35


Alors que la première étape de son tour de France lui avait pris sept ans, Grenouille parcourut la seconde en moins de sept jours. Il n’évitait plus les routes fréquentées ni les villes, il ne faisait pas de détours. Il avait une odeur, il avait de l’argent, il avait de l’assurance et il était pressé.

Le jour même de son départ de Montpellier, il atteignit dans la soirée le Grau-du-Roi, petit port au sud-ouest d’Aigues-Mortes, et s’y embarqua sur un voilier de commerce en partance pour Marseille. A Marseille, il ne quitta même pas le port, mais chercha aussitôt un bateau qui l’emmenât plus loin vers l’est en suivant la côte. Deux jours plus tard, il était à Toulon, et au bout de trois autres jours il était à Cannes. Le reste du chemin, il le fit à pied. Il suivit un sentier qui entrait dans les terres et menait vers le nord, en gravissant les collines.

En deux heures, il avait atteint les crêtes et à ses pieds s’étendait une vaste cuvette de plusieurs lieues de diamètre, une sorte de gigantesque bassin naturel, bordé tout autour de collines en pentes douces et de montagnes abruptes, le vaste creux étant recouvert de champs fraîchement cultivés, de jardins et de bois d’oliviers. Il régnait sur ce bassin un climat complètement à part et étrangement intime. Bien que la mer fût si proche qu’on la voyait depuis ces crêtes, on ne sentait ici rien de maritime, rien de salé ou de sableux, rien d’ouvert, mais une réclusion tranquille, tout comme si la côte avait été à bien des journées de voyage. Et quoiqu’il y eût au nord ces grandes montagnes encore couvertes de neige et pour longtemps, il n’y avait ici rien de rude ou de maigre, ni aucun vent froid. Le printemps était plus en avance qu’à Montpellier. Une brume douce recouvrait les champs comme une cloche de verre. Les abricotiers et les amandiers étaient en fleurs, et l’air chaud était tout plein d’effluves de narcisses.

A l’autre bout de ce grand bassin, peut-être à deux lieues de là, une ville se logeait, ou plutôt se collait sur le flanc de la montagne. Vue de loin, elle ne faisait pas une impression particulièrement pompeuse. On n’y voyait pas de puissante cathédrale dominant les maisons, juste un petit clocher tronqué ; point de citadelle surplombant la ville, ni de bâtiments dont on remarquât la splendeur. Les remparts n’avaient rien d’arrogant, çà et là les maisons les débordaient, surtout vers le bas, en direction de la plaine, donnant à toute l’enceinte un aspect un peu effiloché. C’était comme si l’endroit avait été trop souvent déjà conquis, puis évacué, comme s’il était trop las pour résister encore sérieusement à de futurs assaillants : mais non par faiblesse, plutôt par désinvolture, ou même par un sentiment de force. Cet endroit semblait n’avoir pas besoin d’éblouir. Il régnait sur ce grand bassin odorant, à ses pieds, et cela paraissait lui suffire.

Cet endroit qui ne payait pas de mine et était en même temps plein d’assurance, c’était la ville de Grasse, depuis quelques dizaines d’années capitale incontestée de la fabrication et du commerce des parfums, de leurs ingrédients, des savons et des huiles. Giuseppe Baldini n’avait jamais prononcé son nom qu’avec exaltation et ravissement. Il disait que c’était la Rome des odeurs, la terre promise des parfumeurs : qui n’y avait pas fait ses classes n’aurait pas dû avoir droit au titre de parfumeur.

Grenouille jetait sur la ville de Grasse un regard très froid. Il n’était pas en quête de la terre promise des parfumeurs et son cœur n’était pas en train de fondre à la vue de cette bourgade accrochée à ses collines, de l’autre côté. Il était venu parce qu’il savait qu’on pouvait apprendre là mieux qu’ailleurs certaines techniques d’extraction des parfums. Et c’était ces techniques qu’il voulait acquérir, car il en avait besoin pour les buts qu’il poursuivait. Il tira de sa poche le flacon contenant son parfum, dont il usa avec parcimonie, puis il se remit en route. Une heure et demie plus tard, vers midi, il était à Grasse.

Il mangea dans une taverne dans le haut de la ville, sur la place aux Aires. Celle-ci était traversée dans sa longueur par un ruisseau où les tanneurs lavaient leurs peaux, pour les étendre ensuite à sécher. Il régnait une odeur si âcre que plus d’un client en avait l’appétit coupé. Grenouille, non. Lui, cette odeur lui était familière, elle lui donnait un sentiment de sécurité. Dans toutes les villes, il commençait toujours par chercher le quartier des tanneurs. En partant ainsi du coin de la puanteur pour explorer ensuite les autres parties du lieu, il avait l’impression de ne plus être un étranger.

Tout l’après-midi, il parcourut la ville. Elle était incroyablement sale, en dépit de toute l’eau qui jaillissait de douzaines de sources et de fontaines, ou plutôt précisément à cause de toute cette eau, car elle dévalait en gargouillant jusqu’en bas de la ville, dans des ruisseaux et des caniveaux anarchiques qui minaient les ruelles ou les inondaient de boue. Les maisons étaient, dans certains quartiers, tellement serrées qu’il ne restait guère qu’une aune pour les passages et les perrons et que les passants pataugeant dans la boue ne pouvaient éviter de se bousculer. Et même sur les places et dans les quelques rues un peu plus larges, les charrettes avaient peine à ne pas se heurter.

Pourtant, en dépit de toute cette crasse, de cette saleté et de cette exiguïté, la ville regorgeait d’activité industrieuse. Au cours de son tour de ville, Grenouille ne repéra pas moins de sept savonneries, une douzaine de maîtres parfumeurs et gantiers, une infinité de petites distilleries, de fabriques de pommades et de boutiques d’épices, et enfin six ou sept négociants de parfums en gros.

Il est vrai que c’étaient là des grossistes disposant de stocks considérables. A voir leurs maisons, on ne le soupçonnait souvent pas. Les façades donnant sur la rue avaient un aspect modestement bourgeois. Mais ce qui était entreposé là derrière, dans des magasins et dans de gigantesques caves, tonneaux d’huile, monceaux de précieux savons à la lavande, bonbonnes d’extraits de fleurs, vins, alcools, ballots de cuirs parfumés, coffres, caisses et sacs bourrés d’épices (Grenouille sentait tout cela en détail, à travers les murs les plus épais), c’étaient des richesses comme des princes n’en possédaient point. Et lorsqu’il flairait plus attentivement encore, il percevait qu’en s’éloignant de la rue, au-delà des magasins et des entrepôts prosaïques et sur l’arrière de ces maisons bourgeoises un peu étriquées, il y avait des bâtiments du genre le plus somptueux. Autour de jardins petits, mais délicieux, où s’épanouissaient palmiers et lauriers-roses et où murmuraient les jeux d’eau de fontaines raffinées enchâssées dans des parterres de fleurs, s’étendaient les véritables demeures, dont les ailes s’ouvraient généralement au midi en dessinant un « U » : appartements inondés de soleil et tapissés de soie à l’étage, luxueux salons aux boiseries exotiques au rez-de-chaussée, et des salles à manger qui se prolongeaient parfois en terrasses jusque dans les jardins et où effectivement, comme l’avait raconté Baldini, l’on mangeait dans l’or et la porcelaine. Les maîtres des demeures ainsi cachées sur l’envers de ce modeste décor sentaient l’or et la puissance, ils dégageaient une odeur de richesse considérable et bien assise, et cette odeur était plus forte que tout ce que Grenouille avait jusque-là senti dans ce genre au cours de son voyage en province.

L’un de ces palais camouflés le retint plus longtemps. La maison était située au début de la rue Droite, une grande rue qui traversait toute la ville d’ouest en est. Elle n’avait pas une allure extraordinaire, sa façade était bien un peu plus large et plus cossue que celle des bâtiments voisins, mais sans rien d’imposant. Devant le porche stationnait un haquet chargé de tonneaux qu’on était en train d’avaler sur une rampe. Un second chariot attendait. Un homme pénétra dans le comptoir, des papiers à la main, en ressortit en compagnie d’un autre et tous deux disparurent sous le porche. Grenouille était debout de l’autre côté de la rue et les regardait faire. Ce qui se passait là ne l’intéressait pas. Pourtant il restait. Quelque chose le retenait.

Il ferma les yeux et se concentra sur les odeurs qui lui arrivaient du bâtiment d’en face. Il y avait les odeurs des tonneaux, vinaigre et vin, puis les centaines d’odeurs capiteuses de l’entrepôt, puis les odeurs de richesse qui transpiraient des murs comme une fine sueur d’or, et enfin les odeurs d’un jardin qui devait se trouver de l’autre côté de la maison. Il n’était pas facile de saisir les parfums plus délicats de ce jardin, car ils ne filtraient qu’en filets ténus jusqu’à la rue, par-dessus les toits pentus. Grenouille distinguait là des magnolias, des jacinthes, des daphnés et des rhododendrons... mais il semblait y avoir encore autre chose, quelque chose de terriblement bon qui sentait là, dans ce jardin, une odeur délicieusement exquise comme il n’en avait jamais senti de sa vie, ou alors une seule fois... Il fallait qu’il approche de cette odeur.

Il se demanda s’il allait simplement passer par le porche pour pénétrer dans cette demeure. Mais entre-temps, il y avait tant de gens occupés à décharger et à contrôler les tonneaux qu’il se ferait sûrement remarquer. Il se décida à remonter la rue pour trouver une ruelle ou un passage qui le ramènerait peut-être sur le côté de la maison. Au bout de quelques mètres, il avait atteint la porte de la ville, où commençait la rue Droite. Il franchit la porte, prit tout de suite à gauche et longea les remparts en suivant la pente. Il n’eut pas à aller loin pour sentir l’odeur du jardin, faible d’abord et encore mélangée à l’air des champs, puis de plus en plus forte. Il sut enfin qu’il était tout près. Le jardin touchait les remparts. Grenouille était juste à côté. En se reculant un peu, il apercevait par-dessus le mur d’enceinte les branches les plus hautes des orangers.

De nouveau, il ferma les yeux. Les senteurs du jardin l’assaillirent, nettes et bien dessinées comme les bandes colorées d’un arc-en-ciel. Et la senteur précieuse, celle qui lui importait, était bien là. Grenouille en était brûlant de volupté et glacé de terreur. Le sang lui monta à la tête comme à un galopin pris en faute, puis reflua vers le milieu du corps, puis remonta, puis reflua encore, et il ne pouvait rien y faire. L’attaque de cette odeur avait été trop brusque. L’espace d’un instant, d’un soupir qui lui parut une éternité, il lui sembla que le temps se dédoublait ou qu’il s’annihilait tout à fait, car il ne savait plus si maintenant était maintenant, si ici était ici, ou bien si au contraire ici et maintenant étaient autrefois et là-bas : à savoir rue des Marais, à Paris, en septembre 1753. Car le parfum qui flottait dans l’air, en provenant de ce jardin, c’était le parfum de la jeune fille rousse qu’il avait alors assassinée. D’avoir retrouvé ce parfum dans le vaste monde, cela lui fit verser des larmes de pur bonheur... et que cela put ne pas être vrai, cela l’emplissait d’une terreur mortelle.

Il en eut le vertige, et tituba un peu et dut s’appuyer contre le mur d’enceinte, et se laisser lentement glisser jusqu’à s’accroupir. Se recueillant, alors, et reprenant ses esprits, il se mit à respirer ce terrible parfum à traits plus brefs et moins dangereux. Et il constata que ce parfum derrière le mur était certes extrêmement semblable au parfum de la jeune fille rousse, mais qu’il n’était pas parfaitement identique. Il émanait bien lui aussi d’une jeune fille rousse, il n’y avait aucun doute possible. Grenouille voyait devant lui cette jeune fille dans son imagination olfactive comme dans un tableau, elle n’était pas tranquillement assise, elle sautait de-ci, de-là, elle se donnait chaud, puis se rafraîchissait ; manifestement, elle jouait à un jeu où l’on devait se déplacer brusquement, puis brusquement se tenir immobile – et ce avec une deuxième personne, à l’odeur du reste complètement insignifiante. Elle avait une peau d’une blancheur éclatante. Elle avait les yeux verts. Elle avait des taches de rousseur sur le visage, dans le cou et sur les seins, c’est-à-dire... Grenouille bloqua un instant sa respiration, puis renifla plus vigoureusement et s’efforça de refouler le souvenir olfactif de la jeune fille de la rue des Marais... C’est-à-dire que cette jeune fille-ci n’avait pas encore de seins à proprement parler ! Ses seins étaient tout juste esquissés. Ses seins n’étaient que des boutons, infiniment tendres et à peine odorants, piquetés de taches de rousseur, et qui commençaient à se gonfler peut être depuis quelques jours seulement, peut-être seulement depuis quelques heures... peut-être depuis cet instant même. En un mot : cette jeune fille était encore une enfant. Mais quelle enfant !

Grenouille avait le front couvert de sueur. Il savait que les enfants n’ont guère d’odeur, tout comme les boutons de fleurs avant l’éclosion. Mais cette fleur-ci, cette fleur presque fermée encore, derrière son mur, qui venait tout juste d’exhaler ses premiers effluves, sans que personne s’en avise à part Grenouille, avait dès maintenant un parfum si prodigieusement céleste, à vous hérisser le poil ! Lorsqu’elle aurait atteint son plein et splendide épanouissement, elle répandrait un parfum comme jamais le monde n’en avait senti. Dès à présent, songeait Grenouille, elle a une odeur plus délicieuse que naguère la jeune fille de la rue des Marais : moins forte, moins volumineuse, mais plus subtile, plus multiforme et en même temps plus naturelle. Or, dans un an ou deux, cette odeur aurait mûri et pris une vigueur telle que nul être humain, homme ou femme, ne pourrait s’y soustraire. Et les gens seraient réduits à merci, désarmés, sans défense, devant le charme de cette jeune fille, et ils ne sauraient pas pourquoi. Et comme ils sont stupides et ne savent se servir de leur nez que pour souffler dedans, mais qu’ils croient pouvoir tout connaître par les yeux, ils diraient : c’est parce que cette jeune fille possède la beauté, l’élégance et la grâce. Bornés comme ils le sont, ils loueraient ses traits réguliers, sa silhouette svelte et sa poitrine parfaite. Et ils diraient que ses yeux sont comme des émeraudes, et ses dents comme des perles, et ses membres comme de l’ivoire, et Dieu sait encore quelles comparaisons idiotes. Et ils l’éliraient Reine du Jasmin, et elle se laisserait portraiturer par des peintres imbéciles et on resterait bouche bée devant son portrait, et on dirait que c’est la plus belle femme de France. Et les godelureaux passeraient des nuits à pleurnicher sous sa fenêtre sur accompagnement de mandolines, et de vieux messieurs gras et riches se traîneraient aux pieds de son père pour mendier sa main... Et les femmes de tout âge soupireraient à sa vue et rêveraient dans leur sommeil d’avoir sa séduction fatale, ne serait ce qu’une journée. Et tous ignoreraient que ce n’est pas à son aspect qu’ils succombent en vérité, non pas à la prétendue perfection de sa beauté apparente, mais à son incomparable, à son magnifique parfum ! Lui seul le saurait, lui, Grenouille, lui seul. Il le savait déjà !

Ah ! Il voulait avoir ce parfum ! Non pas l’avoir de façon aussi vaine, aussi lourdaude que naguère celui de la jeune fille de la rue des Marais. Celui-là, il n’avait fait que s’en soûler, le détruisant du même coup. Non, le parfum de cette jeune fille derrière le mur, il voulait véritablement se l’approprier ; l’ôter d’elle comme une peau et en faire son propre parfum. Comment cela se passerait, il l’ignorait encore. Mais il avait deux ans devant lui pour l’apprendre. Au fond, cela ne pouvait pas être plus difficile que d’extraire le parfum d’une fleur rare.

Il se releva. Avec recueillement, comme s’il quittait un sanctuaire ou une dormeuse, il s’éloigna, courbant l’échine, sans faire de bruit, pour que personne ne pût le voir ni l’entendre, ni n’ait l’attention attirée sur sa précieuse trouvaille. Il s’esquiva ainsi en longeant les remparts jusqu’à l’extrémité opposée de la ville, où enfin le parfum de la jeune fille se perdit et où il rentra par la ports dite des Fainéants. Il s’arrêta à l’ombre des maisons. La puanteur des ruelles le rasséréna et l’aida à dompter la passion qui l’avait enflammé. Au bout d’un quart d’heure, il avait recouvré tout son calme. Il songea qu’il n’irait plus, pour le moment, près du jardin des remparts. Ce n’était pas nécessaire. Cela le mettait dans un état de trop grande excitation. La fleur qui s’y épanouirait n’avait pas besoin de lui, et de toute façon il savait déjà comment elle s’épanouirait. Il ne fallait pas qu’il s’enivre de son parfum de manière intempestive. Il fallait qu’il se plonge dans le travail. Qu’il accroisse ses connaissances et perfectionne ses capacités techniques, pour être fin prêt à la saison de la récolte. Il avait encore deux ans devant lui.



36


Non loin de la porte des Fainéants, dans la rue de la Louve, Grenouille découvrit un petit atelier de parfumeur et y demanda du travail.

Il apprit que le patron, le maître parfumeur Honoré Arnulfi, était mort l’hiver précédent et que sa veuve, une femme brune et vive qui pouvait avoir trente ans, gérait seule l’affaire, avec l’aide d’un compagnon.

Mme Arnulfi, après de longues plaintes sur la dureté des temps et sur la précarité de sa situation financière, déclara qu’à vrai dire, elle ne pouvait guère se permettre d’embaucher un second compagnon, mais qu’inversement elle en avait un urgent besoin, vu tout le travail qu’il y avait à faire ; elle ajouta qu’elle ne pouvait loger un second compagnon chez elle, dans cette maison, mais qu’en revanche, elle avait une petite cabane dans son oliveraie, derrière le couvent des franciscains (à dix minutes à peine), où pourrait au besoin coucher un jeune homme point trop difficile ; elle dit encore qu’en honnête patronne, elle n’ignorait rien de ses devoirs concernant le bon entretien de ses compagnons, mais qu’inversement elle ne voyait pas comment elle pourrait leur fournir deux repas chauds par jour... Bref, Mme Arnulfi avait (et Grenouille l’avait à vrai dire flairé depuis un moment) un sens des affaires aussi sain que son affaire était saine. Et comme lui ne se souciait pas d’argent et qu’il déclara accepter ces maigres conditions et deux francs de salaires par semaine, ils tombèrent vite d’accord. Le premier compagnon fut appelé, c’était un géant du nom de Druot, dont Grenouille devina tout de suite qu’il partageait habituellement le lit de la patronne, qui ne prenait manifestement pas certaines décisions sans le consulter. Il se planta devant Grenouille, qui en face de ce colosse avait vraiment l’air d’un ridicule freluquet, et le toisa ; jambes écartées, dégageant une puissante odeur de sperme, il le regarda même dans le blanc des yeux, comme pour déjouer quelque intention perfide ou démasquer un éventuel rival, et pour finir, il grimaça un sourire condescendant et donna son accord d’un signe de tête.

Du coup, tout était réglé. Grenouille eut droit à une poignée de main, à un casse-croûte pour le soir, à une couverture et à la clef de la cabane, un réduit sans fenêtre qui fleurait bon le vieux foin et la crotte de mouton, et où il s’installa du mieux qu’il put. Le lendemain, il prit son travail chez Mme Arnulfi.

C’était l’époque des narcisses. Mme Arnulfi faisait cultiver ces fleurs sur des parcelles qui lui appartenaient, dans le grand bassin en dessous de la ville, ou bien elle les achetait à des paysans, non sans marchander chaque lot avec acharnement. Les fleurs étaient livrées dès le petit matin, déversées par corbeilles entières dans l’atelier, où des dizaines de milliers de corolles s’amassaient en tas odorants, volumineux, mais légers comme l’air. Druot, pendant ce temps, faisait fondre dans un grand chaudron de la graisse de porc et de bœuf, pour obtenir une soupe crémeuse que Grenouille devait remuer sans arrêt avec une spatule longue comme un balai et où Druot versait par boisseaux les fleurs fraîches. Celles-ci, semblables à des yeux écarquillés par l’angoisse de la mort, flottaient une seconde à la surface et blêmissaient dès que la spatule les enfonçait et que la graisse chaude les engloutissait. Et presque instantanément elles se ramollissaient et se fanaient, et manifestement la mort les prenait si brusquement qu’elles n’avaient pas le choix : il fallait qu’elles exhalent leur dernier soupir parfumé en le confiant à l’élément qui les noyait ; car (Grenouille le constatait avec un ravissement indescriptible) plus il enfonçait de fleurs dans son chaudron, plus puissant était le parfum qui montait de la graisse. Or, ce n’étaient nullement les fleurs mortes qui continuaient à sentir dans la graisse, non, c’était la graisse elle-même qui s’était approprié le parfum des fleurs.

A la longue, la soupe devenait trop épaisse et ils devaient vite la verser sur de grands tamis, pour la débarrasser des cadavres exsangues et la préparer à recevoir des fleurs fraîches. Et ils continuaient ainsi à déverser, à agiter et à filtrer sans arrêt toute la journée, car l’affaire ne souffrait aucun retard jusqu’au moment où, le soir, tout ce tas de fleurs était passé par le chaudron. Pour que, surtout, rien ne se perde, les déchets étaient arrosés d’eau bouillante et essorés au pressoir à vis, ce qui donnait malgré tout encore une huile au parfum délicat. Mais le gros du parfum, l’âme de cet océan de fleurs, demeurait prisonnier dans le chaudron, où il était conservé dans cette graisse terne et gris blanc, qui ne se figeait que lentement.

Le jour suivant, on poursuivait la macération (tel était le nom de ce procédé), on rallumait sous le chaudron, la graisse refondait et on y passait d’autres fleurs. Et ainsi de suite plusieurs jours durant, du matin au soir. Le travail était fatigant. Grenouille avait les bras en plomb, des ampoules aux mains et mal dans le dos, quand le soir il regagnait en titubant sa cabane. Druot, qui était bien trois fois plus vigoureux que lui, le laissait tourner sans le relayer une seule fois, se contentant de verser les fleurs légères comme l’air, d’entretenir le feu et à l’occasion, à cause de la chaleur, d’aller boire un coup. Mais Grenouille ne mouftait pas. Sans un mot pour se plaindre, il touillait les fleurs dans leur graisse du matin au soir, ne sentant même pas la fatigue sur le moment, car il ne cessait d’être fasciné par l’opération qui se déroulait sous ses yeux et sous son nez : les fleurs qui fanaient à toute allure et leur parfum qui était absorbé.

Au bout d’un certain temps, Druot décidait que la graisse était désormais saturée et qu’elle n’absorberait plus de parfum supplémentaire. Ils éteignaient le feu, filtraient une dernière fois la soupe épaisse et en remplissaient des creusets de grès où elle se figeait bientôt en une pommade au parfum magnifique.

C’était alors le grand moment de Mme Arnulfi, qui venait tester le précieux produit, l’étiqueter et enregistrer méticuleusement dans ses livres la quantité et la qualité du butin. Après avoir en personne obturé les creusets, les avoir scellés et les avoir descendus dans les profondeurs fraîches de sa cave, elle mettait sa robe noire, prenait son voile de deuil et faisait la tournée des négociants et grossistes en parfums de la ville. En termes émouvants, elle dépeignait à ces messieurs sa situation de femme seule, se faisait faire des offres, comparait les prix, soupirait et enfin vendait... Ou ne vendait pas. Stockée au frais, la pommade se conservait longtemps. Et qui sait si les prix, s’ils laissaient actuellement à désirer, n’allaient pas grimper pendant l’hiver ou au printemps prochain ? On pouvait aussi envisager, plutôt que de faire affaire avec ces gros épiciers, de s’entendre avec d’autres petits producteurs pour expédier ensemble par bateau un chargement de pommade vers Gênes, ou pour se joindre à un convoi à destination de la foire d’automne de Beaucaire : opérations périlleuses, certes, mais extrêmement rentables en cas de succès. Mme Arnulfi pesait soigneusement les avantages de ces diverses possibilités avant de se décider, et parfois aussi elle les combinait, vendant une partie de ses trésors, en conservant une autre et risquant une troisième dans une opération commerciale. Mais quand son enquête lui donnait le sentiment que le marché de la pommade était saturé et que la marchandise n’était pas près de se faire rare et de lui rapporter, elle rentrait promptement chez elle, voile au vent, et chargeait Druot de soumettre tout le stock à un lavage et de le transformer en essence absolue.

Alors, toute la pommade remontait de la cave, était précautionneusement réchauffée dans des pots fermés, puis additionnée d’esprit-de-vin très pur et, à l’aide d’un agitateur incorporé qu’actionnait Grenouille, remuée longuement et lavée. Redescendu à la cave, ce mélange refroidissait rapidement, la graisse de la pommade se figeait et l’alcool qui s’en dissociait pouvait être transvasé dans une bouteille. C’était dès lors quasiment un parfum, à vrai dire d’une intensité énorme, tandis que le reliquat de pommade avait perdu la plus grande part de son odeur. Ainsi, le parfum des fleurs avait une nouvelle fois changé de support. Mais l’opération n’était pas terminée pour autant. Après avoir soigneusement filtré l’alcool parfumé à travers de la gaze, qui retenait jusqu’au moindre grumeau de graisse, Druot le versait dans un petit alambic et le distillait lentement à petit feu modeste. Une fois l’alcool évaporé, il restait dans la cornue une infime quantité d’un liquide pâle que Grenouille connaissait bien, mais que jamais, ni chez Runel, ni même chez Baldini, il n’avait senti être de cette qualité et de cette pureté : la pure huile des fleurs, leur parfum tout nu, concentré cent mille fois pour donner quelques gouttes d’essence absolue. Cette essence avait une odeur qui n’avait plus rien d’agréable : une odeur forte et âcre, presque douloureuse. Et pourtant il suffisait d’en délayer une goutte dans un litre d’alcool pour lui redonner vie et pour ressusciter un champ entier de fleurs.

La récolte finale était terriblement maigre. Dans la cornue de l’alambic, il y avait tout juste assez de liquide pour remplir trois petits flacons. Trois petits flacons, c’est tout ce qui était resté du parfum de cent mille fleurs. Mais ces flacons valaient une fortune, déjà ici, à Grasse. Et bien davantage encore si on les expédiait à Paris ou à Lyon, à Grenoble, à Gênes ou à Marseille ! Mme Arnulfi, en contemplant ces petites bouteilles, avait un beau regard humide, elle les caressait des yeux et, en les fermant hermétiquement avec des bouchons de verre à l’émeri, elle retenait son souffle, pour surtout ne pas faire évaporer la moindre partie de leur précieux contenu. Et afin que même après le bouchage pas un atome n’aille s’évaporer, elle scellait les bouchons à la cire liquide et les coiffait d’une vessie de poisson qu’elle ficelait solidement sur le goulot. Puis elle plaçait les flacons dans un petit coffret garni d’ouate et allait les mettre sous clef à la cave.



37


En avril, ils macérèrent ainsi du genêt et de la fleur d’oranger, en mai toute une mer de roses, dont l’odeur plongea tout un mois la ville dans une invisible brume crémeuse et sucrée. Grenouille travaillait comme un bœuf. Modestement, avec une docilité quasi servile, il s’acquittait de toutes les tâches subalternes que lui assignait Druot. Mais tandis que d’un air faussement stupide il touillait, transvasait, lavait les bassines, balayait l’atelier ou charriait le bois de chauffe, rien n’échappait à son attention des opérations essentielles, de la métamorphose des parfums. De manière plus précise que Druot n’eût pu le faire, à savoir avec son nez, Grenouille suivait et surveillait le passage des parfums des pétales à l’alcool en passant par la graisse, jusqu’aux délicieux petits flacons. Bien avant que Druot ne s’en avisât, il sentait quand la graisse chauffait trop, il sentait quand les fleurs étaient épuisées, quand la soupe était saturée de parfum, il sentait ce qui se passait à l’intérieur des bouteilles à mélanger, et à quel moment précis il fallait mettre fin à la distillation. Et à l’occasion il s’exprimait, à vrai dire sans insister et sans se départir de son attitude soumise. Il lui semblait, disait-il, que peut être la graisse était un peu chaude ; il était tenté de croire qu’on pouvait bientôt filtrer ; il avait comme l’impression que l’alcool de l’alambic avait fini de s’évaporer... Et Druot, qui n’était certes pas prodigieusement intelligent, mais qui n’était pas non plus complètement stupide, comprit à la longue qu’il ne pouvait prendre de meilleures décisions qu’en entérinant ce qu’« il semblait » à Grenouille, ou ce dont « il avait comme l’impression ». Et comme Grenouille ne faisait jamais l’important ni le prétentieux en exprimant ce qu’il était tenté de croire ou ce dont il avait l’impression, et comme jamais (surtout en présence de Mme Arnulfi !) il ne mettait en doute l’autorité de Druot ni sa position prépondérante de premier compagnon, Druot ne vit aucune raison de ne pas suivre les conseils de Grenouille et même de ne pas lui laisser de plus en plus souvent et ouvertement le soin de décider.

De plus en plus fréquemment, non seulement Grenouille agitait, mais il dosait, il chauffait, il filtrait, tandis que Druot faisait un saut aux « Quatre Dauphins » pour vider un godet, ou bien montait voir si Madame n’avait besoin de rien. Il savait qu’il pouvait se reposer sur Grenouille. Et Grenouille, bien qu’il eût deux fois plus de travail, était heureux d’être seul, de pouvoir se perfectionner dans cet art nouveau et, à l’occasion, se livrer à de petites expériences. Avec une joie sournoise, il constata que la pommade préparée par ses soins était incomparablement plus fine, et son essence absolue de quelques degrés plus pure, que celles qui étaient issues de sa collaboration avec Druot.

Fin juillet, ce fut l’époque du jasmin, en août celle de la jacinthe nocturne. Ces deux plantes avaient des parfums si exquis et en même temps si fragiles que non seulement leurs fleurs devaient être cueillies avant le lever du soleil, mais qu’elles exigeaient le procédé d’épuisement le plus spécial et le plus délicat. La chaleur atténuait leur parfum, et l’immersion soudaine dans la graisse brûlante et la macération l’auraient détruit. Ces plus nobles des fleurs ne se laissaient pas tout bonnement arracher leur âme, il fallait littéralement la leur soustraire par ruse et par flatterie. Dans un local réservé à leur enfleurage, on les répandait sur des plaques de verre enduites de graisse froide, ou bien on les enveloppait mollement dans des linges imprégnés d’huile, et il fallait qu’elles y meurent en s’endormant doucement. Il fallait trois ou quatre jours pour qu’elles soient fanées et qu’elles aient alors exhalé leur parfum au profit de la graisse ou de l’huile voisines. On les en détachait alors prudemment et l’on répandait des fleurs fraîches. L’opération se répétait bien dix ou vingt fois et, d’ici que la pommade fût saturée ou que l’on pût exprimer des linges l’huile odorante, on était en septembre. Le résultat était encore nettement plus maigre que dans le cas de la macération. Mais la pâte de jasmin ou l’huile antique de tubéreuse obtenues par cet enfleurage à froid étaient d’une qualité qui surclassait tout autre produit de l’art des parfumeurs, tant elles étaient fines et fidèles à l’original. De fait, s’agissant du jasmin, on avait le sentiment que l’odeur érotique des fleurs, douce et tenace, avait laissé son reflet sur les plaques graisseuses comme dans un miroir, qui à présent le renvoyait tout naturellement – cum grano salis, bien sûr. Car il va de soi que le nez de Grenouille distinguait encore la différence entre l’odeur des fleurs et leur parfum mis en conserve : l’odeur propre de la graisse (si pure qu’elle fût) enrobait là comme un voile ténu l’image originale de la senteur naturelle, l’atténuait, en affaiblissait doucement l’éclat, rendant peut-être du coup supportable aux gens du commun une beauté qui sans cela ne l’eût pas été... Mais en tout cas, l’enfleurage à froid était le moyen le plus raffiné et le plus efficace de capter les parfums délicats. Il n’en existait pas de meilleur. Et si cette méthode ne suffisait pas encore à convaincre entièrement le nez de Grenouille, il savait tout de même qu’elle était mille fois suffisante pour duper un monde de nez grossiers.

Il ne lui fallut pas longtemps pour que l’élève dépasse largement le maître, non seulement en matière de macération, mais aussi dans l’art de l’enfleurage à froid ; ni pour que Grenouille le fasse savoir à Druot, de la manière discrète et obséquieuse qui avait déjà fait ses preuves. Druot lui laissa volontiers le soin de se rendre à l’abattoir pour acheter les graisses qui convenaient le mieux, de les nettoyer, de les disposer, de les filtrer et de les doser entre elles : tâche extrêmement délicate que Druot redoutait toujours, car une graisse malpropre, rance ou sentant trop le porc, l’agneau ou le bœuf pouvait gâcher le produit le plus précieux. Il lui laissa le soin de déterminer l’intervalle entre les plaques dans le local d’enfleurage, le moment où il fallait renouveler les fleurs, le degré de saturation de la pommade, il le laissa bientôt prendre toutes les décisions délicates que lui, Druot, tout comme Baldini en son temps, ne pouvait prendre qu’approximativement, en appliquant des règles apprises, tandis que Grenouille les prenait selon la science de son nez... ce qu’à vrai dire Druot ne soupçonnait pas.

— Il a la main heureuse, disait Druot, il a une bonne intuition de ces choses.

Et parfois il pensait aussi : il est tout simplement beaucoup plus doué que moi, il me vaut cent fois, comme parfumeur. Ce qui ne l’empêchait pas de le tenir pour un parfait imbécile, puisque Grenouille, croyait-il, ne savait pas tirer le moindre profit de ses dons, tandis que lui, Druot, avec ses capacités plus restreintes, ne tarderait pas à passer maître. Et Grenouille faisait tout pour le confirmer dans cette opinion, s’appliquait à paraître bête, ne manifestait pas la moindre ambition, faisait comme s’il n’avait pas idée de son génie et n’agissait que sur les instructions d’un Druot bien plus expérimenté que lui et sans lequel il eût été nul. De la sorte, ils s’entendaient le mieux du monde.

Puis vint l’automne, puis l’hiver. L’atelier était plus calme. Les parfums des fleurs étaient prisonniers dans la cave, dans des creusets ou des flacons, et sauf quand Madame voulait faire transformer telle ou telle pommade en essence, ou distiller un sac d’épices sèches, il n’y avait pas trop à faire. Il arrivait encore des olives, quelques pleines corbeilles chaque semaine. Ils en exprimaient l’huile vierge, le reste passait au moulin. Et du vin, dont Grenouille distillait en alcool et rectifiait une partie.

Druot se montrait de moins en moins. Il faisait son devoir dans le lit de Madame et, quand il apparaissait, puant la sueur et le sperme, c’était pour filer sans tarder aux « Quatre Dauphins ». Madame aussi descendait rarement. Elle s’occupait de gérer sa fortune et de transformer sa garde-robe en prévision de la fin de son année de deuil. Souvent, Grenouille ne voyait personne de la journée, hormis la servante, qui lui donnait sa soupe à midi, et le soir du pain et des olives. Il ne sortait guère. Quant aux manifestations de sa corporation, à savoir les réunions et défilés périodiques des compagnons, il y participait juste assez souvent pour ne se faire remarquer ni par son absence ni par sa présence. Il n’avait ni amis ni relations, mais veillait soigneusement à ne pas passer pour arrogant ou pour sauvage. Il laissait les autres compagnons trouver sa société insipide et sans intérêt. Il était passé maître dans l’art de respirer l’ennui et de passer pour un pauvre imbécile – mais sans aller jusqu’à faire les frais de plaisanteries amusées, ni de quelqu’une de ces farces bien senties qui étaient une spécialité de la corporation. Il parvint à se rendre parfaitement inintéressant. On le laissait en paix. Et c’est tout ce qu’il voulait.



38


Il passait son temps dans l’atelier. Vis-à-vis de Druot, il prétendit vouloir inventer une recette d’eau de Cologne. Mais en réalité, il poursuivait des expériences sur des parfums tout différents. Le parfum qu’il s’était fabriqué à Montpellier tirait à sa fin, bien qu’il en usât très parcimonieusement. Il en créa un nouveau. Mais cette fois, il ne se contenta pas de mélanger à la hâte des ingrédients pour imiter tant bien que mal l’odeur humaine, il mit son point d’honneur à se pourvoir d’un parfum personnel, ou plutôt d’une quantité de parfums personnels.

D’abord, il se fit un parfum de banalité, un vêtement olfactif gris souris pour tous les jours, où figurait bien encore l’odeur de fromage aigre propre à l’humanité, mais elle ne se dégageait plus à l’extérieur que comme à travers une épaisse couche de vêtements de lin et de laine enveloppant la peau sèche d’un vieillard. Avec cette odeur, il pourrait commodément se mêler aux hommes. Le parfum était assez fort pour justifier olfactivement l’existence d’une personne, mais trop discret pour gêner qui que ce fût. Du coup, Grenouille n’était pas vraiment présent par l’odeur, et pourtant très humblement justifié d’être là : position hybride qui lui convenait fort bien, tant dans la maison Arnulfi que lorsqu’il avait éventuellement à faire en ville.

En certaines circonstances, à vrai dire, ce parfum modeste se révéla gênant. Quand il avait des courses à faire pour Druot ou que, pour son propre compte, il voulait acheter chez un marchand un peu de civette ou quelques grains de musc, il pouvait arriver qu’on le remarquât tellement peu qu’on l’oubliait et qu’on le ne servait pas ; ou bien on le voyait, mais on le servait de travers et on le plantait là sans finir de le servir. Pour les cas de ce genre, il s’était composé un parfum un peu plus dru, sentant légèrement la sueur, un peu plus anguleux et encombrant, olfactivement parlant, qui lui donnait une allure plus brusque et faisait croire aux gens qu’il était pressé et avait des affaires urgentes. Il avait aussi une imitation de l’aura seminalis de Druot (reconstituée à s’y tromper par enfleurage d’un drap de lit crasseux, à l’aide d’une pâte faite d’œufs de canard frais et de farine de froment échauffée) qui donnait de bons résultats quand il s’agissait de provoquer un certain degré d’attention.

Un autre parfum de son arsenal était destiné à susciter la pitié et fit ses preuves sur les femmes d’âge moyen et avancé. Il sentait le lait maigre et le bois tendre et propre. Quand il s’en mettait, Grenouille – même s’il était mal rasé, qu’il avait la mine lugubre et qu’il était enveloppé d’un manteau faisait l’effet d’un petit garçon pâle dans un pourpoint élimé, et il fallait l’aider. Sur le marché, quand elles flairaient son odeur, les marchandes lui fourraient dans les poches des noix et des poires sèches, parce qu’il avait tellement l’air d’avoir faim et d’être désemparé, disaient-elles. Et la femme du boucher, au demeurant une implacable garce, lui permettait de faire son choix parmi les déchets nauséabonds de viande et d’os, et de les emporter gratis, car ce parfum d’innocence faisait vibrer en elle la corde maternelle. Ces déchets, à leur tour, lui fournirent par extraction directe à l’alcool les principaux ingrédients d’une odeur qu’il prit lorsqu’il voulait à tout prix être seul et qu’on s’écarte de lui. Cette composition suscitait autour de lui une atmosphère de vague nausée, une exhalaison putride analogue à celle qui émane au réveil des vieilles bouches mal entretenues. Elle était si efficace que même Druot, pourtant peu délicat, ne pouvait faire autrement que de se détourner et de prendre le large, sans d’ailleurs savoir clairement ce qui l’avait réellement chassé. Et quelques gouttes de ce repellent, lâchées sur le seuil de la cabane, suffisaient pour tenir à l’écart tout intrus, homme ou bête.

Ainsi protégé par diverses odeurs, dont il changeait comme de vêtements selon les nécessités extérieures et qui lui servaient toutes à n’être pas inquiété dans le monde des hommes et à dissimuler sa vraie nature, Grenouille se consacra désormais à sa vraie passion : la subtile chasse aux parfums. Et puisqu’il avait devant les yeux un grandiose objectif et disposait encore d’un an, il ne fit pas seulement preuve d’un zèle ardent, mais aussi d’un systématisme extraordinairement réfléchi pour affûter ses armes, affiner ses techniques et perfectionner progressivement ses méthodes. Il reprit les choses là où il les avait laissées chez Baldini : à l’extraction des odeurs de choses inanimées, pierre, métal, verre, bois, sel, eau, air...

Ce qui avait alors échoué avec le procédé grossier de la distillation réussit maintenant grâce à la forte capacité d’absorption que manifestaient les corps gras. Un bouton de porte en laiton, dont l’odeur terne, froide et moisie lui avait plu, se trouva ainsi emmailloté, pendant quelques jours dans du gras de bœuf. Or, quand Grenouille éplucha ce gras et le testa, il avait bel et bien, de façon légère mais très nette, l’odeur de ce bouton de porte. Et même après lavage à l’alcool, l’odeur était encore là, infiniment subtile, lointaine, estompée par les vapeurs de l’esprit-de-vin et sans doute perceptible en ce monde uniquement par le nez fin de Grenouille... mais enfin elle était encore là, c’est-à-dire qu’au moins en principe, on pouvait en disposer. S’il avait eu dix mille boutons de porte et qu’il les avait mis pendant des milliers de jours dans la graisse de bœuf, il aurait pu en tirer une petite goutte d’essence absolue de bouton de porte en laiton, et si forte que n’importe qui aurait eu sous le nez l’irréfutable illusion de l’original.

Il obtint un résultat analogue avec l’odeur crayeuse et poreuse d’une pierre qu’il avait trouvée dans l’oliveraie, devant sa cabane. Il l’épuisa par macération et en tira une petite rognure de pommade de pierre, dont l’odeur infinitésimale lui causa une joie indescriptible. Il la combina avec d’autres odeurs, provenant de toutes sortes d’objets environnant sa cabane et mit peu à peu au point un modèle en miniature de ce bois d’oliviers derrière le couvent des franciscains ; il put enfermer ce modèle dans un minuscule flacon qu’il portait sur lui et, quand il lui plaisait, il était en mesure de le ressusciter olfactivement.

C’étaient des acrobaties de parfumeur virtuose qu’il exécutait là, de merveilleux petits jeux qu’à vrai dire nul autre que lui ne pouvait apprécier ni même connaître. Mais il était lui-même ravi de ces prouesses parfaitement gratuites et jamais il n’y eut dans sa vie, ni avant ni après, de moments de bonheur aussi innocent qu’à cette époque où se piquant au jeu, il créait ainsi pour l’odorat des paysages, des natures mortes ou des tableaux de tel ou tel objet. Car bientôt il passa à des objets vivants.

Il se mit à chasser les mouches d’hiver, les larves, les rats, les chatons, et à les noyer dans la graisse chaude. A s’introduire nuitamment dans les étables, pour y envelopper pendant quelques heures des vaches, des chèvres ou des cochons avec des linges enduits de graisse, ou pour les emmailloter dans des bandages huileux. Ou bien il se glissait furtivement dans un enclos à brebis pour y tondre clandestinement un agneau, dont ensuite il lavait à l’esprit-de-vin la laine odorante. Les résultats ne furent d’abord guère satisfaisants. Car, à la différence d’objets dociles comme un bouton de porte ou une pierre, les animaux se montraient récalcitrants au prélèvement de leur odeur. Les porcs se frottaient aux montants de leur porcherie pour arracher les bandages. Les brebis criaient, la nuit, quand il arrivait avec son couteau. Les vaches secouaient obstinément leurs pis pour faire tomber ses linges gras. Quelques insectes qu’il avait attrapés produisirent au moment d’être soumis à son traitement, des sécrétions d’une puanteur répugnante ; et les rats, sans doute parce qu’ils avaient peur, flanquaient des excréments dans ses pommades si sensibles aux odeurs. Ces animaux qu’il voulait macérer n’étaient pas comme les fleurs : ils ne livraient pas leur odeur sans une plainte, ou avec tout juste un soupir silencieux, ils se débattaient désespérément contre la mort, refusaient mordicus de se laisser noyer, s’agitaient et regimbaient tant et si bien qu’ils produisaient en doses excessives des sueurs d’angoisse et d’agonie, dont l’acidité gâtait la graisse chaude. Il était clair qu’on ne pouvait pas travailler comme il faut dans ces conditions. Il fallait que les sujets soient immobilisés, et de façon si soudaine qu’ils n’aient pas le temps d’avoir peur ou de résister. Il fallait qu’il les tue.

Il commença par un petit chien. Derrière l’abattoir, il l’attira loin de sa mère avec un morceau de viande et l’entraîna jusqu’à l’atelier ; et comme la petite bête, frétillante et haletante, allait happer la viande dans sa main gauche, Grenouille lui assena derrière la tête un grand coup sec avec une bûche qu’il tenait dans sa main droite. La mort survint si vite que le petit chien avait encore sur les babines et dans les yeux une expression de bonheur, alors que Grenouille l’avait déjà installé depuis longtemps dans le local d’enfleurage, couché sur une grille entre les plaques enduites de graisse, où il put dès lors exhaler son odeur de chien dans toute sa pureté, sans trace d’aucune sueur d’angoisse. Certes, il fallait faire attention ! Les cadavres, tout comme les fleurs coupées, se mettaient vite à pourrir. Aussi Grenouille monta-t-il la garde auprès de sa victime, pendant environ douze heures, jusqu’à ce qu’il note que le corps du chien commençait à dégager les premiers effluves, agréables mais gênants, d’une odeur de cadavre. Il stoppa aussitôt l’enfleurage, fît disparaître le cadavre et recueillit le petit peu de gras odorant dans une casserole, où il le lava soigneusement à l’alcool. Lequel il distilla jusqu’à obtenir de quoi remplir un dé à coudre, et il mit ce reliquat dans un minuscule tube de verre. Le parfum avait nettement l’odeur moite et un peu forte des poils gras du chien, il l’avait même de façon étonnamment intense. Et quand Grenouille le fit renifler à la vieille chienne de l’abattoir, elle poussa des hurlements de joie et des gémissements, sans plus vouloir ôter son museau de sur le petit tube. Mais Grenouille le reboucha hermétiquement et le remit dans sa poche, et il le porta encore longtemps sur lui, en souvenir de ce jour de triomphe où, pour la première fois, il était arrivé à dépouiller un être vivant de son âme odorante.

Ensuite, de manière très progressive et extrêmement prudente, il s’intéressa aux êtres humains. Il mena d’abord sa chasse à une distance prudente et avec un filet à larges mailles : le tableau de chasse lui importait bien moins que de tester le principe de sa méthode.

Camouflé par son discret parfum de banalité, il se mêla le soir, aux clients de la taverne des Quatre Dauphins et y fixa de petits morceaux de tissu imprégné d’huile et de graisse sous les bancs et les tables, et dans des encoignures cachées. Au bout de quelques jours, il les ramassa et les examina. De fait, outre toutes sortes de vapeurs de cuisine, de fumée de tabac et de relents de vin, ils exhalaient aussi un peu d’odeur humaine. Mais celle-ci restait très confuse et voilée, c’était le vague reflet d’une émanation globale plus qu’une odeur personnelle. Une semblable aura générale, mais plus pure et tirant sur la transpiration et le sublime, put être récoltée par Grenouille dans la cathédrale, où il accrocha ses petits fanions sous les bancs le 24 décembre et les releva lé 26, après que sept messes, pas moins, y eurent fait asseoir les fidèles. Cela donna un épouvantable conglomérat olfactif : sueur de fesses, sang menstruel, cuisses moites, mais fiévreusement jointes, tout cela mêlé à l’haleine expulsée par mille gosiers entonnant des chœurs ou débitant des ave maria, et aux vapeurs oppressantes de l’encens et de la myrrhe, voilà ce qui s’était imprimé sur les petits fanions enduits de graisse. Cette concentration était épouvantable, parce qu’elle était brumeuse, indistincte et écœurante, mais c’était tout de même déjà une odeur humaine, sans doute possible.

La première odeur individuelle, Grenouille se la procura à l’hospice de la Charité. Il s’arrangea pour s’emparer, alors qu’on devait le brûler, du drap d’un compagnon boursier qui venait de mourir de consomption et qui y avait couché pendant deux mois. Le linge était à ce point imprégné de la crasse de cet ouvrier qu’il en avait absorbé les humeurs aussi bien qu’une pâte d’enfleurage et qu’on pouvait directement le laver à l’alcool. Le résultat fut fantastique : sous le nez de Grenouille, l’ouvrier boursier, surgissant de l’esprit-de-vin, ressuscita olfactivement d’entre les morts et se mit à flotter là, dans l’espace, défiguré, bien sûr, par cette curieuse méthode de reproduction et par les nombreux miasmes de sa maladie, mais fort reconnaissable par le profil individuel de son odeur : un petit homme de trente ans, blond, le nez épaté, les membres courts, les pieds plats et sentant le fromage, le sexe gonflé, un tempérament bilieux et une mauvaise haleine. Il n’était pas joli, olfactivement, cet ouvrier boursier ; il ne valait pas, comme le petit chien, d’être gardé longtemps. Et cependant Grenouille fit flotter toute une nuit son odeur fantomatique dans sa cabane, le reniflant sans cesse, enchanté et profondément satisfait par le sentiment du pouvoir qu’il avait ainsi sur l’aura d’un autre être humain. Le lendemain, il jeta le liquide.

Il fit encore un autre test, pendant ces journées d’hiver. A une mendiante muette qui errait dans la ville, il donna un franc pour qu’elle porte à même la peau pendant une journée de petits rubans préparés avec divers mélanges de graisses et d’huiles. Il en ressortit que ce qui convenait le mieux pour fixer l’odeur humaine, c’était une combinaison de graisse de rognons d’agneau et de graisses plusieurs fois purifiées de porc et de vache, dans la proportion deux cinq trois, plus un petit peu d’huile vierge.

Grenouille s’en tint là. Il renonça à s’emparer complètement de quelque être humain vivant pour le traiter en parfumeur. Cela aurait toujours comporté des risques, sans rien lui apprendre de nouveau. Il savait qu’il maîtrisait désormais les techniques permettant de ravir son odeur à un être humain, et il n’était pas nécessaire qu’il se le prouvât de nouveau.

D’ailleurs, l’odeur humaine en général lui était en soi indifférente. L’odeur humaine, il était capable de l’imiter suffisamment bien avec des produits de remplacement. Ce qu’il désirait, c’était l’odeur de certains êtres humains : à savoir de ces êtres rarissimes qui inspirent l’amour. C’étaient eux ses victimes.



39


En janvier, la veuve Arnulfi épousa en justes noces son premier compagnon Dominique Druot, du coup promu au rang de maître gantier et parfumeur. Il y eut un grand banquet pour les maîtres de jurande, un plus modeste pour les compagnons, Madame acheta un nouveau matelas pour le lit que désormais elle partageait officiellement avec Druot, et elle ressortit de son armoire sa garde-robe colorée. Pour le reste, tout alla comme avant. Elle conserva le bon vieux nom d’Arnulfi, conserva aussi l’intégralité de sa fortune, la direction financière de l’affaire et les clefs de la cave, Druot accomplissait chaque jour son devoir conjugal, puis allait se requinquer à la taverne ; et Grenouille, bien qu’il fût à présent premier et unique compagnon, faisait le plus gros du travail sans que rien fût changé à son maigre salaire, à sa pauvre nourriture et à son piètre gîte.

L’année débuta par le flot jaune des casses, par les jacinthes, les violettes, les narcisses narcotiques. Un dimanche du mois de mars – il pouvait s’être écoulé un an depuis son arrivée à Grasse –, Grenouille résolut d’aller voir où en étaient les choses derrière le mur, à l’autre bout de la ville. Cette fois, il était préparé à l’odeur, il savait assez précisément ce qui l’attendait... et pourtant, quand il la flaira, dès la Porte Neuve, à mi-chemin seulement de cet endroit des remparts, son cœur se mit à battre plus fort et il sentit son sang lui picoter les veines de bonheur : elle était encore là, cette plante à l’incomparable beauté, elle avait passé l’hiver sans dommage, elle était en pleine sève, elle poussait, s’épanouissait, portait la plus splendide des floraisons ! Son odeur, comme il s’y attendait, était devenue plus forte, sans rien perdre de sa finesse. Ce qui l’an passé encore était délicatement épars et égrené s’était à présent comme lié pour former un flux crémeux de parfum, irisé de mille couleurs et reliant pourtant chacune d’elles sans se rompre. Et ce flux, constatait Grenouille avec ravissement, provenait d’une source de plus en plus abondante. Une année encore, une année seulement, encore seulement douze mois, et cette source déborderait, et lui pourrait venir la saisir et capter la généreuse explosion de son parfum.

Il longea rapidement les remparts jusqu’au fameux endroit où ils bordaient le jardin. Quoique la jeune fille ne fût manifestement pas dans le jardin, mais dans la maison, dans une chambre aux fenêtres closes, son parfum flottait jusqu’à lui comme une douce brise ininterrompue. Grenouille se tint parfaitement immobile. Il n’était ni enivré ni abasourdi comme la première fois qu’il l’avait sentie. Il était envahi par le bonheur de l’amoureux qui de loin guette ou observe sa dulcinée, sachant qu’il viendra la chercher dans un an. En vérité, Grenouille, la tique solitaire, cet être abominable, ce monstre de Grenouille, qui n’avait jamais éprouvé l’amour et ne put jamais l’inspirer, était ce jour de mars sous les remparts de Grasse, et il aimait, et cet amour le rendait profondément heureux.

Certes, il n’aimait pas un être humain ; n’allez pas croire, par exemple, qu’il aimait cette jeune fille, là-bas, dans la maison au-delà du mur. Il aimait le parfum. Lui seul et rien d’autre, et encore l’aimait-il uniquement parce que ce serait le sien. Il viendrait le chercher dans un an, il se le jura sur sa vie. Et après s’être fait ce serment aberrant, ou avoir prononcé ce vœu, cette promesse de fidélité à lui-même et à son futur parfum, il s’éloigna allègrement de cet endroit et rentra dans la ville par la porte du Cours.

La nuit, couché dans sa cabane, il exhuma encore ce parfum de sa mémoire (il ne put résister à la tentation) et il y plongea, le caressa et se fit caresser par lui, d’aussi près et aussi étroitement, dans son rêve, que s’il l’avait déjà possédé réellement, son parfum, son propre parfum ; et il l’aima sur lui, et s’aima à travers lui, pendant un long moment de délicieuse ivresse. Il voulut emporter dans son sommeil cette passion narcissique. Mais juste au moment où il fermait les yeux, alors qu’il ne lui aurait plus fallu qu’un instant pour s’assoupir, voilà qu’elle le quitta ; elle avait soudain disparu, remplacée autour de lui par cette odeur froide et aigre d’écurie de chèvres.

Grenouille fut saisi d’effroi. Que va-t-il se passer, songea-t-il, si ce parfum que je posséderai... que va-t-il se passer, s’il finit ?... Ce n’est pas comme dans la mémoire, où tous les parfums sont impérissables. Le parfum réel s’use au contact du monde. Il est évanescent. Et une fois qu’il sera usé, la source où je l’aurai pris n’existera plus. Et je serai nu comme avant, et je devrai m’en tirer grâce à des produits de remplacement. Non, ce sera pire qu’avant ! Car entre-temps je l’aurai connu et possédé, mon magnifique parfum à moi, et je ne pourrai pas l’oublier, car je n’oublie jamais un parfum. Et ainsi je continuerai toute ma vie à me nourrir du souvenir que j’aurai de lui, tout comme en ce moment je me suis nourri du souvenir que j’ai par avance de ce parfum que je posséderai... Alors, en somme, pourquoi en ai-je besoin ?

Cette idée, pour Grenouille, était extrêmement désagréable. Cela le terrorisait au-delà de toute expression de penser que ce parfum qu’il ne possédait pas encore, s’il le possédait, il ne pourrait que le perdre à nouveau, inéluctablement. Combien de temps ce parfum durerait-il ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Peut-être un mois, s’il s’en parfumait très parcimonieusement ? Et alors ? Il se voyait déjà secouer le flacon pour en faire descendre la dernière goutte, puis le rincer à l’esprit-de-vin, pour ne pas en perdre le moindre reste, et ensuite il voyait, il sentait son parfum adoré s’évanouir pour toujours et irrémédiablement. Ce serait comme une lente agonie, une sorte d’étouffement à l’envers, une évanescence progressive et torturante de soi-même en direction de l’horreur du monde.

Il était glacé et frissonnant. Il eut soudain envie d’abandonner ses projets, de sortir dans la nuit et de partir. Il allait traverser les montagnes enneigées, sans s’arrêter, et parcourir les cent lieues qui le séparaient de l’Auvergne, et là-bas se réfugier dans sa vieille caverne et s’y endormir pour ne jamais se réveiller. Mais il n’en fit rien. Il resta assis et ne céda pas, parce que c’était chez lui une envie ancienne, de partir et de se réfugier dans une caverne. Il connaissait cela. Ce qu’en revanche il ne connaissait pas encore, c’était de posséder un parfum humain, aussi magnifique que le parfum de la jeune fille derrière le mur. Et quoiqu’il sût devoir cruellement payer la possession de ce parfum de sa perte ultérieure, cette possession et cette perte lui parurent plus désirables que de renoncer abruptement à l’une comme à l’autre. Car il avait passé sa vie à renoncer. Tandis que jamais encore il n’avait possédé et perdu.

Peu à peu, les doutes refluèrent, et avec eux les frissons. Il sentit son sang l’irriguer à nouveau de chaleur et de vie, il sentit que la volonté de faire ce qu’il avait résolu prenait à nouveau possession de lui. Et ce plus fortement qu’avant, car cette volonté ne procédait plus à présent d’un simple désir, mais aussi d’une décision mûrement réfléchie. La tique, placée devant le choix de se dessécher sur place ou de se laisser choir, optait pour la seconde solution, sachant fort bien que cette chute serait sa dernière. Grenouille se laissa de nouveau aller sur sa couche, se lova douillettement entre sa paille et sa couverture, et se trouva très héroïque.

Mais Grenouille n’eût pas été Grenouille s’il s’était longtemps satisfait de cet héroïque fatalisme. Son caractère était pour cela bien trop accrocheur, sa nature trop roublarde et son esprit trop subtil. C’était entendu, il avait décidé de posséder ce parfum de la jeune fille derrière le mur. Bien. Et si au bout de quelques semaines il le perdait à nouveau et qu’il en mourait, soit. Mais mieux vaudrait ne pas mourir et posséder tout de même le parfum, ou du moins retarder le plus possible cette perte. Il fallait rendre le parfum plus durable. Capter son évanescence sans le dépouiller de son caractère : c’était un problème de parfumerie.

Il est des parfums qui tiennent des dizaine d’années. Une armoire frottée au musc, une peau imprégnée d’huile de cannelle, un nodule d’ambres, un coffre en bois de cèdre possèdent quasiment la vie éternelle, olfactivement parlant. Et d’autres parfums – huile de limette, bergamote, extraits des narcisse et de tubéreuse, et beaucoup d’essences florales s’évaporent au bout de quelques heures, si on les expose à l’air à l’état pur et sans les lier. Le parfumeur tourne cette fâcheuse difficulté en liant les senteurs trop évanescentes par des senteurs tenaces qui leur mettent en quelque sorte des entraves et brident leur aspiration à la liberté, tout l’art consistant à laisser ces entraves assez lâches pour que l’odeur qui les subit paraisse conserver sa liberté, mais à les resserrer tout de même suffisamment pour qu’elle ne puisse s’enfuir. Grenouille avait un jour parfaitement réussi ce tour de force sur une huile de tubéreuse, dont il avait ligoté la senteur éphémère par d’infimes adjonctions de civette, de vanille, de labdanum et de cyprès, qui du coup la mettaient véritablement en valeur. Pourquoi ne pas traiter de manière analogue le parfum de la jeune fille ? Ce parfum qui était le plus précieux et le plus fragile de tous, pourquoi l’utiliser pur et le gaspiller ? Quelle balourdise ! Quel extraordinaire manque de raffinement ! Laissait-on les diamants sans les tailler ? Portait-on l’or en pépites autour du cou ? Etait-il, lui Grenouille, un grossier pilleur d’odeurs comme Druot et comme les autres macérateurs, distillateurs et écraseurs de fleurs ? Ou bien était-il, oui ou non, le plus grand parfumeur du monde ?

Il se frappa le front, effaré de n’y avoir pas songé plus tôt : naturellement, qu’il ne fallait pas utiliser à l’état brut ce parfum unique au monde ! Il fallait le sertir comme la pierre la plus précieuse. Il fallait composer comme un orfèvre un diadème odorant, au centre et au sommet duquel, inséré dans d’autres senteurs et tout à la fois les dominant, son parfum jetterait tous ses feux. Il allait faire un parfum selon toutes les règles de l’art, et l’odeur de la jeune fille derrière le mur en serait l’âme.

Mais pour en constituer le corps, la base, le torse et la tête, pour lui fournir ses notes aiguës et lui donner un fixateur, les adjuvants idoines n’étaient pas le musc et la civette, ni l’huile de rose ou le néroli, c’était bien clair. Un tel parfum, un parfum humain, exigeait d’autres ingrédients.



40


Au mois de mai de la même année, dans un champ de roses à l’est de Grasse et à mi-chemin du petit village d’Opio, on découvrit le cadavre nu d’une jeune fille de quinze ans. Elle avait été assommée d’un coup de gourdin derrière la nuque. Le paysan qui trouva le corps fut tellement troublé par son affreuse découverte qu’il faillit se rendre suspect : il déclara d’une voix tremblante au lieutenant de police que jamais il n’avait rien vu de si beau... alors qu’en fait, il voulait dire qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi affreux.

De fait, la jeune fille était d’une beauté exquise. Elle était de ce type de femmes nonchalantes et languides qu’on dirait faites de miel brun, elles en ont la saveur sucrée, le contact lisse et l’étonnante onctuosité ; il leur suffit d’un geste indolent, de rejeter leurs cheveux en arrière ou de faire lentement claquer le fouet de leur regard pour dompter tout l’espace autour d’elles et se retrouver, tranquilles, au centre d’un cyclone, apparemment inconscientes du champ de gravitation où elles attirent irrésistiblement vers elles les désirs et les âmes des hommes comme des femmes. Et elle était jeune, toute jeune et fraîche, le charme propre à son type n’avait pas encore eu le temps de s’empâter. Les membres charnus étaient encore lisses et fermes, le sein comme un œuf dur qu’on vient de peler, et le visage plutôt plat, ceint d’une opulente chevelure noire, possédait encore les contours les plus tendres et les endroits les plus secrets. La chevelure elle-même avait à vrai dire disparu. Le meurtrier l’avait coupée et emportée, comme il avait emporté les vêtements.

On suspecta les gitans. De la part des gitans, on pouvait s’attendre à tout. On savait bien que les gitans faisaient des tapis avec des morceaux de vieux vêtements, qu’ils utilisaient des cheveux pour bourrer leurs coussins et qu’ils fabriquaient de petites poupées avec la peau et les dents des suppliciés. Un crime aussi pervers, ce ne pouvaient être que les gitans. Seulement, il n’y avait pas de gitans en ce moment, pas le moindre à des lieues à la ronde ; la dernière fois que des gitans étaient passés dans la région, c’était en décembre.

Faute de gitans, on suspecta ensuite les saisonniers italiens. Mais il n’y avait pas non plus d’Italiens en ce moment, pour eux c’était trop tôt dans l’année, ils ne viendraient dans le pays qu’en juin pour la récolte du jasmin, ça ne pouvait donc pas être eux non plus. Finalement, c’est sur les perruquiers que se portèrent les soupçons, et l’on fouilla chez eux pour retrouver les cheveux de la jeune fille assassinée. Sans résultat. Puis on dit que c’étaient sûrement les juifs, puis les moines – prétendument lubriques – du monastère bénédictin (qui en vérité avaient tous largement dépassé les soixante-dix ans), puis les cisterciens, puis les francs-maçons, puis les fous de la Charité, puis les charbonniers, et en dernier ressort la noblesse débauchée, en particulier le marquis de Cabris, car il était marié pour la troisième fois et l’on disait qu’il organisait des messes noires dans ses caves et qu’il y buvait du sang de vierge pour stimuler sa virilité. Au demeurant, on ne put apporter aucune preuve matérielle. Personne n’avait été témoin du meurtre, on ne retrouva ni les vêtements ni les cheveux de la morte. Au bout de quelques semaines, le lieutenant de police considéra que l’enquête était close.

A la mi-juin, les Italiens arrivèrent, beaucoup avec leurs familles afin de se louer pour la cueillette. Les paysans les embauchèrent mais, compte tenu du meurtre, interdirent à leurs femmes et à leurs filles de les fréquenter. Car bien que ces saisonniers ne fussent pas effectivement responsables du meurtre qui avait eu lieu, ils auraient pu l’être en principe : il valait donc mieux être sur ses gardes.

Peu après le début de la récolte du jasmin, il y eut deux autres meurtres. De nouveau, les victimes étaient des beautés, de nouveau elles étaient du genre brun et languide, de nouveau on les retrouva nues et rasées dans des champs de fleurs, avec une plaie contuse derrière la nuque. De nouveau, aucune trace du meurtrier. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et les représailles allaient éclater contre les étrangers, quand on apprit que les deux victimes étaient italiennes et filles d’un journalier gênois.

Alors, la peur s’abattit sur le pays. Les gens ne savaient plus contre qui diriger leur rage impuissante. Il y en avait bien encore quelques-uns pour soupçonner les fous ou le ténébreux marquis, mais personne n’y croyait vraiment, car ceux-là étaient jour et nuit sous surveillance, et celui-ci était depuis belle lurette parti pour Paris. On serra donc les rangs. Les paysans ouvrirent leurs granges aux migrants, qui couchaient jusque-là à la belle étoile. Les citadins instaurèrent dans chaque quartier une patrouille de nuit. Le lieutenant de police doubla la garde aux portes de la ville. Mais toutes ces mesures ne servirent à rien. Quelques jours seulement après le double meurtre, on trouva de nouveau le cadavre d’une jeune fille, dans le même état que les autres. Il s’agissait cette fois d’une lavandière sarde du palais épiscopal, assommée près du grand lavoir de la fontaine de la Foux, aux portes même de la ville. Et bien que les édiles sous la pression des bourgeois en émoi, prissent des mesures supplémentaires (contrôles plus rigoureux aux portes, renforcement des gardes de nuit, interdiction à toute personne du sexe de sortir après le coucher du soleil), il ne s’écoula pas une semaine, cet été-là sans qu’on découvre le cadavre d’une jeune fille. Et à chaque fois elles venaient juste de devenir des femmes, à chaque fois, c’étaient les plus belles, et généralement elles étaient de ce même type brun et marqué... Encore que bientôt le meurtrier ne dédaignât point non plus le genre qui était le plus répandu dans la population locale : les tendrons à peau laiteuse, et un peu plus rondes. Dans les derniers temps, il y avait même parmi ses victimes des filles châtain, voire châtain clair – pourvu qu’elles ne fussent pas maigres. Il les débusquait partout, non seulement dans la campagne de Grasse, mais en pleine ville et jusque dans les maisons. La fille d’un menuisier fut trouvée morte dans sa chambre, au cinquième étage, et dans la maison personne n’avait entendu le moindre bruit, et aucun des chiens n’avait donné de la voix, alors que d’habitude ils aboyaient dès qu’ils flairaient un inconnu. L’assassin semblait insaisissable, immatériel, un pur esprit.

Les gens se révoltaient, insultant les pouvoirs publics. A la moindre rumeur, cela tournait à l’émeute. Un colporteur qui vendait de la poudre d’amour et autres charlataneries manqua de se faire écharper, le bruit ayant couru que ses petites médecines contenaient de la poudre de cheveux de jeune fille. On tenta de mettre le feu à l’hôtel de Cabris et à l’hospice de la Charité. Le drapier Alexandre Misnard abattit d’un coup de feu son propre valet qui rentrait en pleine nuit, parce qu’il le prit pour le sinistre tueur de filles. Ceux qui en avaient les moyens expédiaient leurs filles adolescentes chez des parents éloignés ou dans des pensionnats de Nice, d’Aix ou de Marseille. Sur les instances du conseil municipal, le lieutenant de police fut relevé de ses fonctions. Son successeur chargea une commission médicale d’examiner les corps de ces beautés rasées, afin d’établir si elles étaient restées vierges. Il apparut qu’elles étaient toutes intactes.

Curieusement, cette nouvelle accrut encore l’effroi, au lieu de l’atténuer : chacun avait tacitement admis qu’on avait abusé de ces jeunes filles. On aurait au moins tenu là un mobile de l’assassin. A présent on ignorait tout, on était complètement désemparé. Et les croyants se réfugièrent dans la prière, suppliant Dieu d’épargner au moins à leur propre maison ce fléau diabolique.

Au conseil municipal siégeaient les trente aristocrates et grands bourgeois les plus fortunés et les plus respectés de Grasse, pour la plupart philosophes et anticléricaux, qui jusque-là se souciaient fort peu de cette brave bête d’évêque et auraient volontiers transformé couvents et abbayes en autant d’entrepôts et de manufactures. Or, dans leur désarroi, ces fiers et puissants personnages du conseil ne crurent pas déchoir en adressant à Monseigneur l’Evêque une humble requête, où ils priaient Son Excellence, puisque le bras temporel ne parvenait pas à frapper le monstre qui décimait les vierges, de bien vouloir l’excommunier et dénoncer en chaire, à l’instar de son Révérendissime prédécesseur, qui en avait usé de même, en l’an 1708, avec les épouvantables sauterelles qui menaçaient alors le pays. Et de fait, fin septembre, le tueur de Grasse, alors meurtrier de vingt-quatre jeunes beautés issues de toutes les couches sociales, fut personnellement et solennellement excommunié par l’évêque du haut de toutes les chaires de la ville, y compris celle de Notre-Dame-du-Puy, et l’excommunication fut de surcroît placardée dans toutes les églises.

Le résultat fut foudroyant. Les meurtres cessèrent du jour au lendemain. Octobre et novembre s’écoulèrent sans qu’il y eût un seul cadavre. Début décembre, on rapporta qu’à Grenoble sévissait depuis peu un tueur de jeunes filles qui étranglait ses victimes, mettant leurs vêtements en lambeaux et leur arrachant les cheveux par poignées. Et quoique ces crimes de malotru ne concordassent point avec les meurtres soigneux commis à Grasse, tout le monde fut convaincu qu’il s’agissait d’un seul et même assassin. Les habitants de Grasse se signèrent par trois fois tant ils furent soulagés que la brute ne se déchaînât plus chez eux, mais à sept jours de là, dans la lointaine Grenoble. Ils organisèrent une retraite aux flambeaux en l’honneur de l’évêque, et une grande messe d’actions de grâces le 24 décembre. A l’occasion du premier janvier 1766, on assouplit les mesures de sécurité qu’on avait précédemment renforcées et l’on supprima le couvre-feu instauré pour les femmes. Avec une incroyable rapidité, la vie publique et privée redevint normale. La peur s’était comme envolée, personne ne parlait plus de l’horreur qui régnait quelques mois plus tôt sur la ville et la campagne. On n’en parlait même plus dans les familles des victimes. On eût cru que la parole épiscopale avait expulsé non seulement l’assassin, mais tout souvenir de lui. Et c’est ce qui convenait aux gens.

Il n’y avait que ceux qui avaient une fille atteignant l’âge critique : ils continuaient à ne pas aimer la laisser sans surveillance, à redouter le crépuscule et, le matin, à être tout heureux de la retrouver fraîche et dispose – sans à vrai dire s’avouer clairement pourquoi.



41


Il y avait un homme dans Grasse qui ne se fiait pas à cette paix revenue. Il s’appelait Antoine Richis, avait la charge de deuxième consul et habitait une belle demeure au début de la rue Droite.

Richis était veuf et avait une fille nommée Laure. Bien qu’il n’eût pas quarante ans et qu’il eût toute sa vitalité, il ne pensait pas se remarier avant quelque temps. Il entendait d’abord marier sa fille. Et la marier non pas au premier venu, mais à un homme de qualité. Il y avait un certain baron de Bouyon, qui possédait un fils et un fief près de Vence, une bonne réputation et des finances désastreuses : Richis et lui s’étaient déjà mis d’accord sur le futur mariage de leurs enfants. Une fois Laure casée, il songerait lui-même à trouver un parti du côté de maisons vénérables comme les Drée, les Maubert ou les Fontmichel, non qu’il fût arrogant et prétendît à tout prix mettre une noble dans son lit, mais il entendait fonder une dynastie et mettre sa postérité sur une voie qui menât à la plus haute considération sociale et à l’influence politique. Pour cela, il lui fallait encore au moins deux fils, dont l’un reprendrait son affaire, tandis que l’autre, en passant par une carrière juridique et par le parlement d’Aix, parviendrait à se faire anoblir. Mais étant donné sa condition, il ne pouvait caresser de telles ambitions avec quelque chance de succès que si lui et sa famille s’alliaient étroitement à la noblesse provençale.

Ce qui lui donnait quelque droit de forger des plans aussi ambitieux, c’était sa fabuleuse richesse. Antoine Richis était de très loin le bourgeois le plus fortuné de tout le pays. Il possédait des propriétés terriennes non seulement dans la région de Grasse, où il cultivait l’oranger, l’olivier, le froment et le chanvre, mais aussi près de Vence et du côté d’Antibes, où il avait des métayers. Il possédait des immeubles à Aix, des maisons à la campagne, des parts sur des navires commerçant avec les Indes, un comptoir permanent à Gênes, et le plus grand entrepôt de France pour la parfumerie, les épices, les huiles et les cuirs.

Pourtant, ce que Richis possédait de plus précieux, c’était sa fille. Elle était son unique enfant, elle venait juste d’avoir seize ans, elle avait les cheveux d’un roux profond et les yeux verts. Son visage était si ravissant que les visiteurs de tout âge et de tout sexe en étaient immédiatement pétrifiés et ne pouvaient plus en détacher leur regard, léchant littéralement son visage des yeux, comme s’ils avaient léché de la glace avec leur langue, et avec l’expression d’abandon stupide qui caractérise ce genre d’activités buccales. Quand il regardait sa fille, Richis lui-même se surprenait (pour un temps indéterminé, un quart d’heure, une demi-heure peut-être) à oublier le monde et, du même coup, ses affaires, ce qui par ailleurs ne lui arrivait même pas en dormant, et il s’abîmait complètement dans la contemplation de cette merveilleuse fille, et après coup était incapable de dire ce qu’il venait de faire. Et depuis peu (il l’avait noté avec quelque malaise), le soir quand il l’accompagna jusqu’à son lit, ou le matin quand il venait la réveiller et qu’elle dormait encore, jetée sur son lit comme par la main d’un dieu, et que le drapé de sa chemise dessinait ses hanches et ses seins, et que, de la région du sein, de l’aisselle, du coude et l’avant-bras lisse où elle avait niché son visage, montait son souffle calme et chaud... Voilà que Richis sentait son estomac se nouer atrocement, et sa gorge se serrer, et il avalait sa salive et, par Dieu ! se maudissait d’être le père de cette femme, et non un inconnu, un homme quelconque, devant qui elle serait couchée comme maintenant devant lui et qui sans scrupules pourrait se coucher contre elle, sur elle, en elle, avec tout son désir. Et il ruisselait de sueur et ses membres tremblaient, tandis qu’il étranglait en lui cette envie atroce et qu’il se penchait vers elle pour l’éveiller d’un chaste baiser paternel.

L’année passée, à l’époque des meurtres, il n’avait pas encore ce genre d’accès fâcheux. La séduction qu’exerçait alors sur lui sa fille était – du moins lui semblait-il – encore celle d’une enfant. Et c’est d’ailleurs pourquoi il n’avait jamais sérieusement redouté que Laure pût être la victime d’un meurtrier dont on savait qu’il ne s’en prenait ni aux enfants ni aux femmes, mais exclusivement à des jeunes filles pubères et vierges. Certes, il avait renforcé la garde de la maison, fait poser de nouvelles grilles aux fenêtres de l’étage et ordonné à la femme de chambre de dormir dans la même pièce que Laure. Mais il avait répugné à l’expédier au loin, comme ses pairs l’avaient fait de leurs filles, voire de leurs familles entières. Il trouvait cette attitude méprisable et indigne d’un membre du conseil et d’un deuxième consul, qui devait à son sens donner à ses concitoyens l’exemple du calme, du courage et de la fermeté. Au demeurant, il n’était pas homme à se laisser dicter ses décisions par autrui, ni par une foule paniquée, ni moins encore par quelque crapule anonyme comme ce criminel. Aussi, pendant la période terrible, avait-il été l’un des rares dans la ville à être cuirassé contre la fièvre de l’angoisse et à garder la tête froide. Mais, curieusement, voilà qu’à présent cela changeait. Tandis que les gens, à l’extérieur, faisaient comme s’ils avaient déjà pendu le meurtrier, fêtaient la fin de ses méfaits et oubliaient rapidement la période fatale, l’angoisse envahissait maintenant le cœur de Richis comme un vilain poison. Longtemps, il ne voulut pas s’avouer que c’était cette angoisse qui l’incitait à remettre des voyages qu’il aurait pourtant dû déjà avoir faits, à ne sortir de chez lui qu’à contrecœur, à abréger visites et réunions pour rentrer le plus vite possible. Il prétextait envers lui-même des malaises et le surmenage, et s’avouait bien aussi qu’il était un peu soucieux, comme l’est après tout n’importe quel père qui a une fille en âge d’être mariée, c’était un souci tout à fait normal... La renommée de sa beauté ne s’était-elle pas déjà répandue à l’extérieur ? Est-ce que les gens ne se tordaient pas le cou pour la voir, quand on allait avec elle à la messe du dimanche ? Est-ce que certains messieurs du conseil ne faisaient pas déjà des avances, en leur nom et en celui de leurs fils ?...



42


Mais voici qu’un jour de mars Richis était assis au salon et vit Laure sortir dans le jardin. Elle portait une robe bleue, sur laquelle retombait sa chevelure rousse, flamboyant au soleil : il ne l’avait jamais vue aussi belle. Elle disparut derrière une haie. Et elle mit peut-être deux secondes de trop, le temps de deux battements de cœur, avant de réapparaître : Richis éprouva une frayeur mortelle, car pendant ces deux battements de cœur, il avait cru l’avoir perdue à jamais.

La nuit même, il se réveilla d’un rêve affreux dont il ne put se rappeler le contenu, mais qui concernait Laure ; et il se précipita dans sa chambre, persuadé qu’elle était morte, qu’il allait la trouver sur son lit assassinée, violée et rasée... et il la découvrit intacte.

Il regagna sa propre chambre, trempé de sueur et frémissant d’émotion ; non, pas d’émotion, mais de peur ; il s’avoua enfin que c’était la peur pure et simple qui l’avait pris à la gorge, et cet aveu lui fit recouvrer son calme et sa lucidité. S’il était sincère, il n’avait jamais cru à l’efficacité de l’excommunication par l’évêque ; il ne croyait pas non plus que le meurtrier se trouvât maintenant à Grenoble ; ni d’ailleurs qu’il eût quitté la ville. Non, il vivait encore ici, au milieu des Grassois ; et à un moment ou à un autre, il frapperait à nouveau. En août et en septembre, Richis avait vu quelques-unes des jeunes filles assassinées. Le spectacle l’avait terrifié et en même temps, il devait se l’avouer, fasciné, car elles étaient toutes, et chacune d’une façon bien particulière, d’une beauté exquise. Jamais il n’aurait cru qu’il y avait à Grasse tant de beautés inconnues. Ce meurtrier lui avait ouvert les yeux. Ce meurtrier avait un goût parfait. Et il avait une démarche systématique. Non seulement tous les meurtres étaient perpétrés de la même manière soigneuse, mais le choix des victimes trahissait aussi une volonté de planification quasi économique. Certes, Richis ignorait ce que le meurtrier voulait effectivement de ses victimes, car il ne pouvait pas leur avoir pris ce qu’elles avaient de mieux, leur beauté et le charme de leur jeunesse... à moins que si ? En tout cas, si absurde que cela parût, le meurtrier ne lui semblait pas être un esprit destructeur, mais au contraire un collectionneur méticuleux. Car effectivement (songeait Richis), si l’on se figurait toutes ces victimes non pas comme des individualités prises une à une, mais comme des éléments participant à un principe supérieur, et si l’on imaginait idéalement leurs qualités respectives fondues dans un ensemble cohérent, la mosaïque constituée par une telle juxtaposition serait nécessairement l’image même de la beauté, et la séduction qui en émanerait ne serait plus d’ordre humain, mais divin. (Nous voyons que Richis était un esprit des Lumières, qui ne reculait pas devant des déductions blasphématoires, et que, raisonnant selon des catégories visuelles et non olfactives, il était pourtant tout près de la vérité.)

Or, en admettant (songeait Richis, poursuivant son raisonnement) que le meurtrier fût un tel collectionneur de beauté et qu’il travaillât à composer la beauté parfaite, même si ce n’était que dans l’imagination de son cerveau malade ; en admettant ensuite que c’était un homme d’un goût sublime et d’une parfaite méthode, comme il semblait effectivement, eh bien, il était alors impensable qu’il prive sa composition de l’élément le plus précieux qu’il pouvait trouver sur terre : la beauté de Laure. Toutes les tâches meurtrières, qu’il avait accomplies jusque-là n’auraient pas de valeur sans elle. Elle était la clef de voûte de son édifice.

Richis, tandis qu’il se livrait à cette épouvantable déduction, était assis en chemise de nuit sur son lit et il s’étonna d’avoir à ce point recouvré son calme. Il ne frissonnait plus de froid, ne tremblait plus. La peur vague qui le tourmentait depuis des semaines avait disparu, faisant place à la conscience d’un danger concret : les projets et les efforts du meurtrier visaient manifestement Laure, depuis le début. Tous les autres meurtres n’étaient qu’accessoires, par rapport à ce dernier meurtre, qui viendrait les couronner. Certes, le but matériel des meurtres restait obscur, il n’était pas même clair qu’ils en eussent un. Mais l’essentiel, à savoir la méthode systématique du meurtrier et son mobile idéal, Richis l’avait percé à jour. Et plus il y réfléchissait, plus ces deux idées lui plaisaient ; et son respect pour le meurtrier augmentait également – respect qui, à vrai dire, rejaillissait aussitôt sur lui-même comme d’un miroir bien clair. Car après tout, c’était lui, Richis, qui avait deviné la démarche de l’adversaire grâce à son subtil esprit d’analyse.

Si lui-même, Richis, avait été un meurtrier, et avait possédé les mêmes idées passionnées que ce meurtrier, il ne s’y serait pas pris différemment, et comme lui il mettrait tout en œuvre pour couronner son travail de dément par le meurtre de Laure, cette créature splendide et unique.

Cette dernière idée lui plut tout particulièrement. D’être ainsi capable de se mettre en pensée à la place du futur meurtrier de sa fille, cela le rendait en effet infiniment supérieur à ce meurtrier. Car le meurtrier, c’était bien clair, n’était pas capable en dépit de toute son intelligence, de se mettre à la place de Richis – ne fut-ce que parce qu’il ne pouvait pas soupçonner que Richis s’était depuis longtemps mis à la sienne. Au fond, ce n’était pas différent des affaires – mutatis mutandis, bien entendu. On était plus fort qu’un concurrent dès qu’on avait deviné ses intentions ; on ne se laissait plus flouer par lui ; pas quand on s’appelait Antoine Richis, qu’on avait roulé sa bosse et qu’on avait un tempérament de lutteur. Après tout, la plus grande affaire de parfumerie de France, sa fortune et sa charge de deuxième consul ne lui étaient pas échues telles quelles par la grâce de Dieu, il les avait conquises de haute lutte, à coups de défis et de ruses, en discernant les dangers en temps voulu, en devinant astucieusement les plans de ses concurrents et en abattant des atouts contre ses adversaires. Et ses buts futurs, le pouvoir et l’anoblissement pour ses descendants, il les atteindrait de la même façon. Et c’est aussi de cette façon qu’il allait contrecarrer les plans de ce meurtrier, son concurrent pour la possession de Laure – et ne serait-ce que parce que Laure était aussi la clef de voûte de son édifice à lui, Richis, l’édifice que constituaient ses propres plans. Il aimait sa fille, certes ; mais aussi il en avait besoin. Et ce dont il avait besoin pour réaliser ses ambitions les plus hautes, il ne laisserait personne le lui dérober, il s’y cramponnerait du bec et des ongles.

A présent, il se sentait mieux. Maintenant que ces réflexions nocturnes concernant la lutte contre le démon, il était parvenu à les ramener sur le plan d’un affrontement entre hommes d’affaires, il se sentait envahi d’un courage tout neuf, et même d’allégresse. Envolée, la dernière trace de peur ; disparu, ce sentiment d’irrésolution et de préoccupation morose ; balayé, ce brouillard de pressentiments lugubres, où il tournait en rond à tâtons depuis des semaines. Il se retrouvait sur un terrain familier et se sentait de taille à relever n’importe quel défi.


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