12


Devant lui était posé le flacon contenant le parfum de Pélissier. Le liquide avait au soleil un éclat d’un brun doré, limpide, sans rien de trouble. Il avait l’air parfaitement innocent, comme du thé clair – et pourtant, outre quatre cinquièmes d’alcool, il contenait un cinquième de ce mystérieux mélange qui était capable de mettre en émoi une ville entière. Et ce mélange à son tour pouvait être constitué de trois ou de trente éléments différents, dans des proportions tout à fait précises qu’il fallait trouver parmi une infinité d’autres. C’était l’âme de ce parfum (pour autant qu’on pût parler d’âme, s’agissant d’un parfum de ce commerçant au cœur froid qu’était Pélissier) et c’est son agencement qu’il fallait maintenant découvrir.

Baldini se moucha soigneusement et baissa un peu la jalousie de la fenêtre, car la lumière directe du soleil était dommageable à tout élément odoriférant et à toute concentration olfactive un peu raffinée. Du tiroir de son bureau, il tira un mouchoir frais, en dentelle blanche, et le déploya. Puis il retira le bouchon du flacon, en le tournant légèrement. Ce faisant, il rejeta la tête en arrière et pinça les narines, car pour rien au monde il ne voulait se faire une impression prématurée en sentant directement le flacon. Le parfum se sentait à l’état épanoui, aérien, jamais à l’état concentré. Il en fit tomber quelques gouttes sur le mouchoir, qu’il agita en l’air pour faire partir l’alcool et qu’il porta ensuite à son nez. En trois coups très brefs, il aspira le parfum comme une poudre, l’expira aussitôt et, de la main, s’envoya de l’air frais au visage, puis renifla encore sur le même rythme ternaire et, pour finir, aspira une longue bouffée, qu’il relâcha lentement, en s’arrêtant plusieurs fois, comme s’il la laissait glisser sur un long escalier en pente douce. Il jeta le mouchoir sur la table et se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil.

Le parfum était ignoblement bon. Ce misérable Pélissier était malheureusement un artiste. Un maître, Dieu nous pardonne, et quand bien même il n’avait pas suivi d’apprentissage ! Baldini eût souhaité que cet « Amor et Psyché » fût de lui. Cela n’avait pas trace de vulgarité. C’était absolument classique, rond et harmonieux. Et pourtant d’une nouveauté fascinante. C’était frais, mais pas racoleur. C’était fleuri sans être pâteux. Cela vous avait de la profondeur, une magnifique profondeur, tenace, flamboyante et d’un brun foncé – mais pas surchargée ni grandiloquente pour un sou.

Baldini se leva presque avec déférence et porta de nouveau le mouchoir à son nez.

— Merveilleux, merveilleux, marmonna-t-il en reniflant avidement. C’est d’un caractère gai, c’est affable, c’est comme une mélodie, ça vous met carrément de belle humeur... Sottises ! De belle humeur !

Et il rejeta rageusement le carré de dentelle sur la table, se détourna et alla dans le coin le plus reculé de la pièce, comme s’il avait honte de son enthousiasme.

Ridicule ! De se laisser aller à de pareils dithyrambes. Comme une mélodie. Gai. Merveilleux. Belle humeur.

— Stupidités ! Stupidités puériles. Impression momentanée. Vieille erreur de ma part. Question de tempérament. Hérédité italienne, vraisemblablement. Ne juge pas, tant que tu sens ! C’est la première règle, Baldini, vieille bête ! Sens, quand tu sens, et juge quand tu as senti ! « Amor et Psyché » est un parfum qui n’est pas indifférent. C’est un produit tout à fait réussi. Une combinaison habile. Pour ne pas dire de la frime. D’ailleurs, qu’attendre d’autre que de la frime, de la part d’un homme comme Pélissier ? Naturellement qu’un type comme Pélissier ne fabrique pas du parfum de bas étage. Cette fripouille sait parfaitement vous en mettre plein la vue, il sait troubler votre odorat avec une harmonie parfaite, il sait se déguiser en parfumeur classique comme le loup qui s’affublait d’une peau de mouton ; en un mot, c’est un scélérat de talent. Et c’est bien pire qu’un maladroit orthodoxe.

Mais toi, Baldini, tu ne vas pas te laisser endormir. Tu as juste été un instant surpris par la première impression que t’a produite ce trucage. Mais est-ce qu’on sait quelle odeur il aura dans une heure, quand ses substances les plus volatiles se seront évaporées et que son corps apparaîtra ? Ou quelle odeur il aura ce soir, lorsqu’on ne percevra plus que ces composants lourds et obscurs qui restent pour le moment dans la pénombre olfactive, dissimulés qu’ils sont par d’agréables rideaux de fleurs ? Attends un peu, Baldini !

La deuxième règle dit : le parfum vit dans le temps ; il a sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse. Et ce n’est que s’il sent également bon à ces trois âges qu’on peut dire qu’il est réussi. N’avons-nous pas souvent déjà vu les cas d’un mélange de notre cru qui, au premier essai, avait une fraîcheur magnifique, et qui en peu de temps sentait le fruit pourri, et qui finalement avait une affreuse odeur de civette pure, parce que nous en avions forcé la dose ? Toujours être prudent avec la civette ! Une goutte de trop, et c’est la catastrophe. C’est une erreur classique. Qui sait, peut-être que Pélissier en aura trop mis ? Peut-être que d’ici ce soir il ne restera de son prétentieux « Amor et Psyché » qu’une vague odeur de pipi de chat ? Nous allons voir.

Nous allons sentir. Comme la hache tranchante fend la souche et la débite en bûchettes, notre nez va scinder son parfum en tous ses composants. Il apparaîtra alors que ce parfum prétendument magique a été fait de façon très normale et d’ailleurs bien connue. Nous, Baldini, parfumeur, nous traquerons et débusquerons le vinaigrier Pélissier. Nous arracherons le masque qui dissimule sa trogne et nous démontrerons à cet innovateur ce dont est capable la vieille école. Nous allons le refaire au quart d’once près, son parfum à la mode. Entre nos mains, il va naître une seconde fois, si parfaitement copié que le plus fin limier ne saura le distinguer du sien. Non ! Nous n’en resterons pas là ! Nous l’améliorerons encore ! Nous mettrons le doigt sur ses erreurs, nous les éliminerons et nous lui collerons tout cela sous le nez en lui disant : tu n’es qu’un gâte-sauce, Pélissier ! Un petit péteux, voilà ce que tu es ! Un petit arriviste de la parfumerie, rien d’autre !

Au travail, maintenant, Baldini ! Il s’agit d’affûter ton nez, et de t’en servir sans faire de sentiment ! De décortiquer ce parfum selon les règles de l’art ! D’ici ce soir, il faut que tu sois en possession de la formule !

Et il se rua de nouveau vers son bureau, prit du papier, de l’encre et un mouchoir propre, disposa tout soigneusement et commença son travail d’analyse. Cela consistait à se passer rapidement sous le nez le mouchoir imprégné de parfum frais et à tenter de capter au passage l’un ou l’autre des éléments de ce nuage odorant, sans se laisser trop distraire par le mélange complexe de toutes ses parties, pour ensuite, tenant le mouchoir à bout de bras loin de lui, noter promptement le nom de l’élément qu’il venait de détecter, et derechef se passer le mouchoir sous le nez afin de saisir au vol le fragment suivant, et ainsi de suite...



13


Il travailla deux heures durant sans s’interrompre. Et de plus en plus fébriles étaient ses gestes, de plus en plus désordonnés les gribouillis de sa plume sur le papier, de plus en plus fortes les doses de parfum qu’il versait du flacon sur son mouchoir et se mettait sous le nez.

C’est à peine s’il sentait encore quelque chose, il était depuis longtemps anesthésié par les substances éthériques qu’il inhalait, il n’était même plus capable de reconnaître ce qu’au début de l’opération il avait cru analyser sans doute possible. Il sut que cela n’avait pas de sens de continuer à sentir. Il ne trouverait jamais de quoi était composé ce parfum à la mode, il n’y arriverait plus aujourd’hui, mais il n’y parviendrait pas davantage demain, quand son nez se serait, avec l’aide de Dieu, remis de cette épreuve. Jamais il n’avait pu apprendre à analyser ainsi. C’était une activité qui lui faisait horreur, de décortiquer un parfum ; de découper un tout, plus ou moins bien lié, en de simples fragments. Cela ne l’intéressait pas. Il n’avait plus envie de continuer.

Mais machinalement, sa main persistait à refaire, comme des milliers de fois, le geste gracieux consistant à humecter le mouchoir de dentelle, à l’agiter, puis à le faire voleter devant son visage ; et machinalement, à chacun de ces passages, Baldini absorbait goulûment une dose d’air imprégné de parfum, qu’il rejetait ensuite en la retenant comme il convenait. Jusqu’à ce qu’enfin son nez lui-même mît un terme à cette torture en enflant intérieurement de façon allergique et en se fermant de lui-même comme un bouchon de cire. A présent, il ne sentait plus rien du tout, il pouvait à peine respirer. Le nez était bouché comme par un gros rhume, et de petites larmes s’amassaient au coin des yeux. Dieu soit loué ! Il pouvait désormais s’arrêter en toute bonne conscience. Il avait fait son devoir, du mieux qu’il avait pu, dans toutes les règles de l’art, et comme souvent déjà il avait échoué. Ultra posse nemo obligatur. Le travail était terminé. Demain matin, il enverrait quelqu’un chez Pélissier acheter une grande bouteille d’« Amor et Psyché », et il en parfumerait le maroquin du comte de Verhamont, suivant la commande qui lui avait été faite. Et ensuite il prendrait sa petite mallette, avec ses échantillons démodés de savonnettes, de sent-bon, de pommades et de sachets de senteurs, et il ferait sa tournée des salons, chez des duchesses séniles. Et un jour, la dernière duchesse sénile serait morte, et du même coup sa dernière cliente. Et lui-même serait alors un vieillard et vendrait sa maison, à Pélissier ou à l’un quelconque de ces commerçants aux dents longues, et peut-être qu’il en tirerait encore quelques milliers de livres. Et il ferait une ou deux valises, et, avec sa vieille femme, si elle n’était pas morte d’ici là, il partirait pour l’Italie. Et s’il survivait au voyage, il s’achèterait une petite maison à la campagne dans les environs de Messine, là où c’était peu cher. Et c’est là qu’il mourrait, Giuseppe Baldini, ci-devant grand parfumeur parisien, dans la misère la plus noire, s’il plaisait à Dieu. Et c’était bien ainsi.

Il reboucha le flacon, reposa sa plume et s’épongea une dernière fois le front avec le mouchoir imprégné de parfum. Il sentit le froid de l’alcool qui s’évaporait, mais plus rien d’autre. Le soleil se couchait.

Baldini se leva. Il ouvrit la jalousie et son corps fut baigné de la tête aux genoux dans la lumière du couchant et rougeoya d’un coup comme une torche à peine éteinte. Il vit derrière le Louvre l’aura écarlate du soleil, et une lueur plus douce sur les toits d’ardoise de la ville. A ses pieds, le fleuve brillait comme de l’or, les bateaux avaient disparu. Et sans doute une brise se levait, car des risées couvraient d’écailles la surface de l’eau, elles étincelaient ici et là de plus en plus près, comme si une main gigantesque avait déversé dans l’eau des millions de louis d’or, et le courant parut un moment s’être inversé : il coulait vers Baldini, comme un flot scintillant d’or pur.

Baldini avait les yeux humides et tristes. Pendant un moment, il se tint immobile, regardant ce tableau splendide. Puis soudain il ouvrit brutalement la fenêtre, et fit claquer les deux battants, et jeta bien haut et bien loin le flacon de Pélissier. Il le vit heurter l’eau et déchirer pour un instant le tapis d’or étincelant.

L’air frais entra à flots. Baldini respira largement et nota que son nez était moins congestionné. Puis il ferma la fenêtre. Presque au même instant, la nuit tomba, tout d’un coup. Le tableau doré de la ville et du fleuve se figea en une silhouette d’un gris de cendre. La pièce était brusquement devenue sombre. Baldini avait repris la même posture qu’avant et regardait fixement par la fenêtre.

— Je n’enverrai personne chez Pélissier demain, dit-il en empoignant à deux mains le dossier de sa chaise. Je ne le ferai pas. Et je ne ferai pas non plus ma tournée des salons. J’irai demain chez le notaire et je vendrai ma maison et mon fonds de commerce. Voilà ce que je ferai. E basta !

Il avait à présent sur le visage une expression de galopin impertinent et il se sentait tout d’un coup très heureux. Il était redevenu ce vieux Baldini, c’est-à-dire Baldini jeune, courageux et résolu une fois de plus à faire front au destin – même si faire front, c’était en l’occurrence se retirer. Et alors ? Il n’y avait rien d’autre à faire ! Cette époque stupide ne lui laissait pas le choix. Dieu accorde de bonnes époques et des mauvaises, mais il ne veut pas qu’aux époques mauvaises nous nous plaignions et nous lamentions, il veut que nous montrions que nous sommes des hommes. Et Il nous a envoyé un signe. Cette fantasmagorie rouge et or sur la ville, c’était un avertissement : agis, Baldini, avant qu’il soit trop tard ! Ta maison est encore bien assise, tes entrepôts encore pleins, et tu pourras encore obtenir un bon prix de ton fonds de commerce en déclin. Les décisions sont encore entre tes mains. Vieillir modestement à Messine, certes ce n’était pas ton but dans la vie, mais c’est tout de même plus honorable et plus chrétien que de faire somptueusement faillite à Paris. Que les Brouet, les Calteau et les Pélissier triomphent donc tranquillement. Giuseppe Baldini se retire du champ de bataille. Mais il l’aura fait de son propre chef et dans l’honneur !

A présent, il était carrément fier de lui. Et infiniment soulagé. Pour la première fois depuis bien des années, les courbatures serviles de son échine disparaissaient, qui lui avaient crispé la nuque et ployé toujours plus bas les épaules, et il se tenait droit sans peine, affranchi, libéré et content. Son souffle passait aisément par son nez. Il percevait nettement l’odeur d’« Amor et Psyché » qui régnait dans la pièce, mais cela ne lui faisait plus rien. Baldini avait transformé sa vie et se sentait merveilleusement bien. Il allait maintenant voir sa femme et la mettre au courant de ses décisions, puis il irait à Notre Dame et allumerait un cierge pour remercier Dieu du signe qu’Il lui avait adressé et pour l’incroyable fermeté de caractère qu’Il avait accordée à son serviteur, Giuseppe Baldini.

C’est avec une fougue quasi juvénile qu’il flanqua sa perruque sur son crâne chauve, enfila son habit bleu, saisit le chandelier qui était sur son bureau et quitta le laboratoire. A peine avait-il allumé sa bougie au lampion de l’escalier pour s’éclairer jusqu’à son appartement, qu’il entendit sonner en bas, au rez-de-chaussée. Ce n’était pas le beau carillon persan de la porte de la boutique, c’était la sonnette aigrelette de l’entrée de service, dont le bruit déplaisant l’avait toujours irrité. Il avait souvent voulu la supprimer pour la remplacer par une clochette plus agréable, mais avait toujours reculé devant la dépense ; et maintenant, songea-t-il soudain avec un petit ricanement, cela n’avait plus aucune importance ; il allait vendre cette sonnette importune en même temps que toute la maison. Ce serait à son successeur de s’en irriter !

La sonnette grelottait à nouveau. Il écouta ce qui se passait en bas. Manifestement, Chénier avait déjà quitté la boutique. La bonne ne semblait pas vouloir descendre non plus. Aussi Baldini descendit-il lui-même pour ouvrir.

Vigoureusement, il tira le verrou et fit tourner le lourd panneau... et il ne vit rien. L’obscurité engloutissait complètement la lueur de sa bougie. Puis, très progressivement, il parvint à distinguer une petite silhouette, un enfant ou un jeune adolescent, qui portait quelque chose sur le bras.

— Que veux-tu ?

— C’est Maître Grimal qui m’envoie, j’apporte le chevreau, dit la silhouette.

L’enfant s’approcha et tendit à Baldini son bras replié, sur lequel étaient accrochées quelques peaux, les unes sur les autres. A la lumière de sa bougie, Baldini distingua le visage d’un garçon, le regard aux aguets et craintif. Son attitude était défiante. On aurait dit qu’il se cachait derrière son avant-bras tendu, comme quelqu’un qui s’attend à des coups. C’était Grenouille.



14


Le chevreau pour le maroquin du comte ! Baldini se rappelait. Il avait commandé ces peaux voilà quelques jours chez Grimal : du cuir chamoisé, le plus fin et le plus souple, pour le sous-main du comte de Verhamont, à quinze francs la peau. Mais à présent, il n’en avait plus que faire, à vrai dire ; il pouvait s’épargner cette dépense. D’un autre côté, s’il se contentait de renvoyer ce garçon... ? Qui sait, cela pouvait faire mauvaise impression, on allait peut-être jaser, des bruits pouvaient se répandre : Baldini n’est plus de parole, Baldini n’a plus de commandes, Baldini ne peut plus payer... et tout ça n’était pas bon, non, non, car cela pouvait faire baisser la valeur du fonds. Mieux valait accepter ce chevreau inutile. Personne n’avait besoin de savoir avant l’heure que Giuseppe Baldini avait transformé sa vie.

— Entre !

Il fit entrer le garçon et ils passèrent dans la boutique. Baldini devant avec son chandelier, Grenouille sur ses talons avec les peaux. C’était la première fois que Grenouille mettait les pieds dans une parfumerie, dans un lieu où les odeurs n’étaient pas accessoires, mais où elles étaient carrément au centre des préoccupations. Il connaissait naturellement tous les droguistes et marchands de parfums de la ville, il avait passé des nuits entières devant leurs vitrines, le nez pressé contre les fentes de leurs portes. Il connaissait tous les parfums qu’on y vendait et souvent déjà il les avait en imagination combinés en de magnifiques créations intérieures. Donc, rien de nouveau ne l’attendait là. Mais de même qu’un enfant doué pour la musique brûle de voir un orchestre de près ou de monter, à l’église, jusqu’au buffet d’orgue pour y découvrir les claviers, de même Grenouille brûlait de voir une parfumerie de près et, quand il avait entendu dire qu’il fallait livrer du cuir à Baldini, il avait tout mis en œuvre pour qu’on lui confie cette commission.

Et voilà qu’il était dans cette boutique de Baldini, à l’endroit de Paris où le plus grand nombre de parfums professionnels étaient réunis sur aussi peu de place. Il ne voyait pas grand-chose, à la lumière vagabonde de la bougie, il aperçut tout juste l’ombre du comptoir avec sa balance, les deux hérons au-dessus de leur bassin, un fauteuil pour les clients, les rayonnages sombres le long des murs, le reflet fugitif d’ustensiles de cuivre, et des étiquettes blanches sur des bocaux et des coupelles ; et il ne sentit d’ailleurs rien de plus que ce qu’il avait déjà senti dans la rue. Mais il ressentit aussitôt la gravité qui régnait en ces lieux, on aimerait presque dire la gravité sacrée, si le mot « sacré » avait eu pour Grenouille la moindre signification ; c’est la gravité froide qu’il ressentait, le réalisme artisanal, le sobre sens des affaires qui était attaché à chaque meuble, à chaque instrument, aux tonnelets, aux bouteilles et aux pots. Et tandis qu’il marchait derrière Baldini, dans l’ombre de Baldini, car celui-ci ne se donnait pas la peine de l’éclairer, la pensée s’imposait à lui que sa place était ici et nulle part ailleurs, qu’il allait y rester et que c’était de là qu’il bouleverserait le monde.

Cette pensée était naturellement d’une immodestie proprement grotesque. Il n’y avait rien, mais vraiment rien du tout, qui pût autoriser un petit vagabond, employé subalterne d’une tannerie, d’origine plus que douteuse, sans relations ni protections, ni le moindre statut corporatif, à espérer prendre pied dans le commerce de parfums le plus renommé de Paris ; d’autant que, comme nous le savons, la fermeture de ce commerce était quasiment chose faite. Mais il ne s’agissait au demeurant pas d’un espoir : ce qu’exprimait l’immodeste pensée de Grenouille, c’était une certitude. Cette boutique, il savait qu’il ne la quitterait plus que pour aller chercher son balluchon chez Grimal, et ensuite plus jamais. La tique avait senti le sang. Des années durant, elle s’était tenue immobile, refermée sur elle-même, et avait attendu. Maintenant, elle se laissait tomber, jouant son va-tout, sans rien qui ressemblât à de l’espoir. Et c’est pourquoi sa certitude était si grande.

Ils avaient traversé la boutique. Baldini ouvrit l’arrière-boutique qui donnait sur le fleuve et qui servait pour partie d’entrepôt, pour partie d’atelier et de laboratoire : on y cuisait les savons, on y travaillait les pommades, et l’on y mélangeait les eaux de senteur dans des bouteilles pansues. Lui montrant une grande table devant la fenêtre, Baldini dit au garçon.

— Là ! Pose-les là !

Grenouille sortit de l’ombre de Baldini, étendit les peaux sur la table, puis bondit prestement en arrière et se plaça entre Baldini et la porte. Baldini resta encore un moment sans bouger. Il tenait la bougie un peu sur le côté, pour qu’il ne tombe pas de goutte de cire sur la table, et caressait du dos des doigts la surface lisse du cuir. Puis il retourna la première feuille et passa la main sur son envers, qui était comme du velours, à la fois rêche et doux. Il était très bon, ce cuir. Fait tout exprès pour un maroquin. Il ne rétrécirait presque pas au séchage et, si on le rebroussait bien à la paumelle, il retrouverait toute sa souplesse, cela se sentait tout de suite, rien qu’à le serrer entre le pouce et l’index ;il pourrait emmagasiner le parfum pour cinq ou dix ans ; c’était un très, très bon cuir – peut-être qu’il en ferait des gants, trois paires pour lui et trois pour sa femme, en vue du voyage jusqu’à Messine.

Il retira sa main. La table de travail avait une allure émouvante : comme tout y était prêt ! Le bassin de verre pour le bain de parfum, la plaque de verre pour le séchage, les creusets pour additionner les essences, le pilon et la spatule, le pinceau, la paumelle et les ciseaux. C’était comme si ces choses n’avaient fait que dormir parce qu’il faisait nuit et allaient reprendre vie demain. Peut-être devrait-il emporter cette table à Messine ? Et une partie de ses instruments, en se limitant aux plus importants ?... On était bien assis et l’on travaillait très bien, à cette table. Le plateau était en planches de chêne, et le piétement aussi, l’ensemble était entretoisé, si bien que rien ne tremblait ni ne branlait dans cette table, qui de surcroît ne craignait ni acide, ni huile, ni coup de couteau... et qui coûterait une fortune à emporter à Messine ! Même par bateau ! Et c’est pourquoi elle serait vendue, cette table, elle serait vendue demain, comme d’ailleurs tout ce qu’il y avait dessus, dessous et à côté ! Car lui, Baldini, avait le cœur tendre, certes, mais il avait aussi du caractère, et c’est pourquoi, même s’il lui en coûtait, il mettrait sa décision à exécution ; il abandonnerait tout cela les larmes aux yeux, mais il le ferait tout de même, car il savait que c’était la bonne décision, il avait reçu un signe.

Il se retourna pour sortir. Et voilà que ce petit être mal bâti lui bouchait la porte, il l’avait déjà presque oublié.

— C’est bien, dit Baldini. Tu diras à ton maître que le cuir est bien. Je passerai l’un de ces prochains jours pour le régler.

— Très bien, dit Grenouille sans bouger, barrant ainsi la route à Baldini, qui s’apprêtait à quitter l’atelier.

Baldini tiqua un peu mais, ne soupçonnant rien, il prit l’attitude du garçon pour de la timidité et non pour de l’astuce.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Tu as encore une commission à me faire ? Eh bien, dis-la.

Grenouille était toujours tassé sur lui-même et levait vers Baldini ce regard qui paraissait traduire l’anxiété, mais provenait en fait d’une tension de bête aux aguets.

— Je veux travailler chez vous, Maître Baldini. Chez vous, je veux travailler dans votre affaire.

Cela n’était pas dit sur le ton de la prière, mais de la revendication, et d’ailleurs ce n’était pas vraiment dit, c’était sorti comme sous pression, dans un sifflement de reptile. Et de nouveau Baldini se méprit sur l’énorme assurance de Grenouille, il y vit la maladresse d’un petit garçon. Il le regarda avec un sourire aimable et lui dit.

— Tu es apprenti tanneur, mon fils ; je n’ai pas l’emploi d’un apprenti tanneur. J’ai moi-même un compagnon, et je n’ai pas besoin d’un apprenti.

— Vous voulez parfumer ces peaux de chevreau, Maître Baldini ? Ces peaux que je vous ai apportées, vous voulez qu’elles sentent, n’est-ce pas ? siffla Grenouille comme s’il n’avait pas prêté attention à la réponse de Baldini.

— Effectivement, dit Baldini.

— Qu’elles sentent « Amor et Psyché » de Pélissier ? demanda Grenouille en se tassant encore davantage sur lui-même.

Là, Baldini fut parcouru d’un léger frisson de frayeur. Non qu’il se demandât comment ce petit gars était si bien au courant, mais simplement à entendre le nom de ce parfum détesté, dont sa tentative de déchiffrage s’était aujourd’hui soldée par un échec.

— Où vas-tu prendre cette idée absurde que j’utiliserais le parfum d’un autre, pour...

— Vous sentez ce parfum ! siffla Grenouille. Vous en avez sur le front, et dans la poche droite de votre habit, vous avez un mouchoir qui en est imprégné. Il n’est pas bon, cet « Amor et Psyché », il est mauvais, il y a dedans trop de bergamote et trop de romarin, et pas assez d’huile de rose.

— Ah ! tiens, dit Baldini qui était complètement surpris par le tour technique que prenait la conversation. Quoi d’autre ?

— Fleur d’oranger, limette, œillet, musc, jasmin, de l’eau-de-vie et quelque chose dont je ne connais pas le nom, tenez, c’est là ! Dans cette bouteille !

Et il tendit le doigt vers un endroit qui était dans le noir. Baldini brandit son chandelier dans la direction indiquée, son regard suivi l’index du garçon et tomba sur une bouteille du rayon ; elle était pleine d’un baume gris-jaune.

— Du storax ? demanda-t-il.

Grenouille acquiesça de la tête.

— Oui. C’est ce qui est là. Du storax.

Puis il se plia, comme tordu par une convulsion et murmura le mot pour lui seul au moins une douzaine de fois :

— Storaxstoraxstoraxstorax...

Baldini tendit sa bougie vers cet avorton qui coassait « storax » dans son coin et pensa : ou bien il est possédé, ou bien c’est un escroc, ou bien il est exceptionnellement doué. Car, judicieusement dosés, il était fort possible que les éléments indiqués pussent donner « Amor et Psyché » ; c’était même vraisemblable. Huile de rose, œillet et storax : c’étaient ces trois composants qu’il avait si désespérément cherchés cet après-midi ; avec eux, les autres éléments de la composition (qu’il croyait avoir reconnus lui aussi) collaient comme des sections pour former un joli gâteau rond. La question n’était plus que de savoir dans quelles proportions exactes il fallait les assembler. Et pour le découvrir, il faudrait à Baldini des jours entiers d’expériences, un travail épouvantable, presque pire encore que la simple identification des éléments, car il s’agirait alors de mesurer, de peser et de noter, et en même temps de faire terriblement attention, car la moindre inadvertance – la pipette qui tremble, une erreur en comptant les gouttes – pouvait tout gâcher. Et chaque essai loupé était affreusement cher. Chaque mélange gâché coûtait une petite fortune... Il allait mettre ce petit bonhomme à l’épreuve, il allait lui demander la formule exacte d’« Amor et Psyché ». S’il la savait, au gramme et à la goutte près, alors c’était à l’évidence un escroc, qui avait extorqué d’une manière ou d’une autre la recette de Pélissier pour trouver accès et embauche chez Baldini. Mais s’il la devinait approximativement, alors c’était un génie olfactif, et comme tel il piquait l’intérêt professionnel de Baldini. Non que celui-ci revînt sur la décision qu’il avait prise de lâcher son affaire ! Ce n’est pas le parfum de Pélissier en lui-même qui lui importait. Même si ce gars lui en procurait des litres, Baldini ne songeait pas un instant à en parfumer le maroquin du comte de Verhamont, mais... Mais on n’avait tout de même pas été parfumeur sa vie entière, on ne s’était pas occupé sa vie entière de la composition des parfums, pour perdre d’une heure à l’autre toute sa passion professionnelle ! Cela l’intéressait à présent de trouver la formule de ce maudit parfum, et plus encore d’explorer le talent de cet inquiétant garçon, qui avait été capable de lire un parfum sur son front. Il voulait savoir ce que cela cachait. Il était tout simplement curieux.

— Tu as, semble-t-il, le nez fin, jeune homme, dit-il quand Grenouille eut fini de coasser.

Il revint sur ses pas dans l’atelier, pour poser soigneusement le chandelier sur la table de travail.

— Le nez fin, il n’y a pas de doute, reprit-il, mais...

— J’ai le meilleur nez de Paris, Maître Baldini, interrompit Grenouille de sa voix grinçante. Je connais toutes les odeurs du monde, toutes celles qui se trouvent à Paris, toutes, seulement il y en a dont je ne connais pas le nom, mais je peux aussi apprendre les noms, toutes les odeurs qui ont des noms, ça ne fait pas beaucoup, ça ne fait que quelques milliers. Je les apprendrai tous, je n’oublierai jamais le nom de ce baume, storax, ce baume s’appelle storax, ce baume s’appelle storax, il s’appelle storax.

— Tais-toi ! cria Baldini. Ne m’interromps pas quand je parle ! Tu es impertinent et prétentieux. Personne au monde ne connaît mille odeurs par leurs noms. Moi-même, je n’en connais pas mille par leurs noms, mais seulement quelques centaines, car dans notre métier il n’y en a pas plus de quelques centaines ; tout le reste ne sent pas, mais pue !

Grenouille, qui s’était presque épanoui physiquement pendant son interruption éruptive et qui s’était même échauffé un instant jusqu’à faire de grands cercles avec ses bras pour indiquer « tout, tout » ce qu’il connaissait, se recroquevilla instantanément devant la réplique de Baldini comme un petit crapaud noir et resta sur le seuil, aux aguets, sans bouger. Baldini reprit :

— Je sais depuis longtemps, naturellement, qu’« Amor et Psyché » est composé de storax, d’huile de rose et d’œillet, et puis de bergamote et d’extrait de romarin, etc... Pour le découvrir, il faut juste, encore une fois, un assez bon nez, et il se peut tout à fait que Dieu t’ait donné un assez bon nez, comme à beaucoup, beaucoup d’autres gens encore, en particulier de ton âge. Le parfumeur, en revanche (et là Baldini leva l’index et bomba la poitrine), le parfumeur a besoin de plus que d’un assez bon nez. Il a besoin d’un organe olfactif que des dizaines d’années de formation ont rendu infaillible et qui lui permet de déchiffrer à coup sûr les odeurs les plus complexes, leur nature et leurs proportions, mais aussi de créer des mélanges d’odeurs nouveaux et inconnus. Un tel nez (et là Baldini tapota le sien du doigt) il ne s’agit pas de l’avoir, jeune homme ! Un tel nez, cela s’acquiert à force de travail et de persévérance. A moins, peut-être, que tu ne sois capable de fournir à la demande la formule exacte d’« Amor et Psyché » ? Eh bien ? En serais-tu capable ?

Grenouille ne répondit pas.

— Serais-tu capable, peut-être, de me l’indiquer approximativement ? dit Baldini en se penchant un peu pour mieux distinguer le crapaud près de la porte. Juste en gros, à peu près ? Eh bien ? Parle, toi qui es le meilleur nez de Paris !

Mais Grenouille ne pipait mot.

— Tu vois ? dit Baldini à la fois satisfait et déçu en se redressant. Tu ne peux pas. Evidemment pas. Comment le pourrais-tu, d’ailleurs. Tu es comme quelqu’un qui, en mangeant, sait si le potage est au cerfeuil ou au persil. Bon, c’est déjà ça. Mais pour autant, tu es encore loin d’être un cuisinier. Dans tout art, et aussi dans tout métier – note bien cela avant de partir –, le talent n’est presque rien, et l’expérience est tout, que l’on acquiert à force de modestie et de travail.

Il reprenait le chandelier sur la table quand, depuis la porte, la voix grinçante de Grenouille lança :

— Je ne sais pas ce que c’est qu’une formule, Maître. Cela, je ne le sais pas, mais sinon je sais tout !

— Une formule est l’alpha et l’oméga de tout parfum, rétorqua Baldini sévèrement, car il voulait maintenant mettre un terme à cette conversation. C’est l’indication minutieuse des proportions dans lesquelles il faut mélanger les différents ingrédients pour obtenir le parfum qu’on souhaite et qui n’est semblable à aucun autre ; c’est cela, la formule. C’est la recette, si tu préfères ce mot.

— Formule, formule, coassa Grenouille en se faisant un peu plus grand devant la porte. Je n’ai pas besoin de formule. J’ai la recette dans le nez. Dois-je en faire le mélange pour vous, Maître, dois-je en faire le mélange, dois-je ?

— Comment cela ? cria Baldini assez fort en fourrant sa bougie tout près du visage de ce gnome. Comment cela, faire le mélange ?

Pour la première fois, Grenouille ne se recroquevilla pas mais, tendant le doigt dans le noir, il dit :

— Mais elles sont toutes là, voyons, les odeurs dont on a besoin, elles sont toutes là dans cette pièce. L’huile de rose est là ! La fleur d’oranger est là ! L’œillet, là ! Le romarin, là !...

— Bien sûr qu’elles sont là ! hurla Baldini. Elles sont toutes là ! Mais moi je te dis, tête de bois, que ça ne sert à rien tant qu’on n’a pas la formule !

— ... Le jasmin, là ! L’eau-de-vie, là ! La bergamote, là ! Le storax, là ! coassait Grenouille sans s’arrêter, en montrant à chaque nom un autre endroit de la pièce, où il faisait tellement sombre qu’on y devinait tout au plus l’ombre des rayons garnis de bouteilles.

— Je parie que tu y vois aussi dans le noir, hein ? lui lança méchamment Baldini. Tu n’as pas seulement le nez le plus fin de Paris, mais encore la vue la plus perçante, c’est ça ? Eh bien, si tu as ne serait-ce que d’assez bonnes oreilles, ouvre-les grandes et écoute ce que je vais te dire : tu es un petit escroc. Tu as vraisemblablement ramassé chez Pélissier je ne sais quel renseignement, à force d’espionner, hein ? Et tu crois que tu vas pouvoir me rouler ?

Grenouille, à la porte, s’était maintenant redressé de toute sa taille, si l’on peut dire, il avait les jambes légèrement écartées et tenait les bras légèrement ouverts, si bien qu’il avait l’air d’une araignée noire, accrochée au chambranle et au seuil.

— Donnez-moi dix minutes, débita-t-il avec une certaine aisance, et je vous fais ce parfum « Amor et Psyché ». Là, tout de suite, dans cette pièce. Maître, donnez-moi cinq minutes !

— Tu t’imagines que je vais te laisser faire joujou dans mon atelier ? Avec des essences qui valent une fortune ? Toi ?

— Oui, dit Grenouille.

— Bah ! s’écria Baldini en lâchant tout d’un coup tout son souffle.

Puis il respira à fond, regarda longuement l’araignée en question, et réfléchit. Au fond, ça n’a pas d’importance, songea-t-il, puisque de toute façon demain tout est fini. Certes, je sais bien qu’il ne peut pas faire ce dont il prétend être capable, sinon il serait encore plus fort que le grand Frangipane. Mais pourquoi ne le ferais-je pas démontrer de visu ce que je sais déjà ? Sinon, peut-être qu’un beau jour, à Messine – on devient parfois bizarre, en vieillissant, et l’on se raccroche aux lubies les plus aberrantes – l’idée que j’aie pu laisser passer un génie olfactif, un être comblé par la grâce divine, un enfant prodige... C’est tout à fait exclu. D’après tout ce que me dit ma raison, c’est exclu. Mais les miracles existent, c’est un fait avéré. Eh bien, si le jour où je mourrai, à Messine, l’idée me vient sur mon lit de mort qu’un certain soir, à Paris, je me suis bouché les yeux devant un miracle... Ce ne serait pas très agréable, Baldini ! Que cet ahuri gâche donc ces quelques gouttes de musc et d’huile de rose, tu les aurais gâchées toi-même si le parfum de Pélissier t’intéressait encore vraiment. Et que pèsent ces quelques gouttes (encore qu’elles coûtent cher, très, très cher !) comparées à la certitude de savoir, et à une fin de vie tranquille ?

— Ecoute-moi bien, dit-il avec une sévérité feinte. Ecoute-moi bien ! Je... Au fait, comment t’appelles tu ?

— Grenouille, dit Grenouille. Jean-Baptiste Grenouille.

— Ah ! dit Baldini. Eh bien, écoute-moi bien, Jean Baptiste Grenouille. J’ai réfléchi. Je veux que tu aies l’occasion de prouver ce que tu affirmes, maintenant, tout de suite. Ce sera du même coup une occasion pour toi d’apprendre, par un échec éclatant, la vertu d’humilité qui, si l’on peut comprendre et excuser qu’elle soit encore peu développée à un âge aussi jeune que le tien, n’en est pas moins une condition indispensable de ton existence ultérieure, comme membre de ta corporation et de ton état, comme époux, comme sujet du roi, comme être humain et comme bon chrétien. Je suis disposé à ce que cette leçon te soit donnée à mes frais, car certaines raisons font que je suis aujourd’hui d’humeur généreuse. Et puis, qui sait, peut-être qu’un jour le souvenir de cette scène me mettra de belle humeur. Mais ne va pas t’imaginer que tu puisses me rouler ! Le nez de Giuseppe Baldini est vieux, mais il est subtil, suffisamment subtil pour détecter aussitôt la moindre différence entre ce produit – et, ce disant, il tira de sa poche le mouchoir imprégné d’« Amor et Psyché » et l’agita sous le nez de Grenouille – et ta mixture. Approche, meilleur nez de Paris ! Approche de cette table et montre ce dont tu es capable ! Mais prends garde de rien renverser ni faire tomber ! Ne touche à rien, je vais d’abord faire davantage de lumière. Il nous faut un grand éclairage, pour cette petite expérience, n’est-ce pas ?

Et il prit deux autres chandeliers posés au bord de la table de chêne, et les alluma. Il les disposa tous trois côte à côte sur le grand côté de la table, au fond, écarta les peaux de chevreau et dégagea le centre de la table. Puis, à gestes vifs et calmes, il prit sur un petit meuble les instruments nécessaires à l’opération : la grande bouteille pansue pour le mélange, l’entonnoir de verre, la pipette, le petit et le grand verre gradué, et il les rangea soigneusement devant lui sur le plateau de chêne.

Grenouille, pendant ce temps, s’était détaché du chambranle de la porte. Déjà pendant le pompeux discours de Baldini, il avait perdu toute sa raideur crispée de bête aux aguets. Il n’avait entendu que l’acceptation, que le oui, avec la jubilation intérieure d’un enfant qui a difficilement obtenu ce qu’il désirait et qui se moque des restrictions, conditions et considérations morales dont on assortit la permission. Très à l’aise sur ses deux jambes et ressemblant pour la première fois plus à un homme qu’à un animal, il laissa s’achever l’homélie du parfumeur dans une parfaite indifférence, sachant que l’homme qui lui cédait là était déjà à sa merci.

Tandis que Baldini était encore à manipuler ses chandeliers sur la table, Grenouille se glissait déjà vers les recoins sombres de l’atelier, près des rayons pleins d’essences, d’huiles et d’extraits précieux, et, obéissant à son flair infaillible, y choisissait les flacons qui lui étaient nécessaires. Il lui en fallait neuf : essence de fleur d’oranger, huile de limette, huiles d’œillet et de rose, extraits de jasmin, de bergamote et de romarin, teinture de musc et baume de storax, qu’il eut vite fait de cueillir sur les rayons et de disposer sur le bord de la table. Enfin, il charria jusqu’au pied de la table une bonbonne d’esprit-de-vin hautement concentré. Puis il se plaça derrière Baldini, qui était encore en train de disposer ses instruments avec une pointilleuse minutie, déplaçant légèrement tel récipient dans un sens, tel autre dans un autre, afin que tout se présentât dans la bonne vieille ordonnance traditionnelle et eût belle allure à la lumière des chandeliers, et il attendit, tremblant d’impatience, que le vieux s’écarte et lui laisse la place.

— Voilà ! dit enfin Baldini en s’effaçant. Voici aligné tout ce dont tu as besoin pour... disons gentiment ton « expérience ». Ne casse rien, ne verse pas à côté ! Car note bien ceci : ces liquides, que je te permets à présent de manipuler pendant cinq minutes, sont d’un prix et d’une rareté tels, que jamais plus de ta vie tu n’auras l’occasion d’en tenir entre tes mains sous une forme aussi concentrée !

— Combien dois-je vous en faire, Maître ? demanda Grenouille.

— En faire, de quoi ? dit Baldini. Qui n’avait pas encore achevé son discours.

— Combien de parfum, coassa Grenouille. Combien en voulez-vous ? Dois-je remplir à ras bord la grosse bouteille ?

Et il montrait du doigt la bouteille à mélanger, qui tenait bien trois litres.

— Non ! Surtout pas ! cria Baldini, atterré.

Ce qui avait crié ainsi en lui, c’était la peur spontanée, mais aussi profondément enracinée, de voir gaspiller son bien. Et comme s’il avait honte de s’être ainsi démasqué, il ajouta aussitôt, toujours en hurlant :

— Et puis je te serais reconnaissant de ne pas me couper la parole !

Puis il reprit plus calmement, en mettant quelque ironie dans son ton :

— Qu’aurions-nous à faire d’un parfum que nous n’apprécions ni l’un ni l’autre ? Il suffit en somme d’un demi verre gradué. Mais comme il est difficile de mélanger avec précision d’aussi petites quantités, je veux bien te permettre de remplir au tiers la bouteille à mélanger.

— Bien, dit Grenouille, je vais remplir un tiers de cette bouteille d’« Amor et Psyché ». Mais, Maître Baldini, je vais le faire à ma façon. Je ne sais pas si c’est la façon que reconnaît la corporation, car celle-là, je ne la connais pas, mais je vais faire à ma façon.

— Je t’en prie ! dit Baldini, sachant qu’il n’y avait pas telle et telle manière de procéder à cette opération, mais qu’il n’y en avait qu’une seule possible et judicieuse, qui consistait, connaissant la formule, à faire des règles de trois en fonction de la quantité à obtenir, à mélanger très précisément les essences en conséquence, puis à y ajouter l’alcool dans une proportion elle-même exacte, qui variait généralement entre un à dix et un à vingt, pour parvenir au parfum définitif. C’était la seule façon, il savait qu’il n’en existait pas d’autre. Et c’est bien pourquoi le spectacle auquel il allait assister, et qu’il suivit d’abord d’un air ironique et distant, puis avec inquiétude et étonnement, et pour finir avec simplement une stupeur désarmée, ne put lui apparaître que comme un prodige pur et simple. Et cette scène se grava si profondément dans sa mémoire qu’il ne l’oublia plus jusqu’à la fin de ses jours.



15


Le petit homme déboucha tout d’abord la bonbonne d’esprit-de-vin. Il eut du mal à arracher du sol et à hisser le lourd récipient. Il fallait qu’il le lève presque jusqu’à hauteur de sa tête, pour atteindre l’entonnoir perché sur la bouteille à mélanger, où il versa directement l’alcool sans recourir au verre gradué. Baldini frissonna au spectacle d’une incompétence aussi énorme : non seulement cet animal foulait aux pieds les lois éternelles de la parfumerie en commençant par le solvant, mais encore il n’en avait même pas les moyens physiques ! Il faisait un tel effort qu’il en tremblait, et Baldini s’attendait d’un instant à l’autre à voir la lourde bonbonne se fracasser sur la table en y écrasant tout. Les bougies, songea-t-il, mon Dieu, les bougies ! ça va donner une explosion, il va incendier ma maison !... Il allait déjà se précipiter pour arracher la bonbonne à ce fou, quand Grenouille la redressa lui-même, la redescendit jusque par terre sans dommage et la reboucha. Dans la bouteille à mélanger, le liquide limpide et léger oscillait – il n’en était pas tombé une seule goutte à côté. Pendant quelques instants, Grenouille reprit son souffle, et son visage avait un air de contentement, comme s’il s’était déjà acquitté là de la partie la plus délicate de son travail. Et de fait, ce qui suivit alla à une telle vitesse que les yeux de Baldini ne purent suivre ni, encore moins, distinguer dans ce qui se passait là un ordre ou même le moindre déroulement logique.

Apparemment au petit bonheur, Grenouille piochait dans la rangée de flacons contenant les essences, arrachait leurs bouchons de verre, reniflait une seconde le contenu, versait dans l’entonnoir un peu de l’un, y mettait quelques gouttes d’un autre, y envoyait une giclée d’un troisième, etc... Pipette, tube à essai, verre gradué, petite cuiller et agitateur : tous les instruments qui permettent au parfumeur de maîtriser la procédure compliquée du mélange, Grenouille ne les toucha pas une seule fois. On aurait dit un simple jeu, comme un enfant qui barbote et qui touille, prétendant préparer une soupe, alors qu’il fait un brouet infâme d’eau, d’herbe et de boue. Oui, comme un enfant, songea Baldini ; d’ailleurs, soudain, on dirait un enfant, en dépit de ses mains trapues, de sa face pleine de cicatrices et de crevasses, et de son nez en patate comme celui d’un vieil homme. Je l’ai pris pour plus vieux qu’il n’est, et voilà maintenant qu’il me semble plus jeune ; il me semble avoir trois ou quatre ans ; comme ces petites ébauches d’hommes, inabordables, incompréhensibles et têtues qui, prétendument innocentes, ne pensent qu’à elles-mêmes, voudraient tout soumettre en ce monde à leur despotisme et du reste y parviendraient, si on cédait à leur folie des grandeurs et si on ne les disciplinait peu à peu par les mesures éducatives les plus strictes, pour les amener à la manière d’être bien maîtrisée qui est celle des êtres humains achevés. Il y avait un petit enfant fanatique dans ce jeune homme qui était debout devant la table, les yeux brillants, et avait oublié tout ce qui l’entourait, ne sachant manifestement plus qu’il y avait autre chose dans l’atelier que lui et ces bouteilles qu’il portait à l’entonnoir avec une balourdise précipitée pour fabriquer sa mixture aberrante, dont ensuite il prétendrait dur comme fer (et en y croyant, de surcroît !) que c’était le délicat parfum « Amor et Psyché ». Baldini en avait des frissons, de voir, à la lumière vacillante des bougies, cet être s’agiter avec tant d’affreuse assurance et tant d’affreuse ineptie : des êtres pareils, songea-t-il (et pendant un moment il se sentit de nouveau tout aussi triste et malheureux et furieux que l’après midi, lorsqu’il avait contemplé la ville qui rougeoyait au soleil couchant), de tels êtres n’auraient pas pu exister jadis ; c’était un échantillon tout à fait nouveau de l’espèce, qui n’avait pu voir le jour que dans cette époque de débâcle et de débandade... Mais il allait avoir droit à sa leçon, le présomptueux blanc-bec ! Au terme de ce numéro ridicule, Baldini allait lui passer un de ces savons, à le faire repartir à plat ventre et dans l’état de nullité minable où il était arrivé. Racaille ! Vraiment, au jour d’aujourd’hui, il ne fallait plus se commettre avec personne, car ça grouillait de toutes parts de ridicules canailles !

Baldini était à ce point occupé par son indignation intérieure et par le dégoût de son époque qu’il ne comprit pas bien ce que cela pouvait signifier quand Grenouille, soudain, reboucha tous les flacons, retira l’entonnoir de la bouteille à mélanger et, prenant celle-ci d’une main par le goulot et la bouchant du plat de sa main gauche, la secoua énergiquement. La bouteille avait déjà fait plusieurs pirouettes dans les airs et son précieux contenu avait déjà été plusieurs fois précipité comme de la limonade du fond au goulot et du goulot au fond, quand Baldini émit un cri de rage et d’effroi :

— Halte ! proféra-t-il d’une voix éraillée. Maintenant, ça suffit ! Arrête immédiatement ! Basta ! Pose tout de suite cette bouteille sur la table et ne touche plus à rien, tu m’as compris, plus à rien ! Il fallait que je sois fou pour seulement prêter l’oreille à tes sornettes. Ta façon de manipuler les choses, ta grossièreté, ton incompétence effarante me montrent bien que tu n’es qu’un bousilleur d’ouvrage, un bousilleur et un barbare, et par-dessus le marché un béjaune insolent et pouilleux. Tu ne serais même pas fichu de faire de la limonade, ni même d’être le dernier des vendeurs d’eau de réglisse, sans même parler d’être parfumeur ! Considère-toi comme bien heureux, sois reconnaissant et satisfait si ton maître veut bien que tu continues à patauger dans le tannin ! Ne te risque plus jamais, tu m’entends, plus jamais à franchir le seuil d’une parfumerie !

Ainsi parlait Baldini. Mais tandis qu’il parlait encore, l’espace tout autour de lui était déjà saturé d’« Amor et Psyché ». Il y a une évidence du parfum qui est plus convaincante que les mots, que l’apparence visuelle, que le sentiment et que la volonté. L’évidence du parfum possède une conviction irrésistible, elle pénètre en nous comme dans nos poumons l’air que nous respirons, elle nous emplit, nous remplit complètement, il n’y a pas moyen de se défendre contre elle.

Grenouille avait reposé la bouteille, retiré de son goulot sa main humectée de parfum, qu’il avait essuyée sur le bas de sa veste. Les deux pas qu’il fit en arrière et le mouvement gauche qu’il eut pour ployer l’échine sous l’algarade de Baldini déplacèrent assez d’air pour répandre tout alentour le parfum qui venait de naître. Il n’en fallait pas davantage. Certes, Baldini continuait à fulminer, à tempêter et à pester ; mais à chaque respiration, la fureur qu’il affichait trouvait moins d’aliment en lui. Il avait obscurément le sentiment d’être réfuté, et c’est pourquoi la fin de son discours fut d’une véhémence aussi extrême que creuse. Et lorsqu’il se tut, et qu’il eut gardé le silence un moment, il n’avait plus besoin que Grenouille dise :

— C’est fait.

Il savait déjà.

Mais néanmoins, bien qu’il fût baigné maintenant de tous côtés par des flots d’« Amor et Psyché », il s’avança vers la vieille table de chêne, afin de procéder à un essai. Il tira un petit mouchoir de dentelle, frais et blanc comme neige, de la poche de son habit, de la poche gauche, le déploya et y fit tomber quelques gouttes puisées dans la bouteille à mélanger avec la longue pipette. Il agita le mouchoir, bras tendu, pour l’aérer, puis, d’un geste gracieux qu’il savait si bien faire, le fit passer sous son nez en respirant le parfum. Tandis qu’il l’expirait par saccades, il s’assit sur un tabouret. Son visage, l’instant d’avant encore écarlate sous le coup de son accès de fureur, devint soudain tout pâle.

— Incroyable, chuchota-t-il pour lui-même, Dieu du Ciel, c’est incroyable...

Et il ne cessait de fourrer son nez sur le mouchoir, et de le renifler, et de secouer la tête, et de murmurer :

— Incroyable.

C’était « Amor et Psyché », sans le moindre doute possible, « Amor et Psyché », le mélange génial et détesté, copié avec une précision telle que Pélissier lui-même n’eût pas fait la différence avec son produit.

— Incroyable...

Le grand Baldini était affalé, petit et pâle, sur son tabouret et il avait l’air ridicule, avec son petit mouchoir à la main, qu’il pressait sous son nez comme une vieille fille enrhumée. Maintenant, pour le coup, il avait perdu sa langue. Il ne disait même plus « incroyable », il se contentait, avec un léger hochement de tête ininterrompu, de fixer des yeux le contenu de la bouteille en émettant un monotone :

— Hum-hum-hum..., hum-hum-hum..., hum-hum-hum...

Au bout d’un moment, Grenouille s’approcha de la table, comme une ombre.

— Ce n’est pas un bon parfum, dit-il. Il est très mal composé, ce parfum.

— Hum-hum-hum-..., dit Baldini en hochant la tête.

Non qu’il approuvât, mais il était dans un tel état de désarroi et d’apathie qu’on aurait pu lui dire n’importe quoi : il aurait dit « hum-hum-hum » et hoché la tête. Et d’ailleurs il continua à hocher la tête et à murmurer « hum-hum-hum » sans faire aucunement mine d’intervenir quand Grenouille, pour la seconde fois, se mit à mélanger, versa pour la seconde fois l’esprit-de-vin de la bonbonne dans la bouteille à mélanger, allongeant ainsi le parfum qui s’y trouvait, quand pour la seconde fois il fit couler, apparemment au petit bonheur et en n’importe quelle quantité, le contenu des flacons dans l’entonnoir. Ce n’est que vers la fin de l’opération (Grenouille, cette fois, ne secouait pas la bouteille, mais la faisait tourner doucement, comme un verre de cognac, peut-être par égard pour la sensibilité de Baldini, peut-être parce que le contenu lui en paraissait cette fois plus précieux) et alors que le liquide, achevé par conséquent, tournait en rond dans la bouteille, que Baldini émergea de son assoupissement et se leva, mais à vrai dire sans cesser de tenir son mouchoir devant son nez, comme s’il voulait se cuirasser contre une nouvelle agression.

— C’est fait, Maître, dit Grenouille. Maintenant, c’est un fort bon parfum.

— Oui-oui, c’est bon, c’est bon, répondit Baldini avec un geste las de sa main libre.

— Vous ne voulez pas faire un essai ? continuait Grenouille en gargouillant. Vous ne voulez pas, Maître ? Un essai ?

— Plus tard, à présent je ne suis pas d’humeur à faire un essai... J’ai d’autres soucis en tête. Va-t’en, maintenant, va !

Et il prit son chandelier, alla vers la porte et gagna la boutique. Grenouille le suivit. Ils arrivèrent dans l’étroit couloir qui menait à l’entrée de service. Le vieux traîna les pieds jusqu’à la porte, tira le verrou et ouvrit. Il s’effaça pour laisser sortir le garçon.

— Vous voulez bien maintenant que je travaille chez vous, Maître, vous voulez bien ? demanda Grenouille.

Il était déjà sur le seuil et était de nouveau tassé sur lui-même, avait de nouveau l’air d’une bête aux aguets.

— Je ne sais pas, dit Baldini, j’y réfléchirai. Va.

Et Grenouille avait disparu, tout d’un coup, avalé par l’obscurité. Baldini restait planté là, regardant dans le noir d’un œil rond. De la main droite, il tenait le chandelier, dans la gauche le mouchoir, comme quelqu’un qui saigne du nez : mais en fait il avait peur, ni plus ni moins. Il se dépêcha de verrouiller la porte. Puis il ôta le mouchoir qui lui protégeait le visage, le fourra dans sa poche et retraversa la boutique jusqu’à l’atelier.

Le parfum était si divinement bon que Baldini en eut immédiatement les larmes aux yeux. Il n’avait pas besoin de faire un essai dans les règles, il se tenait juste debout devant la table de travail où était la bouteille à mélanger, et il respirait. Le parfum était magnifique. Comparé à « Amor et Psyché », c’était comme une symphonie comparée au crincrin esseulé d’un violon. C’était davantage encore. Baldini ferma les yeux et vit monter en lui les souvenirs les plus sublimes. Il se vit, jeune homme, traverser le soir les jardins de Naples ; il se vit dans les bras d’une femme aux boucles noires et vit la silhouette d’un bouquet de roses sur le rebord de la fenêtre, par où soufflait une brise nocturne ; il entendit des chants d’oiseaux qui se faisaient écho et la musique lointaine d’une taverne du port ; il entendit un chuchotement à son oreille, il entendit un « je t’aime » et sentit la volupté lui hérisser le poil, là, maintenant, à cet instant même ! Il ouvrit brusquement les yeux et poussa un grand soupir de plaisir. Ce parfum n’était pas un parfum comme on en connaissait jusque-là. Ce n’était pas un parfum qui vous donne une meilleure odeur, pas un sent bon, pas un produit de toilette. C’était une chose entièrement nouvelle, capable de créer par elle-même tout un univers, un univers luxuriant et enchanté, et l’on oubliait d’un coup tout ce que le monde alentour avait de dégoûtant, et l’on se sentait si riche, si bien, si libre, si bon...

Les poils se rabattirent, sur le bras de Baldini, et une enivrante sérénité l’envahit. Il prit la peau, la peau de chevreau qui était posée au bord de la table et, saisissant un tranchet, il entreprit de la tailler. Puis il posa les morceaux dans le bassin de verre et versa dessus le nouveau parfum. Il recouvrit le bassin d’une plaque de verre, recueillit le reste du parfum dans deux flacons, qu’il munit d’étiquettes où il inscrivit : « Nuit Napolitaine ». Puis il éteignit la lumière et se retira.

En haut, près de sa femme, au cours du dîner, il ne dit rien. Il ne dit surtout rien de la décision solennelle qu’il avait prise l’après-midi. Sa femme non plus ne dit rien, car elle remarqua qu’il était de belle humeur, et elle en fut très contente. Il renonça aussi à aller jusqu’à Notre-Dame pour remercier Dieu de sa force de caractère, Et même, il oublia ce jour là pour la première fois de dire sa prière du soir.



16


Le lendemain matin, il alla tout droit chez Grimal. Pour commencer, il paya le chevreau, et au prix fort, sans murmurer ni marchander aucunement. Et puis il invita Grimal à vider une bouteille de vin blanc à la Tour d’Argent et négocia l’embauche de l’apprenti Grenouille. Il va de soi qu’il ne souffla mot de la raison pour laquelle il le voulait, ni de l’emploi qu’il entendait en faire. Il raconta un bobard, prétextant une grosse commande de cuirs parfumés, pour l’exécution de laquelle il avait besoin d’un petit commis. Il lui fallait un garçon frugal, qui lui rende de petits services, lui taille le cuir, etc. Il commanda une seconde bouteille et offrit vingt livres pour dédommager Grimal du désagrément que lui causerait la perte de Grenouille. Vingt livres étaient une somme énorme. Grimal dit aussitôt : tope-là ! Ils se rendirent à la tannerie où, curieusement, Grenouille avait déjà fait son balluchon et attendait ; Baldini allongea ses vingt livres et l’emmena aussitôt, conscient d’avoir fait la meilleure affaire de sa vie.


Grimal, qui était lui aussi convaincu d’avoir fait la meilleure affaire de sa vie, retourna à la Tour d’Argent et y but deux autres bouteilles de vin, puis vers midi se transporta au Lion d’Or, sur l’autre rive, et là s’enivra avec si peu de retenue que, tard dans la nuit, voulant retourner encore à la Tour d’Argent, il confondit la rue Geoffroy-l’Asnier avec la rue des Nonaindières et, de ce fait, au lieu d’aboutir directement au Pont-Marie, comme il le désirait, il atterrit pour son malheur sur le quai des Ormes, d’où il se flanqua de tout son long, tête en avant, dans l’eau, comme dans un lit douillet. Il mourut sur le coup. Mais il fallut du temps pour que le fleuve l’écarte de l’eau peu profonde où il avait chu et l’entraîne, le long des péniches amarrées, jusqu’en plein courant, et ce n’est qu’au petit matin que le tanneur Grimal, ou plutôt son cadavre détrempé, se mit à cingler plus gaillardement vers l’aval et vers l’ouest.

A l’heure où il doubla le Pont-au-Change, sans bruit et sans heurter la pile du pont, Jean-Baptiste Grenouille se mettait justement au lit à vingt mètres au-dessus de lui. Dans le coin le plus reculé de l’atelier de Baldini, on lui avait donné une couche étroite dont il était en train de prendre possession, tandis que son ancien patron, bras et jambes allongés, descendait la Seine dans le froid. Il se mit voluptueusement en boule et se fit petit comme la tique. Comme le sommeil le gagnait, il s’enfonça de plus en plus profondément en lui-même et fit une entrée triomphale dans sa citadelle intérieure où il entreprit, pour fêter sa victoire, de célébrer en rêve une fête olfactive, une gigantesque orgie de fumée d’encens et de vapeurs de myrrhe, en l’honneur de lui-même.



17


L’acquisition de Grenouille marqua le début de l’ascension de la maison Giuseppe Baldini vers une renommée nationale et même européenne. Le carillon persan n’était plus jamais silencieux et les hérons ne cessaient de cracher, dans la boutique du Pont-au-Change.

Dès le soir même, Grenouille dut faire une grosse bonbonne de « Nuit Napolitaine », dont au cours de la journée suivante on vendit plus de quatre-vingts flacons. La réputation du parfum se répandit à une vitesse fulgurante. Chénier en avait les yeux vitreux, à force de compter l’argent, et mal dans le dos, de toutes les profondes courbettes qu’il devait exécuter, car on voyait défiler de hautes et de très hautes personnalités, ou du moins les serviteurs de hautes et de très hautes personnalités. Et même, un jour, la porte s’ouvrit dans un grand fracas et l’on vit entrer le laquais du comte d’Argenson, criant comme seuls savent crier les laquais qu’il lui fallait cinq bouteilles du nouveau parfum, et Chénier en tremblait encore de respect un quart d’heure après, car le comte d’Argenson était Intendant, ministre de la guerre, et l’homme le plus puissant de Paris.

Pendant que Chénier, dans la boutique, devait faire face tout seul à l’assaut de la clientèle, Baldini s’était enfermé dans l’atelier avec son nouvel apprenti. Vis-à-vis de Chénier, il justifiait cette disposition par une théorie abracadabrante qu’il appelait « division du travail et rationalisation ». Pendant des années, déclarait-il, il avait patiemment assisté au débauchage de sa clientèle par les Pélissier et autres personnages faisant fi de la corporation et gâchant le métier. Maintenant, sa patience était à bout. Maintenant, il relevait le défi et rendait coup pour coup à ces insolents parvenus, et ce en employant les mêmes moyens qu’eux : chaque saison, chaque mois et, s’il le fallait, chaque semaine, il abattrait la carte de parfums nouveaux, et quels parfums ! Il allait puiser à pleines mains dans ses ressources de créateur. Et pour cela il était nécessaire qu’assisté uniquement d’un commis sans formation il se consacre tout entier et exclusivement à la production des parfums, tandis que Chénier s’occuperait exclusivement de leur vente. Avec cette méthode moderne, on allait ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de la parfumerie, on allait balayer la concurrence et devenir immensément riche – oui, il disait délibérément et expressément « on », car il songeait à accorder un certain pourcentage de ces immenses richesses au compagnon qui l’avait si longtemps et si bien servi.

Voilà seulement quelques jours, Chénier eût considéré de tels propos, de la part de son maître, comme les premiers symptômes de la démence sénile. « Cette fois, il est mûr pour la Charité, aurait-il pensé, il n’y en a plus pour longtemps avant qu’il lâche définitivement ses pipettes. » A présent, il ne pensait plus rien. Il n’en avait plus le temps, il avait trop à faire. Il avait tant à faire que, le soir, il était quasiment trop épuisé pour vider la caisse pleine à craquer et pour y prélever sa part. L’idée ne lui serait jamais venue que ce qu’il y avait là-dessous n’était pas catholique, quand il voyait Baldini sortir presque chaque jour de son atelier avec un nouveau produit.

Et quels produits c’étaient ! Non seulement des parfums de grande, de très grande classe, mais aussi des crèmes et des poudres, des savons, des lotions capillaires, des eaux, des huiles... Tout ce qui devait avoir une senteur avait désormais des senteurs nouvelles, différentes, plus magnifiques que jamais. Et sur tout, mais vraiment tout ce qui sortait, n’importe quel jour, de l’imagination débordante de Baldini, même sur ces nouveaux rubans parfumés pour attacher les cheveux, le public se ruait comme si on l’avait ensorcelé, et le prix n’avait aucune importance. Tout ce que sortait Baldini était un succès. Et le succès avait la puissance et l’évidence d’un phénomène de la nature, si bien que Chénier renonça à en chercher la cause. Que par exemple le nouvel apprenti, ce gnome si gauche qui logeait dans l’atelier comme un chien et qu’on voyait parfois, quand le maître sortait, occupé à l’arrière plan à essuyer des bocaux ou à nettoyer des mortiers, que cet être inexistant pût être pour quelque chose dans le prodigieux essor de la maison, c’est une chose à laquelle Chénier n’aurait même pas cru si on la lui avait dite.

Naturellement, le gnome y était pour beaucoup, et même pour tout. Ce que Baldini apportait de l’atelier dans la boutique et donnait à vendre à Chénier n’était qu’une fraction de ce que Grenouille concoctait à huis clos. Baldini, le nez au vent, avait peine à suivre. C’était parfois pour lui un véritable supplice que d’avoir à choisir entre toutes les splendeurs que produisait Grenouille. Cet apprenti sorcier aurait pu approvisionner en recettes tous les parfumeurs de France sans se répéter, sans fournir une seule fois quelque chose de médiocre ou seulement de moyen... ou plus exactement, il n’aurait justement pas pu les approvisionner en recettes, c’est-à-dire en formules, car au début Grenouille composait ses parfums de la manière chaotique et fort peu professionnelle qui était déjà connue de Baldini, à savoir en mélangeant à vue de nez ses ingrédients dans ce qui paraissait un affreux désordre. Afin de pouvoir sinon contrôler, du moins comprendre ces opérations aberrantes, Baldini exigea un jour de Grenouille que, pour composer ses mélanges et même s’il ne jugeait pas cela nécessaire, il se serve de la balance, du verre gradué et de la pipette ; et qu’il prenne en outre l’habitude de ne pas considérer l’esprit-de-vin comme un ingrédient, mais comme un solvant à rajouter après, et qu’enfin, pour l’amour du Ciel, il procède avec la sage lenteur qui seyait à un artisan digne de ce nom.

Grenouille s’exécuta. Et pour la première fois, Baldini fut en mesure de suivre un à un les gestes du sorcier et de les noter. Armé d’une plume et de papier, il s’asseyait à côté de Grenouille et, sans cesser de l’exhorter à la lenteur, inscrivait combien de grammes de tel ingrédient, combien de graduations de tel autre et combien de gouttes d’un troisième allaient se retrouver dans la bouteille à mélanger. De cette curieuse façon, consistant à analyser une procédure en employant les moyens mêmes qui auraient normalement dû en être la condition préalable, Baldini finissait tout de même par entrer en possession de la formule de synthèse. Comment Grenouille, lui, était capable de s’en passer pour combiner ses parfums, cela demeurait tout de même pour Baldini une énigme, ou plutôt un prodige, mais du moins avait-il désormais réduit le prodige à une formule et, du même coup, rassuré quelque peu son esprit assoiffé de règles et évité que sa philosophie de la parfumerie ne s’écroule complètement.

Progressivement, il soutira à Grenouille les recettes de tous les parfums qu’il avait inventés jusque là, et finalement il lui interdit même d’en faire d’autres sans que lui, Baldini, soit présent et armé d’une plume et de papier, n’observe d’un œil inquisiteur le déroulement des opérations et le note pas à pas. Les notes qu’il prenait et qui continrent bientôt des douzaines de formules, il les reportait ensuite avec un soin extrême et d’une écriture moulée dans deux cahiers distincts, dont il conservait l’un dans son coffre-fort à l’épreuve du feu, tandis qu’il portait l’autre sur lui et le gardait même la nuit dans son lit. Cela le rassurait. Car désormais, s’il le voulait, il était en mesure de refaire ces prodiges de Grenouille, qui l’avaient tellement secoué quand il y avait assisté pour la première fois. Avec cette collection de recettes écrites, il croyait pouvoir maîtriser l’épouvantable chaos créateur qui jaillissait en bouillonnant de son apprenti. Et puis, de ne plus simplement assister avec des yeux ronds à l’acte de création, mais d’y participer en l’observant et en le notant, cela eut sur Baldini un effet apaisant et cela lui redonna confiance en lui. Au bout de quelque temps, il s’imagina même avoir un rôle non négligeable dans la genèse de ces parfums sublimes. Et une fois qu’il les avait inscrits dans ses cahiers et serrés dans son coffre et sur son sein, il ne doutait plus, de toute manière, qu’ils lui appartinssent en propre.

Mais Grenouille aussi profita de cette discipline qui lui était imposée par Baldini. Certes, il n’en avait aucun besoin. Jamais il ne lui fallait consulter une vieille formule pour reconstituer, après des semaines ou des mois, un parfum : il n’oubliait pas les odeurs. Mais, obligé d’employer verres gradués et balance, il apprenait ainsi le langage de la parfumerie, et il sentait instinctivement que la connaissance de ce langage pouvait lui être utile. Au bout de quelques semaines seulement, Grenouille non seulement connaissait sur le bout des doigts le nom de tous les éléments qu’on trouvait dans l’atelier de Baldini, mais il était également capable de noter lui-même les formules de ses parfums et, inversement, de traduire en parfums et autres produits odorants les formules et les recettes d’autrui. Mieux encore, une fois qu’il eut appris à exprimer en grammes et en gouttes ses idée de parfums, il n’eut plus besoin de passer par la phase intermédiaire de l’expérience ! Lorsque Baldini le chargeait de créer une nouvelle senteur, que ce fût pour un parfum à mettre sur les mouchoirs, pour des sachets de senteur ou pour un fard, Grenouille n’avait plus recours aux flacons et aux poudres, il s’asseyait simplement à la table et écrivait directement la formule. Il avait appris à faire passer par l’établissement d’une formule le chemin menant de son idée intérieure de parfum à la réalisation concrète de ce dernier. Pour lui, c’était un détour. Mais aux yeux du monde, c’est-à-dire de Baldini, c’était un progrès. Les prodiges de Grenouille demeuraient les mêmes. Mais les recettes dont il les assortissait leur ôtaient ce qu’ils avaient d’effrayant, et c’était un avantage. Plus Grenouille maîtrisait les procédures et les tours de main de l’artisan, plus il savait s’exprimer normalement dans le langage conventionnel de la parfumerie, moins son maître le redoutait et le soupçonnait. Bientôt Baldini, tout en le considérant toujours comme un nez extraordinairement doué, ne le tint plus pour un second Frangipani, ni moins encore pour un sorcier inquiétant : et Grenouille en fut fort content. Le costume de la corporation était un camouflage qui lui convenait parfaitement. Il endormait Baldini en manifestant une orthodoxie exemplaire dans sa manière de peser les ingrédients, d’agiter la bouteille à mélanger, d’humecter le petit mouchoir blanc pour essayer les parfums. Déjà il égalait presque son maître dans la grâce qu’il mettait à l’agiter, dans l’élégance avec laquelle il le faisait papillonner sous son nez. Et à l’occasion, à des intervalles soigneusement dosés, il commettait des erreurs, et de telle sorte que Baldini ne pût pas ne pas les remarquer : il oubliait de filtrer, il réglait mal la balance, il inscrivait dans une formule une dose monstrueuse de teinture d’ambre... et faisait en sorte que Baldini lui signale son erreur, afin de pouvoir ensuite la rectifier docilement. Il parvint ainsi à bercer Baldini de l’illusion que finalement, tout cela était normal. Loin de lui l’idée de rouler le vieux. Il voulait sincèrement en apprendre des choses. Non pas l’art de mélanger les parfums, ni de trouver leur bonne composition, naturellement pas ! Dans ce domaine, il n’y avait personne au monde qui aurait pu lui apprendre quoi que ce fût, et les ingrédients réunis dans la boutique de Baldini n’auraient d’ailleurs pas suffi, et de loin, pour réaliser les idées qu’il se faisait d’un parfum vraiment grand. Ce qu’il pouvait réaliser chez Baldini, ce n’était que jeux d’enfants, comparé aux odeurs qu’il portait en lui et qu’il pensait concrétiser un jour. Mais pour ce faire, il savait qu’il lui fallait remplir deux conditions indispensables. L’une était le manteau que constituait une existence bourgeoise, le statut de compagnon pour le moins, à l’abri duquel il pourrait sacrifier à ses véritables passions et poursuivre tranquillement ses véritables objectifs. L’autre était la connaissance des procédés artisanaux permettant de fabriquer les substances odorantes, de les isoler, de les concentrer, de les conserver et ainsi d’en disposer en vue d’une utilisation plus noble. Car Grenouille avait effectivement le meilleur nez du monde, tant pour l’analyse que pour la vision créatrice, mais il n’était pas encore capable de s’emparer concrètement des odeurs.


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