au magistère spirituel de votre maître et qu’il n’est en rien menacé, si c’est cela que vous supposez.

— Dieu soit loué ! Soit, je vais voir si Monseigneur peut vous recevoir. Il était sur le point de souper en compagnie d’un visiteur.

Le petit clerc se retira, laissant Nicolas face à un valet maussade et soupçonneux. L’attente ne fut pas longue et on l’invita sans un mot à gravir un grand escalier de bois sombre. Au premier étage, une vaste antichambre, aux murs ornés des portraits de cardinaux et d’archevêques qu’il supposait être ceux des prédécesseurs, tenait lieu de salle d’attente. Le secrétaire gratta à l’huis d’une porte, l’ouvrit, murmura quelques mots et s’effaça pour laisser entrer le commissaire.

Nicolas fut frappé par le décor à la fois austère et somptueux d’une salle peu meublée. Les plafonds à poutres armoriées se perdaient dans l’ombre. Une cheminée à motifs Renaissance flamboyait d’un feu hors de saison. Une immense descente de Croix que Nicolas, amateur de peintures et visiteur inlassable des églises, jugea être du dernier siècle, écrasait la pièce de ses clairs-obscurs. Un tapis oriental aux tons rouges couvrait le sol. L’archevêque était assis dans un vaste fauteuil au coin du feu, près d’une table où trônait un grand chandelier d’argent allumé. Un autre fauteuil lui faisait face. Nicolas estima un peu théâtrale la pose du prélat. En soutane violette, cravate à rabats, le haut du corps à demi recouvert d’une douillette, il fixait le feu, sa main gauche soutenant son visage et sa dextre caressant la croix de l’ordre du Saint-Esprit, dont le grand cordon bleu moiré, passant sous les deux ailes du rabat, lui entourait le cou. Il la portait comme s’il s’était agi d’une croix pectorale. Il se tourna vers Nicolas qui remarqua son visage presque blafard. Les yeux clairs étaient rougis. Deux grands plis d’amertume encadraient une bouche aux lèvres bien dessinées et au menton un peu sec, qui contrastait par sa mollesse et sa fossette avec la hauteur du front et une chevelure naturelle, presque blanche, coiffée sans excès d’apprêt. Il tendit la main à Nicolas, qui s’inclina et la baisa.

— On me dit, monsieur le commissaire Le Floch, que vous avez des ordres du roi à me remettre.

Cela était dit d’un ton d’évidence, avec beaucoup d’ironie dans le ton.

— Monseigneur, je n’ai à remettre à Votre Grandeur que deux plis. L’un vient de Sa Majesté, et l’autre du père Grégoire, carme déchaux, rue de Vaugirard. Je ne vous dissimulerai pas qu’ils portent tous les deux sur le même préoccupant objet.

Il les tendit au prélat, qui chercha dans sa manche une paire de besicles et ouvrit les deux lettres, en commençant par celle du roi, qu’il replia aussitôt et plaça dans sa manche. Celle du père Grégoire fut lue très vite et jetée au feu.

— La lettre du père Grégoire aurait suffi, dit l’archevêque. J’ai pour lui la plus grande estime et il me procure souvent des remèdes efficaces pour mes infirmités. Beaucoup plus efficaces, je dois le dire, que ceux dont m’assomment ces messieurs de la Faculté. Monsieur le commissaire — ou plutôt dois-je dire monsieur le marquis ? — je prends comme une aimable attention que Sa Majesté vous ait dépêché auprès de moi.

Nicolas s’abstint de répondre, connaissant la manie nobiliaire du prélat et son orgueil des origines antiques de sa famille — les Beaumont de Repaire — qu’il faisait, disait-on, remonter quasiment au déluge.

— Mais Sa Majesté, reprit l’archevêque, peut-elle croire que j’ignore cette affaire ? Le curé de Saint-Roch l’a portée à la connaissance de mes gens. Le roi n’aurait-il pas décidé d’agir pour le bon ordre de sa ville que je l’eusse fait moi-même, pour la tranquillité de mes ouailles.

Il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Siècle de consomption où ce pauvre peuple égaré, détourné par tant d’exemples condamnables, cherche la voie sans la trouver et n’écoute plus le bon berger ! Hélas ! la charité se refroidit et les dissensions troublent l’Église. Où donc la vérité serait-elle tout à fait à couvert ? Et quant à l’obéissance... Dans les désordres d’un État, le bon parti est toujours celui du roi, dans les troubles de l’Église et en matière de doctrine, le bon parti est toujours celui du corps des évêques.

Le regard qui s’était à nouveau perdu dans les flammes dansantes revint se poser sur Nicolas.

— Examinons par ordre, s’il vous plaît. Et pour mieux éclaircir le point dont il est question, je me dois de vous mieux connaître. Vous avez reçu jadis une bonne éducation à Vannes dans une maison réputée.

Nicolas ne prit pas cela pour une question.

— Croyez-vous au diable, mon fils ?

— Je crois aux enseignements de la sainte Église. Mes fonctions m’appellent à constater le mal. Or, ce qui s’est passé rue Saint-Honoré bouleverse toutes mes certitudes et dépasse l’humain entendement.

La main de l’archevêque se serra sur la colombe du Saint-Esprit.

— Dieu se sert, parfois, de ce qu’il y a de plus bas, de plus méprisable dans l’univers et même des choses qui ne sont point, pour détruire celles qui sont[82].

Il se dressa. Nicolas ne l’imaginait pas si grand. Sa masse, dans l’apparat des habits épiscopaux, en imposait. Cependant, le haut du corps et le cou faisaient un angle curieux avec le reste ; l’effort du prélat visait à se tenir plus droit, mais ses efforts infructueux procuraient cette étrange impression. Sa démarche elle aussi était marquée par des douleurs sensibles. Il se suspendit, plus qu’il ne la tira, à une longue bande de tapisserie. Un timbre lointain grelotta. Mgr de Beaumont vint se rasseoir en laissant échapper un soupir de soulagement.

— Mon opinion était faite sur cette affaire avant votre arrivée. Je souhaitais simplement savoir si le roi déciderait l’intervention de ses gens, et qui serait désigné pour ce faire.

Nicolas pressentait derrière ces paroles toute la puissance d’une Église, comme si son existence au service de la police du royaume avait été regardée, jugée, décryptée.

— Le père Grégoire se porte garant de votre... honnêteté, pour utiliser un terme du monde. Il m’assure que vous aborderez cette grave et troublante affaire en conjuguant les forces de la raison et l’obéissance aux préceptes de notre sainte Église. Je n’espérais pas votre venue ce soir, mais je savais que vous aviez parlé au roi au débotté de sa chasse du jour.

Nicolas goûta la délicatesse du propos. Comment pouvait-on mieux signifier que l’archevêque avait des yeux et des oreilles en tout lieu, y compris à la Cour, et cela jusque dans l’entourage immédiat du souverain ?

— Aussi, ajouta l’archevêque, avais-je pris les devants. Lorsque mon secrétaire m’a annoncé votre présence, j’étais sur le point de souper avec le père Raccard, mon bras armé dans les régions ténébreuses, l’exorciste du diocèse.

À ce moment, le secrétaire surgit d’une autre porte dissimulée par une tapisserie, qu’il tint relevée pour laisser entrer un homme de haute taille, qui paraissait être une véritable force de la nature. Nicolas estima que l’homme approchait la cinquantaine. Des cheveux grisonnants, tirés en arrière, dégageaient une figure plus militaire qu’ecclésiastique. De toute évidence, son aspect extérieur laissait le père Raccard indifférent comme le prouvait une soutane si usée, si souvent lavée et repassée qu’elle se moirait de reflets verdâtres et que les lisérés montraient le cordonnet par endroits. Les manches un peu courtes laissaient entrevoir des vestiges de manchettes de dentelle déchirées et jaunâtres qui attiraient le regard sur des mains épaisses aux phalanges couvertes de touffes de poils bruns. Le personnage évoquait pour Nicolas un bûcheron qui travaillait dans le parc du château de Ranreuil et dont l’aspect l’effrayait lorsqu’il le croisait. Des yeux bruns empreints de douceur se fixèrent sur le commissaire et la bouche esquissa un sourire qui atténua le saisissement que suscitait l’apparence de l’exorciste.

Le prélat fit les présentations. Il paraissait souffrir de plus en plus et s’affaissait dans son fauteuil, montrant par là que son attitude hiératique tenait à un effort douloureux de volonté.

— Mes fils, je vais vous laisser préparer votre combat. Il impose et exige une âme claire, mais également la force simple de la vérité. Recevez ma bénédiction.

Sa main droite s’éleva et il prononça avec une réelle majesté les paroles sacramentelles. Raccard prit Nicolas par l’épaule et l’entraîna vers la porte. Le prélat paraissait endormi mais la crispation de ses traits prouvait qu’une crise douloureuse le tenaillait. Le secrétaire s’empressait, sans plus s’occuper des visiteurs. Ils se trouvèrent sur le parvis Notre-Dame déjà plongé dans la nuit.

— Voulez-vous que nous gagnions la rue Saint-Honoré ? demanda Nicolas. Je vous exposerai en chemin mes observations.

— Que non, vous m’avez privé du souper de l’archevêque ! À vrai dire, je n’ai rien perdu. Sa santé ne lui autorise que racines et verdures. Or, sachez bien que la tâche qui nous incombe demande qu’on ne maltraite pas son corps. L’exorcisme, qu’au demeurant nous ne pratiquons que rarement, tant les cas extrêmes sont l’exception, requiert une force physique et une endurance à toute épreuve. Voilà ce que je vous propose. J’habite à quelques pas : je nous fricoterai quelque chose. Cela dit, mon cher commissaire, il faudra fermer les yeux sur mon désordre.

Le père Raccard entraîna Nicolas jusqu’à la rue aux Fèves, où ils pénétrèrent dans une maison toute de guingois. Les marches de l’escalier craquaient et l’obscurité était totale, tant on craignait l’incendie dans ces vieilles demeures qui prenaient feu comme de l’étoupe. Nicolas entendit une clé grincer dans une serrure. Le père frotta une allumette ; la flamme fragile traversa une pièce et se posa sur une chandelle. Le commissaire eut le souffle coupé devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Un désordre monstrueux régnait dans une chambre, longue et inégale comme une coursive de bateau. Le plafond, avec ses poutres incurvées par l’âge, faisait ventre, et aucune ligne n’était parallèle ou perpendiculaire. Cela tenait de l’intérieur d’une caverne dont les parois auraient été tapissées de rayonnages remplis de livres innombrables, dont certains paraissaient très vieux. Sur une table aux pieds contournés couverte de manuscrits et de papiers, un chat noir montait la garde. Ses yeux verts fixèrent Nicolas avec une placide indifférence. Le père Raccard disparut et commença à s’agiter afin d’allumer son potager. Sous le regard de son hôte, il fit fondre du fromage de Piémont qu’un ami dominicain de Turin lui adressait régulièrement par la malle-poste. Il ajouta du beurre, du poivre broyé et en tartina de larges tranches de pain. Il courut dans la pièce dégager un rayonnage de ses livres, dévoilant ainsi une cachette emplie de flacons poussiéreux. Il repartit dans le réduit où se tenait son potager et fit réchauffer une soupe dont le commissaire se régalerait, composée qu’elle était de légumes cuits au milieu d’un confit de canard venu de sa province, à laquelle il ajouterait un soupçon de vieille prune pour lui donner, disait-il, du corps et de l’accent.

La bienfaisance d’un souper que Nicolas ne s’attendait pas à trouver si délicieux dans un endroit aussi étrange se fit bientôt sentir. Le vin vieux y était aussi pour beaucoup, un bourgogne chaleureux des hospices de Beaune. Nicolas proposa au père Raccard de le laisser se reposer et de se retrouver le lendemain, rue Saint-Honoré. L’exorciste écarta cette proposition ; le démon, si c’était bien lui, n’attendait pas. Plus vite le combat s’engagerait, plus les chances augmenteraient de limiter l’infestation. De surcroît, Sa Grandeur souhaitait que l’affaire fût réglée au plus tôt avant qu’elle ne jette le trouble parmi les fidèles, avec les conséquences désastreuses que ces manifestations déclenchaient toujours. Il fallait « courir sus », et puisque la possession se propageait la nuit et au petit matin, il entendait être sur place dès le soir. Il sortit d’un placard un portemanteau dans lequel il empila un gros bréviaire, son étole, une bouteille d’eau bénite, un crucifix et une petite boîte d’argent, ainsi qu’un rameau de buis et des cierges.

— Cela est nécessaire, mais point suffisant, déclara-t-il. Tout est là.

Il désignait sa tête et son cœur.

— Êtes-vous en situation d’affronter le démon ? A-t-il moyen de vous surprendre, de vous désarçonner, de vous faire perdre contenance en vous révélant des faits enfouis ou des actions oubliées ?

— Cela s’est déjà produit, mon père, répondit Nicolas. Cela m’a convaincu de sa puissance, mais non de son influence sur moi.

— Bien, mais pas d’orgueil non plus. Il s’insinue par toutes nos failles y compris par nos vertus. Si vous ne vous sentez pas de force, abandonnez, ou, comme Ulysse, bouchez-vous les oreilles avec de la cire ! Encore que je suppose le démon capable de parler à l’intérieur de nous-mêmes. Réciter ses prières, c’est encore la meilleure protection.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit en marchant d’un bon pas, sans trouver de voiture. Ils louèrent les services d’un porte-falot qui éclaira leur chemin. Nicolas, avec un peu de fatuité, ne résista pas à l’envie d’apprendre à son compagnon que c’était à son initiative que M. de Sartine, en 1768, avait créé un service de jour et de nuit de porte-parapluies et de porte-falots. Les gagne-denier qui en assuraient la charge portaient une lanterne sur la porte de laquelle était découpé leur numéro. Évidemment, ils étaient enregistrés au bureau de sûreté et, le commissaire ne le cacha pas, servaient d’utiles auxiliaires à la police. Quai de la Mégisserie, deux ou trois malandrins les suivirent quelque temps, mais la stature du religieux et l’épée de Nicolas, s’ajoutant à l’arrivée d’une patrouille du guet, les dissuadèrent de tenter l’aventure. Rue Saint-Honoré, Semacgus vint leur ouvrir, le teint encore plus animé que de coutume.

— Vous tombez bien ! s’écria-t-il. Je prenais un peu de repos dans votre chambrette, quand j’ai entendu un vacarme étrange. Peu après, la Miette est entrée en crise.

Le chirurgien paraissait vieilli et égaré.

— Elle a parlé avec la voix de Mme Lardin[83] ! reprit-il. Nous avons dû la sangler sur sa couchette.

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