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Grenouille marchait de nuit. Comme au début de son voyage, il contournait les villes, évitait les routes, s’étendait pour dormir au lever du jour, se relevait le soir et repartait. Il mangeait ce qu’il trouvait en chemin : herbes, champignons, fleurs, oiseaux morts, vers. Il traversa la Provence, franchit le Rhône dans une barque volée au sud d’Orange, suivit le cours de l’Ardèche en s’enfonçant dans les Cévennes, puis celui de l’Allier vers le nord.

En Auvergne, il ne passa pas loin du Plomb du Cantal. Il le vit vers l’ouest, grand et argenté au clair de lune, et il flaira le vent froid qui en venait Mais il n’eut pas envie d’y aller. Il n’avait plus la nostalgie de vivre dans la caverne. Cette expérience était déjà faite et elle s’était révélée invivable. Tout comme l’autre expérience, celle de vivre parmi les hommes. On étouffait d’un côté comme de l’autre. Il ne voulait plus vivre du tout. Il voulait se rendre à Paris et mourir. Voilà ce qu’il voulait.

De temps en temps, il plongeait la main dans sa poche et la refermait sur le flacon de verre contenant son parfum. La petite bouteille était encore presque pleine. Pour son apparition publique de Grasse, il n’en avait consommé qu’une goutte. Le reste suffirait pour ensorceler le monde entier. S’il le voulait, il pourrait à Paris se faire ovationner non seulement par des dizaines, mais par des centaines de milliers de gens ; ou bien aller tranquillement à Versailles, se faire baiser les pieds par le roi ; écrire au pape une lettre parfumée et se révéler comme le nouveau messie ; à Notre-Dame, devant les rois et les empereurs, se donner à lui-même l’onction d’empereur suprême, voire de Dieu sur terre... à supposer qu’un dieu ait encore besoin d’une onction.

Tout cela, il le pouvait, pour peu qu’il le voulût. Il en avait le pouvoir. Il le tenait dans le creux de sa main. Un pouvoir plus fort que le pouvoir de l’argent, ou que le pouvoir de la terreur, ou que le pouvoir de la mort : le pouvoir invincible d’inspirer l’amour aux hommes. Il n’y avait qu’une chose que ce pouvoir ne pouvait pas : il ne pouvait faire que Grenouille se sentît une odeur. Et quand bien même son parfum le ferait apparaître comme un dieu aux yeux du monde, s’il ne pouvait se sentir lui-même et si donc jamais il ne savait qui il était, alors il s’en fichait : il se fichait du monde, de lui-même, de son parfum.

La main qui avait serré le flacon gardait une odeur très subtile et, quand il la portait à son nez et reniflait, il se sentait tout chose et, pendant quelques secondes oubliait d’avancer, restait là planté, sentait. Personne ne sait comme ce parfum est réellement bon, pensait-il. Personne ne sait comme il est bien fait. Les autres sont seulement subjugués par son action, mais ils ne savent même pas que c’est un parfum qui agit sur eux et les ensorcelle. Le seul à en connaître jamais la beauté réelle, c’est moi, parce que je l’ai moi-même créé. Et en même temps je suis le seul qu’il ne peut pas ensorceler. Je suis le seul pour qui il n’a pas de sens.

Et une autre fois – il était déjà en Bourgogne – il pensa : le jour où j’étais près des remparts, en dessous du jardin où jouait la jeune fille rousse et que son parfum flottait jusqu’à moi... ou plutôt la promesse de son parfum, car le parfum qu’elle aurait plus tard n’existait pas encore... peut-être que ce que j’ai éprouvé alors ressemblait à ce qu’éprouvaient les gens sur le Cours, quand je les ai inondés de mon parfum ?... Mais ensuite il rejeta cette idée. Non, c’était autre chose. Car moi je savais que je désirais le parfum et non la jeune fille. Tandis que les gens croyaient me désirer moi, et ce qu’ils désiraient vraiment est resté pour eux un mystère.

Ensuite, il ne pensa plus rien, car la pensée n’était pas son fort, et d’ailleurs il était déjà dans l’Orléanais.

Il traversa la Loire à Sully. Un jour après, il avait dans les narines l’odeur de Paris. Le 25 juin 1767, il entra dans la ville par la rue Saint-Jacques, le matin à six heures.

La journée devint vite chaude, la plus chaude qu’on avait connue jusque-là cette année. Les milliers d’odeurs et de puanteurs suintaient comme de mille poches de pus crevées. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les légumes à l’étal devenaient tout flasques avant même qu’il fût midi. Viandes et poissons se putréfiaient. Dans les rues, l’air pollué était immobile. Même la Seine semblait ne plus couler, elle paraissait s’être arrêtée et ne faire que puer. C’était une journée comme celle où Grenouille était né.

Par le Pont-Neuf, il gagna la rive droite, puis les Halles et le cimetière des Innocents. Il fit halte sous les arcades des ossuaires longeant la rue aux Fers. Le terrain du cimetière s’étendait sous ses yeux comme un champ de bataille bombardé : ravagé, labouré, coupé de fossés, parsemé de crânes et d’ossements, sans un arbre, ni un buisson ni un brin d’herbe, un dépotoir de la mort.

Il n’y avait pas trace d’êtres vivants. La puanteur de cadavre était si oppressante que même les fossoyeurs avaient quitté les lieux. Ils ne réapparurent qu’après le coucher du soleil, pour creuser à la lueur des torches, jusque tard dans la nuit, les fosses pour les morts du lendemain.

Et ce n’est qu’après minuit – les fossoyeurs étaient déjà repartis – que l’endroit se peupla de toute la racaille possible : voleurs, assassins, surineurs, putains, déserteurs, jeunes gens à la dérive. Un petit feu de camp fut allumé, pour cuire des aliments et pour absorber la puanteur.

Quand Grenouille sortit de sous les arcades et vint se mêler à ces gens, ils ne firent d’abord pas du tout attention à lui. Il put s’approcher de leur feu sans être inquiété, comme s’il était des leurs. Cela les confirma, plus tard, dans l’idée qu’il s’agissait sûrement d’un esprit, ou d’un ange, ou de quelque être surnaturel. Car d’habitude ils réagissaient très vivement à l’approche d’un étranger.

Or, le petit homme, dans son habit bleu, s’était simplement trouvé là, tout d’un coup, comme s’il était sorti de terre, avec à la main une petite bouteille qu’il avait débouchée. C’était la première chose dont ils se souvenaient tous : il y avait là un type qui débouchait une petite bouteille. Et ensuite il s’était aspergé des pieds à la tête avec le contenu de cette petite bouteille et était apparu tout d’un coup inondé de beauté comme d’un feu radieux.

Sur le moment, ils reculèrent, par respect et parce qu’ils étaient stupéfaits. Mais en même temps ils sentaient déjà que ce mouvement de recul était plutôt une manière de prendre leur élan, que leur respect se muait en désir, leur stupéfaction en enthousiasme. Ils éprouvaient une attirance pour cet homme qui avait l’air d’un ange. Un tourbillon terrible les aspirait vers luis, un flux irrésistible contre lequel nul homme au monde n’aurait pu s’arc-bouter, d’autant que nul homme au monde n’en aurait eu la volonté, puisque c’était la volonté elle-même que ce flux minait et entraînait dans sa direction à lui : en direction du petit homme.

Ils avaient fait cercle autour de lui, à vingt ou trente, et resserraient maintenant ce cercle de plus en plus. Bientôt, le cercle ne put plus les contenir tous et ils se mirent à se presser, à se pousser, à se bousculer, chacun voulant être le plus près du centre.

Et puis, d’un seul coup, le dernier blocage sauta en eux, et le cercle craqua. Ils se précipitèrent vers l’ange, lui tombèrent dessus, le plaquèrent au sol. Chacun voulait le toucher, chacun voulait en avoir sa part, en avoir une petite plume, une petite aile, avoir une étincelle de son feu merveilleux. Ils lui arrachèrent ses vêtements, ses cheveux, lui arrachèrent la peau, le plumèrent, plantèrent leurs griffes et leurs dents dans sa chair, l’assaillirent comme des hyènes.

Mais un corps humain comme cela, c’est coriace, cela ne s’écartèle pas aussi simplement, même des chevaux ont du mal à y arriver. Aussi vit-on bientôt l’éclair des poignards qui s’abattirent et tranchèrent ; des haches et des couteaux sifflèrent en frappant les articulations, en brisant les os qui craquaient. En un instant, l’ange fut découpé en trente parts et chaque membre de la horde empoigna son morceau et, tout plein de volupté goulue, se recula pour le dévorer. Une demi-heure plus tard, Jean Baptiste Grenouille avait disparu de la surface de la terre jusqu’à sa dernière fibre.

Quand, ayant fini de prendre leur repas, les cannibales se retrouvèrent autour du feu, personne ne prononça un mot. L’un ou l’autre éructait un peu, recrachait un petit bout d’os, faisait discrètement claquer sa langue, poussait d’un petit coup de pied dans les flammes un minuscule lambeau qui restait de l’habit bleu. Ils étaient tous un peu gênés et n’osaient pas se regarder. Un meurtre ou quelque crime ignoble, ils en avaient tous au moins déjà un sur la conscience, hommes et femmes. Mais manger un homme ? Jamais de leur vie ils n’auraient pensé être capables d’une chose aussi affreuse. Et ils s’étonnaient d’avoir tout de même fait ça aussi facilement et de ne pas éprouver, cette gêne mise à part, la moindre trace de mauvaise conscience. Au contraire ! Ils avaient bien l’estomac un peu lourd, mais le cœur était tout à fait léger. Dans leurs âmes ténébreuses, il y avait soudain une palpitation d’allégresse. Et sur leurs visages flottait une virginale et délicate lueur de bonheur. Sans doute était-ce pour cela qu’ils craignaient de lever les yeux et de se regarder en face.

Mais lorsqu’ils s’y risquèrent ensuite, d’abord à la dérobée, puis tout à fait franchement, ils ne purent s’empêcher de sourire. Ils étaient extraordinairement fiers. Pour la première fois, ils avaient fait quelque chose par amour.


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