10 Un village au Shiota


En apparence du moins, les jours suivants valurent un répit à Mat. Dans une robe d’équitation en soie bleue tenue par une large ceinture de cuir, Tuon chevaucha à ses côtés alors que la ménagerie avançait lentement vers le nord. Cerise sur le gâteau, elle agita les doigts quand Selucia fit mine de glisser sa monture entre les leurs.

La so’jhin s’était acheté un cheval. Un hongre solide qui n’arrivait pas au boulet de Pépin ou d’Akein, mais qui valait dix fois le canasson que le jeune flambeur lui avait malicieusement fourni.

La tête enveloppée dans un foulard vert sous sa capuche, la Seanchanienne blonde se plaça sur l’autre flanc de Tuon – avec sur le visage une impassibilité qui aurait fait fondre de jalousie plus d’une Aes Sedai.

Mat ne put s’empêcher de sourire. À Selucia de cacher sa frustration, pour une fois !

Faute de chevaux, les vraies Aes Sedai étaient confinées dans leur roulotte. Sur le banc du conducteur de ce véhicule, Metwyn était bien trop loin pour entendre ce que Mat disait à sa belle. Sous un ciel presque sans nuages – une bonne surprise après le déluge de la nuit –, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et même les fichus dés n’auraient pas pu gâcher la fête. Enfin, pas en permanence.

Un peu plus tôt, des gros corbeaux noirs avaient survolé la ménagerie. Fendant l’air en ligne droite, les oiseaux ne s’étaient pas attardés. Pourtant, Mat ne les avait pas quittés des yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent de minuscules points noirs puis disparaissent.

Pas de quoi gâcher la journée d’un honnête homme. Enfin, de cet honnête homme. Plus loin au nord, il en irait peut-être autrement pour un malchanceux.

— Jouet, tu as lu quelque augure dans le ciel ? demanda Tuon.

En selle, elle était aussi gracieuse que partout ailleurs. De mémoire de Mat, il ne l’avait jamais vue maladroite ou empruntée.

— Au sujet des corbeaux, continua Tuon, la plupart des augures impliquent qu’ils se soient posés sur le toit d’une demeure, ou qu’ils croassent à l’aube ou au crépuscule.

— Ils peuvent également être des espions du Ténébreux, dit Mat. Comme les corneilles et les rats. Mais ceux-là ne se sont pas arrêtés pour nous observer. Donc, il n’y a rien à craindre.

Tuon passa dans ses cheveux sa main gantée de vert, puis elle soupira :

— Jouet, Jouet… À combien de contes pour enfant crois-tu dur comme fer ? Penses-tu aussi qu’il faille dormir sur la Colline du Vieil Hob, par une nuit de pleine lune, pour que les serpents donnent trois bonnes réponses à trois questions ? Ou crois-tu que les renards volent la peau des hommes et rendent les aliments non nourrissants afin qu’on crève de faim, même en se remplissant le ventre ?

Mat eut quelque peine à sourire.

— Ces deux-là, je ne les avais jamais entendus…

Feindre d’être amusé ne fut pas non plus un jeu d’enfant. Quelles probabilités pour que Tuon mentionne par hasard des serpents répondant honnêtement à trois questions – ce que les Aelfinn avaient fait, en un sens – et des renards volant la peau des gens ? Il aurait mis sa tête à couper que les Eelfinn la transformaient en cuir…

Mais le pire, dans tout ça, restait la référence au Vieil Hob. Le reste n’était sans doute qu’une facétie de plus liée à sa nature de ta’veren. Mais en Shandalle, le royaume natal d’Artur Aile-de-Faucon, Vieil Hob – ou Caisen Hob – était un des nombreux noms du Ténébreux. Les Aelfinn et les Eelfinn méritaient sans doute d’être connectés au Seigneur des Ténèbres, mais quand on avait soi-même un lien avec les maudits renards, on n’éprouvait aucun désir d’y penser.

Un rapport avec les serpents, aussi ? Cette possibilité suffisait à retourner l’estomac du jeune homme…

Pourtant, par une journée de plus en plus clémente, sans qu’on pût la qualifier de « chaude », la chevauchée restait agréable. À un moment, Mat entreprit de jongler avec six balles de laine multicolores. Comme il convenait, Tuon rit aux anges et applaudit à tout rompre.

Cet exploit avait impressionné le jongleur à qui Mat avait acheté les balles. En selle, il était encore plus dur à réaliser. Poussant son avantage, le jeune homme lança plusieurs blagues qui déridèrent Tuon – plus une qui lui fit rouler de gros yeux avant qu’elle échange des ondulations de doigts avec Selucia. Peut-être parce qu’elle n’aimait pas les plaisanteries à base de serveuses de taverne. Pourtant, n’étant pas idiot, Mat avait choisi la moins inconvenante.

Il regretta que Tuon n’ait pas ri, car il adorait entendre ce son chaleureux, raffiné et spontané.

Parlant de chevaux, les deux jeunes gens eurent une petite polémique sur les méthodes requises avec les bêtes récalcitrantes. Dans la jolie tête de Tuon, constata Mat, de bien étranges idées avaient élu domicile. Par exemple, elle croyait qu’on pouvait calmer un équidé rétif en lui mordant l’oreille. En réalité, il n’y avait pas mieux pour le rendre fou furieux. Dans le même ordre d’idées, Tuon ignorait qu’on pouvait murmurer à l’oreille des chevaux. Alors que Mat tenait cette technique de son père, la Haute Dame déclara qu’elle n’y croirait pas avant d’en avoir eu une démonstration.

— Pour ça, il me faudrait disposer d’un cheval énervé, non ?

Tuon roula encore de gros yeux et Selucia l’imita.

Dans ces débats, il n’y avait ni colère ni hostilité, simplement deux esprits qui se confrontaient. En la matière, Tuon était si bien dotée qu’on pouvait croire impossible que tant d’intelligence ait trouvé refuge dans un si petit corps.

Plus que les serpents et les renards – ceux-là étaient très loin d’ici et il n’y avait rien à faire à leur sujet –, la seule ombre au tableau, ce furent les silences de Tuon. « Précieuse », elle, était tout près de Mat, et à son sujet, il y avait beaucoup de choses à faire.

À aucun moment elle n’évoqua l’incident avec les Aes Sedai, les sœurs elles-mêmes ni le ter’angreal de Mat. Et elle ne chercha pas non plus à savoir pourquoi les tissages qu’elle avait fait lancer sur lui par Teslyn et Joline étaient restés sans effet. Les événements de la veille auraient tout aussi bien pu être un rêve…

Selon Setalle, Tuon se comportait comme un stratège qui prépare une bataille. Une sorte de général formé dès l’enfance à intriguer et à dissimuler, d’après Egeanin. Et tout ça visait spécifiquement Mat Cauthon. Mais avec quel objectif en tête ? À l’évidence, il ne pouvait pas s’agir d’une version seanchanienne de l’amour courtois. Dans ce domaine, au sein du Sang, Egeanin ne savait pas grand-chose, mais l’hypothèse amoureuse ne tenait pas. Mat connaissait Tuon depuis quelques semaines et il l’avait enlevée. À part ça, elle l’appelait « Jouet » et elle avait tenté de l’acheter, comme un vulgaire objet. Seul un crétin prétentieux aurait pris ça pour le comportement d’une femme amoureuse.

Ce qui laissait une multitude de possibilités, du plan de vengeance subtil jusqu’à… Jusqu’à quoi, au juste ? Tuon avait menacé Mat de le transformer en « porteur de coupes ». Même si la femme de Domon regimbait devant cette notion, ça signifiait devenir un da’covale. Mais toujours selon Egeanin, les porteurs étaient choisis pour leur beauté, et Mat ne remplissait pas les critères. À dire vrai, et même s’il ne l’aurait admis pour rien au monde, il partageait cette analyse, même si pas mal de femmes l’avaient jugé plutôt agréable à regarder.

Comment savoir si Tuon n’envisageait pas de l’épouser histoire qu’il se sente libre et en sécurité, puis de le faire exécuter ensuite ? Aucune femme au monde n’était simple, mais sur ce point, pas une n’arrivait à la cheville de la Fille des Neuf Lunes.

Pendant un long moment, ils n’aperçurent même pas une ferme. Deux heures après que le soleil eut dépassé son zénith, cependant, ils furent en vue d’un gros village. Comme pour les accueillir, les échos d’un marteau de forgeron s’abattant sur une enclume arrivèrent à leurs oreilles.

Allant jusqu’à trois niveaux, les bâtiments, tous à charpente de bois revêtue de plâtre, arboraient des toits de chaume pointus sur lesquels trônaient de hautes cheminées en pierre. Ce spectacle éveilla quelque chose en Mat, mais il ne parvint pas à mettre le doigt dessus.

Dans la forêt environnante, il n’y avait pas l’ombre d’une ferme. Pourtant, les villages étaient toujours couplés à des exploitations agricoles qui leur permettaient de vivre et prospéraient grâce à eux. Donc, il devait y en avoir quelque part, sans doute une fois l’agglomération traversée.

Bizarrement, les villageois que distinguait Mat ne manifestaient aucun intérêt pour la ménagerie à l’approche. En manches de chemise, sur le côté droit de la route, un type leva les yeux de la hachette qu’il était en train d’aiguiser sur un tour à meuler, puis les abaissa comme s’il n’avait rien vu de notable. Déboulant d’une rue, une bande de mioches s’enfonça dans une autre sans accorder plus d’un regard à la colonne de roulottes. Hautement étrange, ça… En général, ces gosses-là étaient fascinés par de simples caravanes de marchands. La ménagerie, elle, comptait plus de véhicules que n’importe quelle expédition commerciale.

Tiré par six chevaux, le chariot d’un marchand ambulant, sa bâche disparaissant presque sous toute une batterie de cuisine, approchait de l’autre côté du village. Normalement, son arrivée imminente aurait dû soulever quelque curiosité. Même dans un assez gros village situé sur une route très fréquentée, les gens dépendaient des marchands itinérants pour tout ce qui sortait de l’ordinaire. Là, personne ne pointait le chariot du doigt ni ne criait qu’un colporteur serait bientôt là. Indifférents, les villageois continuaient à vaquer à leurs occupations.

À trois cents pas du village, Luca se mit debout sur le banc du conducteur et regarda à droite et à gauche.

— On va tourner par là ! cria-t-il en désignant une prairie où des fleurs sauvages – des marguerites, de la lavande à fleurs pourpres et ce qui devait être des tournesols – s’étendaient à l’infini au milieu d’une herbe déjà haute d’un bon pied.

Après s’être rassis, Luca obéit à sa propre consigne et les autres roulottes le suivirent, leurs roues creusant des ornières dans la terre meuble.

Alors qu’il orientait Pépin vers la prairie, Mat entendit les sabots des six chevaux du marchand claquer sur les pavés de la route. Ce bruit le fit sursauter. Cette voie n’était plus pavée depuis…

Le jeune flambeur fit volter son hongre. Le chariot bâché avançait sur des pavés gris présents seulement à l’intérieur du village. Le marchand ambulant, un type rondelet coiffé d’un chapeau à larges bords, regardait les pavés en secouant la tête. Inspectant le village, il branla de plus belle du chef.

Les gens comme lui suivaient des itinéraires fixes. En d’autres termes, il était déjà passé par là cent fois. Alors, pourquoi tant de surprise ?

Le type arrêta son attelage et attacha les rênes au levier du frein de son chariot.

Mat mit les mains en porte-voix :

— Continue ta route, l’ami ! cria-t-il à s’en casser les cordes vocales. File de là le plus vite possible !

Le marchand jeta un coup d’œil à Mat, puis il se mit debout sur son siège et, aussi grandiloquent que Luca, se lança dans une tirade. Sans comprendre un mot, Mat devina de quoi il s’agissait. Pour attirer les clients, l’homme beuglait les nouvelles du monde glanées en chemin – avant de réciter la liste des merveilles qu’il proposait presque au prix coûtant.

Dans le village, personne ne tourna la tête vers lui.

— File de là ! s’égosilla Mat. Ils sont tous morts ! Ne reste pas là !

Derrière le jeune flambeur, quelqu’un poussa un petit cri. Tuon ou Selucia, sans doute. Voire les deux.

Sans raison apparente, les chevaux du colporteur hennirent à la mort en secouant furieusement la tête. Les yeux ronds, ils semblaient avoir dépassé le stade de la terreur pour sombrer dans la folie furieuse.

Pépin s’affola aussi et son maître ne parvint pas à le contrôler. Tournant en rond sur place, le hongre n’avait plus qu’une idée : filer dans n’importe quelle direction, pourvu qu’elle l’éloigne de cet enfer. Bien entendu, tous les chevaux de la ménagerie entendirent ses hennissements et les reprirent en chœur. Dans les cages, les lions et les ours rugirent, vite imités par les léopards.

Affolés, les équidés se cabrèrent dans leurs harnais. En une fraction de seconde, la panique fut totale.

Alors qu’il luttait pour maîtriser Pépin, Mat vit que les cochers des roulottes et les conducteurs des chariots de l’intendance se débattaient eux aussi contre leur attelage.

La jument rasoir de Tuon paniquait, comme le hongre de Selucia. Un instant, Mat s’inquiéta pour sa promise, mais elle semblait de taille à contrôler puis à apaiser Akein. Moins à l’aise avec sa monture, Selucia serait assez bonne cavalière pour ne pas finir dans la poussière.

Au milieu du village, le marchand enleva son chapeau et plissa les yeux en direction de la ménagerie.

Cédant enfin à Mat, Pépin se calma. Ou plutôt, il capitula comme un cheval épuisé d’avoir couru trop longtemps.

Pour le colporteur, il était trop tard. En réalité, il n’avait jamais eu sa chance… Chapeau à la main, il sauta de son siège pour voir ce qui arrivait à ses chevaux.

Quand il eut atterri maladroitement, il baissa les yeux sur ses pieds. Puis il lâcha son chapeau et cria comme un fou. Les pavés volatilisés, il s’était enfoncé jusqu’aux chevilles dans la terre, exactement comme ses chevaux. Et comme eux, il continuait à sombrer, son chariot suivant le même chemin.

Le village tout entier, ses habitants compris, s’enfonça dans la terre. Alors qu’ils sombraient, les hommes, les femmes et les enfants continuèrent leurs activités, comme si rien ne se passait. Et ils persistèrent même quand ils eurent de la gadoue jusqu’aux genoux.

Tuon saisit Mat par la manche. Sur son autre flanc, Selucia fit de même. Soudain, le jeune homme s’avisa qu’il tentait de faire avancer Pépin vers le malheureux colporteur. Par le sang et les cendres !

— Que crois-tu pouvoir faire ? rugit Tuon.

— Rien, admit Mat.

Son arc en if noir était terminé, les encoches pour la corde, soigneusement tressée et cirée, ménagées avec une parfaite précision. Mais il n’avait pas encore fixé de tête au bout des hampes de flèche, et avec les récents déluges, la colle qui tenait l’empennage des projectiles devait être gluante…

Une flèche plantée dans la tête du marchand… Voilà la seule option qu’envisageait Mat. Un coup de grâce miséricordieux, avant que le malheureux disparaisse dans les entrailles de la terre. Pour y crever, ou pour suivre en enfer les habitants morts d’un village du Shiota.

Le Shiota, oui, c’était ça ! C’était ce qui l’avait intrigué, en découvrant les bâtiments. Depuis près de trois cents ans, au Shiota, on les construisait exactement selon ce modèle.

Même pour tirer, il était trop tard… Alors que Mat ne parvenait pas à le quitter des yeux, le pauvre marchand cria assez fort pour couvrir les hennissements de ses chevaux.

— Au secours ! beugla-t-il en agitant les bras. (On eût dit qu’il cherchait à croiser le regard de Mat.) Au secours !

Le jeune flambeur pria pour que le type meure le plus vite possible – dans sa situation, c’était tout ce qu’on pouvait lui souhaiter –, mais ça n’arriva pas et il fut bientôt enseveli jusqu’au cou.

Comme si on l’attirait sous l’eau, il s’emplit les poumons d’air pour survivre quelques instants de plus. Puis sa tête disparut, et on ne vit plus que ses bras levés, qui ne tardèrent pas à être engloutis. Sans le chapeau qui gisait sur le sol, nul n’aurait pu dire qu’il y avait eu un homme à cet endroit une minute ou deux plus tôt.

Lorsque les dernières cheminées eurent disparu, Mat s’autorisa un long soupir. À la place du village s’étendait une prairie en tout point similaire à celle où Luca voulait passer la nuit. Un endroit si paisible, avec tous ces papillons qui butinaient d’une fleur à l’autre…

Une paix de cimetière. Sincèrement, Mat espéra que le marchand ambulant était mort vite.

À part les deux ou trois qui avaient suivi Luca, tous les véhicules de la ménagerie formaient une longue ligne sur la route. Tout le monde ayant sauté à terre, les femmes consolaient les enfants pendant que les hommes tentaient de calmer les chevaux. Pour se faire entendre par-dessus les rugissements des ours, des lions et des léopards, ces gens beuglaient tous en même temps. À une exception notable près, cependant.

Comme si la disparition d’un village survenait tous les jours, Joline et ses deux collègues se dirigeaient à pied vers la tête de la colonne, Blaeric et Fen dans leur sillage. Arrivées devant le chapeau abandonné, les trois sœurs s’arrêtèrent pour l’étudier, puis Teslyn le ramassa, le fit tourner entre ses mains et le laissa retomber.

Avançant dans la prairie qui était un instant plus tôt un village, les Aes Sedai regardaient à droite et à gauche, comme si on pouvait arracher des informations à des fleurs sauvages et à de l’herbe. Aucune n’avait mis un manteau, mais pour une fois, Mat n’eut pas le cœur de les en blâmer.

Avaient-elles tenté d’utiliser le Pouvoir ? Peut-être, mais sans insister, parce que la tête de renard n’était jamais devenue froide. Et si elles s’étaient quand même unies à la Source, eh bien, il ne les punirait pas – après ce qu’il venait de voir, c’était au-dessus de ses forces.

Le moment de stupéfaction passé, les disputes éclatèrent. Dans la ménagerie, personne ne voulait traverser la prairie où se dressait un village quelques minutes plus tôt. Du coup, on s’enguirlandait ferme, même les palefreniers et les couturières se permettant de dire à Luca ce qu’il convenait de faire – et sans tarder, en plus de tout !

Certains exigeaient que la ménagerie fasse demi-tour, trouve une route discrète et continue en rase campagne jusqu’à ce qu’elle soit à proximité de Lugard. Oubliant la cité, d’autres prônaient de gagner l’Illian – toujours via des chemins de traverse, voire de retourner à Ebou Dar « et de continuer au-delà, s’il le fallait ». Après tout, l’Amadicia et le Tarabon étaient des pays amis. Le Ghealdan aussi, d’ailleurs. Bref, on ne manquait pas de cités très éloignées de cette prairie maudite par le Ténébreux.

Bien droit sur Pépin et jouant nonchalamment avec les rênes, Mat s’abstint de participer à cette foire d’empoigne. De temps en temps, son hongre frémissait, mais il ne risquait plus de se cabrer ou de ruer.

Émergeant de la foule, Thom approcha et posa une main sur l’encolure de Pépin. Comme de juste, Juilin et Amathera le suivaient de peu. Accrochée au bras de son homme, la jeune femme lançait partout des regards angoissés.

Noal et Olver fermaient la marche. Le gamin paraissait avoir envie de se réfugier dans les bras de quelqu’un – n’importe qui –, mais il était assez grand pour ne pas vouloir que ça se sache, s’il le faisait vraiment. À l’évidence perturbé, Noal secouait la tête et marmonnait dans sa barbe – sans cesser de suivre des yeux les Aes Sedai. Très certainement, dès le soir, il affirmerait avoir déjà vu un événement de ce genre, mais en beaucoup plus spectaculaire, bien entendu.

— À partir d’ici, dit Thom, très calme, je crois que nous continuerons seuls.

Maussade, Juilin approuva du chef.

— S’il le faut, oui, répondit Mat.

Pour les gens lancés sur la piste de Tuon – l’héritière de l’Empire seanchanien, rien que ça ! –, un petit groupe serait plus facile à repérer. Sinon, le jeune flambeur aurait quitté la ménagerie depuis longtemps. Progresser sans cette « couverture » serait plus dangereux, mais ça restait jouable. En revanche, faire changer d’avis tous ces gens serait impossible. Un seul regard sur ces visages terrifiés suffisait pour comprendre que Mat lui-même n’avait pas assez d’or pour ça. À dire vrai, il n’y en avait peut-être pas assez dans le monde…

Un manteau rouge sur les épaules, Luca écouta en silence jusqu’à ce que les artistes et le personnel soient à court d’arguments. Lorsque ce fut le cas, il écarta les pans du manteau et avança vers ses ouailles. Évitant les gestes théâtraux, il tapa sur l’épaule de certains hommes et regarda plusieurs femmes dans les yeux. Les chemins de traverse ? Avec les orages printaniers, ce seraient des bourbiers, ni plus ni moins. Par là, il faudrait deux fois plus de temps pour atteindre Lugard – voire trois fois ou même davantage.

Mat faillit s’étrangler en entendant le saltimbanque évoquer la vitesse. Mais Luca en était au début de ses élucubrations.

Avec une ferveur communicative, il évoqua les efforts surhumains requis pour désembourber les roulottes – trois ou quatre fois par jour, au minimum. Fascinant son auditoire, il lui fit partager ce calvaire répété des semaines durant.

En réalité, le pire chemin de traverse serait plus praticable que ça, mais seule comptait la conviction qu’il en allait autrement. C’était sur cette notion, comprit Mat, que l’affaire se jouerait.

En passant par des chemins perdus, continua Luca, ils ne croiseraient aucune ville, c’était certain, et les villages seraient au mieux des hameaux. Aucune chance de donner une représentation, et en plus, des difficultés sans fin pour se réapprovisionner.

S’arrêtant devant une fillette qui s’accrochait aux jupes de sa mère, le saltimbanque se décomposa, comme s’il voyait la pauvre petite crever de faim devant ses yeux. D’instinct, plusieurs femmes tirèrent leurs rejetons vers elles.

Quant à l’Amadicia et au Tarabon – sans oublier le Ghealdan –, eh bien, oui, pour l’extraordinaire ménagerie de Valan Luca, ces pays seraient une véritable mine de spectateurs et donc de pièces d’or et d’argent. Dans un avenir très lointain. Pour les atteindre, il faudrait d’abord retourner à Ebou Dar – des semaines de voyage –, et retraverser des villes où le public, après un passage très récent, ne se bousculerait sûrement pas au portillon. En d’autres termes, une éternité sans représentation, avec des bourses et des estomacs de plus en plus vides…

L’autre solution, c’était de continuer vers Lugard – sur la route.

À ces mots, la voix de Luca vibra de nouveau d’énergie. Pour la première fois, il se permit quelques gestes, mais d’une parfaite sobriété. Et s’il continua à inspecter ses troupes, ce fut en pressant un peu le pas.

Lugard était une mégalopole ! En comparaison, Ebou Dar faisait pâle figure. Dans une des plus grandes cités du monde, la troupe pourrait se produire tout au long du printemps et avoir encore des réserves de spectateurs.

De sa vie, Mat n’avait jamais mis les pieds à Lugard. Une ville en ruine, racontait-on, dirigée par un roi trop nécessiteux pour faire nettoyer les rues. Pourtant, Luca le magicien évoquait l’équivalent de Caemlyn, au minimum.

Parmi son auditoire, certains hommes ou femmes devaient avoir vu la cité. Hypnotisés, ils écoutaient pourtant le plus grand baratineur du monde décrire des palais cent fois plus somptueux que celui d’Ebou Dar – un taudis, si on voulait bien l’en croire. Dans un tel paradis, des nobles par milliers viendraient assister au spectacle et s’offriraient sans doute des prestations privées. Le roi Roedran, par exemple, en était très friand. Dans la troupe, qui s’était déjà produit devant un souverain ? Parole de Luca, ce serait bientôt fait pour eux tous !

Après, la ménagerie irait à Caemlyn, la méga-mégalopole qui ferait passer Lugard pour un village de montagne. Là, on serait vraiment dans la cour des grands, avec la possibilité de donner deux ou trois représentations par jour tout l’été durant.

— J’aimerais beaucoup voir ces villes, dit Tuon en faisant avancer Akein au niveau de Pépin. Tu me les montreras, Jouet ?

Avec son hongre louvet, Selucia suivait Tuon comme son ombre. Extérieurement, elle semblait sereine, mais ce qu’ils venaient de voir avait dû la secouer.

— Lugard, il y a une chance, répondit Mat. De là, je trouverai peut-être un moyen de te renvoyer à Ebou Dar.

Dans une caravane de marchands bien défendue, avec autant de gardes du corps qu’il pourrait engager. Même si Tuon était aussi compétente et dangereuse qu’Egeanin l’affirmait, deux femmes seules seraient vues comme des proies faciles par beaucoup de salopards – et pas seulement des bandits de grand chemin.

— Et peut-être Caemlyn…

Si Mat avait besoin de plus de temps que lui en offrirait le voyage entre le défunt village du Shiota et Lugard…

— Oui, nous verrons ce que nous verrons…, répliqua Tuon, délibérément hermétique.

Puis elle échangea des ondulations de doigts avec Selucia.

Ce qui s’appelle parler dans le dos de quelqu’un… Sauf qu’elles y arrivent en étant sous mon nez.

Quand elles faisaient ça, il les aurait bien mordues.

— Thom, Luca est aussi bon qu’un trouvère, mais je doute qu’il réussisse à les convaincre.

Avec un ricanement, le vieil artiste lissa sa longue moustache blanche.

— Il n’est pas trop nul, je veux bien l’admettre, mais à cent coudées d’un trouvère. Cela dit, je crois qu’il les roulera dans la farine. On parie, mon garçon ? Une couronne d’or, par exemple ?

À sa grande surprise, Mat éclata de rire. Pourtant, il aurait juré ne plus en être capable tant que l’image du pauvre colporteur ne se serait pas effacée de sa mémoire. Sans oublier les malheureux chevaux. Il entendait encore leurs cris, presque assez forts pour couvrir le vacarme des dés.

— Tu veux parier avec moi ? D’accord, tope là !

— Je ne jouerais pas aux dés avec toi, maugréa Thom, mais quand j’en vois un, je sais reconnaître un type capable de faire avaler des couleuvres aux gens. J’ai réussi ce coup-là assez souvent pour ça…

Quand il en eut fini avec Caemlyn, Luca changea légèrement de registre et renoua en partie avec sa grandiloquence usuelle. Et son culot légendaire :

— De Caemlyn, direction Tar Valon ! En bateau, mes amis, car j’en louerai autant qu’il faudra.

Ce coup-ci, Mat s’étrangla pour de bon. Louer des bateaux, Valan Luca ? Le plus grand radin que la terre ait porté – et la mer aussi ?

— À Tar Valon, le public potentiel est si nombreux qu’on pourra y vivre jusqu’à la fin de nos jours. Imaginez… Là-bas, les boutiques construites par les Ogiers ressemblent à des palais, et nul n’a jamais trouvé les mots adaptés pour décrire les palais ! Quand ils découvrent Tar Valon, des rois et des reines éclatent en sanglots parce que leur capitale leur semble soudain être un hameau… et leur palais une cabane de paysan. À Tar Valon, ne l’oubliez pas, on trouve la Tour Blanche, soit le plus fantastique bâtiment du monde. La Chaire d’Amyrlin en personne voudra qu’on se produise devant elle. Après tout, n’avons-nous pas protégé trois de ses sœurs en détresse ? Comment imaginer, une fois devant leur supérieure, qu’elles ne parleront pas en notre faveur ?

D’un coup d’œil, Mat constata que les Aes Sedai ne se baladaient plus dans la prairie où le village avait sombré. Désormais, campées sur la route, elles le dévisageaient, impassibles comme à l’accoutumée. Non, rectifia-t-il, ce n’était pas lui qu’elles regardaient, mais Tuon. Toutes les trois avaient juré de ne plus l’embêter, et leur parole les engageait, mais comment savoir ce que valait vraiment une promesse d’Aes Sedai ? Le Serment qui les obligeait à ne pas mentir, ne le contournaient-elles pas à longueur de journée ?

Du coup, Tuon ne verrait sûrement pas Caemlyn, et peut-être même pas Lugard. Parce qu’il risquait d’y avoir des Aes Sedai dans les deux villes. Quoi de plus facile, pour Joline et ses collègues, que de révéler à ces sœurs-là la véritable identité de Tuon ? Et dans ce cas, en un éclair, la Fille des Neuf Lunes se retrouverait en chemin pour Tar Valon. Avec le statut d’invitée, bien entendu, et afin de mettre un terme à la guerre. Jugeant cet objectif louable, bien des gens auraient conseillé à Mat de livrer lui-même sa « prisonnière » à la Tour Blanche. Mais il avait donné sa parole.

À quelle distance de Lugard, se demanda-t-il, devrait-il être pour renvoyer Tuon à Ebou Dar ?

Pour vanter les mérites de Tar Valon, surtout après avoir insisté sur ceux de Caemlyn, Luca n’avait pas lésiné sur le baratin. Une fois là-bas, son auditoire risquerait d’être déçu. La Tour Blanche haute d’au moins trois mille pieds ? Les palais bâtis par les Ogiers aussi grands que de petites montagnes ? Ne reculant devant rien, le saltimbanque avait même prétendu qu’on trouvait un Sanctuaire au cœur de la ville.

Sa prestation terminée, il invita son auditoire à un vote à main levée. Tout le monde opta pour Lugard par la route, même les enfants. Un triomphe.

Mat sortit une couronne d’or de sa poche et la tendit au trouvère.

— Je n’ai jamais été si heureux de perdre, Thom…

En réalité, il n’avait jamais été content de perdre. Mais là, ça valait la plus belle des victoires.

Thom prit la pièce et esquissa une courbette.

— Je la garderai en souvenir, je crois… (Il fit rouler la grosse couronne entre ses doigts.) Pour me rappeler que même l’homme le plus chanceux du monde peut connaître la défaite.

Malgré le vote unanime, personne ne semblait pressé de traverser la prairie maudite. Après avoir ramené sa roulotte sur la route, Luca tira sur les rênes et resta un moment contemplatif, Latelle s’accrochant à son bras aussi fort qu’Amathera à celui de Juilin.

Marmonnant ce qui pouvait être un juron ou une invocation, le saltimbanque secoua ses rênes. Lorsqu’ils atteignirent le site du village, les chevaux étaient au galop, et leur maître ne les fit pas ralentir avant de l’avoir traversé.

Tous les autres véhicules procédèrent ainsi, un par un. Avant de talonner Pépin, Mat lui-même prit une grande inspiration. Puis il avança au trot, pas au galop, mais en se retenant de stimuler sa monture, surtout quand il passa à côté du chapeau à larges bords. À ses côtés, Tuon et Selucia affichèrent une impassibilité d’Aes Sedai.

— Un jour, je verrai Tar Valon, jura Tuon. Très probablement, j’en ferai ma capitale. Jouet, c’est toi qui me feras visiter cette ville. Au fait, y es-tu déjà allé ?

Une petite femme dure comme le roc, décidément ! Superbe, certes, mais sans aucune faille.

Après avoir traversé, Luca passa au trot, un rythme préférable à la lenteur habituelle de la progression.

Alors que le soleil déclinait de plus en plus, ils longèrent deux ou trois prairies assez grandes pour accueillir la ménagerie, mais le saltimbanque continua à avancer jusqu’à ce que l’astre du jour ait à demi sombré à l’horizon. Même là, il sembla hésiter devant un vaste terrain dégagé.

— Ce n’est qu’un champ, dit-il enfin pour s’encourager.

Sur ces mots, il fit obliquer ses chevaux.

Dès que les montures eurent été confiées à Metwyn, Mat accompagna Tuon et Selucia jusqu’à leur roulotte. Mais il n’y aurait ni dîner ni partie de pierres.

— Un soir parfait pour prier, dit la Fille des Neuf Lunes avant d’entrer dans le véhicule avec sa so’jhin. Jouet, es-tu donc ignare à ce point ? Les morts qui marchent annoncent l’imminence de Tarmon Gai’don.

Mat ne rangea pas cette remarque dans la catégorie des superstitions bizarres de Tuon. Après tout, il n’était pas loin de penser la même chose. Pas vraiment amateur de prières, il se fendait d’une petite de temps en temps. Parfois, il n’y avait rien d’autre à faire.

Personne n’ayant envie de fermer l’œil, les lampes brûlèrent jusque très tard. Dans le même ordre d’idées, nul ne désirait être seul…

Mat dîna sous sa tente, sans grand appétit et avec le vacarme des dés dans sa tête. Puis Thom vint le rejoindre pour jouer aux pierres, et Noal ne tarda pas à débouler. Empressés, Lopin et Nerim se montrèrent toutes les cinq minutes, anxieux de combler les désirs de leur maître et de ses invités.

Quand ils eurent apporté du vin et des gobelets, Mat leur intima d’aller tenir compagnie à Harnan et aux autres soldats.

— Ils doivent être en train de se soûler, ce qui semble une très bonne idée. C’est un ordre ! Dites-leur de ma part de partager leur gnôle avec vous.

Un peu gêné par son ventre rebondi, Lopin s’inclina gravement.

— Seigneur, j’ai souvent aidé Harnan quand il lui fallait divers articles. Je suis sûr qu’il ne nous rationnera pas l’alcool. Suis-moi, Nerim. Le seigneur Mat veut qu’on se soûle et tu te soûleras, même si je dois m’asseoir sur toi et te faire boire de force.

Le visage étroit de l’austère Cairhienien exprima toute la désapprobation du monde, mais il s’inclina puis emboîta le pas au Tearien. Ce soir, aurait parié Mat, Lopin n’aurait pas besoin de le contraindre à boire.

Juilin arriva en compagnie d’Amathera et Olver. Du coup, une partie de serpents et renards se déroula à même le sol – sur le plateau de jeu du gamin –, parallèlement à la partie de pierres qui faisait rage sur la table. Bien entendu, les participants changèrent régulièrement de jeu.

Aux pierres, Amathera se révéla plutôt bonne – rien d’étonnant, quand on avait dirigé un pays. En revanche, quand Olver et elle perdirent aux serpents et renards, elle se montra encore plus boudeuse que d’habitude. Pourtant, à ce jeu, personne ne gagnait jamais.

Cela dit, Mat la soupçonnait de n’avoir pas été une très bonne reine.

Les non-joueurs patientaient sur la couchette. Quand c’était son tour, Mat suivait les parties en cours, tout comme Juilin lorsque Amathera était en lice. Sauf quand il jouait, le pisteur de voleurs quittait rarement sa dulcinée des yeux.

Comme d’habitude, Noal se répandit en récits, y compris lorsqu’il jouait. Bizarrement, ça n’eut aucune influence sur ses compétences aux pierres.

Lorsqu’il était de repos, Thom passait son temps à lire et à relire la lettre que Mat lui avait remise dans un lointain passé.

À force de traîner dans la poche du trouvère, la feuille était toute froissée – et tachée après d’innombrables lectures. La missive d’une morte, selon Thom…

À la grande surprise de tout le monde, Egeanin et Domon déboulèrent à leur tour. Depuis qu’il leur avait débarrassé le plancher, ils n’évitaient pas vraiment Mat, mais ils n’avaient fait aucun effort pour le voir.

Comme tous les autres, ils avaient troqué leurs déguisements du début contre des vêtements plus élégants. Avec sa veste et sa jupe d’équitation bleues, toutes deux brodées d’or, Egeanin semblait porter l’uniforme et Domon, en veste, pantalon et bottes à revers, ressemblait en tout point à un marchand illianien prospère sans être richissime.

Dès qu’elle aperçut Egeanin, Amathera, en train de jouer avec Olver, se recroquevilla sur elle-même. Avec un soupir, Juilin se leva pour voler à son secours, mais Egeanin arriva avant lui.

— Tu n’es pas forcée de te prosterner devant moi, ni devant quiconque d’autre.

Se penchant, Egeanin prit Amathera par les épaules et la força à se redresser. Hésitante, la reine déchue se laissa faire mais garda les yeux baissés. D’un index sous son menton, la Seanchanienne lui fit lever la tête.

— Regarde-moi dans les yeux ! Tu dois regarder tout le monde dans les yeux !

La Tarabonaise se mordit nerveusement la lèvre, mais elle obtempéra et garda la tête droite quand Egeanin eut retiré son doigt. Cela dit, ses yeux étaient ronds comme des soucoupes.

— Pour un changement, c’est un changement, marmonna Juilin – non sans irritation.

Raide comme une statue d’ébène, il détestait les Seanchaniens à cause de ce qu’ils avaient fait à sa belle.

— Quand je l’ai libérée, ajouta-t-il, tu m’as traité de voleur.

Là, c’était plus que de l’irritation. Par déformation professionnelle, Juilin abominait les voleurs. Et les contrebandiers comme Domon.

— Avec le temps, tout finit par changer, dit Domon avec un sourire apaisant. Maître Juilin, c’est un homme honnête qui se dresse devant toi. Pour consentir à m’épouser, Leilwin m’a fait jurer de renoncer à la contrebande. Que la Fortune me patafiole ! Pourquoi suis-je tombé sur la seule femme au monde capable d’exiger ça d’un homme ? Abandonner une occupation si lucrative…

L’ancien capitaine éclata de rire, comme si c’était une bonne blague. D’un coup de poing dans les côtes, Egeanin le ramena à plus de sérieux. Avec une épouse pareille, le pauvre type devait être couvert de bleus.

— J’espère que tu tiendras parole, Bayle. J’ai changé, et tu dois changer aussi.

Après un bref coup d’œil à Amathera – peut-être pour s’assurer qu’elle ne baissait pas la tête, tant elle aimait qu’on lui obéisse –, la Seanchanienne tendit une main au pisteur de voleurs.

— Oui, j’évolue, maître Sandar. Et vous ?

Juilin hésita puis accepta la poignée de main.

— J’essaierai, lâcha-t-il, peu convaincu.

— C’est tout ce que je demande…

Regardant autour d’elle, Egeanin ajouta :

— J’ai vu des orlops moins bondés que cette tente. Dans notre roulotte, nous gardons quelques bonnes bouteilles. Avec votre dame, maître Sandar, vous joindriez-vous à nous ?

De nouveau, Juilin hésita.

— J’ai pratiquement perdu ma partie, dit-il finalement. Inutile de boire le calice jusqu’à la lie.

Remettant son chapeau conique, il tira sur sa veste large tearienne – qui n’était pas le moins du monde froissée –, et proposa son bras à Amathera. Comme toujours, elle s’y accrocha, tremblant comme une feuille mais les yeux encore rivés sur Egeanin.

— Olver voudra continuer à jouer, je suppose, fit Juilin, mais ma dame et moi serons ravis de trinquer avec votre mari et vous, maîtresse Sans-Navire.

Un rien de défi dans cette tirade… À l’évidence, Juilin aurait besoin d’autres preuves pour croire que la Seanchanienne ne tenait plus Amathera pour une esclave qu’on lui avait volée.

Egeanin acquiesça comme si elle avait saisi le sous-entendu.

— Que la Lumière brille sur vous tous, dit-elle, et qu’elle continue durant tous les jours et toutes les nuits qui nous restent à vivre.

Une façon de saluer l’assistance plutôt chaleureuse, tout bien pesé.

Dès que les deux couples furent sortis, un coup de tonnerre fit sursauter les joueurs. Un autre suivit, puis la pluie martela la toile de la tente – de plus en plus fort, comme si elle entendait la traverser. Sauf s’ils avaient couru très vite, Juilin et les trois autres seraient trempés jusqu’aux os lorsqu’ils lèveraient le coude.

Noal s’assit en face d’Olver pour remplacer Amathera et lança les dés sur le plateau de jeu en tissu rouge. Les disques noirs qui représentaient Olver, et donc son ancien camp, étaient très près de la ligne de démarcation tracée sur le plateau. Cela dit, pour un œil exercé, il était évident qu’ils ne l’atteindraient pas. Un œil exercé, oui, mais pas celui d’Olver, qui grogna de dépit quand un disque blanc marqué d’une ligne ondulée – un serpent – toucha sa pièce. Et il gémit de plus belle quand un disque orné d’un triangle toucha celle de Noal.

Le vieil homme reprit l’histoire qu’il racontait au moment de l’irruption de Domon et Egeanin. Un grand voyage sur un navire du Peuple de la Mer.

— Les femmes atha’an miere sont les plus gracieuses du monde, affirma-t-il en repoussant les disques noirs au centre du plateau. Plus encore que les Domani, et ça, ce n’est pas peu dire ! Et quand elles arrivent au large…

Noal s’interrompit et se racla la gorge, les yeux rivés sur Olver, occupé à empiler les serpents et les renards au bord du plateau de jeu.

— Quand elles arrivent au large, elles font quoi ?

— Eh bien… (Noal se grattouilla le bout du nez.) Elles se déplacent si souplement dans les gréements qu’on jurerait qu’elles ont des mains à la place des pieds. Voilà, c’est ça qu’elles font !

Olver ouvrit de grands yeux et le vieil homme soupira de soulagement.

Retirant du plateau de jeu les pierres blanches et noires, Mat entreprit de les ranger dans deux coffrets sculptés. Même avec le tonnerre, les dés réussissaient à lui casser les oreilles.

— Une autre partie, Thom ?

Le trouvère leva les yeux de sa fameuse lettre.

— Je crois que non, Mat. Je n’ai pas l’esprit à ça, ce soir…

— Si je puis me permettre, pourquoi lis-tu et relis-tu cette lettre ainsi ? Tu plisses tellement le front, qu’on jurerait que tu cherches encore à comprendre ce qu’elle veut dire.

Après un jet de dés chanceux, Olver glapit de joie.

— Eh bien, répondit Thom, c’est le cas, en un sens. Vois par toi-même.

Il tendit la feuille à Mat, qui refusa d’un signe de tête.

— Ça ne me regarde pas, Thom… C’est ta lettre, et de toute façon, pour les énigmes, je suis nul.

— Tu es concerné aussi, mon garçon. Moiraine a écrit ces mots juste avant de… Oui, enfin, elle les a écrits…

Mat dévisagea longuement son vieil ami, puis il saisit la feuille et baissa les yeux sur l’encre qui avait un peu coulé. Rédigée d’une petite écriture très précise, la missive commençait par ces mots :

« Mon très cher Thom ».

En ce monde, qui aurait cru que Moiraine s’adresserait ainsi au vieux Thom Merrilin ?

— Thom, c’est intime. Je ne suis pas sûr que…

— Lis, et tu verras !

Mat inspira à fond. Une lettre énigmatique d’une Aes Sedai morte et qui le concernait plus ou moins ? Soudain, il n’eut plus aucune envie de déchiffrer ces mots. Pourtant, il commença sa lecture – qui manqua faire se dresser tous ses cheveux sur son crâne.

« Mon très cher Thom,

» Il y a bien des choses que je voudrais t’écrire – des mots venus du cœur –, mais j’ai dû y renoncer par la force des choses, et à présent, il me reste peu de temps. Hélas, il y a aussi bien des choses que je dois te cacher, afin de ne pas provoquer un désastre, mais je te dirai tout ce que je suis en mesure de te révéler. Prête une grande attention à ce qui va suivre. Dans très peu de temps, j’irai sur les quais où j’affronterai Lanfear. Comment puis-je le savoir ? Ce secret ne m’appartient pas… Mais l’essentiel, c’est que je le sais – une prescience suffisante pour prouver tout ce que je te raconterai d’autre.

» En te remettant cette lettre, on t’apprendra que je suis morte. Et tout le monde le croira. Mais je ne suis pas morte, et il est bien possible que j’aille au bout de toutes les années qui m’étaient allouées. Il se peut aussi que Mat Cauthon, toi et un autre homme – que je ne connais pas – essayiez de me sauver. “Il se peut”, dis-je, parce qu’il est possible aussi que vous ne le fassiez pas – ou ne le puissiez pas, parce que Mat refusera. Contrairement à toi, il n’a pas pour moi une grande affection, et je ne doute pas qu’il ait pour ça des raisons qu’il estime excellentes. Si vous essayez, il devra seulement y avoir toi, Mat et cet autre homme. Une personne de plus, et ce sera la mort pour tous. Une personne de moins, et le résultat sera le même.

» Et si vous venez à trois, la survie ne sera pas garantie.

» Je vous ai vus essayer et mourir – à un seul, à deux ou à trois. Et je me suis vue mourir à cette occasion. Également, je nous ai vus survivre et périr plus tard en captivité.

» Si vous décidez de tenter le coup, sache que le jeune Mat connaît le moyen de me trouver. Mais tu ne dois pas lui montrer cette lettre avant qu’il t’y incite. C’est d’une importance capitale. Tant qu’il n’aura pas manifesté de curiosité au sujet de mon message, il ne doit rien savoir de son contenu. Quoi qu’il en coûte, les événements suivront un cours prédéterminé.

» Si tu revois Lan, assure-le que tout est pour le mieux. Son destin suit désormais une autre voie que le mien. Souhaite-lui de ma part tout le bonheur possible avec Nynaeve.

» Encore un point ! Souviens-toi de ce que tu sais au sujet du jeu appelé serpents et renards. Souviens-toi et sois attentif.

» L’heure est venue pour moi de faire ce qui doit être fait.

» Puisse la Lumière briller pour toi et te combler de joie, mon très cher Thom – que nous soyons destinés à nous revoir ou non.

» Moiraine »

Un coup de tonnerre ponctua la lecture de Mat. Très approprié, vraiment. Après avoir secoué la tête, le jeune flambeur rendit la lettre à son destinataire.

— Thom, le lien entre Lan et Moiraine a été brisé. Pour ça, il faut qu’elle soit morte. D’ailleurs, il a dit qu’elle l’était.

— Elle précise que tout le monde la croira morte. Mat, elle savait tout à l’avance. Absolument tout !

— C’est possible, mais avec Lanfear, elle s’est précipitée dans ce ter’angreal en forme de portique, et après, celui-ci s’est volatilisé. Cet artefact était en pierre rouge – en tout cas, il en avait l’air –, et il a fondu comme de la cire. Je l’ai vu de mes yeux. Moiraine est allée rejoindre les Eelfinn, où qu’ils soient, et même si elle est encore vivante, nous n’avons plus aucun moyen de la rejoindre.

— La tour de Ghenjei ! s’écria soudain Olver. (Les trois adultes tournèrent la tête vers lui.) C’est Birgitte qui me l’a dit ! La tour de Ghenjei donne accès aux pays des Aelfinn et des Eelfinn.

Le gamin fit le geste qui inaugurait toujours une partie de serpents et renards : dessiner dans l’air un triangle traversé par une ligne ondulée.

— Birgitte, elle connaît encore plus d’histoires que vous, maître Charin !

— Ne me dis pas que c’est Birgitte Arc-d’Argent ? railla le vieil homme.

Olver soutint froidement le regard du conteur.

— Je ne suis pas un bébé, maître Charin ! Mais avec un arc, elle est rudement forte, alors, au fond, c’est possible. Qu’elle soit cette Birgitte-là, je veux dire.

— C’est très peu probable, intervint Mat. Moi aussi, j’ai parlé avec elle, et la dernière chose qu’elle désire, c’est être une héroïne.

Mat étant un homme d’honneur, les secrets de Birgitte, avec lui, n’avaient rien à craindre.

— Quoi qu’il en soit, connaître l’existence de cette tour ne nous aidera pas beaucoup, si elle ne t’a pas dit où elle est.

Olver secoua piteusement la tête. Compatissant, Mat lui ébouriffa les cheveux.

— Tu n’y es pour rien, petit gars. Sans toi, nous ne saurions même pas qu’elle existe.

Olver n’en parut pas consolé. Abattu, il baissa les yeux sur le plateau de jeu.

— La tour de Ghenjei…, murmura Noal, pensif. (Se redressant, il tira sur sa veste.) Peu de gens connaissent encore cette légende. Jain disait toujours qu’il partirait à sa recherche… Le long de la côte des Ombres, selon lui…

— Ça fait un sacré terrain à balayer, dit Mat en glissant un couvercle sur un des coffrets. Il faudrait des années…

Des années qu’ils n’avaient pas, si Tuon avait raison. Et il ne doutait pas un instant que ce fût le cas.

— Moiraine dit que tu connais un moyen, Mat, intervint Thom. Elle n’a pas écrit ça par hasard, j’en suis sûr.

— Peut-être, mais je ne suis pas responsable de ses propos. Jusqu’à ce soir, je n’avais jamais entendu parler de la tour de Ghenjei.

— Quel dommage…, soupira Noal. J’aurais donné cher pour la voir. Pensez, connaître un endroit où ce maudit Jain l’Explorateur n’est jamais allé ! (Thom ouvrit la bouche, mais le vieil homme lui fit signe de se taire.) Vous feriez bien de laisser tomber, les gars. Même s’il n’avait jamais entendu ce nom, Jain aurait eu vent d’un endroit étrange qui expédie des gens dans d’autres pays, et il aurait tôt ou tard fait le rapprochement. D’après ce que je sais, cet édifice scintille comme de l’acier poli. Haut de cent pieds et large de quarante, il n’est doté d’aucune entrée visible. Qui oublierait un spectacle pareil ?

Mat se pétrifia. Autour de son cou, le foulard noir qui dissimulait sa cicatrice lui parut soudain trop serré. Quant à la cicatrice, elle lui sembla soudain plus proche d’une blessure fraîche et brûlante. Dans ces conditions, respirer devenait difficile.

— S’il n’y a pas d’ouvertures, demanda Thom, comment y entre-t-on ?

Noal écarta les mains en signe d’impuissance – mais Olver reprit la parole.

— D’après Birgitte, il suffit de graver un signe sur la tour – n’importe où, mais avec un couteau de bronze. (Il refit le geste qui lançait une partie de serpents et renard.) Le couteau de bronze est très important, elle insiste là-dessus. On grave le signe, et une porte s’ouvre.

— Que t’a-t-elle dit d’autre… ? commença Thom. (Il s’interrompit, soucieux.) Que t’arrive-t-il, Mat ? On dirait que tu vas vomir.

Ce n’était pas faux, et pour une fois, ça avait pour cause les propres souvenirs du jeune flambeur, pas ceux d’autres hommes. Ces réminiscences-ci, on les avait introduites pour boucher ses trous de mémoire, et elles remplissaient parfaitement leur mission, au moins en apparence. En tout cas, il se souvenait de bien plus de jours qu’il n’en avait vécu. Mais des pans entiers de sa véritable existence étaient perdus pour lui tandis que d’autres se révélaient plus troués qu’une couverture miteuse et plus embrumés qu’une matinée d’hiver. De sa fuite de Shadar Logoth, il gardait des souvenirs très fragmentaires, tout comme de l’évasion sur le navire fluvial de Domon. Mais de ce voyage, il conservait une image inoubliable. Celle d’une tour brillante comme de l’acier poli…

Vomir ? Oui, son estomac brûlait d’envie de se vider.

— Thom, je crois savoir où est cette tour. Plus précisément, Domon le sait. Mais je ne peux pas venir avec toi. Les Eelfinn sauraient que j’approche, et les Aelfinn peut-être aussi. Depuis que je l’ai lue, ils connaissent sans doute l’existence de cette lettre. Qui sait s’ils n’entendent pas chaque mot que je dis ? Tu ne peux pas te fier à eux. Dès que c’est possible, ils s’assurent un avantage sur les autres, et s’ils savent que tu viens, ils se prépareront à te dominer. Après, ils t’écorcheront et se fabriqueront un harnais avec ta peau.

Sur les maudits renards, Mat n’avait que des souvenirs bien à lui – largement suffisants pour justifier tout le mal qu’il pensait d’eux.

Thom et Noal dévisagèrent le jeune flambeur comme s’il avait perdu la tête et Olver sembla se demander ce qui ne tournait pas rond chez lui. Arrivé à ce point, Mat n’avait qu’une solution : raconter ses rencontres avec les Aelfinn et les Eelfinn. Tout ce qui était pertinent, en tout cas. Sans mentionner, bien entendu, les réponses obtenues des Aelfinn ni les deux présents reçus des Eelfinn.

Mais pour étayer sa thèse selon laquelle les fichus renards et les maudits serpents avaient un lien avec lui, Mat aurait besoin de souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Il devrait aussi mentionner les harnais de cuir clair que portaient les Eelfinn. Ça, c’était important.

Il devrait aussi préciser que ces créatures avaient tenté de le tuer. Bien plus qu’un point de détail, ça ! Après qu’il eut annoncé vouloir s’en aller – en omettant de préciser qu’il entendait s’en tirer vivant –, les maudits monstres l’avaient traîné dehors pour le pendre.

Histoire de prouver qu’il disait vrai, Mat retira son foulard et exhiba sa cicatrice.

Alors que Thom et Noal écoutaient en silence, concentrés au maximum, Olver, bouche bée, buvait les paroles de son supposé tuteur.

À part la voix de Mat, on n’entendait seulement le martèlement de la pluie sur la toile de tente.

— Tout ça doit rester entre nous, conclut Mat. Les Aes Sedai ont déjà assez envie de me mettre la main dessus… Si elles apprennent l’existence de ces souvenirs, elles ne me lâcheront plus !

Même dans le cas contraire, le lâcheraient-elles un jour ? Ces derniers temps, il aurait parié que non. Ce n’était pas une raison pour leur fournir de nouveaux motifs de s’immiscer dans sa vie.

— Aurais-tu un lien avec Jain ? demanda Noal. (Voyant la réaction de Mat, il leva une main apaisante.) Du calme, mon garçon. Je te crois. Mais ton aventure, elle est plus extraordinaire que toutes les miennes réunies. Idem pour celles de Jain. Tu veux bien que je sois le troisième homme ? Dans les situations délicates, je peux être très utile.

— Que la Lumière me brûle ! Tout ce que je dis vous entre par une oreille pour ressortir par l’autre ? Ils savent que j’arrive. Très probablement, ils savent tout !

— Et ça n’a aucune importance, dit Thom. Pour moi, en tout cas. S’il le fallait, j’irais seul. Mais si j’ai bien lu ces mots, pour que ça ait une chance de réussir, il faut que tu sois un des trois sauveteurs.

Presque tendrement, il replia la lettre. Puis il resta où il était, silencieux tandis qu’il sondait le regard de Mat.

Alors qu’il aurait voulu détourner la tête, le jeune flambeur n’y parvint pas. Maudite Aes Sedai ! Presque à coup sûr, elle était déjà morte, mais elle tentait toujours de le transformer en héros contre son gré.

Quand on n’avait plus besoin d’eux, les héros se faisaient tapoter la tête, puis on les rangeait dans un coin jusqu’à la prochaine occasion où ils serviraient. Les héros vivants, fallait-il préciser, parce que dans cette corporation, on avait une fâcheuse tendance à mourir jeune.

Mat ne s’était jamais fié à Moiraine et il ne l’appréciait pas. Pour faire confiance à une Aes Sedai, il fallait être un crétin. Cela dit, sans elle, il aurait toujours croupi à Deux-Rivières, occupé à nettoyer l’étable de son père et à materner ses vaches. Ou il n’aurait déjà plus été de ce monde…

Et Thom qui le dévisageait comme ça… C’était là que le bât blessait. Parce que le vieux trouvère, il l’appréciait beaucoup.

Par le sang et les fichues cendres !

— Lumière, brûle le crétin que je suis… C’est d’accord, je viendrai.

Cette déclaration fut ponctuée par un éclair si brillant qu’il illumina l’intérieur de la tente. Quand le silence revint, Mat s’avisa que les dés avaient cessé de rouler dans sa tête.

Il en aurait pleuré…


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