28 À Malden


Juste avant l’aube, Faile bouclait pour la dernière fois sa ceinture aux maillons d’or lorsque Dairaine entra sous la petite tente pointue où la femme de Perrin et ses deux compagnes couchaient. Dehors, le ciel s’éclaircissait. À l’intérieur, on aurait pu se croire en pleine nuit.

Mince, de longs cheveux noirs, Dairaine avait du mal à s’empêcher de bâiller. Alors qu’elle était placée sous la Haute Chaire dans la hiérarchie de sa maison, au Cairhien, on l’avait tirée du sommeil en pleine nuit parce que Sevanna, frappée d’insomnie, voulait qu’on lui fasse la lecture.

L’Aielle aimait la voix de Dairaine – et sans doute aussi les ragots qu’elle colportait sur les prétendus méfaits des autres gai’shain. Grâce à ses délations, la Cairhienienne échappait aux punitions collectives.

Alors qu’elle allait retirer son collier d’or, elle hésita, surprise de voir Faile, Alliandre et Maighdin déjà debout et habillées.

— J’ai oublié de remettre le livre à sa place, dit-elle d’une voix cristalline avant de se tourner vers le rabat de la tente. Si elle s’en aperçoit, Sevanna me fera rouer de coups.

— Elle ment, siffla Maighdin entre ses dents.

Dairaine sortit en trombe.

Enfin, elle essaya… Convaincue que Maighdin avait raison, Faile saisit la fuyarde par sa capuche et la tira en arrière.

La Cairhienienne voulut crier, mais Alliandre lui plaqua une main sur la bouche. Ensemble, les trois femmes la couchèrent sur les couvertures posées à même le sol.

Ce ne fut pas facile. Malgré sa petite taille, Dairaine se défendit comme une vipère, tentant de mordre et se tortillant pour se dégager.

Pendant que ses amies maintenaient la délatrice au sol, Faile sortit le second couteau qu’elle avait subtilisé et commença à découper des bandelettes dans une des couvertures.

— Comment as-tu compris ? demanda Alliandre à Maighdin, tout en luttant pour immobiliser un bras de Dairaine – d’une main, puisque l’autre était plaquée sur sa bouche, au risque d’une cruelle morsure.

En s’asseyant dessus, Maighdin avait neutralisé les jambes de la furie. En outre, elle lui tordait un bras dans le dos. Mais la Cairhienienne se débattait toujours.

— Elle avait le front plissé, répondit Maighdin, mais quand elle a parlé, il est redevenu lisse. Si elle avait eu peur d’être punie, elle n’aurait pas changé d’expression.

Professionnellement, la servante blonde n’était pas très compétente – le moins qu’on pouvait dire –, mais elle avait un œil d’aigle.

— Qu’est-ce qui a éveillé ses soupçons ?

Maighdin haussa les épaules.

— L’une d’entre nous a peut-être eu l’air surprise – ou coupable. Dans la pénombre, j’ignore comment elle a vu ça, mais bon…

Bientôt, Dairaine fut dûment neutralisée, les poignets et les chevilles liés ensemble dans son dos. Un morceau de sa robe enfoncé dans la gorge et tenu en place par une bandelette de couverture, elle ne pourrait pas appeler au secours.

Indomptable, elle tourna la tête pour regarder ses trois geôlières. Même si elle ne voyait pas très bien son visage, Faile supposa qu’elle manifestait sa rage ou tentait d’implorer le pardon de sa faute. Mais cette garce n’implorait que les Shaido… Jouant de sa position de gai’shain de Sevanna, elle brutalisait les autres prisonniers – qui n’avaient pas cet « honneur » – et dispensait ses calomnies pour discréditer ceux qui l’avaient.

L’ennui, c’était que Faile et ses amies ne pouvaient pas la laisser sous la tente, où quelqu’un risquait d’entrer à tout moment pour les envoyer servir Sevanna.

— On peut la tuer et cacher son corps, proposa Alliandre en lissant ses longs cheveux, ébouriffés pendant la bagarre.

— Où ? demanda Maighdin en passant les doigts dans sa chevelure blonde.

Pas l’attitude ni le ton d’une servante s’adressant à une reine… Mais en captivité, tout le monde était sur le même plan, sinon, ça avantageait les ravisseurs. Pour apprendre ça, Alliandre avait mis pas mal de temps.

— Il faut qu’on ne la trouve pas pendant un jour au moins. Si on nous soupçonne d’avoir tué une de ses « propriétés », Sevanna risque d’envoyer des hommes aux trousses de Galina, pour nous ramener. Et je ne suis pas sûre que la sœur les en empêcherait.

Dairaine recommença à se contorsionner et à grogner dans son bâillon. Voulait-elle implorer la clémence des fugitives, en fin de compte ?

— Nous ne la tuerons pas, dit Faile.

En aucune façon une affaire de sensiblerie ou de générosité… Pour cacher le corps, elles ne trouveraient pas un endroit où il resterait plus de quelques heures avant d’être découvert.

— J’ai peur que nos plans viennent de changer un peu… Attendez-moi ici.

Une fois dehors, où le jour pointait, Faile comprit pourquoi Dairaine avait eu des soupçons. Bain et Chiad, en robe blanche, étaient là pour escorter les fugitives jusqu’au point de rendez-vous. Rolan et ses alliés ne devaient pas avoir fini de prendre le petit déjeuner – il fallait l’espérer, sinon ils risquaient de faire une idiotie et de tout gâcher –, et les deux Aielles s’étaient portées volontaires pour détourner l’attention de tout homme qui se dresserait sur leur chemin. Comment, Faile n’avait pas eu le courage de le demander. Certains sacrifices méritaient un voile pudique – et une reconnaissance éternelle.

Deux gai’shain, chacune avec un panier d’osier, n’auraient pas été suffisantes pour éveiller les soupçons de Dairaine. En revanche, les trente ou quarante qui se pressaient dans l’étroite allée, entre les tentes…

Sous sa capuche, Aravine au visage joufflu et ordinaire regardait Faile. Beaucoup plus jolie, Lusara la fixait aussi. Alvon était là avec son fils Theril, dans leur tenue en toile de tente crasseuse, ainsi qu’Alainia, une joaillière replète originaire d’Amadicia, Dormin, un cordonnier costaud du Cairhien, Corvila, une mince tisserande du coin et…

Moins du dixième des gai’shain qui avaient juré fidélité à Faile. Mais cette petite foule de prisonniers aurait éveillé les soupçons d’un rocher. Surtout quand on ajoutait à ça les trois femmes déjà habillées.

Dairaine savait sûrement qui était de service auprès de Sevanna ce matin…

Comment ces gai’shain avaient-ils appris que l’évasion était pour aujourd’hui ? Hélas, il était trop tard pour s’en soucier. Et si les Shaido avaient été informés, ils seraient déjà intervenus depuis longtemps.

— Que faites-vous ici ? demanda Faile.

— Nous voulons te regarder partir, ma dame, dit Theril avec l’accent épais qui le rendait si difficile à comprendre. Ne crains rien, nous sommes venus par deux ou par trois, discrètement.

Lusara hocha fièrement la tête, et d’autres l’imitèrent.

— Dans ce cas, disons-nous adieu, fit simplement Faile.

Inutile de révéler à ces gens qu’ils avaient failli tout faire rater.

— Ou plutôt, au revoir, jusqu’à ce que je revienne vous chercher.

Si le père de Faile refusait de lui confier une armée, Perrin le ferait. Étant lié avec Rand al’Thor, il saurait ou en trouver une. Mais où était-il, bon sang ?

Non, elle devait se réjouir qu’il ne l’ait pas encore retrouvée, pour risquer de se faire tuer en tentant de la libérer. Se réjouir, oui, sans penser à tout ce qui pouvait le retarder…

— Maintenant, filez avant que quelqu’un vous voie et le raconte partout. Et surtout, ne parlez à personne de notre fuite.

Les partisans de Faile devaient être fiables, sinon, elle aurait déjà été couverte de chaînes. Mais parmi les gai’shain, il y avait beaucoup de délateurs comme Dairaine, et pas seulement au sein des Cairhieniens détenus depuis longtemps. Par nature, certaines personnes adoraient cirer les bottes des puissants.

Comme si personne ne risquait de débouler, tous les gai’shain prirent le temps de saluer Faile, puis ils s’éparpillèrent, l’air déprimé. Ils pensaient vraiment pouvoir assister au départ des fugitives ? De quoi s’agacer, mais ç’aurait été une perte de temps.

Faile rejoignit Bain et Chiad et leur résuma la situation, sous la tente. Les Aielles se regardèrent, posèrent leurs paniers et commencèrent à converser par signes. Par respect de leur intimité, Faile évita de regarder leurs mains. Cela dit, elle n’aurait rien compris, tellement elles les bougeaient vite.

Rousse aux yeux bleu foncé, Bain faisait une bonne demi-main de plus que Faile. Chiad, en revanche, la dépassait d’un rien. Meilleures amies de l’épouse de Perrin, elles étaient premières-sœurs, un lien qui primait tous les autres.

— Nous nous chargerons de Dairaine Saighan, dit enfin Chiad. Du coup, tu devras aller en ville sans nous.

Faile soupira, mais c’était incontournable. Au fond, Rolan était peut-être déjà fonctionnel. La regardait-il en cet instant ? Quand elle avait besoin de lui, il jaillissait toujours de nulle part. À coup sûr, il ne tenterait pas de la retenir, puisqu’il avait promis de l’emmener lorsqu’il partirait. Mais il avait encore des… espérances, et il en serait ainsi tant qu’elle porterait du blanc. Lui et son fichu jeu du baiser ! Pour arriver à ses fins, il pouvait vouloir qu’elle serve comme gai’shain un peu plus longtemps. Quand les hommes décidaient d’aider une femme, ils pensaient toujours être les seuls à savoir que faire.

Dès que Bain et Chiad furent entrées sous la tente, Alliandre et Maighdin en sortirent. À l’intérieur, il n’y avait pas assez de place pour cinq.

Maighdin passa derrière la tente et revint avec un panier d’osier similaire à ceux des Aielles. Sur le dessus, des robes blanches donnaient l’impression qu’il s’agissait d’un tas de linge sale. Dessous, il y avait des robes à peu près convenables, une hachette, une fronde, des cordelettes à collet, un morceau de silex, un fragment d’acier, quelques paquets de farine et de flocons d’avoine, des haricots secs, du sel, de la levure et les quelques pièces qu’elles avaient pu voler. Un viatique indispensable pour aller vers l’ouest et retrouver Perrin.

Galina les guiderait hors du camp, mais nul ne savait dans quelle direction ses « affaires d’Aes Sedai » la conduiraient. Dès le premier jour, les fugitives devaient être autosuffisantes. D’autant plus que la sœur, Faile aurait parié son chemisier là-dessus, les abandonnerait à la première occasion.

Son panier sur les bras, Maighdin affichait une détermination à toute épreuve. Alliandre, elle, souriait béatement.

— Essaie d’avoir l’air moins heureuse, lui conseilla Faile.

Les gai’shain des terres mouillées souriaient rarement – et jamais avec tant de ferveur.

Alliandre tenta de corriger le tir, mais son grand sourire revint chaque fois.

— Aujourd’hui, nous nous évadons. Il est difficile de ne pas sourire.

— Tu auras l’air fin si une Matriarche t’arrête et veut savoir ce qui te réjouit à ce point.

— Entre les tentes des gai’shain et à Malden, nous ne risquons pas de rencontrer une Matriarche.

Malgré sa saine détermination, Maighdin approuva du chef.

Faile capitula. Pour être franche, elle se sentait elle aussi euphorique, malgré la mésaventure avec Dairaine. Aujourd’hui, c’était la grande évasion !

Bain sortit de la tente et tint le rabat pour Chiad, qui portait sur l’épaule une couverture enroulée. Le genre de paquet parfait pour contenir une petite femme pliée en deux. Pourtant très forte, l’Aielle vacillait un peu sous son fardeau.

— Pourquoi se tient-elle si tranquille ? demanda Faile.

Aucun risque que les Aielles aient tué Dairaine. Respectant strictement les règles imposées aux gai’shain, elles savaient que la violence leur était interdite. Pourtant, la couverture aurait pu être remplie de bois, pour ce qu’elle bougeait.

De la malice dans le regard, Bain répondit à Faile :

— Je lui ai caressé les cheveux en murmurant que l’égorger me ferait beaucoup de peine. La stricte vérité, si on songe au toh que me coûterait le simple fait de la gifler.

— Je pense que Dairaine Saighan a cru que nous la menacions, intervint Chiad. À mon sens, elle sera sage comme une image jusqu’à ce que nous la libérions.

Les deux femmes rirent en silence. Pour Faile, l’humour aiel restait un mystère. D’autant plus que pour leur forfait, Bain et Chiad seraient durement punies. Contribuer à une évasion était aussi grave que s’évader soi-même.

— Je vous serai éternellement reconnaissante, dit Faile. À toutes les deux. Envers vous, j’ai un immense toh.

Faile embrassa Bain sur la joue. Comme de bien entendu, la pauvre Aielle rougit jusqu’à la racine des cheveux. En public, son peuple était incroyablement pudique. Enfin, pour certaines choses…

Bain regarda sa compagne et sourit.

— Quand tu verras Gaul, dis-lui que Chiad est la gai’shain d’un homme aux mains puissantes et au cœur de feu. Il comprendra. Bien, à présent, je dois l’aider à porter notre paquet en lieu sûr. Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Faile Bashere. (Du bout des doigts, Bain caressa la joue de son amie des terres mouillées.) Un jour, nous nous reverrons.

Approchant de Chiad, Bain s’empara d’une extrémité du fardeau. Ensemble, elles s’éloignèrent d’un pas vif.

Gaul comprendrait peut-être. Faile, pour sa part, était dans le brouillard. En ce qui concernait le cœur de feu, en tout cas. Quant aux mains de Manderic, elle doutait que Chiad s’y intéresse le moins du monde. En plus d’avoir mauvaise haleine, ce rustre picolait dès son réveil, sauf quand il devait chasser ou aller se battre.

Oubliant Gaul et Manderic, Faile souleva un des paniers abandonnés par les Aielles. Il était temps de filer.

Sous un ciel presque clair, les gai’shain s’affairaient déjà entre les tentes alignées le long du mur d’enceinte de Malden. D’authentiques corvées, ou des leurres, pour qu’on leur fiche la paix… Bien entendu, aucun ne fut intrigué par trois femmes en blanc qui portaient des paniers et se dirigeaient vers les portes de la ville. Du linge à laver, il y en avait tout le temps, même pour les gai’shain de luxe de Sevanna.

Parmi les prisonniers, il y avait trop de gens des terres mouillées pour que Faile les connaisse tous. De fait, elle ne vit aucune tête familière jusqu’à ce que le trio rejoigne Arrela et Lacile. Plus grande que beaucoup d’Aielles, la peau noire, Arrela avait les cheveux coupés aussi court que ceux des Promises, et elle marchait avec l’assurance et la force tranquille d’un homme. Petite, mince et pâlichonne, Lacile arborait un ruban dans ses cheveux guère plus longs. Gracieuse quand elle était en robe, sa démarche ondulante provoquait une émeute sur son passage lorsqu’elle portait un pantalon.

Avec un bel ensemble, les deux femmes soupirèrent de soulagement.

— On s’inquiétait…, dit Arrela. Des problèmes ?

— Rien de bien grave, répondit Faile.

— Où sont Bain et Chiad ? s’enquit Lacile, très inquiète.

— Occupées ailleurs… Nous partons seules.

Arrela et Lacile se regardèrent et soupirèrent de nouveau. Pas de soulagement, cette fois… Mais Rolan n’allait pas intervenir, pas vrai ? Pas pour les empêcher de fuir ? Non, sûrement pas…

Les portes bardées de fer de Malden étaient grandes ouvertes, comme toujours depuis la chute de la ville. Avec la rouille qui s’accumulait sur les gonds, les refermer un jour risquait d’être impossible. Au sommet des deux tours de garde, des pigeons avaient nidifié.

Les cinq femmes étaient les premières à arriver. En tout cas, Faile ne voyait personne devant elles, dans la rue. Alors qu’elles franchissaient les portes, elle tira son couteau d’une poche secrète, sous sa manche, et le cala le long de son poignet, la lame pressée contre sa peau.

Les autres femmes firent comme elle, mais avec moins de dextérité. Sans Bain et Chiad – et en espérant que Rolan et ses amis seraient occupés ailleurs –, les fugitives devraient assurer leur protection. Pour une gai’shain – pour toutes les autres femmes, la notion de sécurité était un leurre –, la ville était moins dangereuse que la partie du camp occupée par les Shaido. Mais il y avait quand même des agressions, et parfois en bande. Si elles se faisaient accoster, veuille la Lumière que ce soit seulement par un ou deux salopards. Deux violeurs, elles pourraient les prendre par surprise et les égorger avant qu’ils aient compris que ces gai’shain-là n’étaient pas édentées. Face à plus d’agresseurs… Eh bien, elles feraient de leur mieux, mais un tisserand ou un potier aiel était aussi dangereux qu’un soldat entraîné. Malgré leurs paniers, les fugitives marchaient sur les avant-pieds, prêtes à détaler dans toutes les directions.

Si elle n’avait pas brûlé, cette partie de la cité semblait presque aussi dévastée. Sous les semelles des cinq femmes, des bris de verre et de céramique craquaient sinistrement. Des lambeaux de vêtements arrachés aux citadines et citadins transformés de force en gai’shain gisaient partout sur les pavés grisâtres. Ces haillons étaient là depuis plus d’un mois, oubliés dans la neige puis dans la boue. Dans leur état, pas un chiffonnier ne se donnerait la peine de les ramasser.

Des jouets à la peinture passée jonchaient aussi le sol, abandonnés par les plus jeunes enfants qui avaient eu le droit de s’en aller, comme les vieillards, les malades et les infirmes.

Les bâtiments de pierre ou de bois alignés le long de la rue ressemblaient à des têtes de mort à la bouche et aux orbites vides. Logique, puisqu’on leur avait arraché les portes et les fenêtres.

En plus de tout ce que les Shaido jugeaient utile ou précieux, la ville ne comptait plus la moindre pièce de bois facile à retirer. Et s’il restait encore la charpente des bâtiments, c’était parce que les démanteler aurait pris bien plus de temps que de couper des arbres dans la forêt.

Sous le « regard » de ces têtes de mort, Faile se sentit soudain très mal à l’aise, comme si le néant l’épiait.

Au centre de la ville, environ, elle se retourna pour observer les portes, à quelque cent cinquante pas dans son dos. Pour le moment, la rue était presque vide, mais les gai’shain porteurs d’eau ne tarderaient pas à se montrer. La corvée d’eau commençait dès l’aube et durait toute la journée.

Les fugitives devaient se presser, désormais. Après s’être engagée dans une rue latérale, Faile accéléra le pas – au risque de menacer l’équilibre de son panier. En proie aux mêmes difficultés, ses compagnes ne se plaignirent pas. Avant l’apparition des porteurs d’eau, elles devaient toutes être hors de vue. En effet, aucun gai’shain entrant en ville ne quittait la rue principale avant d’avoir atteint la citerne, au pied de la forteresse. Si quelqu’un les dénonçait ou prononçait simplement quelques paroles maladroites, des Shaido risquaient de fouiller la ville à leur recherche. Or, il n’y avait qu’une sortie – à moins de monter sur les remparts et de sauter, en espérant que personne ne se casserait une jambe.

Arrivée devant une auberge sans enseigne – un bâtiment de pierre de trois niveaux pillé comme les autres, Faile entra dans la salle commune, ses compagnes sur les talons.

Posant son panier, Lacile s’appuya contre l’encadrement de la porte et entreprit de monter la garde.

La salle aux poutres apparentes n’était plus qu’une coquille vide, les cheminées délestées de leurs chenets et de leurs tisonniers. Au fond, la rampe manquait sur toute la longueur visible de l’escalier, et la porte de la cuisine brillait par son absence. À l’intérieur, il ne restait plus rien. Les casseroles et les couverts, ça pouvait toujours servir.

Faile posa son panier et approcha de l’escalier massif conçu pour durer des lustres. Le démonter aurait été aussi difficile que de démembrer une maison, voire plus. Glissant une main sous une des premières marches, elle tâtonna un peu puis referma les doigts sur le précieux bâton. La cachette était très judicieuse – le genre d’endroit où personne ne regarde ; pourtant, une fraction de seconde, l’angoisse lui avait serré la gorge.

À part Lacile, les autres femmes abandonnèrent leur panier et rejoignirent Faile.

— Enfin…, souffla Alliandre en frôlant l’artefact du bout des doigts. Le prix de notre liberté. Qu’est-ce que c’est, exactement ?

— Un angreal, répondit Faile. Ou peut-être un ter’angreal. Je n’en suis pas sûre, mais Galina est prête à tout pour l’avoir. Donc, ce doit être l’un ou l’autre.

Téméraire, Maighdin posa une main sur l’artefact.

— Tu as raison, c’est l’un des deux. Au toucher, ces objets sont… étranges. C’est ce que j’ai entendu dire, en tout cas.

Maighdin affirmait n’avoir jamais été à la Tour Blanche, mais Faile avait des doutes. Cette femme était capable de canaliser, mais si faiblement – et au prix de tant d’efforts – que les Matriarches ne jugeaient pas dangereux de la laisser aller et venir en liberté. Enfin, si on osait parler ainsi pour une gai’shain. Ses dénégations pouvaient bien être motivées par la honte. Pour cacher leur échec, les femmes expulsées de la tour pour incompétence étaient capables de tous les mensonges. En tout cas, à ce qu’on disait.

Arrela secoua la tête et recula d’un pas. Native de Tear, et même si elle voyageait avec des Aes Sedai, elle se sentait mal à l’aise avec tout ce qui concernait de près ou de loin le Pouvoir. Regardant le bâton lisse comme si c’était une vipère, elle se passa la langue sur les lèvres.

— Galina nous attend… Si nous la faisons lambiner, elle sera furieuse.

— Lacile, la voie est toujours libre ? demanda Faile en cachant le bâton au fond de son panier.

Arrela en soupira de soulagement – avec presque autant de ferveur que lorsqu’elle avait vu Faile, un peu plus tôt.

— Oui, répondit Lacile. Mais je ne comprends pas pourquoi. (Du coin de l’œil, elle sondait toujours la rue.) Les premiers porteurs d’eau devraient déjà être là.

— Il s’est peut-être passé quelque chose dans le camp, avança Maighdin.

Soudain, elle se rembrunit et une arme apparut dans sa main. Un vieux couteau de cuisine à la lame rouillée et ébréchée.

Faile acquiesça gravement. Par exemple, Dairaine avait peut-être été retrouvée. Incapable de dire où Faile et ses compagnes comptaient aller, elle avait pu reconnaître quelqu’un, dans la foule de gai’shain. Si on les soumettait à la question, combien de temps tiendraient ces malheureux ? Et comment réagirait Alvon, par exemple, si on torturait Theril sous ses yeux ?

— Quoi qu’il en soit, nous n’y pouvons rien… Mais Galina va nous faire sortir de cet enfer.

Malgré cette belle assurance, dès qu’elles furent dehors, les fugitives se mirent à courir, leur panier tenu à bout de bras tout en tentant de soulever l’ourlet de leur robe, afin de ne pas trébucher.

Faile n’aurait su dire si elle fut ou non soulagée de voir des porteurs d’eau en robe blanche lorsqu’elle déboula la première dans la rue principale. Quoi qu’il en fût, elle ne prit pas le risque de ralentir.

La course ne fut pas bien longue. Bientôt, une insistante odeur de bois brûlé leur apprit qu’elles arrivaient à destination. Le secteur sud de Malden – un champ de ruines et de désolation. S’arrêtant à la lisière de ce désert, les cinq femmes s’engagèrent dans une allée afin de ne plus être repérables depuis la rue principale. De leur position, pour gagner le mur d’enceinte sud, il fallait traverser une zone où pas un bâtiment n’était intact. Une succession de charpentes carbonisées, quand il ne s’agissait pas d’un amas de poutres calcinées délavées par la pluie.

Du côté sud de la ruelle, il restait cinq ou six bâtisses encore debout, et c’était tout.

C’était là qu’on avait contenu l’incendie, après la chute de la cité et le déchaînement de fureur des Shaido. Du coup, si aucun toit n’avait résisté, il restait quelques carcasses noires.

— Un, deux et… trois, dit Faile en tendant une main.

Attaché à une petite maison qui semblait sur le point de s’écrouler, un foulard rouge battait au vent. Dès qu’elles furent à sa hauteur, les cinq femmes posèrent leur panier.

— Pourquoi nous donner rendez-vous ici ? souffla Alliandre. Un éternuement, et cette ruine s’écroulera.

Elle se pinça le nez, comme si cette évocation lui avait donné envie de tousser.

— La structure est encore saine, je l’ai inspectée, dit Galina dans le dos des fugitives.

Sortant d’un des bâtiments intacts, avant la zone dévastée, la sœur approchait à grands pas. Après l’avoir vue si longtemps avec la ceinture et le collier d’or, Faile et ses compagnes eurent une étrange sensation.

Galina portait la même robe de soie blanche que la veille, mais l’absence des deux bijoux parlait en sa faveur. La sœur n’avait pas trouvé un moyen de ne pas dire la vérité sans mentir. Elle partirait bel et bien aujourd’hui.

— Pourquoi pas dans un des bâtiments sains ? demanda Faile. Ou même ici, dans la rue ?

— Parce que personne ne doit me voir avec l’artefact entre les mains, répondit Galina. Qui jetterait un coup d’œil dans cette masure calcinée ? De toute façon, c’est ma volonté.

La sœur franchit ce qui avait été une entrée, la tête baissée pour ne pas se cogner à une poutre qui pendait dans le vide. Aussitôt à l’intérieur, elle tourna sur la droite et s’engagea dans l’escalier qui menait à la cave.

— Ne traînez pas !

Faile consulta ses compagnes du regard. Ça devenait de plus en plus étrange…

— Si Galina nous sort d’ici, dit Alliandre en reprenant son panier, je veux bien lui remettre son bâton dans des latrines !

Pourtant, elle attendit que Faile reprenne son panier et ouvre la voie.

Les poutres écroulées et les lattes de parquet calcinées n’inspirèrent pas confiance à l’épouse de Perrin. Mais l’assurance de Galina apaisa un peu ses craintes. Alors qu’elle obtenait enfin son précieux artefact, la sœur n’allait pas risquer de se faire enterrer vivante.

La lumière qui filtrait des cloisons disjointes se révéla suffisante pour constater que la cave avait moins souffert que le reste du bâtiment. Alignés le long d’un mur, des tonneaux à demi carbonisés indiquaient que ce lieu était naguère une auberge ou une taverne. Ou la boutique d’un marchand de vin… Autour de Malden, les viticulteurs produisaient des hectolitres de piquette.

Galina attendait au milieu de la cave, sous un rayon de soleil venu d’on ne savait trop où. Son excitation des jours précédents disparue, elle arborait le visage impassible d’une Aes Sedai.

— Où est-il ? demanda-t-elle, glaciale. Donne-le-moi.

Faile posa son panier et en sortit le bâton couleur ivoire. Dès qu’elle le vit, Galina frémit, les mains tremblantes. Et quand Faile lui tendit l’artefact, elle hésita, comme si elle avait peur de le toucher. En d’autres circonstances, l’épouse de Perrin aurait pensé que c’était le cas.

Au contraire, quand Galina eut refermé les doigts sur le bâton, elle soupira d’aise. Arrachant son trophée à Faile, elle eut un sourire triomphant.

— Comment vas-tu nous faire sortir du camp ? demanda l’épouse de Perrin. Il faut nous changer maintenant ?

Galina ouvrit la bouche, puis elle leva sa main libre, paume ouverte. Puis elle tendit le cou, comme si elle écoutait attentivement.

— Ce n’est peut-être rien, souffla-t-elle, mais il vaut mieux que je vérifie. Attendez ici et ne faites pas de bruit.

Soulevant l’ourlet de sa robe, l’Aes Sedai gagna l’escalier et regarda les marches comme si elle redoutait de s’y engager. Puis elle gravit les premières sur la pointe des pieds.

— L’une de vous a entendu quelque chose ? murmura Faile. (Ses compagnes secouèrent la tête.) Elle est peut-être unie au Pouvoir. Il paraît que ça peut…

— Non, coupa Maighdin. Je ne l’ai pas vue se…

Soudain, des craquements retentirent, puis des planches et des poutres s’écroulèrent, au rez-de-chaussée, soulevant des nuages de poussière noire et de cendres qui déclenchèrent une quinte de toux chez Faile. Dans l’air, l’odeur de brûlé devint aussi forte que le jour de l’incendie. Un objet non identifiable tomba près de Faile, heurtant son épaule. D’instinct, elle s’accroupit, les mains sur sa tête pour la protéger.

Alors que d’autres débris s’abattaient dans la cave, une des compagnes de Faile cria.

Après ce qui parut des heures, mais il devait plutôt s’agir de minutes, la pluie de morceaux de bois carbonisés cessa. Quand le nuage de poussière fut retombé, Faile chercha ses compagnes du regard. Accroupies comme elle, toutes se protégeaient la tête.

La cave semblait mieux éclairée – un peu, en tout cas. Là-haut, il devait y avoir de plus larges brèches…

Du sang coulait sur le front d’Alliandre, couverte de cendres et de suie comme toutes les autres.

— Quelqu’un est gravement blessé ? demanda Faile, avant de tousser plusieurs fois.

Il restait de la poussière dans l’air et sa bouche sèche la torturait. On eût dit qu’elle avait mangé du charbon.

— Non, répondit Alliandre en portant une main à sa tête. C’est une égratignure…

Les trois autres femmes se déclarèrent indemnes, même si Arrela semblait avoir du mal à bouger le bras droit.

Toutes auraient des bleus dans les jours à venir. L’épaule de Faile n’échapperait pas à la règle, mais on ne pouvait pas compter ça comme une vraie blessure.

Quand les yeux de l’épouse de Perrin se posèrent sur l’escalier, elle eut envie de pleurer. Les débris l’obstruaient entièrement. Pour sortir, il faudrait essayer de passer par les trous du plafond. En grimpant sur les épaules d’Arrela, Faile pensait pouvoir s’accrocher à un rebord. Mais avec un bras amoché, elle doutait de parvenir à se hisser hors de la cave.

Arrela semblait encore plus handicapée qu’elle. Et en cas de réussite, l’une ou l’autre émergerait dans une salle dévastée qui pouvait finir de s’écrouler à tout moment.

— Non ! gémit Alliandre. Pas maintenant, si près du but !

Se levant, elle approcha de l’escalier, se pressa contre le tas de débris et cria :

— Galina, au secours ! Nous sommes emmurées. Avec le Pouvoir, dégage-nous un passage ! Galina, fais-nous sortir. Galina ! (À bout de nerfs, elle éclata en sanglots.) Galina ! Galina !

— Elle a filé, lâcha Faile, révulsée.

Si elle avait été encore là, prête à aider les fugitives, l’Aes Sedai aurait déjà répondu.

— Maintenant que nous sommes coincées ici – et qu’elle nous croit peut-être mortes –, elle tient le prétexte idéal pour partir sans nous. Cela dit, j’ignore si une Aes Sedai seule aurait pu déblayer suffisamment pour nous sortir de là.

Faile préféra passer sous silence ce qu’elle tenait pour la vérité. Galina avait tout prévu et préparé. C’était un piège.

Par la Lumière, elle n’aurait jamais dû la gifler ! Mais il était trop tard pour avoir des regrets…

— Qu’allons-nous faire ? demanda Arrela.

— Sortir d’ici ! dirent en même temps Faile et Maighdin.

Surprise, Faile dévisagea la servante, qui affichait la détermination d’une reine.

— Exactement ! approuva Alliandre.

Des traces de larmes maculaient ses joues, mais ses yeux étaient secs. Reine pour de bon, elle ne pouvait pas recevoir une leçon de courage d’une domestique.

— Oui, nous allons sortir d’ici, répéta-t-elle. Et si nous échouons… Eh bien, je ne crèverai pas en portant ça !

Elle défit sa ceinture d’or et la jeta dans un coin où son collier ne tarda pas à la rejoindre.

— Nous en aurons besoin pour traverser le camp des Shaido, rappela Faile. Galina ou pas Galina, je compte bien partir aujourd’hui.

À cause de Dairaine, c’était impératif. Bain et Chiad ne pourraient pas la séquestrer très longtemps.

— Ou dès que nous serons sorties, plutôt… Nous prétendrons être chargées de cueillir des baies.

Cela précisé, Faile prit la précaution de ne pas minimiser le geste courageux de sa vassale.

— Pour l’instant, pas besoin de ces horreurs !

Faile retira sa ceinture et son collier et les posa sur la couche de linge sale, dans son panier. Les trois autres femmes l’imitèrent.

Alliandre alla récupérer ses symboles de soumission et les fourra dans son panier avec un gloussement amer. Au moins, elle était encore capable de rire. Faile aurait aimé pouvoir en dire autant.

L’amas de poutres et de planches carbonisées ressemblait à un de ces casse-tête de forgeron que Perrin aimait tant. Tout était imbriqué, et la moindre intervention pouvait provoquer un désastre. Pire encore, les poutres les plus lourdes seraient peut-être un fardeau au-delà des forces de cinq femmes. Cela dit, si elles déblayaient assez pour se faufiler dehors… Une opération dangereuse… Mais quand il n’y avait pas d’autre chemin vers la liberté, il fallait prendre tous les risques.

Retirer quelques planches fut un jeu d’enfant. Même chose pour les empiler au fond de la cave. À partir de là, tout se compliqua. Chaque action risquant d’être la dernière, ou au moins de provoquer des blessures graves – par exemple à cause de clous cachés –, il fallait d’abord examiner la situation dans son ensemble. Ensuite, il devenait possible de tirer sur l’une ou l’autre pièce de bois, souvent en s’y mettant à deux.

Un travail très lent, ponctué par des moments d’angoisse quand le tas de débris craquait sinistrement ou bougeait un peu. À ces moments-là, les femmes reculaient toutes, et restaient à bonne distance jusqu’à ce qu’il soit évident que rien ne se passerait. Plongées dans leur concentration, elles oublièrent tout le reste. À un moment, Faile crut entendre des hurlements de loups. En général, ces animaux la faisaient penser à Perrin, mais là, elle ne leur accorda aucune attention. Seul comptait le travail en cours.

Alors qu’Alliandre venait de dégager une planche noircie, la pile grinça puis bougea plus nettement que les fois précédentes. Comprenant que tout allait s’écrouler, Faile et ses compagnes coururent se plaquer contre le mur, au fond de la cave.

Un vacarme infernal, un rideau de poussière…

Quand les femmes purent cesser de tousser, leur vision s’éclaircissant de nouveau, elles constatèrent qu’un bon quart de la pièce était obstrué par les débris. Des heures de travail pour rien. Non, pire encore ! Un dur labeur pour se retrouver face à une montagne de poutres et de planches qui menaçait de s’écrouler sur elles.

Menaçait ? Une seule planche en moins, et tout leur tomberait sur la tête.

Arrela éclata en sanglots étouffés.

De-ci de-là, des trouées laissaient passer le soleil et donnaient un aperçu sur le ciel ou sur la rue. Mais rien qui fût assez large, même pour une liane comme Lacile.

Les yeux plissés, Faile distingua le foulard que Galina avait utilisé pour marquer le bâtiment. Toujours accroché, il battait au vent.

La femme de Perrin posa une main sur l’épaule de Maighdin.

— Ce foulard, je veux que tu lui fasses faire des mouvements que le vent ne pourrait pas lui imprimer.

— Pour attirer l’attention ? croassa Alliandre. D’accord, mais à coup sûr, ce seront des Shaido qui viendront.

— Ça vaut mieux que crever de soif ici, répliqua Faile d’un ton plus dur qu’elle l’aurait voulu.

Si elle finissait dans ce trou, elle ne reverrait plus jamais Perrin. Enchaînée par Sevanna, elle serait encore là, s’il venait à son secours. Ce qu’il ferait, elle en aurait mis sa tête à couper. Son devoir, à présent, était de maintenir en vie les femmes qui l’accompagnaient. Et si ça impliquait la captivité, eh bien, tant pis.

— Maighdin ?

— Je peux passer un jour entier à essayer de m’unir à la Source – sans le moindre succès.

Les épaules voûtées, la servante blonde regardait dans le vide. On eût dit qu’un abîme s’ouvrait devant ses pieds.

— Et quand je réussis, je ne réalise aucun tissage digne de ce nom.

Faile lâcha l’épaule de Maighdin et lui caressa les cheveux.

— Je sais que c’est difficile, dit-elle d’un ton apaisant. Hum, non, en réalité, je n’en sais rien, puisque je n’ai jamais essayé. Mais tu as parfois réussi, non ? Alors, tu peux recommencer. Nos vies dépendent de toi, Maighdin. Je sais à quel point tu es forte. Chaque jour, j’en ai eu une preuve. Baisser les bras, ce n’est pas ta façon d’être. Tu peux y arriver, nous le savons toutes les deux.

Maighdin se redressa et retrouva son étrange superbe. L’abîme était toujours là, mais si elle devait y tomber, eh bien, qu’il en aille ainsi.

— Je vais essayer, dit-elle.

Un long moment, elle fixa le foulard, puis elle secoua la tête, accablée.

— La Source est là, comme un soleil qui brillerait à la lisière de mon champ de vision, mais quand j’essaie de la saisir, elle s’effiloche entre mes doigts comme de la fumée.

Faile sortit les robes de gai’shain de deux paniers et les posa sur le sol.

— Assieds-toi, dit-elle. Prends tes aises… Je sais que tu peux le faire, Maighdin.

Quand la servante se fut assise, Faile prit place à côté d’elle.

— Oui, tu peux le faire, dit Alliandre en s’installant sur l’autre flanc de Maighdin.

— Tu peux, oui, renchérit Lacile avant de s’asseoir aussi.

Arrela les imita en murmurant :

— Tu en es capable, je le sais…

Le temps passa, Maighdin gardant les yeux rivés sur le foulard. Refusant de céder au désespoir, Faile continua à lui souffler des encouragements.

Soudain, le foulard devint rigide, comme s’il était amidonné. Puis il oscilla de gauche à droite comme un pendule. Six, sept, huit fois… Enfin, il flotta un peu au vent et redevint inerte.

— C’était formidable, dit Faile.

— Extraordinaire ! s’exclama Alliandre. Tu vas nous sauver, Maighdin.

— Oui, nous sauver, souffla Arrela.

Des batailles, il y en avait de toutes sortes. Assises autour de Maighdin, ses quatre compagnes continuèrent à la soutenir, l’aidant à réaliser l’impossible.

Régulièrement, le maudit foulard retombait et recommençait à céder aux caprices du vent. Mais quoi qu’il arrive, les cinq femmes ne renonceraient pas.


Tête baissée, Galina se forçait à ne pas courir alors qu’elle sortait de Malden, à contresens du flot de gai’shain en blanc qui se dirigeait vers la citerne. Courir, ça revenait à attirer l’attention, et ça n’était pas recommandé quand on ne portait plus la ceinture et le collier. En s’habillant, dans le noir, alors que Thevara dormait encore, elle s’en était équipée, mais un peu plus tard, les retirer puis les cacher avec les vêtements et les objets qu’elle gardait pour sa fuite avait été un tel plaisir qu’il aurait été impossible de résister.

Thevara devait déjà être réveillée… et furieuse de constater son absence. Sans nul doute, elle devait avoir ordonné qu’on cherche sa « petite Lina », et beaucoup de gens l’auraient repérée à cause de ces ornements.

Eh bien, tout ça était fini désormais. Bientôt revenue à la tour, où était sa place, Galina saurait se souvenir de ses ennemis.

Cette petite insolente de Faile devait être morte, et ses amies aussi. Sinon, ça ne tarderait pas.

Galina était libre ! Frissonnant de plaisir, elle caressa le « Bâton des Serments » caché dans sa manche. Libre comme l’air !

Elle regrettait de s’en aller sans laisser derrière elle le cadavre de Thevara. Mais si quelqu’un l’avait trouvée morte sous sa tente, un couteau dans le cœur, Galina aurait été la première suspecte.

En outre, il y avait ces images qui la hantaient…

Elle, penchée sur l’Aielle endormie et brandissant le couteau pris à sa ceinture. Mais Thevara ouvrait les yeux, les plongeant dans les siens, et elle lâchait l’arme. Après, elle se voyait implorer la clémence de sa « victime ».

Non ! Non ! Ça ne se serait pas passé ainsi. Certainement pas ! Elle avait épargné Thevara par nécessité, pas parce que… Eh bien, pour aucune autre raison.

Soudain, des hurlements de loups retentirent – plus d’une dizaine, venant de toutes les directions. De leur propre volonté, les jambes de Galina s’immobilisèrent. Regardant autour d’elle, la sœur s’avisa qu’elle était dans le camp des Aiels, reconnaissable à ses tentes basses. Sans s’en apercevoir, elle avait traversé toute la partie du camp réservée aux gai’shain. Tournant la tête vers la limite nord de Malden, elle tressaillit. Sur toute la longueur de la muraille, un rideau de brouillard dissimulait les arbres, au-delà de la cité, et dans trois directions. À l’est, le mur d’enceinte bloquait la vue, mais Galina aurait parié qu’il y avait aussi de la brume de ce côté-là.

Le mari de Faile arrivait ! Que le Grand Seigneur la protège, elle avait agi juste à temps ! Eh bien, si Perrin survivait à la folie qu’il se préparait à faire, il ne trouverait pas sa tendre épouse – ni Galina Casban !

Remerciant le Grand Seigneur que Thevara ne lui ait pas interdit les sorties à cheval – il était beaucoup plus amusant d’en faire une récompense qui la forçait à s’abaisser un peu plus –, la fugitive se hâta de gagner l’endroit où elle avait caché tant de choses précieuses.

Si des imbéciles entendaient mourir ici, qu’ils crèvent ! Galina Casban, elle, était une femme libre.


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