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La catastrophe ne fut pas un tremblement de terre, ni un incendie de forêt, ni un glissement de terrain, ni un éboulement souterrain. Ce ne fut nullement une catastrophe extérieure, mais une catastrophe intérieure, et du coup particulièrement douloureuse, car elle bloqua la voie de repli qu’affectionnait Grenouille. Elle se produisît pendant son sommeil. Ou mieux, en rêve. Ou plutôt en-rêve-dans-son-sommeil-dans-son-cœur- dans-son-imagination.

Il était couché sur le canapé du salon pourpre et dormait. Autour de lui, les bouteilles vides. Il avait énormément bu, terminant même par deux bouteilles du parfum de la jeune fille rousse. C’était vraisemblablement trop, car son sommeil, quoique profond comme la mort, ne fut cette fois pas sans rêves, mais parcouru de fantomatiques bribes de rêves. Ces bribes étaient très nettement les miettes d’une odeur. D’abord, elles ne passèrent sous le nez de Grenouille qu’en filaments ténus, puis elles s’épaissirent et devinrent des nuages. Il eut alors le sentiment de se trouver au milieu d’un marécage d’où montait le brouillard. Le brouillard montait lentement de plus en plus haut. Bientôt, Grenouille fut complètement enveloppé de brouillard, imbibé de brouillard, et entre les volutes de brouillard il n’y avait plus la moindre bouffée d’air libre. S’il ne voulait pas étouffer, il fallait qu’il respire ce brouillard. Et ce brouillard était, on l’a dit, une odeur. Et Grenouille savait d’ailleurs quelle odeur c’était. Ce brouillard était sa propre odeur. Sa propre odeur à lui, Grenouille, était ce brouillard.

Or, ce qui était atroce, c’est que Grenouille, bien qu’il sût que cette odeur était son odeur, ne pouvait la sentir. Complètement noyé dans lui-même, il ne pouvait absolument pas se sentir.

Lorsqu’il s’en fut rendu compte, il poussa un cri aussi épouvantable que si on l’avait brûlé vif. Ce cri fit crouler les murs du salon pourpre, les murailles du château, il jaillit hors du cœur, franchit les douves et les marais et les déserts, fulgura au-dessus du paysage nocturne de son âme comme une tempête de feu, éclata du fond de sa gorge, parcourut le boyau sinueux et se rua dans le monde extérieur, jusqu’au-delà du plateau de Saint-Flour... C’était comme si la montagne criait. Et Grenouille fut réveillé par son propre cri. En se réveillant, il se débattait comme pour chasser le brouillard sans odeur qui voulait l’étouffer. Il était mort de peur, agité par tout le corps de tremblements d’effroi mortel. Si le cri n’avait pas déchiré le brouillard, Grenouille se serait noyé en lui-même : une mort atroce. Et tandis qu’il était encore assis là tout tremblotant et qu’il battait le rappel de ses pensées confuses et effarées, il y avait une chose qu’il savait déjà avec certitude : il allait changer de vie, ne serait-ce que parce qu’il ne voulait pas faire une seconde fois un rêve aussi affreux. Il n’y survivrait pas une seconde fois.

Il se jeta la couverture de cheval sur les épaules et rampa jusqu’à l’air libre. Dehors, c’était juste le début de la matinée, une matinée de la fin février. Le soleil brillait. Le pays sentait la pierre mouillée, la mousse et l’eau. Le vent apportait déjà une légère odeur d’anémones. Il s’accroupit sur le sol devant la caverne. Le soleil le chauffait. Il aspira l’air frais. Il avait encore des frissons en repensant au brouillard auquel il avait échappé, et il frissonnait de bien-être en sentant la chaleur sur son dos. C’était tout de même bien que ce monde extérieur existât encore, ne fût-ce que comme refuge. Inimaginable, l’épouvante qui aurait été la sienne si, en sortant du tunnel, il n’avait plus trouvé aucun monde ! Aucune lumière, aucune odeur, rien de rien – uniquement encore cet affreux brouillard, à l’intérieur, à l’extérieur, partout...

Peu à peu, l’effet de choc s’estompa. Peu à peu, l’angoisse desserra sa prise, et Grenouille commença à se sentir plus en sécurité. Vers midi, il avait retrouvé son sang-froid. Il appliqua l’index et le majeur de sa main gauche sous son nez et aspira ainsi entre les os de ses doigts. Il sentit l’air humide du printemps, parfumé d’anémone. Il ne sentait pas ses doigts. Il tourna la main et en renifla le creux. Il en perçut la chaleur, mais ne sentit aucune odeur. Alors, il retroussa la manche de sa chemise en haillons et fourra son nez au creux de son bras. Il savait que c’est l’endroit où tous les hommes se sentent eux-mêmes. Lui, pourtant, ne sentit rien. Il ne sentit rien non plus sous son aisselle, sur ses pieds, sur son sexe, vers lequel il se pencha autant qu’il put. C’était grotesque : lui, Grenouille, qui pouvait flairer à des lieues n’importe quel autre être humain, n’était pas capable de sentir l’odeur de son propre sexe, distant de moins d’un empan ! Pourtant il ne fut pas pris de panique ; réfléchissant froidement, il se dit ceci : ce n’est pas que je ne sente pas, car tout sent. C’est bien plutôt que je ne sens pas que je sens, parce que depuis ma naissance je me suis senti du matin au soir et que, de ce fait, mon nez est émoussé quant à ma propre odeur. Si je pouvais séparer de moi mon odeur, ou du moins une partie, et y revenir après un certain temps de désaccoutumance, je pourrais fort bien la sentir, et donc me sentir.

Il ôta la couverture de cheval et retira ses vêtements, ou ce qui en restait, retira les haillons, les lambeaux. Cela faisait sept ans qu’il ne les avait pas enlevés. Ils devaient être complètement imprégnés de son odeur. Il les flanqua en tas à l’entrée de la caverne et s’éloigna. Et pour la première fois depuis sept ans, il gravit à nouveau le sommet de la montagne. Il se planta au même endroit qu’alors, à son arrivée, tendit le nez vers l’ouest et laissa le vent siffler autour de son corps nu. Il avait l’intention de s’aérer à fond, de se gorger tellement de vent d’ouest – c’est-à-dire de l’odeur de mer et de prés humides- que cette odeur éclipserait l’odeur de son propre corps, et qu’il se créerait ainsi une différence de niveau olfactif entre lui et ses vêtements, et qu’il serait alors en mesure de percevoir nettement cette différence. Et pour ne recevoir dans le nez qu’un minimum de sa propre odeur, il penchait le torse en avant, tendait le cou le plus possible dans le vent et rejetait les bras en arrière. Il avait l’air d’un nageur, au moment où il va plonger dans l’eau.

Cette posture extrêmement ridicule, il la conserva plusieurs heures durant, tandis que sa peau blanchâtre, déshabituée de la lumière, rougissait comme une langouste, bien que le soleil fut encore faible. Vers le soir, il redescendit à la caverne. De loin, il aperçu le tas de vêtements. Sur les derniers mètres, il se boucha le nez, et ne le relâcha qu’après s’être penché pour le mettre au ras des vêtements. Il procéda à l’essai olfactif comme Baldini le lui avait enseigné, aspirant une grande bouffée et l’expirant ensuite par saccades. Pour capter l’odeur, il fit de ses deux mains une cloche au-dessus du tas, puis y fourra son nez en guise de battant. Il fit tout ce qu’il était possible de faire pour flairer sa propre odeur sur ses vêtements. Mais l’odeur n’y était pas. Elle n’y était décidément pas. Il y avait là mille autres odeurs. L’odeur de pierre, de sable, de mousse, de résine, de sang de corbeau... même l’odeur du saucisson qu’il avait acheté voilà des années près de Sully y était encore nettement perceptible. Les vêtements recelaient un journal olfactif des sept ou huit dernières années. Il n’y avait qu’une odeur qu’ils ne contenaient pas, c’était l’odeur de celui qui les avait portés sans cesse pendant tout ce temps.

Alors, il se sentit tout de même un peu inquiet. Le soleil était couché. Grenouille était debout à l’entrée de ce boyau, à l’extrémité obscure duquel il avait vécu sept ans. La bise était froide, et lui était gelé, mais il ne remarquait pas qu’il avait froid, car il était habité d’un froid inverse, celui de la peur. Ce n’était pas la même peur que celle qu’il avait éprouvée en rêve, cette peur atroce d’étouffer-en-et-par-soi-même, cette peur dont il fallait à tout prix se dégager et qu’il avait pu fuir. La peur qu’il éprouvait maintenant, c’était celle de ne pas savoir à quoi s’en tenir sur lui-même. C’était le contraire de l’autre peur. Celle-ci, il ne pouvait pas la fuir, il fallait y faire front. Il fallait – même si la vérité était terrible – qu’il sache sans le moindre doute s’il possédait une odeur ou pas. Et il fallait le savoir tout de suite. Dans l’instant.

Il rentra dans le boyau. Dès qu’il eut fait quelques mètres, il fut enveloppé d’une obscurité totale, mais il s’y retrouvait comme au grand jour. Il avait fait le trajet des milliers de fois, connaissait chaque pas et chaque tournant, flairait chaque nez rocheux qui pouvait pointer d’en haut et la plus petite pierre qui pouvait faire saillie. Trouver son chemin n’était pas difficile. Ce qui était difficile, c’était de lutter contre le souvenir de son rêve claustrophobique, qui venait clapoter contre lui comme un flot, de plus en plus haut à mesure qu’il avançait. Mais il fut courageux. C’est-à-dire qu’il combattit la peur de savoir par la peur de ne pas savoir ; et il gagna, parce qu’il savait qu’il n’avait pas le choix. Parvenu au bout du boyau, à la pente de l’éboulis, ces deux peurs le quittèrent. Il se sentit calme, il avait la tête parfaitement claire et le nez affûté comme un scalpel. Il s’accroupit, mit les mains sur les yeux et renifla. Dans cet endroit, cette tombe de pierre, loin du monde, il avait passé sept ans couché. Si un endroit du monde devait garder son odeur, c’était là. Il respira lentement. Il apprécia minutieusement. Il prit son temps avant de juger. Il resta accroupi un long quart d’heure. Sa mémoire était infaillible et il savait exactement comment cela sentait là sept ans plus tôt : une odeur de pierre, de fraîcheur humide et salée, et une odeur si pure que jamais être vivant, homme ou bête, ne pouvait avoir pénétré là... Or, c’est exactement l’odeur qu’avait l’endroit à présent.

Il demeura encore un moment accroupi, tout à fait calme, hochant juste légèrement la tête. Puis il fit demi-tour et s’en alla, d’abord courbé, puis, quand la hauteur du boyau le permit, tout droit, et il déboucha à l’air libre.

A l’extérieur, il remit ses haillons (ses chaussures avaient pourri depuis des années), se jeta sur les épaules la couverture de cheval et quitta, dans la nuit même, le Plomb du Cantal en prenant vers le midi.



30


Il était effrayant à voir. Les cheveux lui tombaient jusque derrière les genoux, et sa maigre barbe lui arrivait au nombril. Ses ongles avaient l’air de serres d’oiseau et, sur ses bras et ses jambes, là où ses haillons ne suffisaient plus à lui couvrir le corps, la peau pendait en lambeaux.

Les premières personnes qu’il rencontra – des paysans dans un champ, près du bourg de Pierrefort – s’enfuirent à toutes jambes en poussant des cris. Dans le bourg lui-même, au contraire, il fit sensation. Les gens accoururent par centaines pour le regarder, bouche bée. D’aucuns le tinrent pour un évadé des galères. D’autres dirent que ce n’était pas un véritable être humain, mais un croisement d’homme et d’ours, une sorte d’homme des bois. Un homme qui avait bourlingué affirma qu’il ressemblait aux Indiens d’une tribu sauvage de Cayenne, de l’autre côté du vaste océan. On l’amena chez le maire. Là, au grand étonnement des personnes présentes, il exhiba un brevet de compagnon, ouvrit la bouche et, avec un débit un peu rocailleux (c’étaient les premiers mots qu’il prononçait après une interruption de sept ans) mais de façon tout fait intelligible, il raconta qu’au cours de son tour de France, il avait été attaqué par des brigands, qui l’avaient emmené avec eux et retenu prisonnier pendant sept ans dans une caverne. Pendant ce temps, il n’avait pas vu la lumière du soleil, ni le moindre être humain ; une main invisible l’avait alimenté en faisant descendre des paniers dans le noir, et pour finir il avait été délivré grâce à une échelle qu’on lui avait jetée, mais il n’avait jamais su pourquoi et n’avait jamais pu voir ni ses ravisseurs ni ses sauveurs. C’est une histoire qu’il avait imaginée, parce qu’elle lui paraissait plus vraisemblable que la vérité, et elle l’était effectivement, car ce genre d’attaques par des brigands était loin d’être rare dans les montagnes d’Auvergne, dans les Cévennes et en Languedoc. En tous cas le maire en dressa procès-verbal sans broncher et rendit compte de l’affaire au marquis de la Taillade Espinasse, suzerain du bourg et membre du parlement de Toulouse.

Le marquis avait tourné le dos à Versailles et à sa vie de cour dès sa quarantième année et s’était retiré sur ses terres, où il se consacrait aux sciences. On avait de sa plume un ouvrage d’économie politique dynamique où il proposait d’abolir toutes les redevances frappant la propriété foncière et les produits agricoles, et d’instaurer un impôt sur le revenu dégressif frappant au maximum les pauvres, afin de les contraindre à développer plus vigoureusement leurs activités économiques. Encouragé par le succès de cet opuscule, il écrivit un traité sur l’éducation des garçons et des filles de cinq à dix ans, sur quoi il se tourna vers l’agriculture expérimentale : en traitant différents fourrages au sperme de taureau, il tenta d’obtenir un hybride animalovégétal donnant du lait, une sorte de pis-fleur. Après des débuts prometteurs, qui lui permirent même de mettre au point un fromage au lait végétal que l’Académie des Sciences de Lyon certifia être « de saveur caprine, encore qu’un peu plus amer », il se vit contraint de suspendre ses expériences, en raison du coût énorme des hectolitres de sperme taurin qu’il devait répandre sur les champs. Néanmoins, cette approche des problèmes agro-biologiques avait éveillé son intérêt non seulement pour ce qu’il est convenu d’appeler la glèbe, mais pour la terre en général et ses rapports avec la biosphère.

Ses travaux pratiques sur le pis-fleur lactifère étaient à peine terminés qu’il se lançait, avec un punch scientifique redoublé, dans la rédaction d’un vaste essai concernant les rapports entre énergie vitale et proximité de la terre. Sa thèse était que la vie ne saurait se développer qu’à une certaine distance de la terre, celle-ci exhalant constamment un gaz délétère, qu’il appelait fluidum letale et qui, selon lui, paralysait les énergies vitales et, tôt ou tard, en venait entièrement à bout. C’est pourquoi tous les êtres vivants s’efforçaient par la croissance de s’éloigner de la terre, poussant donc pour la fuir et non pour s’y enraciner ; c’est pourquoi également ils portaient vers le ciel leurs parties les plus précieuses : le blé, son épi ; la plante, sa fleur ; l’homme, sa tête ; et c’est pourquoi, quand l’âge les pliait et les courbait à nouveau vers la terre, ils ne pouvaient que succomber immanquablement à ce gaz létal, en quoi d’ailleurs ils se transformaient eux-mêmes pour finir par la décomposition qui suivait leur mort.

Lorsqu’il revint aux oreilles du marquis de la Taillade-Espinasse qu’on signalait à Pierrefort un individu qui aurait vécu sept années durant dans une caverne (donc, entièrement entouré par l’élément délétère qu’était la terre à ses yeux), il en fut tout transporté et ravi ; il fit aussitôt amener Grenouille à son laboratoire, où il le soumit à un examen approfondi. Il trouva sa théorie confirmée de la façon la plus évidente : le fluidum letale avait déjà si bien agi sur Grenouille que son organisme de vingt-cinq ans présentait nettement les symptômes de déchéance propres à la vieillesse. La seule chose qui lui avait sauvé la vie – expliqua Taillade-Espinasse –, c’est qu’au cours de sa détention l’on avait fourni à Grenouille des aliments terrifuges, vraisemblablement du pain et des fruits. A présent, la santé du sujet ne pouvait être rétablie qu’à condition de le débarrasser complètement du fluidum, ce que permettrait une invention de Taillade-Espinasse, l’appareil à ventilation d’air vital. Il en avait un dans les communs de son hôtel de Montpellier et, si Grenouille consentait à se prêter à une démonstration de caractère scientifique, le marquis non seulement le guérirait de sa mortelle intoxication par le gaz tellurique, mais le gratifierait d’une coquette somme d’argent...

Deux heures après, ils étaient en voiture. Quoique l’état des routes fût lamentable, ils couvrirent en deux jours les soixante-quatre lieues qui les séparaient de Montpellier, car en dépit de son grand âge, le marquis ne laissa à personne d’autre le soin de fouetter chevaux et cocher, et ne dédaigna point de payer de sa personne quand, à plusieurs reprises, un essieu ou des ressorts rompirent, tant il était enchanté de sa trouvaille et désireux de la présenter le plus vite possible à un public de gens d’esprit. Grenouille, pour sa part, n’eut pas le droit de quitter la voiture une seule fois. Il dut y rester dans ses haillons et complètement enveloppé d’une couverture enduite d’argile humide. Pour toute nourriture, il n’eut droit pendant le trajet qu’à des racines crues. De la sorte, le marquis escomptait perpétuer quelque temps encore le degré optimal de l’intoxication par le fluide tellurique.

Une fois à Montpellier, il logea Grenouille dans la cave de son hôtel et lança immédiatement des invitations à tous les membres de la faculté de médecine, de la Société de botanique, de l’école d’agriculture, de l’association des physiciens et chimistes, de la Loge maçonnique et des autres sociétés savantes : la ville n’en comptait pas moins d’une douzaine. Et quelques jours plus tard – une semaine exactement après qu’il eut quitté sa thébaïde montagnarde — Grenouille se retrouva sur une estrade, dans le grand amphithéâtre de l’université de Montpellier, face à une foule de quatre cents personnes, à qui il fut présenté comme l’événement scientifique de l’année.

Dans son exposé, Taillade-Espinasse dit qu’il était la preuve vivante de l’exactitude de la théorie du fluidum letale tellurique. Tout en arrachant un à un les haillons de Grenouille, le marquis exposa les effets dévastateurs qu’avait eus sur son corps le gaz délétère : on notait là des pustules et des cicatrices causées par la corrosion gazeuse ; là, sur la poitrine, énorme et enflammé, un carcinome gazeux ; sur tout le corps, une corruption de l’épiderme, et même une nette atrophie du squelette, qui était d’origine fluidale et se marquait par ce pied-bot et cette bosse. Les organes internes, tels la rate, le foie, le poumon, la vésicule biliaire et le tube digestif, avaient également subi de graves atteintes d’origine gazeuse, comme il ressortait sans doute possible de l’analyse d’une selle qui se trouvait dans un récipient aux pieds de l’orateur et que chacun avait tout loisir de venir inspecter. En résumé, on pouvait donc dire que la paralysie des énergies vitales due à sept ans d’intoxication par le « fluidum letale de Taillade » avait atteint dès à présent un stade tel que le sujet – dont l’aspect extérieur manifestait du reste des ressemblances déjà significatives avec celui d’une taupe – devait être considéré comme un être plus proche de la mort que de la vie. Cependant, l’orateur se faisait fort, quoique le sujet fût normalement voué à une mort prochaine, de lui appliquer une thérapeutique ventilatoire qui, combinée avec un régime revitalisant, le rétablirait en l’espace de huit jours, au point qu’alors les prodromes d’une complète guérison apparaîtraient aux yeux de chacun de manière éclatante ; aussi les personnes présentes étaient-elles conviées, afin qu’elles pussent vérifier l’exactitude du pronostic et se convaincre, preuve en main, de la justesse dès lors avérée de la théorie du fluidum letale tellurique, à se retrouver sous huitaine en ce même lieu.

La conférence remporta un énorme succès. Le public lettré applaudit à tout rompre, puis défila devant l’estrade où se tenait Grenouille. Dans l’état lamentable où on l’avait maintenu, avec ses cicatrices et ses infirmités anciennes il faisait effectivement une impression si épouvantable que tout le monde l’estima à moitié décomposé et irrémédiablement perdu, bien que lui se sentît en parfaite santé et plein de vigueur. Plusieurs de ces messieurs le tapotèrent avec des mines d’experts, relevèrent ses mensurations, lui examinèrent la bouche et les yeux. Quelques-uns lui adressèrent la parole, s’enquérant de sa vie dans la caverne et de la façon dont il se sentait à présent. Mais il se conforma strictement aux instructions que lui avait préalablement données le marquis et ne répondit à ce genre de questions qu’en émettant des sons rauques, tout en faisant des deux mains des gestes d’impuissance en direction de son larynx, afin de laisser entendre que celui-ci également était déjà rongé par le fluidum letale de Taillade.

Au terme de ce spectacle, Taillade-Espinasse le remballa et le réexpédia dans les communs de son hôtel. Là, en présence de quelques élus, docteurs de la faculté de médecine, il l’enferma dans l’appareil à ventilation d’air vital : c’était un cagibi étanche, construit en planches de pin, où une cheminée d’aération s’ouvrant très au-dessus du toit permettait de faire passer un puissant courant d’air pris dans les hauteurs, donc exempt de gaz létal ; cet air s’échappait ensuite par un clapet de cuir disposé au ras du sol. Ce dispositif était actionné par une escouade de domestiques, qui veillaient à ce que les ventilateurs dont était pourvue la cheminée ne s’arrêtent jamais, de jour comme de nuit. Et tandis que Grenouille était ainsi constamment plongé dans un courant d’air purifiant, on lui faisait passer d’heure en heure, par un petit sas à deux portes disposé sur le côté, des aliments diététiques de caractère terrifuge : bouillon de pigeon, pâté d’alouettes, ragoût de canard sauvage, confitures de fruits d’arbres, pain de variétés de froment aux tiges particulièrement hautes, vin des Pyrénées, lait d’isard, œufs de poules élevées sous les combles de l’hôtel « à la neige ».

Cette double cure de décontamination et de revitalisation dura cinq jours. Le marquis fit alors arrêter les ventilateurs et amener Grenouille dans une buanderie où on le laissa tremper plusieurs heures dans des bains d’eau de pluie tiède, pour le laver enfin des pieds à la tête avec du savon d’huile de noix provenant de la ville andine de Potosi. On lui coupa les ongles des mains et des pieds, on lui nettoya les dents avec de la craie des Dolomites en poudre fine, on le rasa, on lui tailla et démêla les cheveux, qui furent coiffés et poudrés. On fit venir un tailleur, un bottier, et Grenouille se retrouva avec une chemise de soie, jabot blanc et dentelle aux manchettes, avec des bas de soie, avec une redingote, une culotte et une veste en velours bleu, et avec de jolis escarpins de cuir noir, dont le droit dissimulait habilement son pied estropié. De sa blanche main, le marquis farda au talc le visage couturé de Grenouille, lui mit du carmin sur les lèvres et les pommettes et, à l’aide d’un crayon gras en charbon de bois de tilleul, donna à ses sourcils une courbe véritablement distinguée. Puis il le vaporisa avec son parfum personnel, une eau de violette assez rudimentaire, recula de quelques pas et eut besoin d’un long moment avant de trouver les mots qui exprimassent son ravissement.

— Monsieur, dit-il enfin, vous me voyez plus que content de moi-même. Mon génie me laisse pantois. Certes, je n’ai jamais douté que ma théorie fluidale fût juste ; évidemment ; mais de la voir aussi magnifiquement confirmée par la pratique thérapeutique, j’en suis tout retourné. Vous étiez une bête, et j’ai fait de vous un homme. C’est là un acte proprement divin. Permettez que j’en sois ému... Allez vers ce miroir et regardez-vous. Vous constaterez pour la première fois de votre vie que vous êtes un être humain ; pas particulièrement extraordinaire, ni marquant en aucune manière, mais tout de même un être humain tout à fait acceptable. Avancez, monsieur ! Regardez-vous et admirez le prodige que j’ai accompli sur votre personne !

C’était la première fois que quelqu’un disait « Monsieur » à Grenouille.

Il s’avança vers le miroir et regarda. Jusqu’à présent, jamais il ne s’était regardé dans un miroir. Il vit en face de lui un monsieur dans un bel habit bleu, avec une chemise blanche et des bas de soie, et il se tassa instinctivement sur lui-même, comme il l’avait toujours fait devant de beaux messieurs comme cela. Mais le beau monsieur se tassa lui aussi, et quand Grenouille se redressa, le monsieur en fit autant ; alors ils se figèrent tous les deux et se regardèrent fixement.

Ce qui sidérait le plus Grenouille, c’était d’avoir l’air si incroyablement normal. Le marquis avait raison : il n’avait rien de particulier, il n’était pas beau, mais pas particulièrement laid non plus. Il était un peu court sur pattes, il se tenait de façon un peu gauche, le visage était un peu inexpressif, bref, il ressemblait à des milliers d’autres gens. S’il descendait dans la rue, personne ne se retournerait sur son passage. Lui-même, s’il se rencontrait, ne se remarquerait pas. A moins de sentir que ce quelqu’un qui lui ressemblait avait, la violette mise à part, aussi peu d’odeur que ce monsieur dans le miroir, et que lui qui était en face.

Et pourtant, voilà dix jours à peine, les paysans s’enfuyaient à sa vue en poussant des cris. Il ne se sentait pas alors autrement qu’à présent, et à présent, lorsqu’il fermait les yeux, il ne se sentait pas le moins du monde différent de ce qu’il était alors. Il renifla l’air qui montait de son corps, sentit le mauvais parfum, et le velours, et le cuir fraîchement encollé de ses chaussures ; il sentit la soierie, la poudre, le fard, la discrète odeur du savon de Potosi. Et soudain il sut que ce n’était pas le bouillon de pigeon, ni ces momeries ventilatoires, qui avaient fait de lui un homme normal, mais uniquement ces quelques vêtements, cette coupe de cheveux et un peu de supercherie cosmétique.

Il ouvrit les yeux en plissant les paupières et vit le monsieur du miroir lui rendre son clin d’œil : un petit sourire flottait sur ses lèvres carminées, comme pour lui manifester qu’il ne le trouvait pas antipathique. Et Grenouille lui-même trouva que ce monsieur dans le miroir, cette silhouette sans odeur, déguisée et maquillée en homme, avait quelque chose ; elle lui sembla en tous cas – pourvu qu’on perfectionne le maquillage – qu’elle pourrait faire quelque effet sur le monde extérieur, un effet dont Grenouille n’aurait jamais rêvé pour lui-même. Il fit un petit signe de tête à la silhouette et vit qu’en le lui rendant, elle dilatait discrètement les narines...



31


Le lendemain, tandis que le marquis était en train de lui enseigner les poses, les gestes et les pas de danse qu’exigeait sa prochaine apparition en public, Grenouille simula un accès de vertige et s’effondra sur un divan, apparemment sans force et près d’étouffer.

Le marquis était aux quatre cents coups. Il appela ses valets à grands cris, demanda des éventails et des ventilateurs portatifs et, pendant que les valets couraient s’exécuter, il s’agenouilla auprès de Grenouille, lui fit de l’air avec son mouchoir imprégné de violette et l’adjura, le supplia à deux genoux de se reprendre, pour l’amour du Ciel, et de n’aller surtout pas rendre l’âme maintenant, mais d’attendre si possible jusqu’au lendemain, s’il ne voulait pas compromettre dangereusement l’avenir de la théorie du fluide létal.

Grenouille se pliait en deux, se tordait, étouffait, gémissait, battait l’air de ses bras pour écarter le mouchoir, et pour finir se laissa spectaculairement tomber du divan et alla se tapir dans le coin le plus éloigné de la pièce.

— Pas ce parfum ! criait-il comme dans un dernier soubresaut. Pas ce parfum ! Il me tue !

Et il fallut que Taillade-Espinasse jette le mouchoir par la fenêtre et son habit, qui sentait également la violette, dans la pièce voisine, pour qu’enfin Grenouille laissât se calmer sa crise et racontât, d’une voix de plus en plus calme, qu’en sa qualité de parfumeur, il avait un nez d’une sensibilité toute professionnelle et réagissait depuis toujours, mais particulièrement en ce moment de convalescence, à certains parfums de manière très violente. Et s’il était à ce point affecté par l’odeur de la violette, fleur charmante en elle-même, il ne pouvait se l’expliquer que par le fait que le parfum du marquis contenait une forte proportion d’extrait de racines de violette, dont l’origine souterraine avait un effet néfaste sur un sujet déjà en butte à l’agression du fluide létal. La veille déjà, lors de la première application de ce parfum, il en avait déjà eu les nerfs à fleur de peau, et aujourd’hui, quand il avait perçu de nouveau cette odeur de racines, il avait cru qu’on le faisait retomber dans cet affreux terrier puant où il avait végété pendant sept ans. Son organisme s’était révolté là contre, il ne pouvait mieux dire ; car maintenant que l’art de M. le Marquis lui avait fait don d’une vie d’être humain dans une atmosphère exempte de fluide, il préférait mourir sur-le-champ plutôt que de s’exposer une nouvelle fois à ce fluide exécré. Maintenant encore, il était pris de convulsions rien qu’en pensant à ce parfum de racines. Mais il croyait fermement qu’il se rétablirait instantanément si le marquis l’autorisais, pour finir d’expulser le parfum de violette, à créer un parfum de son cru. Il songeait par exemple à une senteur particulièrement légère et aérienne, essentiellement à base d’ingrédients terrifuges comme l’eau d’amande et de fleur d’oranger, l’eucalyptus, l’huile d’aiguille de pin et l’huile de cyprès. Rien qu’une giclée d’un tel parfum sur ses vêtements, quelques gouttes seulement dans son cou et sur ses joues, et il serait à jamais cuirassé contre la répétition d’une crise pénible, comme celle qui venait de le terrasser...

Ce que pour plus de clarté nous rapportons ici en substance et dans un ordre logique, fut en réalité, une demi-heure durant, une coulée bouillonnante et saccadée de paroles mêlées de toux, de râles et d’étouffements, que Grenouille assortit de tremblements, de gesticulations et de roulements d’yeux. Le marquis fut considérablement impressionné. Plus encore que par les symptômes du mal, il fut convaincu par la subtile argumentation de son protégé, qui se situait dans le droit fil de la théorie du fluide létal. Naturellement, le parfum à la violette ! Un matériau affreusement terrestre, et même souterrain ! Il était vraisemblable que lui-même, qui en usait depuis des années, en était déjà intoxiqué. Sans soupçonner qu’avec ce parfum il se tuait à petit feu, jour après jour. Sa goutte, la raideur de sa nuque, la mollesse de son membre, ses hémorroïdes, ses bourdonnements d’oreilles, sa dent gâtée, tout cela venait sans aucun doute des miasmes que dégageait cette racine de violette tout infectée de fluide. Et c’était ce petit bonhomme tout bête, ce petit tas de misère recroquevillé dans le coin de la chambre, qui venait de l’y faire songer. Le marquis était attendri. Pour un peu, il serait allé le relever et l’aurait serré sur son cœur. Mais il eut peur de sentir encore la violette, aussi appela-t-il de nouveau à grands cris ses valets et leur ordonna-t-il de débarrasser la maison de tout parfum à la violette, d’aérer l’hôtel tout entier, de désinfecter ses vêtements dans le ventilateur à air vital et d’emmener immédiatement Grenouille dans sa chaise à porteurs chez le meilleur parfumeur de la ville. Or, c’est précisément le but qu’avait visé Grenouille en simulant cette crise.

La parfumerie avait à Montpellier ses lettres de noblesse et, bien que dans les derniers temps la concurrence de Grasse se fût fâcheusement fait sentir, il y avait tout de même encore dans la ville quelques bons maîtres parfumeurs et gantiers. Le plus notable d’entre eux, un certain Runel, eu égard aux relations fructueuses qu’il entretenait avec la maison du marquis de la Taillade-Espinasse, dont il était le fournisseur de savon, d’huiles et de parfums en tout genre, accéda à cette demande insolite qu’on lui faisait de laisser son laboratoire pour une heure à cet étrange compagnon parfumeur parisien, débarqué de la chaise à porteurs. Lequel ne se fit rien expliquer, ne voulut même pas savoir où il trouverait les choses, déclarant qu’il voyait et qu’il se débrouillerait ; et de s’enfermer dans l’atelier, où il resta une bonne heure, tandis que Runel allait avec le majordome du marquis vider quelques verres dans une taverne, où il lui fallut entendre les raisons de la disgrâce où était tombée son eau de violette.

L’atelier et la boutique de Runel étaient loin d’être approvisionnés comme naguère la parfumerie de Baldini à Paris. Quelques huiles de fleurs, quelques eaux, quelques épices : un parfumeur moyen n’aurait guère pu en tirer des merveilles. Mais Grenouille flaira d’un coup dès l’entrée que les ingrédients disponibles suffiraient tout à fait pour ce qu’il voulait faire. Il n’entendait pas créer un grand parfum ; il ne voulait pas inventer une combinaison prestigieuse comme pour Baldini, dans le temps, quelque chose qui émerge de l’océan de la médiocrité et tourne la tête aux gens. Son vrai but n’était même pas une petite eau de fleur d’oranger, comme il l’avait promis au marquis. Les essences courantes, néroli, eucalyptus et feuille de cyprès, n’auraient pour fonction que de camoufler la vraie odeur qu’il se proposait de fabriquer : à savoir l’odeur d’être humain. Il voulait, même si ce n’était provisoirement qu’un piètre succédané, prendre cette odeur d’être humain qu’il ne possédait pas. Certes, il n’y avait pas une odeur d’être humain, pas plus qu’il n’y avait un visage humain. Chaque être humain avait une odeur différente, nul ne le savait mieux que Grenouille, qui connaissait des milliers et des milliers d’odeurs individuelles et qui, depuis sa naissance, distinguait les gens au flair. Et pourtant : il y avait un thème fondamental de l’odeur humaine, et au demeurant passablement simpliste : une base continue, graisseuse, sudatoire, aigrelette comme du fromage et pour tout dire assez répugnante, que tous les humains avaient en commun et au-dessus de laquelle flottaient ensuite les petits nuages infiniment diversifiés qui donnaient les auras individuelles.

Mais ces auras, ces codes extrêmement compliqués et tous différents qui définissaient l’odeur personnelle, n’étaient de toute manière pas perceptibles pour la plupart des êtres humains. La plupart des gens ne savaient pas qu’ils avaient une odeur personnelle, et du reste, ils faisaient tout pour la dissimuler sous leurs vêtements ou bien sous des senteurs artificielles à la mode. Il n’y avait que cette odeur fondamentale, cette fragrance primitive d’humanité, qui leur fût familière, ils vivaient dedans et s’y sentaient bien à l’abri, et il suffisait d’exhaler cette répugnante odeur universelle pour être reconnu comme l’un des leurs.

C’est un étrange parfum que Grenouille créa ce jour-là. Le monde n’en avait jamais connu de plus étrange. Il ne sentait pas comme un parfum, mais comme un homme qui sent. Si l’on avait senti ce parfum dans une pièce obscure, on aurait cru qu’il s’y trouvait un second être humain. Et s’il avait été employé par un humain ayant par lui-même l’odeur humaine, on aurait eu l’impression olfactive d’avoir affaire à deux êtres humains ou, pire encore, à une créature monstrueusement double, telle une forme qu’on ne parvient pas à fixer des yeux, mouvante et floue comme quand on regarde au fond d’un lac dont la surface est agitée de vagues.

Pour imiter cette odeur humaine (de façon fort imparfaite, il le savait lui-même, mais assez habilement tout de même pour abuser les autres), Grenouille chercha dans l’atelier de Runel les ingrédients les plus insolites.

Derrière le seuil de la porte qui donnait dans la cour, il trouva, relativement fraîche encore, une crotte de chat. Il en préleva la moitié d’une petite cuiller, qu’il mit dans la bouteille à mélanger, en même temps que quelques gouttes de vinaigre et que du sel fin. Sous la paillasse du laboratoire, il découvrit une miette de fromage, grosse comme l’ongle du pouce et provenant manifestement d’un casse-croûte de Runel. Elle était déjà assez ancienne, commençait à se décomposer et dégageait une odeur aigre et forte. Sur le couvercle d’une caque de sardines qui se trouvait dans l’arrière-boutique, il détacha une raclure indéfinissable sentant le poisson rance, qu’il mélangea avec de l’œuf pourri et du castoréum, de l’ammoniaque, de la muscade, de la corne râpée et de la couenne de porc, brûlée et finement émiettée. Il ajouta une assez forte dose de civette, étendit d’alcool ces horribles composants, laissa reposer et filtra dans une seconde bouteille. Cette mixture avait une odeur épouvantable. Elle puait comme un égout, comme une charogne, et lorsqu’on diluait ses effluves d’un coup d’éventail avec un peu d’air pur, on se croyait à Paris, au coin de la rue aux Fers et de la rue de la Lingerie, là où se rencontraient les odeurs des Halles, du cimetière des Innocents et des immeubles surpeuplés.

Sur cette base affreuse, qui de fait sentait moins l’homme que le cadavre, Grenouille mit une couche de senteurs d’huiles fraîches : menthe poivrée, lavande, térébenthine, citron vert, eucalyptus, lesquelles à leur tour il refréna et en même temps déguisa plaisamment sous un bouquet de subtiles huiles florales comme le géranium, la rose, la fleur d’oranger et le jasmin. Une fois étendu de nouveau avec de l’alcool et une pointe de vinaigre, ce mélange avait perdu l’odeur répugnante qui en était la base. Grâce à la fraîcheur des ingrédients ainsi rajoutés, la puanteur latente s’était perdue jusqu’à être imperceptible, le parfum des fleurs avait enjolivé l’exhalaison fétide, la rendant quasi intéressante, et curieusement rien, plus rien ne rappelait l’odeur de décomposition. Au contraire, le parfum paraissait dégager une allègre et vigoureuse senteur de vie.

Grenouille le répartit en deux flacons, qu’il boucha et mit dans ses poches. Puis il rinça les bouteilles, le mortier, l’entonnoir et la cuiller, fort soigneusement, les frotta à l’huile d’amande amère, pour effacer toute trace d’odeur, et prit une seconde bouteille à mélanger. Il y composa rapidement un deuxième parfum, sorte de copie du premier, fait comme lui d’essences fraîches et florales, mais sur une base qui n’avait plus rien du brouet de sorcière : c’était, fort banalement, un peu de musc, de l’ambre, un tout petit peu de civette, et de l’huile de bois de cèdre. En lui-même, ce parfum avait une odeur toute différente du premier : plus plate, plus innocente, moins virulente ; car il était dépourvu de ce qui constitue l’odeur humaine. Mais si un être humain normal s’en était mis, le mêlant à sa propre odeur, cela n’aurait pas fait de différence avec ce que Grenouille avait fabriqué à son usage exclusif.

Après avoir rempli deux autres flacons de ce second parfum, il se déshabilla entièrement et aspergea ses vêtements avec le premier. Puis il s’en humecta les aisselles, s’en mit entre les orteils, sur le sexe, sur la poitrine, dans le cou, derrière les oreilles et dans les cheveux, se rhabilla et quitta l’atelier.



32


Lorsqu’il sortit dans la rue, il eut soudain peur, sachant que pour la première fois de sa vie il dégageait une odeur humaine. Or, lui trouvait qu’il puait, de façon tout à fait répugnante. Et il ne pouvait imaginer que d’autres hommes ne trouvassent pas son odeur tout aussi pestilentielle. Il n’osa pas entrer directement dans la taverne où Runel et le majordome l’attendaient. Il lui parut moins risqué de tester d’abord cette nouvelle aura en milieu anonyme.

Choisissant les ruelles les plus étroites et les plus sombres, il se faufila jusqu’au fleuve, au bord duquel les tanneurs et les teinturiers avaient leurs ateliers et exerçaient leur industrie nauséabonde. Lorsqu’il croisait quelqu’un ou qu’il passait devant un porche où jouaient des enfants, ou bien où de vieilles femmes étaient assises, il se forçait à ralentir le pas et à porter son odeur en un gros nuage bien dense autour de lui.

Tout jeune déjà, il s’était habitué à ce que les gens ne le remarquent pas, non par mépris (comme il l’avait cru à un certain moment), mais parce que rien ne les avertissait de son existence. Il n’avait pas d’espace autour de lui, pas de vagues qu’il fît dans l’atmosphère comme les autres personnes, pas d’ombre portée – en quelque sorte – sur la sensibilité d’autrui. Ce n’est que quand il heurtait quelqu’un de front, dans la foule ou à un coin de rue, qu’il était brièvement perçu : et c’est généralement avec effroi que l’autre se jetait en arrière, puis regardait fixement Grenouille pendant quelques secondes, comme s’il était en face d’un être qui n’aurait pas vraiment dû exister, un être qui, quoique indéniablement , d’une certaine façon n’était pas présent ; et ensuite l’autre filait et l’avait oublié l’instant d’après...

Mais à présent, dans les ruelles de Montpellier, Grenouille éprouvait et voyait nettement (et à chaque fois qu’il le voyait, il était inondé d’un violent sentiment de fierté) qu’il faisait de l’effet sur les gens. Passant près d’une femme qui était penchée au-dessus d’une fontaine, il nota qu’elle levait la tête un instant pour voir qui était là et qu’ensuite, manifestement rassurée, elle se retournait vers son seau. Un homme qui lui tournait le dos se retourna pour le suivre des yeux un bon moment avec curiosité. Les enfants qu’il rencontrait faisaient un écart, non par crainte, mais pour le laisser passer ; et même lorsqu’ils lui filaient dans les jambes au débouché d’un porche, ils ne s’effrayaient pas, ils esquivaient le heurt tout naturellement, comme s’ils avaient pressenti que quelqu’un arrivait.

Plusieurs rencontres de ce genre lui apprirent à apprécier la force et l’impact de sa nouvelle aura, et il devint plus sûr de lui, plus hardi. Il s’avança vers les gens d’un pas plus alerte, les frôla de plus près, écarta même un peu le coude pour toucher comme par hasard le bras d’un passant. A un moment, il bouscula comme par mégarde un homme qu’il voulait dépasser et celui-ci, qui hier encore eût été comme pétrifié par la soudaine apparition de Grenouille, fit comme si de rien n’était, accepta son excuse, eut même un bref sourire et donna à Grenouille une tape sur l’épaule.

Il quitta les ruelles et déboucha sur la place, devant la cathédrale Saint-Pierre. Les cloches sonnaient. Des gens se pressaient des deux côtés du portail. C’était la sortie d’un mariage. On voulait voir la mariée. Grenouille courut se mêler à la foule. Il se fraya un chemin, joua des coudes, il voulait s’enfoncer là où elle était la plus dense et se frotter à la peau des gens, leur fourrer son parfum en plein sous le nez. Et il tenait les bras loin du corps, au cœur de la cohue, et écartait les jambes, et il déboutonna largement son col, pour que son corps puisse dégager le parfum sans retenue aucune... et sa joie fut immense quand il s’aperçut que les autres ne s’apercevaient de rien, absolument de rien ; que tous ces hommes, ces femmes et ces enfants qui se bousculaient autour de lui se laissaient aussi aisément abuser ; que la puanteur qu’il avait fabriquée à base de crotte de chat, de fromage et de vinaigre, ils l’inhalaient comme si c’était l’odeur d’un congénère ; et que lui, Grenouille, le vilain petit canard au milieu de la couvée, ils l’acceptaient comme un être humain parmi ses semblables.

Contre ses genoux, il sentit un enfant, une petite fille, coincée entre les grandes personnes. Il la prit, avec une sollicitude hypocrite, et la tint dans ses bras pour qu’elle voie mieux. Non seulement la mère le laissa faire, mais elle lui dit merci, et la petite poussait des cris de joie.

Grenouille resta ainsi un bon quart d’heure au sein de la foule, serrant une enfant inconnue sur son cœur fourbe. Et tandis que la noce défilait, accompagnée du grondement des cloches et des acclamations des gens, sur lesquels tombait une pluie de pièces de monnaie, c’est une joie d’un autre ordre qui éclatait dans le cœur de Grenouille, une joie maligne, un sentiment de triomphe méchant, qui le faisait trembler et l’enivrait comme une bouffée de désir sexuel, et il eut de la peine à ne pas cracher sa bile et son venin à la face de tous ces gens en leur criant triomphalement : qu’il n’avait pas peur d’eux ; qu’il ne les détestait même plus guère ; qu’en revanche il les méprisait avec ferveur, parce qu’ils étaient d’une bêtise puante ; parce qu’ils se laissaient abuser et tromper par lui ; parce qu’ils n’étaient rien et que lui était tout ! Et comme par dérision, il serra plus fort l’enfant contre lui, prit son souffle et cria en chœur avec les autres :

— Vive la mariée ! Vive les mariés ! Vive ce beau couple !

Lorsque la noce fut partie et la foule dispersée, il rendit l’enfant à sa mère et entra dans l’église pour se remettre de son excitation et se reposer. A l’intérieur de la cathédrale, l’air était chargé d’encens, lequel s’élevait en volutes froides de deux réceptacles placés de part et d’autre de l’autel et recouvrait comme une chape étouffante les odeurs plus subtiles des gens qui avaient assisté à la cérémonie. Grenouille s’assit, tout ramassé, sur un banc en bas du chœur.

Tout d’un coup, il était envahi d’un immense contentement. Non pas d’une ivresse comme celle qu’il avait éprouvée naguère au cœur de la montagne, lors de ses orgies solitaires, mais d’un contentement sobre et très froid, comme en donne la conscience de sa propre puissance. Il savait désormais ce dont il était capable. A l’aide des moyens les plus modestes, il avait, grâce à son propre génie, recréé l’odeur humaine, et il avait si bien su la retrouver que même un enfant s’y était trompé. Il savait désormais qu’il pouvait davantage encore. Il savait qu’il pouvait améliorer ce parfum. Il serait capable de créer un parfum non seulement humain, mais surhumain ; un parfum angélique, si indescriptiblement bon et si plein d’énergie vitale que celui qui le respirerait en serait ensorcelé et qu’il ne pourrait pas ne pas aimer du fond du cœur Grenouille, qui le porterait.

Oui, il faudrait qu’ils l’aiment, lorsqu’ils seraient sous le charme de son parfum ; non seulement qu’ils l’acceptent comme l’un des leurs, mais qu’ils l’aiment jusqu’à la folie, jusqu’au sacrifice de soi, qu’ils frémissent de ravissement, qu’ils crient, qu’ils pleurent de volupté, sans savoir pourquoi, il faudrait qu’ils tombent à genoux comme à l’odeur de l’encens froid de Dieu, dès qu’ils le sentiraient, lui, Grenouille ! Il entendait être le Dieu tout-puissant du parfum, comme il l’avait été dans ses rêveries, mais que cette toute-puissance s’exerce dorénavant dans le monde réel et sur des êtres humains réels. Et il savait que cela était en son pouvoir. Car les hommes pouvaient fermer les yeux devant la grandeur, devant l’horreur, devant la beauté, et ils pouvaient ne pas prêter l’oreille à des mélodies ou à des paroles enjôleuses. Mais ils ne pouvaient se soustraire à l’odeur. Car l’odeur était sueur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même temps que celle-ci ; ils ne pouvaient se défendre d’elle, s’ils voulaient vivre. Et l’odeur pénétrait directement en eux jusqu’à leur cœur, et elle décidait catégoriquement de l’inclination et du mépris, du dégoût et du désir, de l’amour et de la haine. Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes.

Grenouille était tout à fait détendu, sur son banc de la cathédrale Saint-Pierre, il souriait. Il n’était pas euphorique, en forgeant le projet de dominer les hommes. Il n’y avait nul éclair de folie dans ses yeux, ni grimace démente sur son visage. Il n’était pas dans un état second. Il était si lucide et si serein qu’il se demanda pourquoi il voulait cela, au fond. Et il se dit qu’il le voulait parce qu’il était foncièrement méchant. Sur quoi il sourit, très content. Il avait l’air tout à fait innocent, comme n’importe quel homme qui est heureux.

Un moment, il resta là assis, dans le calme du recueillement, aspirant à grands traits l’air saturé d’encens. Et de nouveau un sourire amusé flotta sur son visage : que ce Dieu avait donc une odeur pitoyable ! Qu’il était donc ridiculement mauvais, le parfum que répandait autour de lui ce Dieu. Ce n’était même pas de l’authentique encens, qui fumaillait dans ces casseroles. C’était un mauvais ersatz à base de bois de tilleul, de poudre de cannelle et de salpêtre. Dieu puait. Ce pauvre petit Dieu était puant. On l’escroquait, ce Dieu, ou bien il était lui-même un escroc, tout comme Grenouille, seulement bien plus mauvais !



33


Le marquis de la Taillade-Espinasse fut enchanté du nouveau parfum. Il déclara que même pour lui, à qui l’on devait la découverte du fluide létal, il était stupéfiant de constater quelle influence décisive pouvait exercer même une chose aussi évanescente et accessoire qu’un parfum, sur l’état général d’un individu, selon que ce parfum provenait de substances liées à la terre, ou au contraire affranchies d’elle. Grenouille, qui quelques heures à peine auparavant gisait là, blême et prêt à défaillir, avait l’air frais et florissant comme n’importe lequel de ses contemporains en pleine santé, et même on pouvait dire (avec toutes les réserves qui s’imposaient du fait de sa condition et de son peu de culture) qu’il y avait gagné comme une sorte de personnalité. En tout état de cause, Taillade-Espinasse exposerait son cas dans le chapitre qu’il consacrerait à la diététique vitale, dans le traité qu’il allait prochainement publier sur la théorie du fluide létal... Mais pour l’instant, il voulait se parfumer de cette nouvelle senteur.

Grenouille lui remit les deux flacons de parfum conventionnel et le marquis s’en aspergea. Il se montra on ne peut plus content de l’effet produit. Il avoua qu’il avait un peu le sentiment, après des années de cette affreuse odeur de violette qui l’avait oppressé comme du plomb, qu’il lui poussait des ailes de petite fleur ; et, sauf erreur, l’atroce douleur qu’il avait eue au genou s’estompait, tout comme ses sifflements d’oreilles ; tout bien considéré, il se sentait du coup plein d’allant, de tonus, et rajeuni de quelques années. Il s’avança vers Grenouille, le serra dans ses bras et l’appela « mon frère en fluide », ajoutant que le titre qu’il lui donnait là ne devait nullement s’entendre au regard de la société, mais strictement au spirituel, in conspectu universalitatis fluidi letalis, ce fluide étant une instance face à laquelle – à la différence de toute autre – les hommes étaient tous égaux ; et il ajouta (tout en relâchant son étreinte, mais très affablement, sans la moindre répugnance et presque comme s’il se fut agi d’un homme semblable à lui) que d’ailleurs il projetait de fonder prochainement une loge internationale et sans distinction de condition, dont le but serait de venir entièrement à bout du fluidum letale, pour lui substituer dans les plus brefs délais du fluidum vitale, et dont il comptait bien dès à présent que Grenouille serait le premier prosélyte. Puis il se fit noter la recette du parfum floral sur une petite feuille de papier, qu’il empocha, et fit donner à Grenouille cinquante louis d’or.

Au jour dit, une semaine exactement après sa première conférence, le marquis de la Taillade-Espinasse présentait derechef son protégé dans le grand amphithéâtre de l’université. Il y avait une foule énorme. Tout Montpellier était là : non seulement le Montpellier savant, mais aussi et surtout la bonne société, et parmi elle de nombreuses dames, qui désiraient voir le fabuleux homme des cavernes. Et quoique les adversaires de Taillade, principalement les représentants de l’Association des Amis des Jardins botaniques de l’Université, et les membres de la Ligue pour l’Avancement de l’Agriculture, eussent battu le rappel de leurs partisans, ce fut un succès retentissant. Afin que le public se remit en mémoire l’état où se trouvait Grenouille huit jours plus tôt, Taillade-Espinasse commença par faire circuler des dessins figurant le troglodyte dans toute sa laideur et sa déchéance. Puis il fit entrer le nouveau Grenouille, dans son bel habit bleu et sa chemise de soie, fardé, poudré et frisé ; et rien que sa façon de marcher, le torse bien droit, à petits pas comptés et la hanche bien souple, sa manière d’escalader l’estrade sans aucune aide, de s’incliner bien bas et de pencher la tête en envoyant des sourires à la ronde, tout cela déjà réduisit au silence tous les sceptiques prêts à la critique. Même les Amis des Jardins botaniques en restèrent cois. La transformation était trop éclatante, le prodige par trop stupéfiant : au lieu de la bête brute et harassée qu’on avait vue là tapie et tassée sur elle-même, une semaine avant, voilà qu’on se trouvait face à un homme civilisé et de belle apparence. Une atmosphère quasiment recueillie s’instaura dans l’amphithéâtre et, lorsque Taillade-Espinasse commença sa conférence, il régnait un silence religieux. Il exposa une fois de plus sa théorie bien connue sur le fluide létal émanant de la terre, expliqua ensuite par quels moyens mécaniques et diététiques il avait chassé ledit fluide du corps du sujet et l’avait remplacé par du fluide vital et, pour conclure, il invita toutes les personnes présentes, ses amis comme ses adversaires, à laisser une évidence aussi éclatante balayer leur résistance à la nouvelle doctrine, et à se joindre à lui, Taillade-Espinasse, pour combattre le fluide mauvais et pour s’ouvrir au bon fluide vital. Ce disant, il mit les bras en croix et leva les yeux vers le ciel, et de nombreux savants présents l’imitèrent, tandis que les femmes pleuraient.

Grenouille était debout sur l’estrade et n’écoutait pas. Il observait avec la plus grande satisfaction l’effet produit par un tout autre fluide, beaucoup plus réel : le sien. Tenant compte des dimensions de l’amphithéâtre, il s’était parfumé très abondamment et, à peine était-il monté sur l’estrade, que l’aura de son parfum s’était mise à irradier puissamment. Il la vit (réellement, il la vit de ses yeux ! saisir les spectateurs des premiers rangs, se propager ensuite en direction du fond et finalement gagner les tout derniers rangs et la galerie. Et dès qu’elle touchait quelqu’un (Grenouille en avait le cœur qui bondissait. dans sa poitrine), ce quelqu’un changeait à vue d’œil. Sous le charme du parfum, mais sans s’en rendre compte, les gens changeaient de physionomie, d’attitude, de sentiments. Tel qui avait d’abord fixé sur Grenouille un regard simplement stupéfait le considérait dès lors d’un œil plus bienveillant ; tel qui s’était au début carré dans son fauteuil, le front plissé par le doute et les coins de la bouche abaissés par la défiance, se penchait à présent vers l’avant, avec le visage détendu d’un enfant ; et même sur les faces des craintifs, des effarés, des hypersensibles, qui ne supportaient son aspect d’hier qu’avec effroi, et son aspect actuel avec encore une bonne dose de scepticisme, on lisait des signes d’affabilité, voire de sympathie, lorsque son parfum les atteignait.

Au terme de l’exposé, toute l’assistance se leva et éclata en acclamations frénétiques

Vive le fluide vital ! Vive Taillade-Espinasse ! Vive la théorie fluidale ! A bas la médecine orthodoxe !...

Voilà ce que criait le public cultivé de Montpellier, qui était alors la plus importante des villes universitaires du Midi de la France, et le marquis de la Taillade-Espinasse connut là l’heure la plus grandiose de sa vie.

Quant à Grenouille, qui descendait alors de son estrade et se mêlait à la foule, il savait que ces ovations s’adressaient en fait à lui, Jean-Baptiste Grenouille, et à lui seul, quoiqu’aucune des personnes qui l’acclamaient dans cette salle n’en eût la moindre idée.



34


Il resta encore quelques semaines à Montpellier. Il avait acquis une certaine renommée et était invité dans les salons, où on le questionnait sur sa vie dans la caverne, et sur sa guérison par le marquis. Constamment, il lui fallait raconter à nouveau l’histoire des brigands qui l’avaient enlevé, du panier qu’on descendait jusqu’à lui, et de l’échelle. Et à chaque fois il l’enjolivait plus somptueusement et rajoutait de nouveaux détails inventés. C’est ainsi qu’il recouvra une certaine facilité de parole – à vrai dire limitée, car de toute sa vie le langage ne fut jamais son fort – et aussi, chose plus importante pour lui, une grande aisance dans le maniement du mensonge.

Il constata qu’au fond, il pouvait raconter aux gens ce qu’il voulait. Une fois qu’ils étaient en confiance – et ils l’étaient dès la première bouffée qu’ils respiraient de son odeur artificielle –, ils gobaient tout. De surcroît, il prit une certaine assurance en société, alors qu’il n’en avait jamais eu. Cela se traduisit même physiquement. On aurait dit qu’il avait grandi. Sa bosse parut fondre. Il marchait en se tenant presque parfaitement droit. Et quand on lui adressait la parole, il ne sursautait plus, restait bien droit et vous regardait en face. Certes, il ne devint pas en si peu de temps un homme du monde, ni la coqueluche des salons, ni un mondain accompli. Mais il perdait à vue d’œil ce qu’il avait de contraint et de gauche, et adoptait une attitude qui pouvait passer pour une légère timidité naturelle et qui faisait une impression touchante sur plus d’un homme et plus d’une dame : on avait alors, dans le monde, un faible pour le naturel, et pour une sorte de charme ingénu et rustique.

Début mars, il fit son balluchon et fila clandestinement, au petit matin, dès l’ouverture des portes, vêtu d’un méchant habit marron acquis la veille au marché aux puces, et d’un chapeau élimé qui lui cachait la moitié du visage. Personne ne le reconnut, personne ne le remarqua ni ne le vit, car ce jour-là il s’était soigneusement abstenu de mettre de son parfum. Et quand vers midi le marquis fit entreprendre des recherches, les sentinelles jurèrent leurs grands dieux qu’elles avaient bien vu toutes sortes de gens sortir de la ville, mais pas le célèbre homme des cavernes, qu’elles n’auraient pas manqué de remarquer. Là-dessus, le marquis fit répandre le bruit que Grenouille avait quitté Montpellier avec son accord, pour aller régler à Paris des affaires de famille. Par devers lui, il était tout de même furieux, car il avait eu le projet d’entreprendre avec Grenouille une tournée à travers tout le royaume, pour recruter des adeptes de sa théorie fluidale.

Au bout de quelque temps, son courroux s’apaisa, car sa renommée se répandit même sans tournée et presque sans qu’il fît rien pour cela. Il parut de longs articles sur le fluidum letale Taillade dans le Journal des Savants et même dans le Courrier de l’Europe, et de fort loin arrivèrent des patients atteints d’intoxication létale, pour se faire traiter par lui. Dans l’été 1764, il fonda la première « Loge du Fluide Vital », qui compta cent vingt membres à Montpellier, et ouvrit des filiales à Marseille et à Lyon. Il résolut alors de partir à l’assaut de la capitale, et de là de convertir à sa doctrine tout le monde civilisé ; mais il voulut tout d’abord, pour appuyer sa campagne par de la propagande, accomplir un haut fait fluidal qui éclipserait la guérison de l’homme des cavernes et toutes ses autres expériences ; il se fit donc accompagner, début décembre, par une équipe d’adeptes intrépides et entreprit avec eux l’ascension du pic du Canigou, qui était situé sur le méridien de Paris et passait pour le plus haut sommet des Pyrénées. Alors qu’il était au seuil de la vieillesse, le marquis voulait se faire hisser jusqu’à cette cime de deux mille huit cents mètres et s’y exposer trois semaines durant à l’air vital le plus dur et le plus frais, afin (annonça-t-il) d’en redescendre exactement le soir de Noël sous les traits d’un fringant jeune homme de vingt ans.

Peu après Vernet, dernier lieu habité au pied de la terrible montagne, les adeptes abandonnèrent. Le marquis, en revanche, n’avait pas froid aux yeux. Dans le vent glacial, se dépouillant à grands gestes de ses vêtements et poussant de grands cris de jubilation, il entama l’ascension en solitaire. La dernière image qu’on eut de lui, ce fut une silhouette qui tendait extatiquement ses mains vers le ciel en chantant, et qui disparut dans la tempête de neige.

Le soir de Noël, les disciples attendirent en vain le retour du marquis de la Taillade-Espinasse. Il ne revint ni sous les traits d’un vieillard, ni sous ceux d’un jeune homme. Et même au début de l’été suivant, quand les plus audacieux partirent à sa recherche et gravirent le sommet encore enneigé du pic du Canigou, on ne retrouva rien de lui, pas un vêtement, pas un membre, pas un osselet.

A vrai dire, cela ne fit aucun tort à sa doctrine. Au contraire. La légende se répandit bientôt qu’au sommet de la montagne, il s’était marié au fluide vital éternel, se dissolvant en lui et le dissolvant en soi, et que désormais il flottait, invisible, mais éternellement jeune, au-dessus des sommets pyrénéens : qui montait jusqu’à lui participait de son essence et restait une année durant exempt de maladie et de vieillissement. Jusqu’en plein XIXe siècle, la théorie fluidale de Taillade eut des partisans dans plus d’une Faculté, et de nombreuses sociétés occultes en firent l’application thérapeutique. Aujourd’hui encore, il existe des deux côtés des Pyrénées, plus précisément à Perpignan et à Figueras, des loges tailladistes secrètes qui se réunissent une fois par an pour faire l’ascension du pic du Canigou.

Les adeptes y allument un grand feu, officiellement pour marquer le solstice et honorer saint Jean, mais en réalité pour rendre un culte à Leur maître Taillade-Espinasse et pour y gagner la vie éternelle.

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