X LUMIÈRE ET VÉRITÉ

« Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »

Descartes

Rue Montmartre, Nicolas, en équilibre sur le marchepied du fiacre, expliqua à Bourdeau son plan de bataille. Il devait d’abord rencontrer le lieutenant criminel pour parer à tout retour de bâton sur une enquête si peu habituelle. Sans doute ne pourrait-il pas rencontrer M. de Sartine, qui avait passé la nuit à Versailles et serait sur le chemin du retour. Paré de ce côté, il comptait ensuite se rendre au couvent des religieuses de la Conception, là où deux gardes françaises avaient situé le récit d’une scène entre une fille en satin jaune et un personnage qui pouvait être Naganda. Avec un peu de chance, il espérait y trouver quelque indice, si menu soit-il, qui contribuerait à faire progresser les choses.

Pendant ce temps, Bourdeau tâcherait de retrouver Semacgus. Celui-ci ne devait pas être bien loin, possédé lui aussi par le besoin de savoir. Il faudrait également convoquer Sanson à la Basse-Geôle pour l’ouverture du nouveau-né. Le chirurgien de marine ne serait pas de trop pour cette opération. Le bourreau devant effectuer une exécution, le matin même, place de Grève, cela les mènerait jusqu’au milieu de l’après-midi. Resterait à Nicolas à rendre compte à Sartine revenu de Versailles, puis, avant la nuit, d’aller interroger Restif de La Bretonne dont le logis, au dire de l’inspecteur, était situé dans un garni de la rue de la Vieille-Boucherie, sur la rive gauche. Il regretta que, dans tout cela, ne figurât aucun moment disponible pour appréhender le sieur Langlumé, major des gardes de la Ville.

Nicolas se fit conduire au Grand Châtelet. Il fut introduit dans le cabinet du lieutenant criminel, qui enfilait sa tenue de parade. L’une des charges de ce magistrat consistait en effet à assister aux exécutions capitales. Son humeur se ressentait de cette perspective et il reçut Nicolas le visage chaviré ; l’angoisse visible qui le tenaillait fit remonter le personnage dans l’estime de Nicolas, persuadé qu’un être que la mort d’un autre bouleversait ne pouvait pas être tout à fait mauvais. Il ne parut pas scandalisé par les explications de Nicolas. Son seul commentaire fut que « la volonté du roi prévalait sur les règles et usages, que, de toute façon, chacun en faisait à sa tête, que l’ordre normal des choses était bouleversé et qu’il n’avait plus son mot à dire dans une procédure si extraordinaire que, de sa vie, il n’en avait connu de semblable ».

S’échauffant progressivement, il en vint à tenir des propos peu amènes mais, se rendant compte aussitôt qu’il s’adressait à quelqu’un de l’entour du roi, il ravala son exorde, s’adoucit, mit son irritation sur le compte d’une fatigue et d’un énervement passagers. Bref, il finit par donner son aval à tout ce que lui proposait Nicolas, tant sur l’affaire criminelle de la rue Saint-Honoré que sur le cas de Langlumé. Le commissaire obtint ainsi qu’une séance, dont la date restait à fixer, serait organisée avec la famille Galaine dans la salle d’audience du lieutenant général de police, au cours de laquelle, il s’en portait garant, les coupables seraient désignés et formellement convaincus. Compte tenu du caractère particulier de l’enquête et des actes sacramentels autorisés par Sa Majesté et par l’archevêque de Paris, il entendait tenir cette séance à huis clos, afin de ne laisser filtrer aucune information susceptible de troubler le peuple et de menacer l’ordre public.

M. Testard du Lys acquiesça aussi à cette proposition, rappelant doctement, comme pour se justifier à ses propres yeux, que l’aïeul du roi avait créé à la fin du siècle dernier, alors qu’une contagion effroyable d’empoisonnements bouleversait la cour et la ville, une juridiction spéciale, appelée Chambre ardente, qui avait eu à connaître de ces cas auxquels s’ajoutaient, dit-il en baissant la voix, de terribles accusations contre la maîtresse du roi, soupçonnée d’avoir prêté la main, et cela n’était que figure de style, à la célébration de messes noires. Nicolas le laissa gloser tout à loisir, estimant que les deux situations n’avaient de commun que le souci d’entourer de silence le déroulement d’une procédure criminelle touchant à des matières scandaleuses.

Sur la fin, le lieutenant criminel se radoucit, s’attendrissant sur la chance d’avoir, à la lieutenance générale de police, des magistrats si soucieux de quêter son avis. Il recommanda à Nicolas de persévérer dans cette voie et ajouta qu’ainsi il aurait toujours son oreille et serait assuré de sa bienveillance. Ils se quittèrent très satisfaits l’un de l’autre.

Alors que Nicolas sortait du cabinet, le père Marie, hors d’haleine, l’intercepta. L’huissier lui signifia que M. de Sartine, revenu à l’improviste dans la nuit, souhaitait le voir sans délai. Il fit mettre le cap à sa voiture sur l’hôtel de police où, dès son arrivée, un laquais nerveux lui confia que l’humeur du maître était des plus sombres. Il se rassura à la vue du spectacle qu’offrait son chef, assis derrière son grand bureau. Il maniait ses perruques, ce qui était réconfortant. Cet exercice propitiatoire augurait souvent de la dominante de la journée. Pour l’heure, il roulait dans ses doigts une boucle d’un modèle de perruque grise à reflets plus sombres qui se reformait à chaque étirement et reprenait sa forme comme un ressort bien conditionné.

— Voyez, mon cher Nicolas, cet extraordinaire modèle de cheveux artificiels. Il me vient de Palerme, où un ex-jésuite, expulsé du Portugal, a réussi à mettre au point ce modèle. Reste à voir s’il tient la route et si son usage répété et sa coiffure quotidienne permettent de conserver la qualité initiale.

Sartine reposa l’objet, et se tourna vers Nicolas.

— Alors, monsieur le commissaire, où en êtes-vous avec l’archevêque et avec les cérémonies grotesques que vous demandâtes l’autorisation d’organiser ? Tout cela traîne, et Sa Majesté, que je viens de quitter...

Il soupira comme si cette constatation d’évidence l’attristait, car elle laissait entendre qu’une fois de plus le vieux roi avait festoyé tard dans la nuit.

— Bref, le roi m’a encore bien recommandé de faire diligence dans une affaire qui intéresse l’État, et dans laquelle le magistère spirituel ne doit interférer qu’autant que dans les limites imparties, et tout cela devant rester enveloppé du secret le plus épais. Qu’un folliculaire épris de scandale s’en saisisse, et aussitôt ce sont toutes les officines et imprimeries clandestines de France, de Navarre, et surtout de Londres et de La Haye[87], qui se mettront à composer pamphlets et chansons.

Nicolas saisit au vol l’idée qui transpirait du propos de son chef. Cependant, il était nécessaire d’aborder la décision souhaitée de manière à laisser à M. de Sartine le sentiment qu’il en était l’auteur, et même plus, qu’il l’imposait à des subordonnés bornés qui n’en comprenaient ni l’intérêt ni la nécessité.

— Monsieur, j’ai la satisfaction de vous annoncer que l’exorcisme a été accompli. Avec succès, je crois. Il a conduit à la découverte d’un corps de nouveau-né dans la cave de la maison Galaine. L’infanticide est présumé et je poursuis mes dernières investigations. Je ne désespère pas d’aboutir aujourd’hui et de confronter publiquement les suspects à mes conclusions, en votre présence et celle du lieutenant criminel.

Le « publiquement » jeté sans insister fit l’effet d’une mèche sur une poudrière.

— Comment « publiquement » ! Vous divaguez, monsieur ! N’entendez-vous pas ce que je viens de vous dire ? Est-ce à vous, qui avez vogue tant d’années sur la mer agitée du crime, qu’il faut mettre les points sur les i ? Ne sauriez-vous plus consulter la boussole et manier le gouvernail dans une affaire si délicate ?

— Je comprends, monsieur, que vous souhaitez une séance toutes portes fermées. Mais vu le nombre des suspects, votre salle d’audience au Châtelet est de rigueur. Et il serait souhaitable de ne pas prévenir le lieutenant criminel...

— Il récidive ! Ne pas inviter M. Testard du Lys, c’est violer les règles d’une procédure qu’il nous a lui-même, euh... lui-même... autorisé à... entourer de libertés extrêmes.

Soudain, son visage sévère s’éclaircit et il se mit à rire tout en bouleversant une partie des boucles de la perruque qu’il continuait à triturer.

— Par Dieu, je m’étonnais bien un peu de propos par trop stupides auxquels vous ne m’avez pas accoutumé ! Je vois que nous sommes d’accord, monsieur le sournois. Séance à huis clos dans ma salle d’audience avec le lieutenant criminel qui, j’espère, nous épargnera de trop longs commentaires et se contentera de tenir séance.

— C’était pour la bonne cause, dit Nicolas en riant.

— Monsieur le commissaire, je ne vous en veux pas. Les vérités que l’on aime le moins à entendre sont celles qui importent le plus de savoir. Pour en revenir à notre affaire, le temps me manque pour vous écouter et en discuter. Vous m’assurez que demain nous aboutirons et que le démon — ou ce qui en tenait lieu — ne sera pas de la partie. Voyez l’effet dans ma cour, même portes closes !

— Monsieur, il n’y a que l’ignorance qui assure. Pour ma part, j’espère être en mesure d’aboutir et d’achever.

— Bien, monsieur le rhéteur. Où vous mènent vos pas ?

— Dans une grange, et puis à la Basse-Geôle où nous vérifierons qu’il y a bien eu infanticide.

— Monsieur de Paris va vous prêter la main, je suppose ? Il exécute en ce moment même.

— Nous l’irons chercher au pied de l’échafaud !

— À demain donc, cinq heures de relevée[88]. Soyez exact et prenez toutes dispositions nécessaires. Ensuite, si tout se passe comme vous l’espérez, le roi attend un récit circonstancié, de vive voix. D’ailleurs, vous y excellez.

La bonne humeur de M. de Sartine éclatait à présent au grand jour. Nicolas supposa que le souper de la veille, dans l’intimité royale, y était pour beaucoup. Sans plus se préoccuper de lui, le lieutenant général s’empressait d’ouvrir une boîte oblongue dont il retira avec soin, tout enveloppée de papier de soie, une magnifique perruque aux tons fauves, disposée sur une tête de velours lilas. Tout à sa passion, il la désigna à Nicolas.

— Une splendeur ! C’est une spécialité de Friedrich Strubb, un maître d’Heidelberg. Quel éclat ! Quelle légèreté ! Toute volupté ! Bonne chasse, Nicolas.

Le commissaire se retira, satisfait d’avoir obtenu gain de cause sur tous les plans. Il sortit de l’hôtel de police en sifflant l’air d’un opéra du vieux Rameau. Il fit quelques pas, suivi par sa voiture. La journée promettait d’être radieuse et ce quartier riche de Paris, où la verdure abondait, respirait un air de jeunesse et d’insouciance, rehaussé par les couleurs des marchandes de fleurs. Le parfum qu’exhalait leur commerce combattait les senteurs toujours fortes de la ville, dont on percevait dans le lointain la rumeur matinale des quartiers plus animés. Il était trop tôt pour rejoindre la Basse-Geôle. Le plus sage était de prendre au plus court afin de rejoindre les abords de la rue Royale, où se situait le vaste quadrilatère du couvent des religieuses de la Conception. Il musarda encore un temps entre les hôtels neufs du quartier, puis remonta dans sa voiture.


Un grand mur de clôture annonça le couvent recherché. Nicolas en fit le tour ; dans l’enceinte s’inséraient d’anciennes maisons avec des impasses. Au bout d’un étroit chemin de terre bordé de lilas en fleur apparut enfin une vieille grange à demi effondrée, appuyée sur un bâtiment encore plus antique. Une barrière en bois donnait sur un potager qui s’achevait aux lisières d’un bouquet d’arbres. Ce lieu champêtre, préservé par miracle en pleine ville, était empli du chant des oiseaux. La porte en bois de la grange s’ouvrit en grinçant. Il y avait là des instruments de jardinage, une vieille charrette et les restes d’un tas de foin de la dernière saison. La chaleur du milieu du jour, le silence de l’endroit n’évoquaient aucune image de sang ou de mort. Nicolas s’assit sur un billot de bois et, ayant ramassé une brindille, se mit à dessiner sur le sol des formes géométriques. Son esprit vagabondait. Soudain, les extrémités de la petite branche s’accrochèrent dans le sol jonché de foin à un morceau de tissu maculé qu’il souleva délicatement. Il s’agissait d’évidence d’un mouchoir de fine percale. Nicolas entreprit de le secouer afin de faire choir la terre et les débris végétaux qui le couvraient. Sous ses doigts, il sentit les fines nervures d’une broderie. Le tissu portait deux initiales entrecroisées qui formaient un C et un G. Se pouvait-il que ce mouchoir eût appartenu à la famille Galaine dont plusieurs membres possédaient les mêmes initiales : Claude, mort en Nouvelle-France (auquel cas l’objet pouvait appartenir à sa fille Élodie), Charles Galaine, le maître marchand pelletier et les deux tantes de la victime, Camille et Charlotte ?...

Cet indice, retrouvé à l’endroit où des témoignages approximatifs mais dignes de foi avaient placé l’incident d’une Élodie furieuse, entraînée par un personnage qui pouvait être Naganda, devenait par là même une pièce à conviction d’importance. Nicolas la recueillit précieusement avant de se mettre à genoux pour passer le sol au peigne fin et examiner chaque arpent de la grange, mais ne découvrit rien d’autre. Il consulta sa montre. Il était plus que temps de rejoindre le Châtelet pour l’ouverture du nouveau-né, dont il attendait beaucoup. Il retrouva son cocher, endormi sous le chaud soleil de juin. Le cheval s’était écarté de la voie vers le fossé en entraînant la voiture, et décapitait avec appétit un massif de pissenlits en bourgeons.

À la Basse-Geôle, Nicolas surprit Bourdeau et Semacgus devisant à mi-voix. Il ne fut guère surpris de les entendre disserter d’un petit vin des coteaux de Suresnes dont une guinguette des barrières faisait sa spécialité du côté de Vaugirard. Sur la table des ouvertures, gisaient, sous un petit morceau de toile, les pauvres restes retrouvés dans la cave de la rue Saint-Honoré. Bourdeau annonça que Sanson ne saurait tarder : informé du service qu’on attendait de lui, il avait promis de couper court — le mot fit s’esclaffer Semacgus — aux formalités qui suivaient nécessairement une exécution, et de les rejoindre sans traîner.

À peine l’inspecteur achevait-il sa phrase que le bourreau apparut. Nicolas éprouva l’impression, ou l’illusion, de se trouver devant un autre homme. Subissait-il encore l’influence de ce qu’il avait découvert sur son ami ? Peut-être cela tenait-il à la tenue traditionnelle de son état : Sanson était revêtu de la veste rouge brodée d’une échelle et d’une potence noires, de la culotte bleue, et portait un bicorne incarnat et l’épée au côté. Son visage, d’ordinaire pâle, semblait livide et durci, apparence que renforçaient encore des yeux perdus dans le vague. Prenant conscience de leur présence, il s’ébroua comme s’il sortait d’un cauchemar et les salua tous sur son habituel ton cérémonieux.

Nicolas, comme à l’accoutumée, esquissa le geste de lui tendre la main, mais un regard à la fois impérieux et pitoyable, dans lequel il lut une forme de supplication, l’incita à s’abstenir. Les assistants virent avec un serrement de cœur Sanson se laver longuement les mains à une fontaine de cuivre. Rasséréné, il se tourna vers eux avec un pauvre sourire.

— Pardonnez ma réserve, mais c’est une journée particulière...

Nicolas prit la parole.

— Nous sommes d’autant plus reconnaissants à votre amitié d’accepter de consacrer vos talents à une œuvre de justice.

Sanson agita la main comme on chasse une mouche importune. Nicolas regretta aussitôt le mot employé.

— Oh ! mes talents... Si Dieu avait pu me faire la grâce de ne me consacrer qu’à ceux-ci... Mais voyons plutôt le cas qui vous intéresse.

— Un enfant nouveau-né ou un fœtus mort-né, retrouvé dans une cave, enveloppé de linges et enterré. Sans doute depuis plusieurs jours. Disons, entre huit et quatre.

— Je vois. L’objet de cette ouverture est, je suppose, de déterminer s’il y a eu infanticide.

— C’est notre but, en effet.

— L’essentiel, dit le bourreau, est d’abord de s’assurer que le fœtus a vécu après l’accouchement. Est-il nécessaire de vous faire sentir toute l’importance de cette question ?

— Certes, mon cher confrère, intervint Semacgus. Ne voit-on pas qu’il est impossible de soupçonner que le crime a été commis après la naissance s’il est prouvé que l’enfant n’a point vécu ? Ici, vivre et respirer se confondent. Il faudra donc établir que le fœtus a respiré.

— Autrement, dit Bourdeau, sur un ton sentencieux, nous pouvons toujours réserver l’hypothèse de manœuvres abortives accomplies juste avant terme.

— Messieurs, reprit Sanson de sa voix douce, la solution de ces deux pertinentes questions repose tout entière sur l’examen du thorax et des poumons et, accessoirement, du cœur, des canaux artériels et veineux, de l’état du cordon ombilical et du diaphragme.

— Messieurs, messieurs, s’écria Nicolas, vous parlez d’or, mais vos connaissances ne sont pas les miennes ! Simplifiez, de grâce, votre propos pour le pauvre auditoire que je suis.

— Voyez-vous, Nicolas, dit Semacgus, les poumons respirant prennent du volume. Ils changent de situation et de couleur et repoussent le diaphragme. Leur poids se trouve augmenté par le sang qui les parcourt et leur pesanteur spécifique est moindre, parce qu’ils sont dilatés par l’air. Je vous passe les détails et l’étude approfondie du phénomène. Nous allons procéder. Ma trousse étant à Vaugirard, j’ai emprunté celle du chirurgien de quartier au Châtelet. Bon gré, mal gré, il me l’a prêtée, l’évocation du nom du commissaire Le Floch ayant fait merveille !

Il désigna un coffret de cuir qui, ouvert, scintilla à la lumière des flambeaux. D’un sac en tissu noir, il sortit un récipient en verre gradué sur le côté. Puis il mit bas son habit tandis que Sanson retirait son bicorne et sa veste d’apparat et que Bourdeau allumait sa pipe. Nicolas, presque instinctivement, sortit de sa poche une petite tabatière et assista avec horreur au début de l’ouverture. Quiconque l’eut observé n’aurait pu manquer de noter l’émotion qui le poignait. Ces deux hommes, qu’il connaissait trop bien, avec leurs qualités, leurs travers et même leurs vices, s’agitaient au centre de ce caveau sordide, penchés sur une pauvre chose pourrissante, en murmurant des paroles incompréhensibles. Il ferma les yeux quand de minuscules organes furent extraits, pesés, disséqués et examinés. Enfin, au terme d’une recherche qui lui parut interminable, et après que les poumons de l’enfantelet eurent été plongés dans le récipient rempli d’eau, les deux hommes se lavèrent les mains et échangèrent encore quelques remarques à mi-voix, avant de se tourner vers le commissaire.

— Alors, messieurs, dit Nicolas, que concluez-vous, si toutefois l’examen autorise une conclusion ?

Semacgus répondit :

— Le fœtus a respiré, nous en sommes convaincus.

— Nous écartons, poursuivit Sanson, la possibilité qu’il soit mort en naissant.

— Les poumons dans leur totalité sont d’un rouge peu foncé, mais plus léger que l’eau.

— Bien, je vous entends tous les deux. Mais si tout porte à croire que le fœtus a vécu après la délivrance de la mère, pouvez-vous déterminer si la mort est naturelle ou si elle peut être attribuée à quelque violence et, dans ce cas, quelle en est l’espèce ?

Après un long silence, Sanson croisa les mains.

— Nous avons écarté la monstruosité, source fréquente de décès, car l’enfant était normal et même bien constitué. Nous ignorons les conditions et la difficulté de l’accouchement, mais il n’y paraît rien sur un corps dont l’état n’est pas parfait. Il n’y a pas non plus présomption d’asphyxie.

— Alors ?

— Alors... Nous présumons une hémorragie ombilicale. On ne ligature pas le cordon et cela entraîne la mort La jurisprudence considère que celui qui s’y risque encourt l’accusation d’infanticide. Nous croyons même que la ligature a été pratiquée par l’assassin, après avoir laissé couler le sang pour mieux donner le change. Ainsi s’expliquerait que vous n’ayez pas découvert de linges ensanglantés ni de traces de ce fluide dans la terre où le corps reposait et dans laquelle vous l’avez retrouvé.

— Tout cela est horrible, dit Nicolas.

Semacgus hocha la tête.

— Certes, oui. Mais, dans un esprit dérangé, c’est n’être point coupable que de laisser le nouveau-né se vider de son sang. Le criminel a le sentiment de laisser faire la nature et non pas d’effectuer un geste atroce. Pour notre part, nous estimons qu’un infanticide a bien été commis sur un nouveau-né qui avait respiré.

— Messieurs, je vous remercie encore une fois. Avant de nous quitter, un dernier service. Bourdeau, avez-vous apporté le flacon d’apothicaire retrouvé chez le fripier ?

L’inspecteur fouilla la poche de son habit et en tira l’objet.

— Vous serait-il possible, demanda Nicolas, de me dire ce qu’il a bien pu contenir ?

Semacgus se saisit du flacon, en ôta le bouchon de verre, le porta à ses narines. Son grand nez se fronça d’attention tandis qu’il le respirait. Il le tendit à Sanson, qui fit de même.

— C’est évident, murmura le bourreau.

— Des cristaux subsistent, imperceptibles. Avec un peu d’eau, peut-être...

Semacgus se dirigea vers la fontaine et fît couler un mince filet d’eau sur un doigt. Quand il n’en demeura plus que quelques gouttes, il les fit descendre le long de la paroi de verre. Il agita le flacon et le referma. Il demanda alors à Bourdeau d’activer le fourneau de sa pipe. Quand le tabac fut rouge, il y plaqua le fond du flacon pendant quelques instants.

— Cela va activer la décoction et l’amalgame.

Il rouvrit le flacon, le respira, le passa à Sanson qui hocha la tête affirmativement.

— Laudanum.

— Suc du pavot blanc, narcotique et soporatif, fit Semacgus en écho.

— Les risques ? demanda Nicolas.

— Divers. Sommeil profond de durée variable selon la quantité absorbée. Un excès peut conduire à la mort. Tout abus répété, à l’abrutissement.

Semacgus consultait du regard Sanson, qui opinait du chef. Il poursuivit :

— Tout dépend évidemment de l’âge et de l’état de santé de la personne qui en use.

— Tout est très clair, mes amis. Vos conclusions et vos dernières précisions éclairent ma lanterne. Je vais devoir vous quitter, la suite de l’enquête m’appelle sur d’autres terrains. Bourdeau, demain à cinq heures de relevée, comparution générale à huis clos dans la salle d’audience de M. de Sartine en présence du lieutenant criminel. Qu’on y transporte Naganda et la Miette. Il serait bon aussi que Marie Chaffoureau, la cuisinière, y comparût.

— Nicolas, suggéra Semacgus, si nous allions nous restaurer dans une de ces gargotes qu’affectionne notre bon Bourdeau ?

— Gargotes, peut-être, répondit Bourdeau, piqué, mais on y dîne proprement et agréablement. Vous en fîtes souvent l’expérience, docteur.

— Certes ! Ne prenez pas mon propos en mauvaise part. Je vous en sais gré, ayant la reconnaissance du ventre. Alors, Nicolas ?

— Je vous reconnais bien là, mon cher Semacgus, mais le temps me presse. Il me faut coincer un quidam avant la chute du jour. Après, ce serait le diable pour le retrouver avant l’aube.

Nicolas tendit la main à Sanson qui, cette fois, la lui serra sans réticence. Sur le seuil, il se retourna pour rappeler à Semacgus et à Bourdeau qu’il comptait sur eux le lendemain, lors de la grande séance. Il eut quelques difficultés à retrouver son cocher, parti se restaurer et qui, fatigué, s’était endormi le nez dans son plat. Le gamin de service alla le quérir et le ramena en profitant de l’occasion pour le houspiller. Il se vit aussitôt promettre quelques cinglants coups de fouet comme châtiment de son insolence. La présence silencieuse et sereine de Nicolas ramena le calme. La voiture prit la direction de la rue Saint-Honoré.

Nicolas voulait vérifier un point auprès de la cuisinière des Galaine. La confirmation de l’infanticide ne le surprenait guère. Quant au flacon qu’il sentait dans sa poche, sa dissimulation et sa mise en gage chez un fripier disaient assez son importance. Il crevait les yeux que cet indice était à mettre en relation avec l’état étrange dont Naganda s’était plaint. Quelle vérité, cependant, pouvait-on retenir des propos d’un témoin dont tout conduisait à penser qu’il mentait, dissimulant des faits et travestissant ses actions sans rendre un compte exact de son emploi du temps ? La boutique à l’enseigne des Deux Castors fut bientôt en vue. La cuisinière vint lui ouvrir et, sans doute privée d’interlocuteurs depuis l’aube, donna libre cours à son bavardage.

Il n’était pas aisé, expliquait-elle, de garder une petite fille aussi avancée pour son âge, qui ne répondait pas aux questions posées, mais en décochait elle-même de bien fâcheuses. Son attitude lui rappelait ses tantes au même âge. Certes, Camille et Charlotte n’étaient pas aussi malignes et l’une d’entre elles avait mis des années à savoir faire un nœud, encore n’y parvenait-elle qu’en le nouant à l’envers, travers qu’elle avait conservé depuis lors. Nicolas la laissait parler sans marquer d’impatience. Il l’interrompit seulement quand elle affirma avoir dû, au petit matin, et devant l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’enfant de s’endormir après cette nuit terrible dont elle conservait une sorte d’horreur, lui servir un peu de lait sucré avec une bonne cuillerée d’eau de fleur d’oranger. C’était un remède souverain pour calmer les angoisses et faire dormir, dont usaient d’ailleurs ses tantes qui se fournissaient chez un apothicaire du voisinage. Il lui demanda à voir le flacon. Il était en tout point identique à celui retrouvé chez le fripier. Toutefois, comme il n’y avait pas d’étiquette, rien ne permettait de le différencier d’un flacon issu d’une autre provenance. Il demanda laquelle des deux sœurs était accoutumée à cette médication. Marie Chaffoureau lui assura qu’il s’agissait de Camille, la cadette. Il nota le fait dans son petit carnet, ayant observé que la mémoire pouvait faillir sur des détails d’apparence aussi minime. Nicolas remercia la cuisinière et lui demanda d’être présente au Grand Châtelet, le lendemain. Il la sentit bouleversée. Elle s’inquiétait de laisser Geneviève seule au logis. Ce n’était guère un problème, et il estima, tout bien réfléchi, que la présence de l’enfant pouvait également être utile. Il promit d’envoyer une voiture et remercia encore la cuisinière pour son omelette du samedi.

Les indications recueillies lui permirent de trouver sans difficulté la boutique de l’apothicaire qui bénéficiait de la pratique de la famille Galaine. Elle se trouvait à quelques pas de là, à l’angle de la rue de La Sourdière et de la rue Saint-Honoré. La porte poussée déclencha un timbre lointain. La boutique lui apparut immense. Au centre trônait un comptoir monumental de bois sculpté. Des étagères grimpaient à l’assaut des murs jusqu’au plafond, supportant des rangées de récipients divers parmi lesquels dominaient les pots de faïence richement décorés et pourvus d’inscriptions en latin. Il admira également des vases en ivoire, marbre, jaspe, albâtre et verre coloré. Après de longues minutes, un petit homme dans la cinquantaine surgit, vêtu de serge de soie noire et portant une perruque grise poudrée. Sous de gros sourcils passés au noir, de petits yeux bleus le fixaient, sans expression.

— Monsieur désire ? Pardonnez cette attente, je surveillais un commis qui dorait les pilules[89]. C’est là une opération délicate qui requiert toute mon attention.

— Il n’y a pas offense. Nicolas Le Floch. Je suis commissaire de police au Châtelet et souhaiterais obtenir de votre obligeance quelques lumières utiles à une enquête que je poursuis.

L’œil de son interlocuteur s’alluma.

— Clerambourg, maître apothicaire pour vous servir. Il m’est revenu qu’il y aurait des désordres chez un de mes voisins, maître marchand pelletier...

Il exprima cette hypothèse sur le ton d’une constatation regrettable.

— Mais vous n’êtes pas en robe ? observa l’apothicaire.

— Que non, vous n’êtes pas suspect. Il s’agit d’une conversation amicale. Je voudrais vérifier un détail.

— Lequel, monsieur ?

Nicolas sortit le flacon de sa poche et le tendit à l’apothicaire qui le saisit avec deux doigts, comme s’il s’était agi d’une bête venimeuse.

— Et alors, monsieur le commissaire ?

— Et alors, ce flacon provient-il de votre officine ?

— Je suppose qu’on vous l’a affirmé.

Nicolas ne répondit pas. L’apothicaire retourna l’objet.

— Je crois que oui.

— Pouvez-vous être plus précis ?

— Rien de plus aisé ! Il s’agit d’un exemplaire d’une série de flacons qui sont spécialement soufflés pour moi. Ils possèdent un petit bourrelet de verre qui ne trompe pas et que vous ne rencontrerez nulle part ailleurs chez mes confrères.

— Et le pourquoi de ce bourrelet de verre ?

— Justement, monsieur le commissaire... J’utilise ce modèle pour les produits délicats, dont l’usage interne pourrait se révéler dangereux.

— Mais pour de tels produits la médication n’est-elle pas d’habitude le fruit de la consultation précise du praticien et de l’apothicaire, de laquelle résultent l’ordonnance et ensuite une préparation portée par l’un de vos aides au patient ?

— Il est vrai que, d’habitude, nous procédons ainsi. Cependant, le patient réclame souvent de lui-même des produits dangereux... et la pratique est la pratique. Et de plus, nous ne sommes pas les seuls à lui en fournir. MM. les épiciers...

Le ton devenait aigre et acrimonieux.

— ... prétendent faire négoce de nos préparations. Ils vendent des produits tout aussi dangereux et même homicides. Nous sommes en procès avec eux depuis des années devant les cours royales.

Nicolas l’interrompit.

— Je vous entends. Quant à notre flacon, que contenait-il et qui vous l’a acheté, si votre souvenir vous permet de vous y retrouver ?

— Le dernier achat de la famille Galaine, car je suppose que c’est d’elle qu’il s’agit, concernait un produit qui, utilisé avec modération et raison, ne génère pas de danger particulier.

— De quelle substance s’agit-il ?

L’apothicaire eut un bref instant d’hésitation.

— Une substance nouvelle, le laudanum. Extrait travaillé du suc de pavot blanc. Il calme la douleur, l’endort et apaise le malade.

— Peut-il le plonger dans une prostration prolongée ?

— Certes oui, d’autant plus que la dose prescrite sera dépassée.

— Pour en revenir à notre propos, qui vous l’a acheté ?

L’apothicaire tira de dessous son comptoir un grand registre relié en veau qu’il consulta en mouillant son doigt à chaque page tournée.

— Hum ! Voilà ! Le 27 mai dernier. Pour le délicat, tout est noté, voyez-vous. Le 27 mai, M. Jean Galaine, un flacon de laudanum. Je me rappelle très bien que le jeune homme m’a affirmé vouloir calmer une rage de dents. Ce sont des voisins et Charles Galaine est un négociant honorable, fort considéré dans le petit monde des grands corps, encore que des rumeurs courent sur des embarras d’argent, passagers sans doute. J’espère que vous êtes satisfait, monsieur le commissaire. Nul, plus que moi, n’est soucieux du bon ordre de notre ville.

— Je vous en remercie. Vos indications me seront précieuses.

Dans sa voiture qui suivait les quais en direction du Pont-Neuf, Nicolas mesurait l’apparition d’un nouvel élément venant charger l’un de ses suspects. Ce Jean Galaine, ce fils de famille à l’attitude fuyante, dont les rapports avec sa cousine restaient environnés d’ombre et qui ne pouvait justifier de son emploi du temps dans la nuit du crime, était donc celui qui avait acheté le produit destiné à droguer Naganda. L’idée le traversa que tous ces Galaine étaient de mèche les uns avec les autres dans l’accomplissement de leur œuvre de mort et pour recouvrir leur forfait du voile patiemment tissé des contrevérités et des fausses pistes. Qu’allait bien pouvoir lui apprendre Restif de La Bretonne, dont il demeurait persuadé que la présence devant les Deux Castors n’était pas fortuite ?

Place du Pont-Saint-Michel, Nicolas fit obliquer le cocher sur la gauche pour emprunter la rue de la Huchette. La proposition de Semacgus lui revenait en mémoire et déclenchait une petite faim d’autant plus sensible qu’elle avait été contenue jusque-là. Nicolas, grand connaisseur de la capitale, n’ignorait pas qu’à toute heure du jour et de la nuit, on pouvait se procurer des volailles cuites dans cette artère. Des tournebroches éternels, pareils à des damnés à la chaîne, entretenaient des braises et le rôtissage. La fournaise des cheminées ne s’arrêtait que pendant le carême. M. de Sartine, toujours aussi soucieux des risques et des moyens d’y parer, prophétisait souvent que, si le feu prenait dans cette rue étroite, et d’autant plus dangereuse par ses anciennes maisons de bois, l’incendie serait inextinguible. La dernière ambassade de la Sublime Porte avait trouvé la rue charmante en raison des parfums délicieux qu’elle exhalait.

Nicolas fit arrêter son fiacre, baissa la glace, et commanda à un jeune marmiton qui admirait son équipage un demi-poulet qu’on lui apporta aussitôt sur un papier huilé avec un peu de gros sel et un oignon nouveau. Il éprouva un plaisir singulier à le dévorer et, songeant aux goûts de son chef, vérifia qu’en effet les ailerons du poulet, congrûment rôtis, constituaient un plat de roi. Une fontaine, à l’angle de la rue du Petit-Pont, l’abreuva et le dégraissa tout à la fois.

La rue de la Vieille-Boucherie, en revanche, demeurait introuvable dans ce dédale de ruelles, de collèges et d’impasses. Nicolas abandonna sa voiture pour continuer ses recherches à pied. Il se perdit, on l’égara, il parvint enfin au but. On lui indiqua une maison de piteux aspect où une maritorne lui apprit que le vaurien qu’il recherchait logeait désormais au collège de Presles, à quelques rues de là, dans le quartier des Écoles. Il finit avec peine par découvrir un bâtiment presque en ruine. Un vieillard qui crochetait de vieux papiers dans la cour écarta les cinq doigts de sa main gauche à sa demande de renseignements sur l’étage où demeurait « Monsieur Nicolas ». L’ascension des marches branlantes, au milieu des détritus, le mit hors d’haleine. La porte ouverte d’un garni offrait une vue en perspective sur une pièce presque nue, dont tout l’ameublement ne comprenait qu’un ht de sangles, une table et une chaise paillée. Une jeune fille, presque une enfant, en chenille, se lavait les jambes dans une cuvette ébréchée. Elle lui jeta un regard à la fois mutin et interrogateur.

— Vous cherchez papa Nicolas ?

— En effet, mademoiselle. Vous êtes sa fille ?

Elle pouffa.

— Oui et non, et beaucoup d’autres choses encore.

Voilà, songea-t-il, qui correspondait bien à certains échos malveillants parvenus jusqu’aux oreilles de la police, et notamment à celles de l’inspecteur chargé du département des mœurs à la lieutenance générale.

— Vous ne le trouverez pas céans, il est déjà parti.

— Et où pourrais-je le trouver ? Auriez-vous l’obligeance de me le dire ?

— Pourquoi pas ? Vous me le demandez si gentiment. Il est convié par Mlle Guimard, qui donne ce soir une grande fête à la Chaussée-d’Antin. Mais il ne doit s’y trouver que vers dix heures, ayant de nombreuses courses à faire en ville auparavant.

— Abuserais-je de votre bonté en vous demandant s’il compte rentrer cette nuit ?

— Abusez, abusez, j’ai l’habitude... Je ne crois pas... J’en suis même certaine. Il va sûrement trouver une autre paire de petits petons...

Elle rit avec espièglerie.

— Ce qui signifie ? dit Nicolas.

— Rien, je me comprends. Il ne rentre jamais au logis avant l’aube. Nous pourrions l’attendre ensemble...

Cela fut dit sans insister, avec une œillade et un balancement de hanches engageant.

— Hélas ! fit Nicolas. Mes affaires sont par trop urgentes, mais je vous sais gré de la proposition.

Elle esquissa une révérence, comme une comédienne saluant à l’issue du spectacle, et, sans un mot, se remit à sa toilette.

Nicolas reprit à l’envers son périple dans le méandre des ruelles pour retrouver son cocher. La demie de quatre heures venait de sonner et retrouver Rétif tenait pour le moment de la gageure. S’il avait annoncé qu’il se rendait chez la Guimard, la plus célèbre danseuse de l’Opéra, Nicolas était persuadé qu’il répondrait effectivement à l’invitation d’une déesse si considérable, toujours entourée d’une cour de dévots et d’adorants. Il se remémora mentalement la fiche de la dame, consultée il y avait peu, par simple curiosité, après avoir appris par un rapport que son ami La Borde protégeait la danseuse. Il est vrai que le premier valet de chambre du roi nourrissait un goût soutenu pour les sujets jeunes et jolis de l’Académie royale de musique. Marie-Madeleine Guimard avait débuté comme ballerine et, depuis une dizaine d’années, faisait les beaux soirs de l’Opéra. Quelques puissants, l’évêque d’Orléans, le maréchal de Soubise — le vaincu de Rossbach — s’étaient ruinés pour elle. On disait qu’elle avait commandé à l’architecte Ledoux les plans d’une maison et d’un théâtre privé sur un site long et étroit donnant sur la Chaussée-d’Antin. On pourrait y admirer une frise représentant le couronnement de Terpsichore, la muse de la danse, en procession sur un char tiré par des cupidons, des bacchantes, des grâces et des faunes. L’affaire n’étant pas entamée ni le permis accordé, Nicolas supposa que la Guimard offrait une réception sur l’emplacement choisi de son hôtel.

Après mûres réflexions, il décida de rentrer rue Montmartre pour se changer et rejoindre ensuite la Chaussée-d’Antin où la probable présence de M. de La Borde faciliterait son introduction. Il eut un moment la tentation d’occuper le temps qui s’offrait à lui pour appréhender le major Langlumé, mais rien ne prouvait qu’il le trouverait au logis et il se soupçonna de vouloir, ce faisant, satisfaire une rancune et une animosité toutes personnelles. Rue Montmartre, il apprit que M. de Noblecourt, fatigué, avait consenti à répondre aux objurgations réunies de Marion et Catherine et qu’une bonne tisane dépurative lui avait été imposée afin de combattre les conséquences du régime outrancier autorisé par un médecin que les deux commères vouaient aux gémonies. Elles profitaient de cette tranquillité pour préparer des confitures de cerises dont le parfum aigrelet flottait dans tout l’hôtel. Nicolas qui, enfant, adorait écumer les bassines regretta de ne pas en avoir le loisir. Il les prévint qu’il allait se laver à grande eau à la fontaine de la cour dans sa natureté. Elles protestèrent, arguant qu’il outrageait la pudeur et allait prendre malmort[90] à ces pratiques insensées. Seul Poitevin, habituellement silencieux, le soutint en prétendant que ce qui était bon pour les chevaux ne saurait être mauvais pour les humains. On rit beaucoup de cette sortie et Nicolas quitta la cuisine, chassé par les deux femmes mi-ravies, mi-furieuses.

Après son ébrouement, il remonta s’habiller. Il se considéra un moment dans un miroir. Le jeune homme de ses débuts avait forci. Son visage s’était durci sans s’empâter. Les cicatrices qui le marquaient depuis l’adolescence et d’autres plus récentes soulignaient le sérieux d’une physionomie amène où des rides commençaient à surgir. La trentaine n’avait pas modifié l’apparence de jeunesse ; il offrait désormais l’image d’un homme à peine effleuré par les épreuves traversées. Un fil blanc dans sa chevelure le frappa cependant comme une incongruité. Il choisit avec soin un habit de satin prune et une cravate de dentelle de Bruges dont il laissa couler avec plaisir le flot dans ses mains pour en apprécier la légèreté. Il noua ses cheveux avec un ruban assorti à la couleur de son habit et orna ses souliers de boucles d’argent étincelantes. Après tout, il n’était pas invité et il n’était pas question de paraître dans une tenue qui ne plaiderait pas en sa faveur. La présence de La Borde justifiait ce redoublement de soins ; il ne souhaitait pas faire honte à un ami, arbitre des élégances à Paris et à Versailles.


À dix heures, Nicolas retrouva son cocher qui avait pris du repos et changé la monture de l’attelage. La Chaussée-d’Antin ne se trouvait pas éloignée de la Comédie Italienne où une enquête, déjà ancienne, l’avait conduit. Le quartier vers les Porcherons, au sud de la butte Montmartre, demeurait encore campagnard. La Chaussée-d’Antin prenait tout juste son essor sur des sites libérés par la vente de biens appartenant à des ordres religieux. Ce n’était encore qu’un vaste espace autour de maisons éparses au milieu des jardins et des marais. Mais elle attirait désormais l’opulence qui tendait à y fixer ses brillants domiciles.

Il erra assez longtemps avant d’être attiré par une cohue de voitures et de laquais portant des flambeaux. Le long de la chaussée, au milieu d’un verger, un long bâtiment de bois avait été édifié avec des décorations en trompe l’œil. Sous le porche à l’antique, des Noirs enrubannés éclairaient l’entrée des invités. Une foule silencieuse, tenue à distance par des valets, considérait ce déploiement de splendeurs. Nicolas descendit de sa voiture et s’approcha. Un majordome recueillait les invitations reliées par des rubans mordorés. Il considéra Nicolas avec circonspection. Celui-ci ne voulut pas exciper de sa fonction et lui demanda si M. de La Borde était présent. Cette requête, renforcée par l’élégance de sa tenue, parut constituer un sésame suffisant et l’homme le laissa entrer. Le pavillon comportait plusieurs salons richement meublés et décorés de fleurs. En deux arcs de cercle, ils conduisaient vers une vaste salle de réception ouverte sur le jardin, ce que permettait la clémence de cette nuit de juin. De somptueux buffets offraient des mets variés et des pyramides de fruits. Une armée de valets, accroupis devant des rafraîchissoirs, ouvraient des bouteilles de Champagne ou de vin à la Romanée et tendaient flûtes et verres aux convives qui se pressaient autour d’eux. Au milieu de cette foule qui criait et riait, Nicolas finit par repérer un cercle déférent qui entourait une déité en robe de soie diaphane constellée d’or. Il reconnut la Guimard. Au premier rang de ses courtisans, M. de La Borde recevait en maître de maison. Il poussa un cri de joie en apercevant Nicolas.

— Cher Nicolas, je rêve ! Madeleine ne m’avait point annoncé votre venue. Quelle heureuse surprise !

— Hélas, mon cher, je ne suis pas invité et me suis introduit ici sur ma bonne mine et votre nom. Je recherche un homme que je désire interroger. Vous le connaissez sans doute. Un homme étrange, auteur, imprimeur, marcheur impénitent et bien d’autres choses encore.

Je ne connais que lui ! C’est Restif. Il est convié ce soir pour donner du piment à la fête, étant fort disert et original dans sa conversation, qui l’emporte de beaucoup sur son apparence.

— La danseuse s’approcha avec une moue mi-souriante, mi-irritée.

— Mon ami, vous me négligez.

Elle salua Nicolas.

— Le bonsoir, monsieur. C’est à vous que je dois cet abandon ?

— Ma mie, je vous présente Nicolas Le Floch, le bras droit de M. de Sartine. Le roi en raffole.

— Que ne le disiez-vous ! Je connais monsieur de réputation. Le maréchal de Soubise, naguère...

La Borde fit la grimace.

— ... qui connaissait son père, le marquis de Ranreuil, en disait le plus grand bien. Feu la marquise de Pompadour lui était redevable, disait-on, de signalés services.

Nicolas s’inclina.

— Madame, vous êtes trop indulgente...

— Je l’ai invité, dit La Borde. C’est un homme à ne pas négliger.

— Que ne l’ai-je fait moi-même ! Vous êtes le très bienvenu, monsieur.

— Je vous remercie, mademoiselle. J’ose avouer vous admirer depuis longtemps. Votre charme en scène, comme à la ville, et le goût parfait de votre jeu sont inimitables.

Elle lui sourit en lui tendant les deux mains qu’il baisa. M. de La Borde le remercia d’un regard, le pria de l’excuser et la suivit.

Le temps ne parut pas long à Nicolas qui circulait au milieu des groupes, recueillant des propos et croisant d’illustres invités. Une jeune fille s’accrocha à son bras. C’était une camarade cadette de la Guimard. Elle lui confia sans excès de vergogne qu’elle espérait un protecteur, riche, c’était entendu, mais aussi jeune et de bonne mine. Il dut la décevoir. Il restait à proximité du salon qui donnait sur l’entrée. Vers la demie de onze heures, il aperçut un curieux personnage correspondant à l’image qu’on lui avait dressée de M. Nicolas. Un homme entra, un peu bossu, dont le maintien était si gauche et si concentré qu’il en paraissait hagard. À la fois gras et maigre, marchant mal, l’œil vif avec des sourcils épais qui lui donnaient l’air rébarbatif, le visage long, un nez un peu crochu et une barbe fournie et déjà grise constituaient un ensemble disparate, égayé par une bouche vermeille. Quant à l’habillement, il n’était ni propre ni sale, entre gris et noir. Un contremaître de manufacture du faubourg Saint-Antoine, c’est ainsi que l’homme apparut à Nicolas. Il se planta devant lui ; le personnage, effrayé, recula.

— Monsieur, point de scandale, dit le petit nomme. Je paierai, on peut toujours trouver des accommodements.

— Il n’est pas question de cela. Êtes-vous M. Nicolas Restif de La Bretonne ? Je suis commissaire de police au Châtelet et vous demande, monsieur, de m’accorder un entretien que j’estime nécessaire.

Restif soupira et parut tout à fait rassuré par l’énonciation de la qualité de Nicolas, qu’il entraîna vers deux bergères dorées damassées de gris.

— Vous savez bien que je n’ai rien à refuser à la police.

— Nous le savons. C’est pourquoi nous attendons beaucoup de vous. Vous vous êtes évanoui bien curieusement, ce matin, quand l’inspecteur Bourdeau vous a entrevu devant la boutique d’un marchand pelletier, rue Saint-Honoré. Bien étrange attitude, dont nous attendons quelques explications.

— Puis-je user avec vous de la plus grande ouverture ?

— Je vous le recommande et vous y engage.

— Eh bien ! Eh bien ! J’affectionne les femmes, vous le savez.

Il parut songeur, comme s’il se parlait à lui-même.

— Qu’y a-t-il de plus charmeur qu’un petit pied de femme dans sa mule ? Oui, dans sa mule. Elle avait de si beaux pieds et se prêtait si bien. Je voulais la revoir ; c’est pourquoi je guettais devant sa maison. Voilà, monsieur. C’est tout.

— Bien. Mais de qui me parlez-vous ?

— Mais, de la marchande, bien sûr, Mme Galaine. Elle avait voulu cacher son nom. Je l’avais suivie et découverte. Je le lui ai d’ailleurs révélé lorsque nous nous sommes revus.

— Ainsi, vous reconnaissez avoir entretenu une relation avec cette femme ?

— Certes oui, monsieur. Je n’ai pas entretenu. J’entretiens, j’entretiens. Et dans tous les sens du terme. Au moins depuis quelques mois, après une maladie qui m’avait éloigné du théâtre de mes plaisirs. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à entretenir.

— Vous me signifiez par là, monsieur, que vous en étiez à payer les... services de Mme Galaine ?

— Monsieur le commissaire, je ne vais pas vous apprendre la vie.

— Diriez-vous qu’elle se... sacrifiait par goût ou par lucre ?

— Mais par lucre, bien sûr ! Ou plus exactement — car elle me l’a confié un jour dans un torrent de larmes — par sa volonté d’amasser de l’argent pour sa petite fille, dans une situation où son époux roulait sans ressort vers une faillite assurée. Je n’exigeais pas beaucoup, elle me passait mes petites manies. Elle avait d’ailleurs d’autres pratiques, ce qui fait qu’elle grossissait peu à peu sa pelote. Quel ange ! Quel dévouement !

Nicolas ne s’était certainement pas attendu à cela.

— Une question importante, reprit-il après un silence. Le soir de la catastrophe de la place Louis-XV, où étiez-vous ?

— Avec elle, dans mon galetas du collège de Presles. Nous avons d’abord dîné à une table d’hôtes et sommes revenus chez moi. Après... elle s’est endormie et m’a quitté très tard ou, pour mieux dire, très tôt le lendemain matin.

— De quelle heure à quelle heure ?

— Entre la demie de six heures et trois heures du matin.

— Une dernière question, monsieur. Vous ne paraissez pas rouler sur l’or. Comment pouviez-vous aider cette femme ?

— Pourquoi suis-je si pauvre, voilà la réponse ! Je ne dépense que pour mes plaisirs, monsieur.

Des cris et des vivats les interrompirent. Ils suivirent un mouvement de la foule qui les entraîna dans la salle de réception. M. de La Borde, en chemise, monté sur une table, un verre à la main, terminait la lecture d’un poème de son cru en hommage à la Guimard[91] :

Ésope avec raison disait

Qu’un arc qui toujours banderait

Sans doute se romprai

Si le nôtre se repose

Mesdames, c’est à bonne cause

A ce qu’il nous paraît

De ce repos vous verrez les effets

Nous ferons des après

Pour de nouveaux succès

Et nous le détendons exprès

Pour mieux le tendre après.

Un tonnerre d’applaudissements éclata et la fête repartit de plus belle, en prenant çà et là des tours plus scabreux.

— Voyez, dit Restif, désignant l’assemblée, voyez, monsieur le commissaire, ce qui gouverne le monde. Puis-je rejoindre cette belle là-bas ?

— Vous êtes libre, monsieur. Courez vous divertir.

Nicolas s’enfuit, n’en voulant voir ni entendre davantage. Il se retrouva dans la rue où le peuple continuait à dévorer la fête des yeux. La fatigue le conduisit à de tristes pensers. Cette époque risquait d’être condamnée, car il n’y avait point d’intérêt qu’on ne méprisât, point d’honneur qu’on ne foulât, point de dignité qu’on ne sacrifiât, point de devoir qu’on ne salît pour satisfaire ses passions. La fuite en avant dans le divertissement déshonorait les meilleurs. Il songea que l’exemple venait de haut. Et qu’était-il lui-même pour juger les autres et ses amis, alors qu’un destin particulier le conduisait dans les bras d’une fille galante aujourd’hui entrée dans la carrière des maquerelles, où elle prendrait la glorieuse succession de la Paulet ? Oui, pour qui se prenait-il, pour se permettre de jeter la pierre aux errements humains ?

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