27 Une boîte en bois ordinaire


Malgré le vent qui faisait battre le manteau de Rand dans son dos, le soleil de l’Altara était agréablement chaud à midi. Avec ses compagnons, voilà deux heures qu’ils étaient au sommet de la colline. Au nord, un amas de nuages noirs promettait une averse imminente – et une nette chute de température.

Le royaume d’Andor s’étendait dans le lointain, au-delà d’une forêt de chênes, de pins, de lauréoles et de tupélos noirs. Cette frontière, depuis des générations, voyait des voleurs de bétail déferler dans un sens comme dans l’autre.

À Caemlyn, Elayne regardait-elle tomber la pluie ? À cette distance, quelque soixante lieues, elle n’était qu’une vague présence au fond de sa tête. Aviendha, en Arad Doman, se révélait plus lointaine encore.

Rand n’avait jamais envisagé que les Matriarches l’emmèneraient. Cela dit, parmi des dizaines de milliers d’Aiels, elle serait en sécurité – autant qu’Elayne derrière le mur d’enceinte de Caemlyn.

Tai’daishar racla le sol et secoua la tête, impatient de repartir. Pour le calmer, Rand lui flatta l’encolure. En moins d’une heure, le puissant étalon aurait pu atteindre la frontière. Mais la destination, aujourd’hui, c’était l’est. Pas très loin à l’est, pour être plus précis.

Cette réunion étant cruciale, Rand avait choisi sa tenue avec soin. Si la Couronne d’Épées reposait sur sa tête, ce n’était pas seulement pour impressionner son interlocutrice. La moitié des petites lames nichées dans la large bande de feuilles de laurier étaient disposées pointe en bas. Une configuration plutôt inconfortable, mais qui soulignait le poids considérable du bijou – en or comme en responsabilités.

Une feuille de laurier ébréchée, au niveau d’une tempe, interdisait à Rand d’oublier une certaine bataille contre les Seanchaniens. Un combat perdu, alors qu’il ne pouvait se permettre aucune défaite.

En soie vert foncé, la veste du jeune homme était brodée de fil d’or sur les manches, les épaules et le col. La boucle en forme de dragon fermant sa ceinture, il brandissait le Sceptre du Dragon – une tête de lance de deux pieds de long, un pompon vert et blanc attaché juste sous la pointe.

Si la Fille des Neuf Lunes reconnaissait le fer d’une lance de son continent, elle verrait aussi les dragons que les Promises avaient gravés sur le moignon de hampe.

En ce jour, Rand ne portant pas de gants, les dragons à crinière d’or gravés sur le dos de ses mains brillaient sous le soleil.

Si importante fût-elle chez elle, la Fille des Neuf Lunes saurait qu’elle n’avait pas affaire à n’importe qui.

Imbécile ! cria Lews Therin dans la tête du jeune homme. Un imbécile qui fonce dans un piège.

Rand ignora le vieux fou. Un piège ? Oui, peut-être, mais si c’était le cas, il était prêt à le déjouer. De toute façon, il devait courir le risque. Les Seanchaniens, il aurait pu les écraser, mais à quel prix et en perdant combien du temps précieux qu’il n’avait pas ?

De nouveau, il sonda le nord. Au-dessus d’Andor, le ciel s’était éclairci…

L’Ultime Bataille approchait. Il avait besoin d’une trêve avec les Seanchaniens. Ça méritait qu’il prenne tous les risques.

Alors qu’elle jouait distraitement avec les rênes de sa jument grise, Min faisait penser à un monument d’arrogance, et ça tapait sur les nerfs du jeune homme. Dans un moment de faiblesse, elle lui avait arraché une promesse dont elle refusait de le libérer. Il n’avait plus qu’une option : ne pas honorer sa parole. Et il aurait dû le faire.

Comme si elle lisait ses pensées, Min tourna la tête vers lui. Sur son visage, rien ne se lisait, mais dans le lien, il restait des vestiges de méfiance et de colère. Elle luttait pour les supprimer, certes, mais en même temps, ses mains volaient souvent vers la dentelle de ses poignets – là où elle cachait ses couteaux.

Allons, elle n’utiliserait jamais ses lames contre lui. Bien sûr que non !

En amour, souffla Lews Therin, les femmes peuvent se montrer violentes. Parfois, elles blessent un homme plus qu’elles l’auraient cru – et qu’elles le voulaient. Il arrive qu’elles soient désolées, après…

Pour l’instant, le spectre semblait sain d’esprit. Rand n’en occulta pas moins sa voix.

— Rand al’Thor, dit Nandera, tu devrais nous permettre d’explorer plus en avant.

Comme la vingtaine d’autres Promises campées au sommet de la colline, Nandera était voilée. Parmi ses guerrières, certaines avaient encoché une flèche à leur arc et se tenaient prêtes à tirer. Les autres étaient sous le couvert des arbres, très en arrière, attentives à toute surprise désagréable.

— Le terrain est dégagé jusqu’au manoir, mais ça empeste quand même le traquenard.

Dans la bouche de Nandera, des mots comme « manoir » avaient longtemps sonné bizarrement. Mais à présent, elle était habituée aux terres mouillées.

— Nandera parle d’or, souffla Alivia, son hongre venant se placer à côté de l’étalon de Rand.

Apparemment, la femme aux cheveux blonds était toujours furieuse qu’il ait refusé de la prendre avec lui. Mais sa réaction, en Tear, quand elle avait entendu l’accent traînant de ses compatriotes, soutenait cette décision. Avouant avoir été ébranlée, elle prétendait que c’était dû à la surprise.

Quoi qu’il en soit, Rand ne pouvait pas prendre ce risque.

— Ne te fie à aucun membre du Sang, et surtout pas à une fille de l’Impératrice – puisse-t-elle…

Alivia n’alla pas plus loin. Pour se donner une contenance, elle lissa le devant de sa robe bleue, l’air révulsée par ce qu’elle avait failli dire.

Rand était prêt à mettre sa vie entre les mains de cette femme – et ce n’était pas une figure de style. Mais elle avait encore trop de conditionnements profondément enfouis pour qu’il lui fasse rencontrer la Fille des Neuf Lunes.

Le lien charriait à présent une colère que Min ne tentait plus d’étouffer. Elle détestait voir Alivia à proximité de Rand.

— Moi aussi, je pressens un piège, dit Bashere en faisant coulisser dans son fourreau sa lame incurvée.

Alors qu’il était vêtu très sombrement d’un plastron poli et d’un casque assorti, seule sa veste de soie verte le distinguait des quatre-vingt-un lanciers du Saldaea déployés sur la colline. Sous la grille de son casque, sa moustache aux pointes incurvées vers le bas semblait frémir d’impatience.

— Je donnerais dix mille couronnes pour savoir combien de soldats escortent cette femme. Et combien de damane. Cette Fille des Neuf Lunes est l’héritière du trône, seigneur Dragon.

Rand avait été choqué par cette révélation d’Alivia. À Ebou Dar, personne ne le lui avait dit, comme si c’était sans importance.

— Même si les Seanchaniens prétendent contrôler tout le pays, je parie qu’une petite armée garantit la sécurité de cette Haute Dame.

— Si nos éclaireuses la localisent, cette petite armée, tu es sûr qu’elles ne se feront pas repérer ?

Nandera grogna de vexation.

— Il ne faut jamais supposer qu’on est le seul à avoir de bons yeux, lui dit Rand. S’ils croient que nous voulons les attaquer ou enlever la femme, tout tombera à l’eau.

C’était peut-être pour ça que les Seanchaniens avaient gardé le secret sur cette affaire. L’héritière de l’Empire faisait une cible plus tentante que n’importe quelle autre femme de haut rang.

— Vous devrez tous monter la garde, histoire que ce ne soient pas eux qui nous prennent par surprise. Si ça tourne mal, tu sais que faire, Bashere. Je veux bien qu’elle ait une armée, mais moi non plus, je ne suis pas venu seul.

En plus des Promises et des lanciers, des Asha’man, des Aes Sedai et des Champions se pressaient au sommet de la colline. Vingt-cinq personnes, en tout – mais l’équivalent d’une armée, en réalité. Surprise ultime, ces hommes et ces femmes s’entendaient bien, sans signes flagrants de tension.

Petite sœur rouge à la peau cuivrée, Toveine foudroyait sans cesse Logain du regard, mais Gabrelle, une Aes Sedai marron aux yeux noirs, conversait avec lui très amicalement – voire plus que ça. L’explication des regards noirs de Toveine ? Peut-être, mais avec la désapprobation pour motif, pas la jalousie.

Adrielle et Kurim, eux, se tenaient carrément par la taille. Un couple étrange, puisque Adrielle dominait de beaucoup le petit Asha’man originaire de l’Arad Doman. En outre, elle était belle à couper le souffle, face à un homme ordinaire et déjà plus tout jeune. Pour ne rien arranger, Kurim avait lié la sœur grise contre son gré…

Nommée depuis peu Aes Sedai, Beldeine aux yeux marron légèrement inclinés ressemblait à n’importe quelle jeune femme du Saldaea. Dès qu’elle le pouvait, elle se débrouillait pour frôler ou toucher Manfor, qui ne semblait pas s’en plaindre. Qu’elle l’ait lié avait surpris tout le monde, mais à l’évidence, elle n’avait pas eu à forcer la main au bel Asha’man blond.

L’opinion de Rand sur ces « unions » ? Personne n’avait seulement eu l’idée de la lui demander…

Le duo le plus étrange, dans tout ça, réunissait Jenare et Kajima. Du genre robuste, le teint pâle, la sœur portait une robe d’équitation grise ornée de broderies rouges sur la jupe. D’âge mûr, affichant un sérieux de fonctionnaire, Kajima, comme Narishma, arborait deux nattes au bout desquelles pendaient des clochettes d’argent.

Jenare rit à une remarque de Kajima, qui lui rendit la pareille lorsqu’elle lui murmura quelque chose à l’oreille. Une sœur rouge plaisantant avec un homme capable de canaliser ? Quoi qu’il ait voulu faire au départ, Taim avait peut-être bien impulsé des changements bénéfiques.

Ou Rand vivait-il dans un rêve éveillé ? Les Aes Sedai étaient célèbres pour leur art de la dissimulation. Mais une sœur rouge pouvait-elle jouer la comédie à ce point ?

Cela dit, tout le monde n’était pas de bonne humeur, en ce jour. Les yeux clairs d’Ayako auraient pu passer pour noirs, dès qu’ils se posaient sur Rand. Mais sachant ce qui arrivait à un Champion quand son Aes Sedai mourait, la petite sœur blanche au teint mat avait des raisons de craindre que Sandomere s’expose à de possibles dangers.

Sur certains points, le lien des Asha’man différait de celui des Champions. Mais sur d’autres, il y avait de frappantes similitudes, et pour l’instant, nul ne savait quels effets aurait la mort d’un Asha’man sur la sœur qu’il avait liée.

Une main sur l’épaule de Fearil, son grand et mince Champion, Elza foudroyait elle aussi Rand du regard. On eût dit qu’elle retenait un chien d’assaut, attendant le moment de le lâcher. Pas sur Rand, probablement, mais il y avait de quoi s’inquiéter pour toute personne qui semblerait vouloir lui nuire.

Rand avait donné à la sœur des ordres allant en ce sens. À première vue, le serment qu’elle avait prêté l’incitait à obéir. Mais les Aes Sedai réussissaient à trouver des failles absolument partout, et elles s’engouffraient dedans.

Merise discutait ferme avec Narishma tandis que ses deux autres Champions attendaient à cheval, non loin de là.

Rand ne se laissa pas impressionner par la stratégie de Merise. Penchée sur Narishma, elle lui donnait des instructions.

Dans les circonstances présentes, Rand détesta ça – mais que pouvait-il y faire ? Merise n’avait pas juré allégeance au Dragon Réincarné, donc elle ignorerait son avis au sujet d’un de ses Champions. Ou de quoi que ce soit d’autre, probablement.

Cadsuane aussi dévisageait Rand. Comme Nynaeve, elle arborait toute sa quincaillerie de bijoux ter’angreal.

Pour une fois, l’ancienne Sage-Dame s’efforçait de paraître sage comme une image. Depuis qu’elle avait envoyé Lan on ne savait trop où, elle semblait s’entraîner dur à la sérénité exigée chez toute Aes Sedai.

Bien sûr, la moitié de la colline séparait la jument marron de Nynaeve du superbe étalon de Cadsuane. Quoi qu’on fasse ou qu’on dise, l’ancienne Sage-Dame n’avouerait jamais que la légende l’intimidait.

Régalien sur son hongre noir – la même nuance exactement que sa veste et son manteau –, Logain vint se placer entre Rand et Bashere.

— Le soleil est presque à son zénith, dit-il. N’est-il pas temps d’y aller ?

Une question qui n’en était pas une. Logain détestant recevoir des ordres, il n’attendait pas vraiment de réponse.

— Sandomere ! Narishma !

Merise retint un instant Narishma par la manche – d’autres instructions à lui donner, sans doute –, puis elle le laissa avancer. Tout ça sous le regard furibard de Logain…

Avec son teint hâlé et ses tresses décorées de clochettes, Narishma semblait beaucoup plus jeune que Rand. En réalité, il était un peu plus vieux… Le dos bien droit, il salua Logain d’égal à égal, ce qui lui valut un autre regard noir.

Avant d’enfourcher sa monture, Sandomere dit quelques mots à Ayako, qui lui frôla la cuisse du bout des doigts une fois qu’il fut en selle. Très ridé, presque chauve et la barbe grisonnante, cet homme faisait passer la sœur pour juvénile, plutôt que sans âge. Désormais, il portait au col le dragon rouge et or et l’épée d’argent.

Tous les Asha’man présents sur la colline étaient dans ce cas, même Manfor. Récemment promu Dédié, il comptait pourtant parmi les premiers à avoir rallié la Tour Noire, avant même qu’elle porte ce nom. Parmi les hommes qui étaient avec lui à l’époque, presque tous étaient morts. Logain lui-même reconnaissait qu’il méritait sa promotion.

L’ancien faux Dragon avait eu assez de bon sens pour ne pas appeler Cadsuane et Nynaeve. Elles rejoignirent quand même Rand, le visage de marbre, et se placèrent chacune sur un de ses flancs. Aussi impassibles l’une que l’autre, elles auraient pu penser n’importe quoi. En tout cas, quand leurs regards se croisèrent, Nynaeve détourna la tête – ce qui arracha un grognement jubilatoire à la légende.

Bien entendu, Min serait aussi de l’expédition. L’atout de plus autorisé à Rand, histoire d’égaliser les forces.

Au lit, un homme sensé ne devrait jamais faire de promesses…

Quand Rand voulut parler, Min arqua simplement un sourcil. Dans le lien, le jeune homme sentit une puissance… dangereuse.

— Dès que nous y serons, tu resteras derrière moi, fit-il.

Absolument pas ce qu’il avait l’intention de dire…

La puissance dangereuse redevint ce que Rand avait appris à reconnaître comme un flot d’amour – mêlé à de l’amusement, pour une raison inconnue.

— Je le ferai si ça me chante, berger ! lâcha Min avec une certaine rudesse, comme si le lien n’avait pas trahi ses véritables sentiments.

Si difficiles fussent-ils à interpréter…

— S’il faut faire cette folie, marmonna Cadsuane, autant ne pas traîner.

Sur ces mots, elle talonna son cheval bai.

Au pied de la colline, les cavaliers s’engagèrent sur une route sinueuse compactée par des années de passage mais couverte d’une fine couche de boue à cause de la dernière averse. Très vite, des fermes au toit de chaume apparurent, de la fumée montant de leur cheminée de pierre. Alors que de bonnes odeurs de cuisine flottaient dans l’air, des jeunes filles et des femmes s’affairaient encore à filer la laine en plein air. Dans les champs clôturés où des gamins s’échinaient à arracher les mauvaises herbes, des hommes en veste ordinaire remontaient les allées pour vérifier leurs semis.

Dans les pâturages, on trouvait majoritairement des bovins tachetés et des moutons à queue noire – en général surveillés par un ou deux jeunes gens armés d’un arc ou d’une fronde. Dans ces forêts, on trouvait des loups, des léopards et d’autres carnassiers friands de viande de bœuf ou de mouton.

Certains paysans mirent une main en visière pour regarder passer la petite colonne. Très certainement, ils se demandaient qui étaient ces gens bien habillés qui se dirigeaient vers le fief de dame Deirdru. À coup sûr, c’était pour ça qu’ils étaient venus. Sinon, qu’auraient-ils fichu dans ce coin du monde oublié de tous ?

Ces gens restaient remarquablement placides, cela dit. Comme si de rien n’était, ils continuaient à vaquer à leurs occupations. S’ils avaient entendu des rumeurs sur la présence d’une armée dans leur région, ils se seraient affolés, ça ne faisait pas de doute. Donc, de rumeurs, il n’y en avait pas. Étrange, ça… Les Seanchaniens étant incapables de Voyager, ils n’avaient pas pu atteindre leur destination sans être vus.

Vraiment très étrange…

Rand sentit Logain et les deux autres hommes se connecter à la Source et s’emplir de saidin. Le faux Dragon, constata le vrai, en puisait presque autant qu’il aurait pu lui-même. Narishma et Sandomere, en revanche, étaient légèrement en retrait. Pourtant, parmi les autres Asha’man, c’étaient les plus puissants, et tous deux avaient combattu aux puits de Dumai.

Sur d’autres champs de bataille, Logain avait prouvé lui aussi sa valeur. Si c’était un piège, les trois compagnons de Rand seraient prêts, et les gens d’en face ne le sauraient pas avant qu’il soit trop tard.

Rand, lui, ne se connecta pas à la Source. Lews Therin rôdait toujours dans sa tête, et ce n’était pas le moment de lui donner une occasion de manier le Pouvoir.

— Cadsuane, Nynaeve, vous devriez vous unir à la Source, dit Rand. Nous ne sommes plus bien loin.

— Je puisais déjà du saidar quand nous étions sur la colline, dit Nynaeve.

Cadsuane jeta un regard méprisant à Rand. À l’évidence, elle le tenait pour un idiot.

Le jeune homme réussit à ne pas faire la grimace. Il ne sentait ni picotements ni fourmillements… Les deux Aes Sedai avaient érigé un bouclier, l’empêchant de capter le Pouvoir en elles. Quand on en venait à canaliser, les hommes avaient très peu d’avantages sur les femmes – et voilà qu’ils venaient de les perdre, alors que ces dames conservaient les leurs.

Plusieurs Asha’man tentaient de comprendre puis de copier la technique de Nacelle, afin de pouvoir détecter les tissages des femmes, mais jusque-là, ils avaient fait chou blanc. Eh bien, qu’ils ne comptent pas sur Rand pour les aider. En ce moment, il avait d’autres chats à fouetter.

Les cavaliers continuèrent à passer devant des fermes, certaines solitaires dans une clairière et d’autres regroupées par îlots de trois ou quatre. S’ils continuaient tout droit, ils finiraient par atteindre Carrefour du Roi, un village situé à une ou deux lieues de leur position. Là, un pont de bois enjambait la petite rivière Reshalle. Mais bien avant ça, la route traversait une grande clairière où se dressaient deux colonnes de pierre, sans qu’il y ait un portail ni même une clôture. Cette entrée franchie, et après une centaine de pas dans une allée boueuse, on accédait au manoir de dame Deirdru, une bâtisse au toit de chaume de deux niveaux qui aurait tout eu d’une ferme sans ses fameuses colonnes et son impressionnante double porte. Tout autour, les écuries et les diverses dépendances se révélaient tout aussi fonctionnelles et ternes.

Personne en vue… Pas de palefrenier, aucune servante en chemin vers le poulailler pour y chercher des œufs et aucun homme non plus dans les champs attenants. Dernier détail troublant, pas une volute de fumée ne montait de la haute cheminée de pierre.

Bref, toutes les caractéristiques d’un piège. Sauf que tout était calme, comme sur le chemin, avec ces fermiers si placides…

Pour en avoir le cœur net, il fallait aller de l’avant.

Rand franchit le premier le « portail ». Oubliant la consigne, Min dépassa la jument de Nynaeve et vint chevaucher au côté de son bien-aimé. Alors que le lien charriait des flots d’inquiétude, elle réussit à sourire.

Lorsque Rand fut à mi-chemin du manoir, la double porte s’ouvrit et deux femmes apparurent. L’une en robe anthracite, l’autre en bleu, avec des panneaux rouges sur le corsage et une jupe qui lui tombait jusqu’aux chevilles. Sur la chaîne qui reliait les deux femmes, le soleil se reflétait intensément.

Un autre duo se montra, puis un autre encore et ainsi de suite… Six paires en tout, chacune comptant pour une seule personne…

Quand Rand eut parcouru les trois quarts du chemin, une dernière femme sortit. Très petite, la peau noire, elle portait une robe blanche plissée et un voile transparent lui cachait le visage.

La Fille des Neuf Lunes au crâne rasé, telle que décrite à Bashere…

Entre les omoplates de Rand, un nœud dont il n’avait pas conscience jusque-là se défit. La présence de cette femme excluait qu’il s’agisse d’un piège. Les Seanchaniens, si tordus soient-ils, n’auraient pas embarqué l’héritière du trône dans une affaire dangereuse.

Rand immobilisa sa monture et mit pied à terre.

— Une des femmes canalise le Pouvoir, souffla Nynaeve en se laissant glisser de sa selle. Comme je ne vois pas ses tissages, elle est sous bouclier et elle doit les avoir inversés. J’aimerais bien savoir comment les Seanchaniens ont appris à faire ça ! Quoi qu’il en soit, elle canalise… « Elle » au singulier, je suis catégorique. Il n’y a pas assez de Pouvoir pour qu’il en aille autrement.

Le ter’angreal de l’ancienne Sage-Dame ne lui permettait pas de savoir si on canalisait du saidin ou du saidar. Mais comme il n’y avait pas un homme en vue…

Je t’ai dit que c’était un piège ! beugla Lews Therin. Je te l’ai dit !

Rand fit mine d’examiner la sangle de sa selle.

— Une de vous deux peut dire laquelle canalise ? demanda-t-il à voix basse.

Pour l’instant, toujours pas question de se connecter au Pouvoir. Si Lews Therin parvenait à prendre de nouveau le contrôle, comment savoir ce qu’il ferait dans de telles circonstances ?

Logain aussi feignait de s’intéresser à la sangle de sa selle. Narishma, lui, regardait Sandomere se pencher sur un des sabots de sa monture. Tous avaient entendu la question de Rand.

Devant la porte, la petite femme attendait toujours, impassible mais sans doute impatiente – et vexée qu’on lui accorde moins d’attention qu’aux équidés.

— Non, répondit enfin Cadsuane. Mais je peux arranger ça – quand nous serons plus près.

La légende écarta les pans de son manteau, comme si elle voulait dévoiler la poignée d’une épée. Dans le mouvement, les ornements d’or de ses cheveux oscillèrent.

— Reste derrière moi, répéta Rand à Min.

Cette fois, la jeune femme acquiesça, le front plissé. Dans le lien, l’inquiétude était palpable. L’inquiétude, oui, mais pas la peur. Elle ne doutait pas que Rand la protégerait.

Laissant les chevaux derrière lui, Rand avança vers les sul’dam et les damane, Cadsuane et Nynaeve sur les flancs.

La main sur la poignée de son épée – comme si c’était sa véritable arme –, Logain marchait sur l’autre flanc de Cadsuane. Narishma et Sandomere, quant à eux, progressaient dans le sillage de Nynaeve.

Relevant l’ourlet de sa robe, la petite femme avança à la rencontre de ses invités. Quand elle ne fut plus qu’à dix pas, son image… vacilla. Une fraction de seconde, elle trahit sa véritable apparence. Très grande – plus que beaucoup d’hommes –, et tout de noir vêtue, elle sembla surprise par ce qu’il lui arrivait. Elle était voilée, comme le personnage qu’elle incarnait, mais des cheveux noirs coupés court ondulaient sur sa tête.

En un clin d’œil, la fausse Fille des Neuf Lunes fut de retour. Décontenancée, elle laissa tomber sa jupe – mais l’air vacilla de nouveau, et la grande femme réapparut, son visage à la peau noire distordu par la fureur sous le voile transparent.

Même s’il ne l’avait jamais vue, Rand reconnut la Rejetée. Lews Therin l’avait déjà rencontrée, et c’était suffisant.

— Semirhage, souffla Rand, stupéfié.

Dès qu’il eut prononcé ce nom, tout arriva en même temps.

Alors qu’il tentait de se connecter à la Source, Rand découvrit que le spectre essayait aussi. Pendant qu’ils s’affrontaient, Semirhage leva une main et projeta une petite boule de feu sur le Dragon Réincarné.

Alors qu’elle criait quelque chose – un ordre, peut-être –, Rand s’avisa qu’il ne pouvait pas s’écarter. Car derrière lui, il y avait Min, une cible sans défense.

Sans cesser de lutter pour s’emparer du saidin, Rand leva le Sceptre du Dragon. Un geste instinctif…

Le monde parut exploser dans un geyser de flammes.

Sans transition, Rand constata qu’il gisait dans la gadoue. Alors que des points noirs dansaient devant ses yeux, tout ce qu’il voyait au-delà était trouble, comme s’il regardait à travers de l’eau. Où était-il ? Qu’était-il arrivé ? L’esprit embrumé, il sentit quand même quelque chose presser contre son flanc. La poignée de son épée… Et ses vieilles blessures lui faisaient un mal de chien.

Ce qu’il avait devant les yeux, comprit-il enfin, c’était le Sceptre du Dragon, ou du moins ce qu’il en restait. Le fer et une fraction calcinée de la hampe gisaient à trois pas de lui. Le pompon brûlait, et derrière, la Couronne d’Épées était à demi enfoncée dans la boue.

Rand sentit que quelqu’un canalisait le saidin. À part ça, un fourmillement familier lui indiqua qu’on maniait une grande quantité de saidar

Le manoir… Semirhage ! Semirhage !

Tentant de se relever, Rand s’écroula en criant de douleur. Très lentement, il porta devant ses yeux son bras gauche qui le mettait à la torture – en particulier là où aurait dû être sa main. Car il n’en avait plus. Un moignon calciné la remplaçait, émergeant du poignet encore fumant de sa veste.

Mais autour de lui, on canalisait le Pouvoir. Ses amis luttaient pour survivre, et ils ne gagneraient peut-être pas.

Min ! Min !

Rand essaya encore de se lever – sans plus de succès.

Comme si penser à elle l’avait fait apparaître, Min s’accroupit près du jeune homme – pour lui faire un bouclier de son corps, comprit-il. Dans le lien, la compassion se mêlait à la souffrance. Mais pas une souffrance physique. Si Min avait été blessée, il l’aurait senti. Non, elle souffrait pour lui.

— Ne bouge pas, souffla-t-elle. Tu as été touché.

— Je sais, croassa Rand.

Cette fois, quand il tenta de se connecter à la Source, Lews Therin ne vint pas lui mettre des bâtons dans les roues. Grâce au Pouvoir, se relever devint un jeu d’enfant.

Même manchot, il n’était pas inoffensif – pour preuve les tissages dévastateurs qu’il préparait.

Sans se soucier de sa veste maculée de boue, Min s’accrocha au bras valide de son compagnon, comme pour l’aider à rester sur ses jambes.

Mais le combat était terminé.

Pétrifiée, Semirhage était toujours debout, les bras le long du corps. À voir la façon dont sa jupe collait à ses jambes, Rand devina qu’elle était ligotée par des flux d’Air. Alors que le manche d’un couteau de Min dépassait de son épaule, elle devait être isolée de la Source. Pourtant, du mépris se lisait sur son visage d’une frappante beauté.

Pendant la guerre des Ténèbres, elle avait été brièvement prisonnière. Détenue dans une cellule de haute sécurité, elle avait effrayé ses geôliers au point qu’ils organisent son évasion pour s’en débarrasser.

Il y avait d’autres blessés, certains dans un état grave. Une petite sul’dam noire et sa damane aux cheveux clairs gisaient dans la boue, leur regard déjà voilé fixant le ciel. Pour ces deux-là, il était trop tard…

Deux Seanchaniennes étaient à genoux, enlacées alors que du sang ruisselait de leur front et empoissait leurs cheveux.

Les autres paires étaient pétrifiées comme Semirhage, et Rand vit briller l’aura d’un bouclier autour de trois damane. Une des sul’dam, mince et dotée de longs cheveux noirs, pleurait en silence.

Le visage couvert de sang, Narishma regardait la fumée qui montait de sa veste. Encore plus mal en point, Sandomere fixait l’os qui émergeait d’une de ses manches calcinées.

D’une main sûre, Nynaeve saisit le bras de l’Asha’man et réduisit la fracture. Alors que son patient gémissait de douleur, elle plaça ses mains en coupe au-dessus de la blessure. Quelques secondes plus tard, son bras redevenu comme avant, Sandomere la remercia sobrement.

Logain semblait indemne, à l’instar de Nynaeve et Cadsuane. Impassible, la légende étudiait Semirhage avec l’intérêt qu’une sœur marron aurait accordé à un animal exotique.

Soudain, plusieurs portails s’ouvrirent autour du manoir et des Asha’man s’en déversèrent. Des Aes Sedai et leurs Champions les suivirent, puis des Promises voilées et enfin Bashere à la tête de ses lanciers.

En unissant leurs forces, un Asha’man et une Aes Sedai pouvaient invoquer un portail bien plus grand que ceux de Rand. Ainsi, quelqu’un avait réussi à lancer le signal – un soleil rouge sang montant dans le ciel.

Tous les Asha’man étaient gorgés de saidin. Les sœurs, supposa Rand, devaient déborder de saidar.

Les Promises se déployèrent dans la forêt, autour du manoir.

— Aghan, Hamad, fouillez la maison ! cria Bashere. Matoun, mets les lanciers en formation. L’attaque ne tardera plus !

Deux hommes plantèrent leur lance dans le sol, sautèrent à terre, dégainèrent leur épée et foncèrent vers le manoir. Tous les autres se mirent en formation défensive.

Sans prendre la peine de relever sa jupe, qui traîna dans la boue, Ayako, une fois à terre, courut vers Sandomere. Chevauchant jusqu’à Narishma, Merise sauta de selle juste devant lui et, sans un mot, lui prit la tête entre ses mains. L’Asha’man sursauta, manquant se dégager, puis il arqua le dos tandis qu’elle le guérissait. À l’ancienne, parce qu’elle n’était pas très douée pour la nouvelle méthode de Nynaeve.

Ignorant la confusion ambiante, l’ancienne Sage-Dame releva sa jupe avec ses mains rouges de sang, puis elle courut vers Rand.

— Rand, dit-elle dès qu’elle vit le bras du jeune homme, je suis désolée… Je ferai de mon mieux, mais ton bras ne redeviendra pas comme avant.

Sans un mot, Rand tendit son bras blessé, qui le mettait à l’agonie. Bizarrement, il sentait toujours sa main, persuadé d’être encore capable de former un poing avec des doigts et une paume qui n’étaient plus là.

Alors que Nynaeve puisait du saidar, le fourmillement se fit plus fort. Dès que la manche de la veste de Rand eut cessé de fumer, l’ancienne Sage-Dame lui saisit le poignet.

Tout le bras de Rand picota, et la douleur reflua. Lentement, la chair noircie fut remplacée par de la peau lisse qui recouvrit ce qu’il restait du dos de la main de Rand. Un vrai miracle ! Le dragon rouge et or réapparut aussi, dans une version tronquée, avec simplement le bout de la crinière d’or.

Soufflé, Rand constata qu’il sentait toujours la totalité de sa main.

— Je suis désolée…, répéta Nynaeve. Permets-moi de te sonder, en quête d’autres blessures.

Une formulation purement rhétorique, bien entendu. Sans attendre d’autorisation, la femme de Lan prit entre ses mains la tête de Rand, qui en frissonna jusqu’à la pointe des pieds.

— Il y a un problème avec tes yeux, annonça Nynaeve. Sans en savoir plus, je ne peux pas prendre le risque d’intervenir. Une simple erreur, et tu pourrais perdre la vue. Comment est ta vision ? Par exemple, combien de doigts vois-tu ?

— Deux. Je n’ai aucun problème sur ce plan-là.

Un mensonge. Si les points noirs étaient partis, Rand voyait toujours comme à travers de l’eau. Et le soleil lui semblait dix fois plus brillant qu’avant, l’incitant à battre des paupières.

Sur son flanc, les vieilles blessures se déchaînaient.

Se laissant glisser de selle, Bashere baissa les yeux sur le moignon de main de Rand. Avant de parler, il retira son casque et le cala sous son bras.

— Au moins, tu es vivant… J’ai vu de pires blessures.

— Moi aussi, acquiesça Rand. Mais je devrai réapprendre à me battre.

Bashere n’aurait pas pu dire le contraire. Beaucoup de figures d’escrime nécessitaient les deux mains.

Rand se pencha pour ramasser la couronne de l’Illian, mais Min lâcha son bras droit, se baissa, saisit la relique et la lui tendit.

— En réalité, je vais devoir tout réapprendre, fit Rand en ceignant maladroitement la couronne.

— Tu es en état de choc, dit Nynaeve. Rand, tu viens d’être salement blessé. Il vaudrait peut-être mieux que tu t’allonges. Seigneur Davram, fais apporter une selle, qu’on puisse lui relever les pieds.

— Il n’est pas en état de choc, souffla Min.

Le lien charriait un torrent de tristesse. Comme si elle voulait toujours le soutenir, la jeune femme reprit le bras de Rand.

— Il a perdu une main, et comme il n’y a rien à faire contre ça, il l’a laissée simplement derrière lui.

— Pauvre imbécile…, marmonna Nynaeve.

Encore rouge du sang de Sandomere, sa main vola vers sa natte, mais elle se ravisa, et la ramena en arrière.

— Tu as été rudement touché, Rand. Être sonné est normal. Avoir du chagrin aussi. C’est normal !

— Peut-être, mais je n’ai pas de temps pour ça…

La tristesse de Min menaçait de submerger le lien. Pourtant, il allait relativement bien. Pourquoi une telle mélancolie ?

Nynaeve marmonna encore des aménités à base d’« imbécile », d’« idiot » et de « tête de mule », mais elle n’en avait pas encore terminé.

— Sur ton flanc, les blessures se sont rouvertes, dit-elle. Tu ne pisses pas le sang, mais ça saigne. Je vais peut-être enfin pouvoir faire quelque chose pour toi.

Ce ne fut pas faute d’essayer ; pourtant, rien n’agit. Du sang continua de suinter, et la douleur se maintint au même niveau. Au bout d’un moment, Rand écarta de son flanc la main de Nynaeve.

— Tu as fait de ton mieux, mon amie. Ça suffit.

— Crétin de berger ! Tu saignes toujours, comment veux-tu que ça suffise ?

— Qui est la grande femme ? demanda Bashere.

Lui, il semblait avoir compris le fond du problème. Pleurer sur le lait répandu ne le remettait pas dans la casserole.

— Ils n’ont quand même pas essayé de la faire passer pour la Fille des Neuf Lunes ? reprit Bashere. Pas après la description qu’ils m’ont fournie.

— Et pourtant si…, répondit Rand avant de dispenser quelques explications.

— Semirhage ? s’écria Bashere, incrédule. Comment peux-tu en être sûr ?

— Elle se nomme Anath Dorje, dit une sul’dam à la peau couleur de miel.

Les yeux noirs inclinés et les cheveux striés de blanc, elle semblait être la doyenne des sul’dam, et la moins effrayée du lot. En d’autres termes, elle contrôlait parfaitement sa peur.

— Elle est la Voix de la Vérité de la Haute Dame.

— Silence, Falendre ! lâcha froidement Semirhage.

Par-dessus son épaule, elle suivait la scène, et son regard promettait des châtiments inoubliables. Surnommée Dame de la Douleur, elle n’avait pas volé sa réputation. Apprenant qu’elle serait leur geôlière, des femmes et des hommes s’étaient suicidés en s’ouvrant une veine avec les dents ou les ongles.

Falendre ne semblait pas le savoir.

— Tu n’as pas d’ordres à me donner, siffla-t-elle. Si au moins tu étais une so’jhin…

— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Cadsuane, reprenant la question de Bashere.

Alors qu’elle regardait alternativement Rand et Semirhage, les ornements en or de ses cheveux oscillèrent.

La Rejetée épargna à Rand l’effort d’improviser un mensonge.

— Il est fou, lâcha-t-elle.

Entravée, le manche d’un couteau dépassant de sous sa clavicule et le devant de sa robe rouge de sang, cette femme ressemblait encore à une reine sur son trône.

— Graendal aurait pu expliquer ça mieux que moi. La folie, c’était sa spécialité. Mais je vais essayer quand même… Vous savez que des gens entendent des voix dans leur tête ? Parfois, très rarement, ce sont celles de leurs vies antérieures. Selon Lanfear, Rand sait sur notre Âge des choses que seul Lews Therin Telamon pouvait connaître. En d’autres termes, il entend la voix de Lews Therin. Mais que ce soit réel ne change rien à l’affaire. Au contraire, ça aggrave son cas. Graendal elle-même ne parvenait pas à réussir la réintégration chez quelqu’un qui entendait une voix réelle. Selon ce que je sais, le basculement dans la folie furieuse peut être très… soudain.

Sur les lèvres de la Rejetée se dessina un sourire qui ne gagna jamais ses yeux.

Rand se demanda si ses compagnons le regardaient différemment, à présent. Le visage de marbre, Logain ne trahissait aucun sentiment. Bashere, en revanche, ne semblait toujours pas en croire ses yeux et ses oreilles. Les yeux ronds, Nynaeve en restait bouche bée. Et dans le lien…

Dans le lien, un long moment, Rand capta un mélange de sidération et de… torpeur. Si Min se détournait de lui, il n’était pas sûr de pouvoir le supporter. Pour elle, ce serait un bienfait, mais…

La sidération et la torpeur disparurent, remplacées par une montagne de compassion et de détermination – et un amour si brûlant que Rand aurait pu se réchauffer les mains à sa chaleur.

Min serra plus fort le bras droit de son bien-aimé, qui voulut poser la main gauche sur les siennes. Trop tard, il se souvint du moignon et se ravisa, mais non sans avoir touché la peau de sa compagne. Dans le lien, il n’y eut pas la moindre réaction négative.

Cadsuane approcha de Semirhage et leva les yeux pour la dévisager. Défier du regard une Rejetée ne sembla pas l’impressionner davantage que lancer des piques au Dragon Réincarné.

— Tu es bien sereine, pour une prisonnière. Et au lieu de plaider l’innocence, tu fournis des preuves à ta charge.

Un sourire glacial sur les lèvres, Semirhage regarda alternativement Rand et la légende.

— Pourquoi devrais-je me renier ? demanda-t-elle, drapée dans son orgueil. Je suis Semirhage !

Quelqu’un poussa un petit cri et plusieurs sul’dam et damane éclatèrent en sanglots. Une sul’dam blonde jolie comme un cœur vomit soudain, souillant le devant de sa robe. Une autre, du genre robuste et pas commode, se retint de justesse de l’imiter.

La légende hocha simplement la tête.

— Moi, je suis Cadsuane Melaidhrin. J’ai hâte que nous ayons de longues conversations.

Semirhage ricana. À sa décharge, elle n’avait jamais manqué de courage.

— Jusqu’à tout à l’heure, nous pensions qu’elle était la Haute Dame, dit Falendre, haletante.

Bien que claquant des dents, elle parvint à continuer :

— Nous nous sentions honorées… Au palais Tarasin, elle nous a conduites dans une salle où un trou lévitait dans l’air. Nous l’avons traversé pour nous retrouver ici. Je le jure sur mes yeux ! Nous pensions qu’elle était la Haute Dame !

— Donc, nous n’avons pas d’attaque à redouter, dit Logain.

À son ton, impossible de dire s’il était déçu ou soulagé. Distraitement, il souleva un peu son épée, puis la laissa retomber dans son fourreau.

— Que faisons-nous de ces femmes ? demanda-t-il en désignant les sul’dam et les damane. On les envoie à Caemlyn, comme les autres ?

— Non, on les expédie à Ebou Dar, répondit Rand.

Cadsuane tourna la tête pour le dévisager. Authentique incarnation de la sérénité, elle devait bouillir à l’intérieur. L’imposition de l’a’dam aux damane était une abomination que les Aes Sedai prenaient comme une offense personnelle. D’ailleurs, Nynaeve fulminait. Tirant sur sa natte, les yeux lançant des étincelles, elle voulut parler, mais Rand lui brûla la politesse :

— J’ai besoin de cette trêve, Nynaeve. Capturer ces femmes n’est sûrement pas la bonne façon d’en obtenir une. Ne discute pas ! Tu sais aussi bien que moi qu’on ne peut pas faire d’exception pour les damane. À Ebou Dar, ces femmes pourront annoncer que je veux rencontrer la Fille des Neuf Lunes. L’héritière du trône est la seule personne qui nous garantira une trêve durable…

— Je n’aime toujours pas ça, lâcha Nynaeve, catégorique. Les damane, on pourrait les libérer. Pour transmettre ton message, les autres suffiront.

Les damane qui n’étaient pas déjà en larmes se mirent à pleurer. Certaines crièrent même aux sul’dam de les sauver.

Nynaeve parut révulsée, mais elle leva les mains au ciel et capitula.

Comme tout bon cavalier, les deux jeunes soldats chargés de fouiller le manoir en sortirent de la démarche balancée des gens plus habitués à la selle qu’à leurs bottes. Une balafre lui barrant le visage, Hamad arborait une fière barbe noire qui taquinait le creux de sa gorge. Doté d’une épaisse moustache, comme Bashere, Aghan portait sous le bras une boîte en bois ordinaire dépourvue de couvercle.

Avec un bel ensemble, les deux hommes saluèrent Bashere.

— Le manoir est désert, seigneur, annonça Aghan. Mais dans plusieurs pièces, il y a des taches de sang sur les tapis. Comme dans un abattoir… Selon nous, tous les occupants sont morts. Cette boîte, nous l’avons trouvée près de la porte. Comme elle semblait n’avoir rien à y faire, nous vous l’avons apportée.

Il tendit la boîte au Maréchal du Saldaea, pour inspection. À l’intérieur, il y avait un a’dam enroulé et plusieurs cercles segmentés en métal noir – certains assez grands et d’autres plus petits.

Rand lança la main gauche avant de se souvenir et de se raviser. Observatrice, Min lui lâcha le bras droit afin qu’il puisse récupérer une poignée de cercles métalliques.

Nynaeve en couina de surprise.

— Tu sais ce que c’est ? lui demanda Rand.

— Des a’dam pour homme ! Egeanin a dit qu’elle jetterait cette horreur dans l’océan. Nous lui avons fait confiance, mais elle l’a donnée à quelqu’un pour qu’il la copie.

Rand laissa tomber les a’dam dans la boîte où se trouvaient encore six grands cercles et cinq chaînes argentées. Semirhage avait tout prévu, qu’importait qui accompagnait son adversaire.

— Elle pensait pouvoir nous capturer tous…

Cette idée aurait dû faire frémir Rand de peur. En tout cas, elle fit cet effet à Lews Therin. Personne n’avait envie de tomber entre les griffes de Semirhage.

— Elle a crié aux femmes de nous couper de la Source, dit Nynaeve, mais elles n’ont pas pu parce que nous y étions déjà unies. Si ça n’avait pas été le cas, et si Cadsuane et moi n’avions pas eu nos ter’angreal, je préfère ne pas penser à ce qui serait arrivé.

L’ancienne Sage-Dame en frissonna rétrospectivement.

Rand tourna la tête vers Semirhage, qui soutint calmement son regard. Un bloc de glace. Sa réputation de tortionnaire faisait parfois oublier qu’elle était dangereuse sur bien d’autres points.

— Autour des sul’dam et des damane, nouez les tissages afin qu’ils se dissipent dans quelques heures. Puis envoyez-les dans les environs d’Ebou Dar.

Un moment, Rand craignit que Nynaeve s’insurge de nouveau. Mais elle se contenta de tirer sur sa natte avant de se détourner.

— Qui es-tu pour oser demander une audience à la Haute Dame ? s’enquit Falendre.

En insistant lourdement sur le titre, bizarrement.

— Je me nomme Rand al’Thor, mais on m’appelle aussi le Dragon Réincarné.

Déjà dévastées d’avoir entendu le véritable nom de leur « Haute Dame », les Seanchaniennes se perdirent en lamentations en découvrant celui de Rand.


Sa lance noire sur les genoux, en travers de la selle, Mat attendait dans l’obscurité. Autour de lui, deux mille arbalétriers montés patientaient aussi. Peu après la tombée de la nuit, les événements n’allaient pas tarder à s’accélérer. Sur une demi-douzaine de sites, les Seanchaniens passeraient un mauvais quart d’heure. Dans des petits camps et des plus grands, mais ils s’en souviendraient dans tous les cas…

La lumière de la lune qui filtrait de la frondaison était juste assez vive pour que Mat distingue le visage de Tuon. Têtue, elle avait insisté pour rester avec lui, ce qui impliquait bien entendu la présence de Selucia – toujours aussi mal disposée envers le jeune flambeur, bien entendu. Hélas, il ne faisait pas assez sombre pour qu’il ne voie pas ses regards noirs.

En toute logique, Tuon aurait dû détester les événements qui se préparaient. Pourtant, rien ne se lisait sur ses traits si fins. À quoi pensait-elle donc ? Et pourquoi cette posture de juge impitoyable ?

— Ton plan a besoin d’une sacrée dose de chance, dit Teslyn – pas pour la première fois.

Même dans la pénombre, impossible de rater son expression sévère. S’agitant sur sa selle, elle tira sur son manteau.

— Il est trop tard pour tout modifier, dit-elle, mais notre partie du projet peut sûrement être abandonnée.

Mat aurait préféré avoir Bethamin ou Seta. Aucune des deux n’était liée par les Trois Serments, et elles connaissaient les tissages que les damane utilisaient au combat – une transgression qui horrifiait les Aes Sedai. Pas les tissages en eux-mêmes, mais l’idée que Bethamin et Seta les connaissent.

Oui, Mat aurait préféré, mais ce n’était peut-être pas une bonne idée. Sauf en cas de légitime défense, Leilwin avait catégoriquement refusé d’affronter des Seanchaniens. Bethamin et Seta auraient pu l’imiter, ou pire encore, découvrir à la dernière minute qu’elles ne voulaient pas s’en prendre à leurs compatriotes. Quoi qu’il ait pu en être, les Aes Sedai leur avaient interdit de s’impliquer, et aucune des deux ne s’était rebiffée. Trop soumises aux Aes Sedai, ces femmes auraient été incapables de flanquer la frousse à une oie.

— Que la Grâce soit sur toi, Teslyn Sedai, dit le capitaine Mandevwin, mais le seigneur Mat est un sacré veinard !

Le borgne râblé servait dans la Compagnie depuis les premiers jours, au Cairhien. Ses cheveux gris, pour l’heure cachés sous son casque de fantassin peint en vert, il les avait gagnés lors de batailles contre Tear et Andor, bien avant cette époque.

— Plusieurs fois, alors que nous étions en infériorité numérique, coincés de toutes parts, je l’ai vu faire virevolter la Compagnie comme une danseuse. Pas pour fuir, Teslyn Sedai, mais pour remporter la victoire. Des batailles formidables !

— Les batailles formidables, grogna Mat, plus sèchement qu’il l’aurait voulu, ce sont celles qu’on ne livre pas.

Les batailles, il détestait ça. Une boucherie, c’était idéal pour se retrouver criblé de trous. Mais il se retrouvait sans cesse embarqué dans ces histoires de fou. Les « ballets » dont parlait le capitaine, c’était presque toujours pour filer, mais avec sa chance…

Ce soir, il n’y aurait ni danse ni fuite. Même chose les prochains jours.

— Notre rôle dans tout ça est important, Teslyn, rappela-t-il. Pas question d’abandonner.

Qu’est-ce qui retenait Aludra – que la Lumière la brûle ! L’attaque contre le camp de ravitaillement devait être déjà lancée, juste assez forte pour que les défenseurs pensent pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée de renforts. L’astuce, c’était de les convaincre qu’ils auraient besoin d’aide.

Les autres assauts, lancés à pleine puissance, devraient submerger l’ennemi avant même qu’il ait compris ce qui lui arrivait.

— Je veux faire saigner les Seanchaniens – tellement saigner, qu’ils réagiront à nos actions au lieu d’ourdir leurs propres plans.

Dès que ces mots furent sortis de sa bouche, Mat regretta de les avoir prononcés. Il aurait dû dire les choses autrement.

Tuon se rapprocha de Selucia, qui baissa la tête pour qu’elles puissent tenir des messes basses. Pour leur fichu langage avec les doigts, il faisait trop sombre, mais le jeune flambeur en fut quand même pour ses frais, car il ne capta pas un seul mot. En revanche, il put imaginer…

Tuon avait juré de ne pas le trahir, et ça s’appliquait logiquement à ses plans martiaux. Mais à coup sûr, elle aurait voulu pouvoir reprendre sa parole.

En conséquence, il aurait dû la laisser avec Reimon, ou un de ses autres généraux. Ç’aurait été bien moins risqué que de la garder avec lui. Pour plus de sécurité, il aurait même dû la faire ligoter, et Selucia avec elle. Voire Setalle. Cette maudite femme prenait tout le temps le parti de Tuon.

Le cheval bai de Mandevwin renâclant un peu, il lui flatta l’encolure.

— Seigneur, dit-il, tu ne peux pas nier que la chance compte durant les batailles. Par exemple, quand tu trouves chez l’ennemi une faiblesse inattendue. Ou quand il décide de renforcer son flanc nord alors que tu comptes attaquer par le sud. Au combat, la chance chevauche avec toi, seigneur. J’ai vu ça de mes yeux.

Agacé, Mat grogna et ajusta la position de son chapeau. Pour chaque occasion où un bataillon se perdait et tombait par hasard sur une faille dans les défenses ennemies, il y en avait neuf où il n’était pas là où on en avait besoin, provoquant une catastrophe. La chance du guerrier, c’était avant tout une illusion d’optique…

— Une « fleur nocturne » verte ! lança un guetteur posté dans un arbre. Une autre, verte aussi.

Mat s’autorisa un soupir de soulagement. Le raken avait pris son envol, et il filait vers l’ouest. Depuis le début, il comptait sur ça – le plus gros contingent de soldats fidèles aux Seanchaniens se trouvait à l’ouest –, et il avait même triché en chevauchant dans cette direction aussi loin qu’il l’avait osé. Être sûr qu’un adversaire réagirait d’une certaine façon n’impliquait pas nécessairement qu’il le ferait. Encore quelques minutes, et Reimon aurait pris le camp de ravitaillement – avec dix fois plus d’hommes que les défenseurs, c’était facile – et mis la main sur des vivres et des équipements précieux.

— Allez, Vanin ! lança Mat.

Le gros voleur de chevaux talonna sa monture, qui partit au trot dans la nuit. Il n’irait pas plus vite que le raken, mais s’il délivrait le message à temps, ça suffirait…

— Mandevwin, c’est le moment !

Sautant de la plus basse branche d’un chêne, un soldat élancé tendit au capitaine la longue-vue qui lui avait permis de sonder le ciel.

— En selle, Londraed, lui ordonna Mandevwin tout en glissant la longue-vue dans son étui. Connel, en colonne par quatre !

Une courte chevauchée conduisit les cavaliers sur une étroite route qui serpentait entre les collines – celles que Mat avait contournées plus tôt. Dans ce secteur, il y avait peu de fermes isolées et de villages, mais il avait voulu éviter que des rumeurs au sujet d’une grande armée se répandent un peu partout. Les rumeurs, c’était très bien quand on les lançait soi-même, au bon moment.

Pour l’heure, il avait besoin d’agir vite, et aucune rumeur, ce soir, ne serait assez rapide pour lui compliquer les choses.

Dans les fermes qu’ils dépassèrent, on appliquait spontanément le couvre-feu. Pas une lampe ou une bougie allumée…

À part de rares cris d’oiseaux nocturnes, rien ne brisait le silence, sinon le bruit étouffé des sabots et les grincements des selles de cuir. Mais deux mille et quelques chevaux, ça faisait automatiquement du bruit.

La colonne traversa un village où une poignée de bâtiments seulement – dont l’inévitable taverne –, étaient encore éclairés. Aux fenêtres et sur le pas des portes, des curieux tentaient de voir ce qui se passait. À l’évidence, ils croyaient voir défiler des soldats loyaux aux Seanchaniens. En Altara, il semblait que ces « ralliés » étaient largement majoritaires. À un moment, quelqu’un voulut lancer un concert de vivats, mais personne ne se laissa entraîner.

Tuon et les autres femmes dans son sillage, Mat chevauchait en tête avec Mandevwin. De temps en temps, il ne pouvait s’empêcher de regarder par-dessus son épaule. Pas pour s’assurer que Tuon était toujours là. Si bizarre que ça parût, il ne doutait pas qu’elle tiendrait parole et ne tenterait pas de s’enfuir, même à présent. Voulait-il s’assurer qu’elle soutenait le rythme ? Cavalière douée, avec une flèche comme la jument rasoir, elle ne pouvait pas se lasser distancer.

Sans blague, même s’il avait voulu, Pépin n’aurait pas pu distancer Akein.

Alors ces coups d’œil ? Eh bien, il aimait regarder Tuon, voilà tout. À la lumière de la lune ? Oui, et pourquoi pas ? C’était si romantique…

La veille, Mat avait tenté d’embrasser de nouveau sa promise. Un coup au flanc l’avait fait renoncer à son projet – avec l’angoisse d’avoir une ou plusieurs côtes flottantes cassées. Mais avant le départ, ce soir même, c’était elle qui l’avait embrassé. Une seule fois, et en lui ordonnant de ne pas être gourmand quand il en avait redemandé.

Cette femme fondait entre ses bras dès qu’elle y était, mais elle redevenait de glace à la seconde où elle s’écartait de lui. Qu’allait-il donc faire d’elle ?

Une chouette passa au-dessus de la colonne, ses ailes battant en silence. Tuon allait-elle encore voir un augure là-dedans ? Sans nul doute…

Mat n’aurait pas dû passer si longtemps à penser à elle – surtout ce soir. Pour être franc, jusqu’à un certain point, son plan dépendait bel et bien de la chance. Les trois mille lanciers que Vanin avait découverts – une majorité d’Altariens avec quelques Seanchaniens – pouvaient ou non être ceux que maître Roidelle signalait sur sa carte. Bien sûr, ils n’étaient pas très loin de la position que le cartographe avait indiquée, mais il était impossible de déterminer dans quelle direction ils avaient avancé depuis.

Le nord-est, presque à coup sûr, vers le défilé de Malvide et la brèche de Molvaine. À première vue, sauf pour les dernières lieues, les Seanchaniens avaient évité la route de Lugard – probablement pour dissimuler leur nombre et garder secrète leur destination. Mais ce n’était pas sûr à cent pour cent. S’ils n’avaient pas avancé trop loin, cependant, ils devraient passer par cette route pour rallier le camp de l’intendance. Dans le cas contraire, il leur faudrait emprunter un autre chemin. Rien de dangereux là-dedans, à part d’avoir gaspillé une nuit.

Mais le commandant pouvait aussi avoir décidé de couper par les collines. Une possibilité qui risquait d’être désagréable, s’il finissait par rejoindre la route au mauvais endroit.

Une lieue et demie au-delà du village, la colonne atteignit un site où deux versants de colline flanquaient la voie.

Mat ordonna une halte. Les cartes de Roidelle étaient très bonnes, mais celles qu’il tenait d’autres hommes avaient aussi été dessinées par des maîtres cartographes.

Roidelle n’achetait que le meilleur. Du coup, Mat reconnut le site comme s’il y était déjà venu.

Mandevwin fit volter son cheval.

— Admar et Eyndel, avec vos hommes, postez-vous sur la pente nord. Madwin, Dongal, pente sud ! Un homme sur quatre pour garder les chevaux.

— Entravez-les, dit Mat, et donnez-leur du foin pour les empêcher de hennir.

Mat et ses hommes allaient faire face à des lanciers. Si ça tournait mal et qu’ils doivent fuir, ces types les traqueraient comme une bande de vulgaires sangliers. Sur un cheval, surtout lancé au galop, tirer à l’arbalète n’était pas un jeu d’enfant. Donc, il fallait vaincre ici.

Le capitaine regarda Mat, son expression insondable sous la grille de son casque.

— Entravez les chevaux et nourrissez-les, répéta-t-il. Tous les hommes en formation !

— Charge certains de tes éclaireurs de surveiller le nord et le sud, dit Mat. Au combat, la chance est une catin qui vend ses charmes au plus offrant.

Mandevwin acquiesça gravement puis fit passer dans les rangs ses nouveaux ordres.

Les arbalétriers se scindèrent en deux groupes, chacun s’attaquant à une pente et disparaissant bientôt dans les ombres – grâce à leur veste sombre et à leur plastron terne. Les armures polies, c’était parfait pour les triomphes, mais très dangereux quand ça risquait de refléter les rayons de lune, tout aussi lumineux, parfois, que ceux du soleil.

Selon Talmanes, le plus dur avait été de convaincre les lanciers d’abandonner leurs plastrons brillants – et les nobles de renoncer à leur fatras de dorures.

Les fantassins, eux, n’avaient pas eu besoin d’un dessin.

Un moment, on entendit le bruit des chevaux et des hommes qui se faufilaient entre les broussailles. Puis le silence revint. De sa position, sur la route, Mat n’aurait pas pu dire qu’il y avait des soldats sur les deux pentes.

À partir de là, il ne lui restait plus qu’à attendre.

Tuon et Selucia vinrent lui tenir compagnie, et Teslyn ne tarda pas à les rejoindre. À l’ouest, une brise s’était levée, faisant s’envoler tous les manteaux. Bien entendu, les Aes Sedai pouvaient ignorer ce genre de désagréments. Teslyn, pourtant, ne lâcha pas les pans de son manteau.

Selucia laissa une entière liberté au sien – une bizarrerie de plus –, alors que Tuon se montra beaucoup plus conservatrice.

— Tu seras mieux sous le couvert des arbres, proposa Mat. À l’abri du vent.

Se laissant aller, la Fille des Neuf Lunes eut une petite crise de fou rire.

— Je suis ravie de te regarder tirer au flanc sur cette colline, dit-elle quand elle se fut calmée.

Mat en cilla de surprise. « Colline » ? Au milieu de la fichue route, perché sur Pépin, il ne tirait pas du tout au flanc. Que racontait cette femme ?

— Méfie-toi de Joline, souffla soudain Teslyn, à la grande surprise de Mat. À sa façon, c’est encore une enfant, et tu la fascines comme un nouveau jouet peut fasciner un gosse. Si elle trouve un moyen d’obtenir ton accord, elle te prendra pour Champion. Et ça arrivera peut-être aussi si tu finis par faire ce qu’elle t’ordonne sans t’en apercevoir.

Mat allait répliquer qu’il ne se laisserait pas manipuler, mais Tuon intervint :

— Elle ne peut pas l’avoir ! s’écria-t-elle. (Après avoir repris son souffle, elle trahit un soupçon d’amusement.) Jouet est à moi, et il le restera tant que j’aurai envie de m’amuser avec lui. Mais même à ce moment-là, je ne le confierai pas à une marath’damane. Tu m’entends, Tessi ? Alors, répète mes propos à Rosi. C’est le surnom que j’avais l’intention de lui donner. Tu peux lui répéter ça aussi.

Alors que le vent ne l’affectait toujours pas, Teslyn frissonna. Sur son visage, la fureur balayait désormais tout le reste. Entendre son nom de damane avait brisé une digue en elle.

— Ce que je comprends, c’est…, commença-t-elle.

— Cessez de jouer, toutes les deux ! coupa Mat. J’ai bien dit toutes les deux. J’ai trop à faire pour supporter vos chamailleries – qui finiront dans le sang, telles que je vous connais.

Teslyn regarda le jeune insolent, son indignation visible malgré la chiche lumière.

— Bravo, Jouet ! lança Tuon, rayonnante. Voilà que tu redeviens autoritaire, comme il se doit.

Elle se pencha vers Selucia et lui souffla à l’oreille une saillie que la so’jhin salua d’un grand éclat de rire.

Recroquevillé dans son manteau, Mat s’appuya au pommeau de sa selle et sonda la nuit en quête de Vanin. Les femmes ! Pour les comprendre, il aurait donné jusqu’à sa chance. Enfin, la moitié…

— Que comptes-tu obtenir à grands coups de raids et d’embuscades ? demanda Teslyn, pas pour la première fois, là encore. Les Seanchaniens finiront par envoyer assez de soldats pour te coincer.

Avec Joline, Teslyn s’acharnait à fourrer le nez dans les affaires du jeune flambeur – tout comme Edesina, dans une moindre mesure. Pour avoir la paix, il avait dû les repousser sans douceur.

Les Aes Sedai pensaient tout savoir, c’était connu. Si Joline était effectivement versée dans l’art de la guerre, quand avait-il prétendu avoir besoin de ses lumières ? Les conseils d’une sœur, le plus souvent, revenaient à vous dire quoi faire.

Cette fois, Mat décida de répondre à la fâcheuse :

— J’espère bien qu’ils enverront plus de soldats, Teslyn. (Du coin de l’œil, il continua à tenter de repérer Vanin.) Toute l’armée qu’ils ont cantonnée dans la brèche de Molvaine, pour tout dire. Ou une grande partie, au moins. Ce sera leur choix, je pense. Selon les informations glanées par Thom et Juilin, leur grand objectif, c’est l’Illian. L’armée postée sur la brèche a mission d’interdire toute prise à revers à partir du Murandy ou d’Andor. Pour nous, ils sont en somme le bouchon de la jarre. J’ai l’intention de le faire sauter, afin de nous libérer le passage.

Après plusieurs minutes de silence, Mat regarda par-dessus son épaule. Perchées sur leur monture, les trois femmes le regardaient intensément. Faute de lumière, il ne put rien lire sur leur visage. Mais pourquoi le fixaient-elles ainsi ?

Il tourna la tête pour guetter de nouveau le retour de Vanin. Mais il sentit trois paires d’yeux peser sur sa nuque.

Deux heures plus tard, si on se fiait à la position du croissant de lune dans le ciel, le vent commença à gagner en puissance. En un éclair, la nuit plutôt fraîche devint carrément glaciale. À plusieurs reprises, Mat invita les femmes à s’abriter sous le couvert des arbres, mais elles refusèrent avec un entêtement digne d’admiration.

Pour sa part, Mat devait rester à découvert afin d’intercepter Vanin sans avoir à crier. Les lanciers seraient dans son sillage, peut-être même très près, si leur commandant n’était pas un imbécile. Les femmes, elles, n’avaient aucune raison de se geler.

Si Teslyn avait refusé, supposait-il, c’était pour imiter Tuon et Selucia. Ça n’avait aucun sens, mais c’était ainsi. Quant au pourquoi du refus de Tuon, comment savoir ? Peut-être aimait-elle l’entendre se casser la voix à l’implorer de se mettre à l’abri…

Enfin, des bruits de sabots retentirent dans la nuit. Aussitôt, Mat releva la tête. Le cheval de Vanin jaillit de l’ombre, son improbable cavalier toujours aussi à l’aise sur sa selle.

Vanin tira sur ses rênes et cracha à travers le trou dans ses dents.

— Ils sont à une demi-lieue derrière moi, mais il y en a un bon millier de plus que ce matin. Le commandant sait ce qu’il fait. Ils avancent vite sans épuiser leurs chevaux.

— Si tu es en infériorité numérique, dit Teslyn à Mat, ça pourrait t’inciter à…

— Je n’ai jamais prévu une bataille rangée, coupa Mat. Et je ne peux pas me permettre de laisser quatre mille lanciers dans la nature. Allons rejoindre Mandevwin.

Sur le versant de la colline, côté nord de la route, les arbalétriers agenouillés ne bronchèrent pas quand Mat se faufila entre eux avec les femmes et Vanin. Alors que certains s’écartaient pour les laisser passer, le jeune flambeur songea qu’il aurait préféré les avoir disposés sur deux rangées, mais il fallait couvrir un large front, et ils n’étaient pas assez nombreux.

Les arbres coupaient le vent, mais pas tant que ça. Du coup, les hommes se recroquevillaient dans leur manteau. Cela dit, tous brandissaient leur arbalète, un carreau encoché. Mandevwin avait vu Vanin arriver, et il savait ce que ça signifiait.

Le capitaine marchait de long en large derrière ses lignes lorsque Mat déboula et sauta de selle. Apprenant qu’il n’avait plus besoin de monter la garde à l’arrière, le Cairhienien ne cacha pas son soulagement. Pas le moins du monde perturbé par la présence de mille ennemis supplémentaires, il envoya un homme ordonner aux guetteurs de reprendre leur place auprès des autres. Si Mat Cauthon faisait contre mauvaise fortune bon cœur, qui était-il pour se plaindre ?

Mat avait oublié qu’il en allait ainsi dans la Compagnie. Quoi qu’il arrive, on lui faisait une confiance aveugle. Au début, ça le rendait malade. Ce soir, il s’en réjouissait.

Quelque part dans son dos, un hibou ulula deux fois, ce qui arracha un soupir à Tuon.

— Encore un présage ? lança Mat, juste pour dire quelque chose.

— Jouet, je suis contente que tu t’intéresses enfin aux augures. Après tout, je réussirai peut-être à t’éduquer. Quand un hibou ulule deux fois, ça annonce une mort.

De quoi mettre un terme à la conversation…

Bientôt, les Seanchaniens apparurent. En colonne par quatre, lance au poing, ils avançaient au trot. Vanin avait raison, leur chef savait y faire. En alternant petit galop et trot, des chevaux pouvaient couvrir de très longues distances. Les crétins qui galopaient ventre à terre tout le temps finissaient par tuer leur monture.

Les dix premières rangées portaient l’armure segmentée et l’étrange casque des Seanchaniens. Un coup de malchance, ça. Les Altariens formant l’essentiel des pertes, impossible de prédire comment réagiraient les envahisseurs. Mais une quarantaine des leurs abattus, ça ne passerait pas inaperçu.

Quand le milieu de la colonne arriva devant les yeux de Mat, une voix puissante cria :

— Cavaliers, halte !

Deux mots beuglés avec l’accent traînant du Seanchan. Presque aussitôt, les hommes en armure, dans le lointain, s’arrêtèrent net. Derrière, il y eut quelques bousculades.

Mat en eut le souffle coupé. Ça, c’était la chance des ta’veren ! L’ennemi n’aurait pas pu être mieux placé, même s’il avait donné l’ordre à la place du commandant.

Le jeune flambeur posa une main sur l’épaule de Teslyn. Elle tressaillit, mais ce n’était pas le moment de donner de la voix.

— Cavaliers, montez !

Au pied du versant, les lanciers se mirent en mouvement pour le gravir.

— Maintenant, souffla Mat.

Sur sa poitrine, la tête de renard devint glaciale. En un clin d’œil, une boule de lumière se matérialisa au-dessus de la colonne, l’inondant d’une clarté surnaturelle.

Les lanciers n’eurent pas le temps de s’étonner. Tout le long de la ligne, juste devant Mat, mille cordes d’arbalète claquèrent en même temps, et une pluie de carreaux s’abattit sur les lanciers. À si courte distance, les plastrons et les armures ne résistèrent pas. Foudroyés, des hommes basculèrent de leur selle et des chevaux affolés se cabrèrent en hennissant de terreur.

Tirés depuis la colline d’en face, mille autres projectiles semèrent la mort dans les rangs adverses. Tous les projectiles ne touchèrent pas les lanciers au torse, mais avec des arbalètes lourdes, un impact à un membre suffisait pour en arracher la moitié. Une jambe ou un bras éclaté, les hommes tentaient d’enrayer l’hémorragie en braillant plus fort que les chevaux.

Mat observa un arbalétrier, tout près de lui, qui se penchait pour fixer à la corde de son arme les deux crochets de la grande manivelle suspendue à sa ceinture par un harnais. Quand il se redressa, la corde avait toujours du mou, mais il accola la manivelle à l’embout de son arme, actionna un levier, sur le côté, et commença à faire tourner la pièce mobile. En trois tours seulement, l’arbalète fut de nouveau prête à tirer.

— Dans les arbres ! cria le commandant adverse. Au contact avant qu’ils aient pu recharger ! Vite !

Des lanciers tentèrent de charger, tandis que d’autres, lâchant leurs rênes et leur lance, dégainèrent leur épée.

Pas un seul n’atteignit les arbres. En même temps, deux mille nouveaux carreaux s’abattirent sur eux, faisant un massacre.

Des deux côtés, les arbalétriers saisirent leur manivelle, mais ce n’était plus nécessaire. Sur la route, quelques chevaux blessés ruaient désespérément.

Les soldats survivants, peu nombreux, utilisaient tout ce qui leur tombait sous la main en guise de tourniquet. S’ils ne se faisaient pas très vite un garrot, la mort ne tarderait pas.

Des bruits de sabots retentirent. Des chevaux fuyaient, certains portant peut-être encore un cavalier.

Le commandant ne beuglait plus d’ordres. Selon toute probabilité, il n’en crierait plus jamais.

— Mandevwin, dit Mat, nous n’avons plus rien à faire ici. Tout le monde en selle. On a encore du pain sur la planche.

— Tu dois rester pour aider les blessés, dit Teslyn. Les lois de la guerre l’exigent.

— Les lois n’ont pas changé, mais les guerres ne sont plus pareilles, répondit Mat, inflexible.

Sur la route, on n’entendait plus un bruit. Mais les cris résonnaient encore à ses oreilles.

— Pour être secourus, ils devront attendre les leurs…

Entre ses dents, Tuon murmura quelque chose. « Un lion ne doit pas connaître la pitié », crut entendre Mat. Mais ça n’avait pas de sens.

Rassemblant ses hommes, il les guida jusqu’au sommet de la colline, et les fit descendre par le versant opposé. Inutile que les survivants voient à combien d’hommes ils avaient eu affaire.

Dans quelques heures, les arbalétriers feraient la jonction avec ceux de l’autre colline, puis avec les forces de Carlomin. Avant le lever du soleil, ils frapperaient de nouveau les Seanchaniens. À force de les harceler, ils feraient sauter ce maudit bouchon.


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