2 Le contact du Ténébreux


Comme à son habitude, Beonin se réveilla dès que les premières lueurs de l’aube filtrèrent chichement du rabat fermé. Avoir des habitudes se révélait excellent, lorsqu’on adoptait les bonnes. Au fil des ans, elle en avait acquis un grand nombre.

Sous sa tente, l’air gardait des vestiges de la fraîcheur nocturne. Pourtant, Beonin n’alluma pas son brasero. À quoi bon, puisqu’elle ne s’attarderait pas ici ? Avec un filament de Pouvoir, elle embrasa la mèche d’une lampe puis fit chauffer de l’eau dans l’aiguière en faïence blanche. Quand ce fut fait, elle s’assit devant sa table de toilette bancale munie d’un miroir terni.

Sous la petite tente ronde, presque rien ne tenait droit, du minuscule bureau au lit de camp étroit. Et le seul meuble solide, une chaise à dossier bas, était assez rudimentaire pour provenir de la cuisine d’une ferme modeste. Mais Beonin était accoutumée à « faire avec ». Tous les jugements qu’elle avait dû rendre n’avaient pas eu pour cadre le tribunal d’un palais. Le plus petit hameau avait droit à la justice. Pour la dispenser, il lui était arrivé de dormir dans une masure ou dans une étable.

Se mettant en mouvement, elle enfila sa plus belle robe d’équitation – en soie grise ordinaire, mais très bien coupée – puis passa ses bottes montantes. Ensuite, avec une brosse en ivoire héritée de sa mère, elle coiffa ses cheveux blond foncé. Dans le miroir, son reflet était très légèrement distordu. Pour une raison inconnue, ce détail l’irrita, contrairement aux autres matins.

Quelqu’un gratta au rabat, puis une voix d’homme à l’accent du Murandy lança :

— Petit déjeuner, Aes Sedai, si ça vous dit !

Beonin posa sa brosse et s’ouvrit à la Source.

N’ayant pas engagé de servante, elle aurait juré qu’une personne différente lui apportait chaque repas. Là, elle reconnut l’homme aux cheveux gris qui, sur son invitation, entra avec sur les bras un plateau couvert d’un chiffon blanc.

— S’il te plaît, pose-le sur mon bureau, Ehvin, fit Beonin en se séparant de la Source.

Ehvin eut un grand sourire, obéit et sourit encore avant de se retirer. Trop de sœurs oubliaient de faire montre de courtoisie envers leurs inférieurs. Or, les petites marques de politesse étaient le sel de la vie quotidienne.

Après avoir étudié le plateau sans enthousiasme, Beonin reprit sa brosse et continua à sacrifier au rituel biquotidien qui la détendait tant. Mais au lieu de se régaler de sentir la brosse passer dans ses cheveux, elle dut se forcer pour aller au bout des cent coups réglementaires. Dès que ce fut fait, elle abandonna la brosse entre un peigne et un miroir à main assortis. Par le passé, elle aurait pu enseigner la patience à des collines. Depuis Salidar, ça devenait de plus en plus difficile. Et presque impossible après le passage au Murandy.

Toujours dans l’esprit de « faire avec », Beonin se força au calme – comme elle s’était forcée, contre la volonté maternelle, à gagner la Tour Blanche pour se soumettre à sa discipline et à ses principes de vie. Jeune, elle était une forte tête qui en voulait toujours plus. La tour lui avait appris le secret du succès : contrôler son impatience. En être désormais capable la remplissait de fierté.

Contrôle ou non, prendre lentement son petit déjeuner – de la compote de prunes et du pain – lui coûta autant qu’aller au bout de son rituel avec la brosse. Sans doute trop mûres, les prunes avaient été séchées puis cuites beaucoup trop longtemps. Quant aux points noirs, sur la croûte du pain, ils ne lui inspiraient aucune confiance. Des raisins secs ? À la façon dont ça craquait sous ses dents, ça semblait peu probable. Certes, ce n’était pas son premier pain truffé aux charançons, mais ça gâchait quand même pas mal le plaisir. L’infusion aussi avait un goût étrange, comme si elle n’était pas très fraîche.

Quand elle reposa le chiffon sur le plateau, Beonin passa à un souffle de soupirer. Combien de temps avant qu’il n’y ait plus rien de comestible dans le camp ? En était-on au même point à Tar Valon ? Très certainement… Le Ténébreux imposait son contact au monde, une idée aussi réjouissante qu’un champ de rochers déchiquetés sous un ciel gris.

Pourtant, la victoire viendrait, c’était sûr. Un poids énorme pesait sur les épaules du jeune al’Thor, mais il le supporterait. D’une manière ou d’une autre, il le fallait.

D’une manière ou d’une autre, oui… Mais sur le Dragon Réincarné, Beonin n’avait aucune influence, se contentant de regarder les événements qui se déroulaient très loin devant ses yeux. Être sur les gradins et suivre le spectacle n’avait jamais été son rêve, mais…

Ressasser tout ça, c’était du temps perdu. Allons, il était l’heure d’y aller. Se levant trop vite, Beonin renversa sa chaise, mais elle ne prit pas la peine de la remettre droite.

Quand elle passa la tête dehors, elle découvrit Tervail assis sur un tabouret, au milieu du trottoir de bois. En guise de canne, il s’appuyait sur l’épée encore au fourreau posée entre ses bottes.

Alors que des nuages noirs, autour du pic du Dragon, annonçaient de la neige pour bientôt – ou peut-être de la pluie –, le soleil, à l’horizon, était déjà aux deux tiers visible. Après une nuit glaciale, sa lumière aurait presque pu paraître chaude. Quoi qu’il arrive, avec un peu de chance, Beonin serait bientôt de nouveau à l’abri à l’intérieur.

Sans cesser d’observer distraitement les gens qui évoluaient autour de lui, Tervail hocha la tête à l’intention de son Aes Sedai. Dans les allées du camp, il n’y avait presque personne à cette heure, à part des types vêtus très modestement qui portaient de lourds paniers et des conducteurs de charrettes à hautes roues – hommes ou femmes, tous étaient aussi mal attifés – lestées de cargaisons de bois de chauffage, de sacs de charbon ou de tonneaux pleins d’eau.

« Distraitement », c’est ce qu’aurait cru n’importe qui, sauf l’Aes Sedai liée avec le Champion. Toujours concentré, Tervail était en permanence tendu comme la corde d’un arc et affûté comme la pointe d’une flèche.

Pour l’heure, seuls les hommes l’intéressaient. En particulier ceux qu’il ne connaissait pas. Avec deux sœurs et un Champion assassinés par un seul mâle capable de canaliser – deux tueurs de ce genre, c’était une infime possibilité –, tout le monde se méfiait des inconnus. Tous les gens informés, au minimum. Car ces nouvelles, on ne les avait pas criées sur tous les toits.

Sauf si le tueur portait une pancarte, Beonin voyait mal comment Tervail escomptait le reconnaître. Mais il n’était pas question de le tarabuster ou de l’abaisser simplement parce qu’il s’entêtait à faire son devoir.

Mince comme du fil de fer mais doté d’un gros nez, Tervail avait sur la joue une balafre récoltée en servant son Aes Sedai. À peine sorti de l’adolescence quand elle l’avait déniché, il était vif comme un chat et comptait déjà parmi les meilleurs escrimeurs du Tarabon. Au fil des ans, il avait conservé sa position au sein de cette élite, l’améliorant même régulièrement. Vingt fois au moins, Beonin aurait péri s’il n’avait pas été là. En sus des brigands de tout poil trop ignorants pour reconnaître une Aes Sedai, les gens n’étaient guère commodes quand la balance de la justice ne penchait pas de leur côté. Très souvent, Tervail avait repéré le danger bien avant son Aes Sedai.

— Selle Chardonneret d’Hiver pour moi, dit la sœur, et va chercher ton cheval. On part en promenade.

Tervail fronça un seul sourcil à l’intention de la sœur, puis il fixa l’épée sur sa hanche droite et partit à grandes enjambées vers l’endroit où étaient attachés les chevaux. Parmi ses qualités, il y avait le génie de ne jamais poser de questions inutiles. Mais Beonin, peut-être, paraissait moins calme qu’elle le croyait, rendant toute explication inutile.

Reculant sous la tente, elle enveloppa soigneusement son miroir à main dans un foulard de soie – un modèle de Tear à motifs noirs et blancs –, puis le glissa dans une des deux grandes poches de son solide manteau gris. Quand la brosse et le peigne eurent suivi le même chemin, elle rangea dans l’autre poche son châle plié avec amour et un coffret en ébène joliment sculptée qui abritait quelques bijoux hérités de sa mère et de sa grand-mère maternelle. À part sa bague au serpent, elle portait rarement d’autres ornements – pourtant, elle ne se séparait jamais du coffret. Son viatique, avec la brosse, le peigne et le miroir. Les souvenirs de femmes dont elle chérissait la mémoire et mettait toujours en application les enseignements.

Avocate célèbre à Tanchico, sa grand-mère lui avait communiqué la passion de la loi et de sa complexité. Sa mère, elle, lui avait montré qu’il était toujours possible de s’améliorer. Même si les avocats s’enrichissaient rarement, Collaris était plus qu’à l’aise financièrement. Pourtant, sa fille Aeldrine, contre son avis, s’était lancée dans le négoce et avait fait fortune en vendant des teintures.

Oui, il était toujours possible de s’améliorer, quand on savait saisir les occasions au vol. Exactement ce qu’avait fait Beonin, lorsque Elaida a’Roihan avait renversé Sanche. Depuis, les choses n’avaient pas tourné comme prévu, loin de là. Mais quand en allait-il autrement ? Le sachant, une femme avisée avait toujours en tête un ou plusieurs plans de substitution.

Préparer des montures prenant un certain temps, Beonin envisagea d’attendre Tervail sous sa tente. Mais alors que l’heure de l’action sonnait, ses réserves de patience semblaient épuisées. Le manteau sur ses épaules, elle souffla la lampe et sortit d’un pas décidé. Dehors, cependant, elle s’obligea à attendre au même endroit, sans faire les cent pas sur les planches disjointes du trottoir. Marcher aurait attiré l’attention, et peut-être incité une sœur à la rejoindre pour la tirer de sa solitude « angoissante ».

Angoissée, Beonin l’était, dans des limites raisonnables. Quand un homme risquait de vous tuer sans même qu’on le voie, ce n’était pas une réaction absurde. Cela dit, elle n’avait pas envie de compagnie. Pour bien le signifier, elle releva sa capuche et resserra autour d’elle les pans de son manteau.

Le bord des oreilles en charpie, un chat gris maigrichon vint se frotter contre les jambes de l’Aes Sedai. Dans le camp, ces petits félins abondaient. C’était le cas partout où il y avait des sœurs. Et si sauvages qu’ils fussent, ces chats se transformaient en matous affectueux.

Comprenant qu’il n’obtiendrait pas de caresses, l’importun s’éloigna, fier comme un roi, en quête d’une bonne âme bien disposée. Nul doute qu’il trouverait sans peine…

Presque désert quelques minutes plus tôt, le camp se réveillait et commençait à grouiller d’activité. Par grappes, des novices en tenue blanche – les fameuses « familles » – se hâtaient de gagner leur « salle de classe », à savoir quelques grandes tentes, voire des zones aménagées en plein air. Les filles qui passèrent près de Beonin cessèrent en un clin d’œil de bavarder pour s’incliner avec grâce et compétence. Un spectacle des plus étonnants – ou enrageants, selon le point de vue. Parmi ces « filles », une partie approchaient de l’âge mûr – quand elles ne le dépassaient pas, puisque certaines arboraient des cheveux gris, d’autres se vantant même d’être grand-mères ; pourtant, elles se pliaient aux antiques protocoles avec la même souplesse d’esprit que les gamines qui débarquaient régulièrement à la tour.

Et qu’elles étaient nombreuses ! Entre les tentes, elles allaient et venaient par dizaines. En se limitant aux jeunes filles nées avec une étincelle de Pouvoir et à celles qui parvenaient toutes seules au stade de canaliser – ou presque –, combien de candidates valables la Tour Blanche avait-elle laissées passer ? Espérer qu’elles finiraient par trouver le chemin de Tar Valon revenait à jouer à pile ou face. Et imposer une limite d’âge – dix-huit ans ! – à se laisser tomber une dague sur le pied.

Convaincue que les lois et les coutumes garantissaient la stabilité – une valeur capitale pour les Aes Sedai –, Beonin n’avait jamais cherché le changement pour le changement. Et certaines nouveautés, comme ces familles de novices, lui semblaient trop radicales pour se perpétuer. Mais à cause de son rigorisme, combien de pépites la Tour Blanche avait-elle négligées ?

Sur les trottoirs de bois, il y avait aussi des sœurs, marchant par deux ou par trois et suivies de leurs Champions. Sur leur passage, les flots de novices se divisaient et de vastes ondulations de révérences composaient comme une mer démontée – et un peu étrange, car les filles jetaient des regards furtifs aux sœurs, qui faisaient bien entendu mine de ne pas les voir.

Très peu de sœurs, remarqua Beonin, non sans agacement, avaient la sagesse de ne pas être unies à la Source. Autant brandir une pancarte !

Les novices savaient, pour la mort d’Anaiya et Kairen – dissimuler les bûchers funéraires n’avait jamais été envisagé –, mais si on leur disait comment elles avaient péri, la panique se répandrait plus vite que la peste. Cela dit, les plus nouvelles, inscrites dans le registre au Murandy, portaient le blanc depuis assez longtemps pour savoir que voir des sœurs déambuler avec autour d’elles l’aura du saidar n’était pas habituel du tout. À force, ça suffirait sans doute pour les effrayer – pour rien, qui plus est.

Parce que l’assassin était peu susceptible de frapper en public, avec des dizaines de sœurs dans le coin.

Cinq cavalières qui se dirigeaient lentement vers l’est attirèrent le regard de Beonin. Des sœurs, mais pas unies à la Source, et suivies chacune par une petite cour : une secrétaire, une servante, un domestique mâle pour les travaux de force, et un Champion au moins. Malgré les capuches relevées, Beonin n’eut aucune peine à identifier ces femmes.

Du même Ajah qu’elle – le Gris –, Varilin aurait pu faire un homme de grande taille. Takima, une sœur marron, semblait naine à côté d’elle. Sur le manteau blanc de Saroiya, les broderies brillaient trop intensément pour qu’il n’y ait pas un tissage de saidar là-dessous, et les deux Champions qui suivaient Faiselle marquaient son identité aussi bien que son manteau vert scintillant. En toute logique, la cinquième femme, vêtue de gris foncé, devait être Magla, membre de l’Ajah Jaune.

Que trouveraient ces sœurs en arrivant à Darein ? Sûrement pas des négociatrices de la Tour Blanche, en ce moment. Mais elles sacrifiaient peut-être tout simplement à la routine, pour faire comme si de rien n’était. Quand tout était perdu, les gens agissaient souvent ainsi, afin de ne pas voir la réalité en face. Chez les Aes Sedai, cependant, ce déni ne durait jamais longtemps.

— On n’a même pas l’impression qu’elles chevauchent ensemble, lança soudain une voix. Qu’en penses-tu, Beonin ? On dirait qu’elles avancent dans la même direction par hasard…

La capuche, un signe qu’on ne voulait pas être dérangée ? Eh bien, c’était raté. Par bonheur, Beonin avait appris à ravaler ses soupirs et à occulter toutes les réactions susceptibles d’en révéler trop long sur son état d’esprit.

À peu près de la même taille, les cheveux noirs et les yeux marron, les deux sœurs qui venaient de s’arrêter près de Beonin n’avaient pourtant rien de jumelles.

Le nez saillant sur son visage étroit, Ashmanaille restait impassible dans toutes les circonstances, y compris les meilleures ou les pires. Sa robe de soie à rayures d’argent aurait pu lui avoir été livrée l’instant d’avant par une blanchisseuse et des volutes argentées ornementaient l’ourlet de son manteau et le bord de sa capuche doublée de fourrure.

La robe de laine de Phaedrine, elle, était toute froissée et pas mal tachée. Son manteau, également de laine, ne portait aucun ornement et aurait eu besoin qu’on le raccommode. Le front en permanence plissé, cette femme aurait pu être jolie, sans ce tic.

Un étrange duo d’amies. La sœur marron en permanence dans la lune, et la blanche prêtant la même attention à sa tenue qu’à tout le reste.

Beonin regarda de nouveau les cinq sœurs à cheval. Oui, elles semblaient bien avancer par hasard dans la même direction… Dans un autre état d’esprit, elle n’aurait pas manqué de le remarquer. Mais ce matin…

— Eh bien, elles sont peut-être perturbées par les conséquences des événements de la nuit dernière, pas vrai, Ashmanaille ?

La courtoisie s’imposant même avec les fâcheuses, Beonin se tourna vers les deux sœurs.

— Au moins, la Chaire d’Amyrlin est vivante, répondit sa compagne d’Ajah. Et d’après ce qu’on m’a dit, elle le restera, tout comme Leane. De plus, nous n’avons rien à craindre pour leur… santé.

Même après la guérison de Siuan et Leane par Nynaeve, les sœurs répugnaient toujours à parler de la punition suprême – pire que la mort, en un sens.

— La captivité est préférable à la hache du bourreau, oui. Mais pas de beaucoup.

Quand Morvrin l’avait réveillée pour lui annoncer la nouvelle, Beonin avait eu du mal à partager l’excitation de la sœur marron. Si on pouvait employer ce mot avec Morvrin. Cela dit, elle arborait l’ombre d’un sourire…

Beonin n’avait pas envisagé une seconde de modifier ses plans. La réalité, il fallait la regarder en face. Egwene était prisonnière, un point c’était tout.

— Tu n’es pas d’accord, Phaedrine ?

— Pardon ? Non, je n’ai pas d’objection, répondit distraitement la sœur marron.

Distraitement ! Mais c’était du Phaedrine classique, si concentrée sur ce qui l’intéressait qu’elle en oubliait de se comporter correctement. Sur ce plan-là, Beonin en verrait d’autres.

— Mais ce n’est pas pour ça que nous te cherchons. Selon Ashmanaille, tu es une experte en crimes de sang.

Une soudaine bourrasque fit voler les manteaux des trois sœurs. Alors que Beonin et Ashmanaille tiraient sur les pans du leur, Phaedrine laissa le vêtement se gonfler dans son dos et sonda le regard de son interlocutrice.

— Tu as peut-être une idée sur les trois meurtres, fit Ashmanaille. Nous en ferais-tu profiter ? Avec Phaedrine, nous nous creusons la cervelle, mais sans arriver nulle part. Mon domaine d’expertise, c’est le droit civil. Toi, tu as résolu un grand nombre d’énigmes criminelles.

Bien entendu, Beonin avait cogité sur ces meurtres. Dans le camp, pas une seule sœur ne s’en était abstenue. Et même en s’y efforçant, une passionnée de justice comme elle n’aurait pas pu ignorer ces drames. Démasquer un assassin était bien plus satisfaisant que régler une dispute territoriale.

L’assassinat, c’était le crime ultime – celui dont les conséquences restaient incontournables. Celui qui volait des années de vie et, peut-être, de réalisations fabuleuses. Dans ce cas, les victimes étaient aux deux tiers des sœurs, ce qui touchait au cœur toutes les Aes Sedai du camp.

Pour répondre, Beonin attendit que soit passée une nouvelle « couvée » de novices – dont deux aux cheveux gris –, qui ne manquèrent pas de s’incliner bien bas. Peu à peu, le flot de filles en blanc se tarissait. Et tous les chats semblaient avoir suivi ces humaines bien plus disposées à les cajoler que les austères sœurs.

— L’homme qui poignarde par cupidité, dit Beonin quand les trois femmes furent de nouveau seules, ou la femme qui empoisonne par jalousie, voilà une chose fréquente… Là, nous sommes dans une autre configuration. Deux assassinats, sûrement par le même auteur, mais à plus d’une semaine d’intervalle. Ça implique deux notions : préparation et patience. Le mobile n’est pas limpide, mais il semble évident que notre tueur ne choisit pas ses victimes par hasard. Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il est capable de canaliser. C’est mince, donc il faut s’intéresser à ce que les victimes avaient en commun. Pour commencer, Anaiya et Kairen appartenaient toutes les deux à l’Ajah Bleu. Logiquement, ça implique une question : quel rapport entre cet Ajah et un homme capable de canaliser ? La réponse tient en deux noms : Moiraine Damodred et Rand al’Thor. Kairen aussi était en contact avec lui, non ?

Sous son front plissé, les yeux de Phaedrine s’assombrirent.

— Tu ne suggères quand même pas que c’est lui l’assassin ?

Là, cette femme poussait un peu loin le bouchon…

— Bien sûr que non. Je vous incite à suivre une piste, c’est tout. Une piste qui mène aux Asha’man, inutile de tergiverser. Des hommes capables de canaliser et d’utiliser des portails. Des hommes, aussi, qui ont des raisons de craindre les Aes Sedai – et parmi elles, certaines plus que d’autres. Une corrélation n’est jamais une preuve, mais c’est un indice.

— Pourquoi un Asha’man serait-il venu deux fois ici, à chaque occasion pour tuer une sœur ? (Ashmanaille secoua la tête.) Parce qu’il avait en tête des cibles précises ? Comment aurait-il su à quel moment Anaiya et Kairen étaient vulnérables ? On ne peut pas croire que ce type se cache sous l’identité d’un domestique ou d’un travailleur. Ces Asha’man, à ce qu’on dit, sont bien trop arrogants pour ça. Selon moi, il y a plutôt dans le camp un vrai domestique, ou travailleur, qui sait canaliser et qui a une dent contre nous.

Beonin eut un grognement dédaigneux. Dans le lien, elle sentit que Tervail approchait. Pour revenir si vite, il avait dû travailler dur.

— Et pourquoi aurait-il attendu jusqu’à maintenant ? Les dernières embauches remontent à plus d’un mois, au Murandy.

Ashmanaille voulut répliquer, mais Phaedrine lui brûla la politesse.

— Il vient peut-être d’apprendre à canaliser, dit-elle. Un Naturel, en quelque sorte. J’ai entendu des conversations entre travailleurs au sujet des Asha’man. Une moitié les admire, et l’autre les redoute. J’ai entendu des types regretter de n’avoir pas le courage de rejoindre la Tour Noire.

Ashmanaille arqua le sourcil gauche – très peu, mais chez une autre femme, ça serait revenu à le faire entrer en contact avec la frange de ses cheveux. Si les deux sœurs étaient amies, l’indélicatesse de Phaedrine, qui lui avait enlevé les mots de la bouche, avait de quoi énerver n’importe quelle femme. Pourtant, Ashmanaille se contenta de dire :

— Un Asha’man pourrait débusquer notre homme, j’en suis sûre.

Dans son dos, Beonin sentit la présence de Tervail. Via le lien, elle capta un calme et une patience aussi solides et stables qu’une montagne. Pour pouvoir puiser dans cette équanimité comme elle puisait dans la force physique du Champion, Beonin aurait donné presque n’importe quoi.

— Ça ne risque guère d’arriver, dit-elle.

Romanda et les autres s’étaient décidées en faveur de cette absurde et nocive alliance entre les deux tours. Depuis, elles se querellaient comme des conducteurs de chariot ivres morts. Comment mettre en application ce plan ? De quelle façon le présenter ? Chaque proposition étant démolie par une ou plusieurs opposantes, ce fichu projet n’aboutirait jamais. Grâce en soit rendue à la Lumière !

— Je dois y aller, annonça Beonin aux deux bavardes.

Sur ces mots, elle se tourna vers Tervail, qui lui tendit les rênes de sa jument. Le hongre bai du Champion, fin et élancé, était un vrai cheval de guerre, rapide comme le vent et parfaitement dressé. Plutôt trapue, la jument de Beonin n’était pas très véloce, mais sa maîtresse préférait l’endurance à la vitesse. Chardonneret d’Hiver pouvait continuer à avancer alors que des bêtes plus grandes et plus puissantes avaient renoncé depuis longtemps.

Un pied dans un étrier, Beonin s’accrocha au pommeau de la selle et marqua une pause.

— Deux sœurs sont mortes, Ashmanaille, et elles appartenaient à l’Ajah Bleu. Pour enquêter, c’est un bon point de départ. Un jour, un fil rouge vous conduira jusqu’à l’assassin.

— Qui ne sera pas un Asha’man, Beonin. J’en suis presque sûre.

— L’important, c’est de démasquer ce tueur, conclut Beonin.

Se hissant en selle, elle talonna Chardonneret d’Hiver pour échapper aux questions des deux sœurs. Une fin de non-recevoir discourtoise mais acceptable quand on n’avait plus rien à dire et peu de temps à gaspiller.

Visible en entier, le soleil continuait son ascension. Après une très longue attente, le temps pressait, à présent.

Le trajet jusqu’au site de Voyage réservé aux départs fut très court, mais une bonne dizaine de sœurs attendaient déjà devant le grand mur de toile. Certaines tenant un cheval par la bride, d’autres sans manteau comme si elles pensaient être bientôt bien au chaud et une ou deux munies de leur châle, la Lumière seule sachant pourquoi. La plupart étaient accompagnées par un ou plusieurs Champions, presque tous arborant leur cape-caméléon.

Entre les sœurs, un seul point commun : toutes étaient enveloppées par l’aura du saidar.

Quand le lien lui apprit leur destination, Tervail ne trahit pas la moindre surprise, ce qui allait de soi. Mieux encore, le Champion resta d’un calme souverain. Comme toujours, il se fiait aveuglément à son Aes Sedai.

Derrière la protection de toile, un éclair argenté zébra l’air. Après une trentaine de secondes, deux sœurs vertes incapables d’invoquer un portail seules entrèrent sur le site, quatre Champions les suivant avec leur monture tenue par la bride.

Le concept d’intimité était désormais étroitement associé au Voyage. Sauf quand une sœur autorisait qu’on la regarde tisser un portail, tenter de voir où elle allait revenait à lui poser des questions directes sur sa vie et ses missions – un manquement gravissime à l’éthique.

Tervail perché sur le fier Marteau et Beonin sur Chardonneret d’Hiver, le duo attendit son tour. Ici, on respectait une capuche relevée ! À moins que les autres sœurs n’aient pas eu non plus envie de jacasser. Beonin en remercia la Lumière, parce qu’elle n’était pas d’humeur à parler de la pluie et du beau temps.

La queue diminuant très vite, l’Aes Sedai et son Champion mirent pied à terre et se retrouvèrent en tête d’une colonne beaucoup plus courte, puisque trois sœurs seulement les suivaient.

Galant, Tervail tint le rabat écarté afin de laisser passer son Aes Sedai.

Tenu par de solides poteaux, le paravent de toile défendait une zone de vingt pas sur vingt. Dans ce carré, le sol avait été labouré par des semelles et des sabots et une ligne parfaitement droite, comme tracée au rasoir, le divisait très exactement en deux.

Beonin suivit cette ligne et remarqua que la terre brillait faiblement. Les prémices d’un nouveau dégel qui transformerait tout en gadoue avant qu’un coup de froid remette les choses en ordre ? Peut-être et peut-être pas… Si le printemps était plus tardif ici qu’au Tarabon, on ne devait quand même pas en être loin.

Dès que Tervail eut laissé retomber le rabat derrière eux, Beonin s’unit au saidar et, presque tendrement, réalisa un tissage d’Esprit. Le Voyage la fascinait. Un ancien pouvoir redécouvert alors qu’on le croyait perdu à tout jamais. Sans conteste, le plus grand exploit d’Egwene. Chaque fois qu’elle tissait un portail, Beonin éprouvait un émerveillement qu’elle avait longtemps cru réservé aux novices et aux Acceptées. Une erreur grossière, à l’évidence…

Lorsque la ligne argentée apparut devant elle, juste au-dessus de la « blessure » du sol, Beonin s’extasia une fois de plus de la voir s’élargir pour devenir une ouverture carrée d’un peu plus de six pieds sur six. À travers, on voyait un alignement de chênes aux branches ployant sous le poids de la neige. Filtrant du portail, une brise fit onduler le manteau de la sœur.

Depuis toujours, Beonin aimait marcher dans ce bosquet ou s’asseoir sur une branche basse pour lire pendant des heures. Mais jamais sous la neige…

Ne reconnaissant pas ce lieu, Tervail franchit le portail d’un pas décidé, l’épée au poing. Marteau le suivit, ses sabots soulevant un geyser de poudreuse dès qu’il fut de l’autre côté. Beonin traversa un peu plus lentement, puis, presque à contrecœur, laissa se dissiper le merveilleux tissage.

Les yeux levés, Tervail fixait intensément la flèche claire qui s’élevait non loin de là, un peu après la lisière des arbres. La Tour Blanche, et sa façon unique de tutoyer le ciel.

Dans le lien, un grand calme confirma la sérénité extérieure du Champion.

— Beonin, j’ai l’impression que tu as un plan très dangereux.

Sa lame toujours au poing, Tervail la pointait à présent vers le sol.

Beonin posa la main sur le bras gauche de son Champion. Une subtile façon de le rassurer. En cas de danger, elle n’aurait pas risqué d’entraver les mouvements d’un gaucher.

— Pas plus dangereux que…

Beonin n’alla pas plus loin, car elle venait de remarquer qu’une femme avançait vers elle en se faufilant entre les troncs. Jusque-là, elle avait dû se cacher derrière l’un d’eux.

Ses longs cheveux blancs tenus par un filet d’argent incrusté de perles, cette Aes Sedai portait une robe depuis longtemps passée de mode.

Un seul détail clochait : elle ne pouvait pas être là. Pourtant, ce visage aux traits durs, ce nez crochu, ces yeux inclinés… Oui, Beonin les aurait reconnus entre mille ! Seulement, Turanine Merdagon avait quitté ce monde quand elle était encore Acceptée !

Soudain, la sœur disparut.

— Que se passe-t-il ? demanda Tervail, son épée de nouveau à l’horizontale. De quoi as-tu eu peur ?

— Le Ténébreux touche le monde, souffla Beonin. J’ai senti son contact.

C’était impossible !

Impossible, d’accord, mais elle n’avait pas eu la berlue, et elle n’était pas du genre à voir des fantômes. Turanine avait bel et bien été là. Et si elle tremblait à présent, ça n’avait rien à voir avec le froid.

En silence, Beonin récita une prière :

« Veuille la Lumière briller sur chacun de mes jours, et fasse le Créateur que je repose ensuite au creux de sa main avec au cœur l’espoir de connaître le salut et la résurrection. »

Quand son Aes Sedai lui confia qu’elle avait vu une sœur morte depuis plus de quarante ans, Tervail ne se lança pas dans une tirade sur les hallucinations. Entre ses dents, il récita lui aussi une prière. Dans le lien, Beonin ne sentit aucune peur – venant de lui, en tout cas. Elle, c’était différent…

Comment la mort aurait-elle pu effrayer un homme qui vivait chaque jour comme si c’était le dernier ? En revanche, quand Beonin lui eut révélé ses intentions – en partie, au moins –, il se montra beaucoup moins optimiste.

Sortant son miroir à main, la sœur commença à tisser tout en sondant son reflet. Elle s’y prit prudemment, parce que, en matière d’Illusion, on trouvait aisément bien meilleure qu’elle.

Alors qu’elle canalisait, le reflet changea. Pas énormément, mais assez pour ne plus être celui d’une Aes Sedai ni celui de Beonin Marinye. Plutôt celui d’une femme banale qui lui ressemblait vaguement, mais avec des cheveux plus clairs.

— Pourquoi veux-tu voir Elaida ? demanda Tervail, suspicieux. (Soudain, il y eut une perturbation dans le lien.) Tu veux l’approcher puis dissiper l’Illusion, c’est ça ? Elle t’attaquera et… Non, Beonin ! S’il faut le faire, laisse-moi m’en charger. Dans la tour, il y a trop de Champions pour qu’elle les connaisse tous. De plus, elle ne s’attendra pas à une attaque venant de là. Je lui traverserai le cœur avec une lame avant qu’elle ait compris ce qui lui arrive.

Comme par miracle, un poignard apparut dans la main du Champion.

— Non, Tervail, ce que j’ai à faire, je dois le faire seule…

Après avoir inversé l’Illusion, Beonin noua le tissage puis elle en prépara plusieurs autres au cas où l’aventure tournerait mal. Les nouant aussi, elle passa au dernier, dont elle s’enveloppa. Un bouclier, pour cacher son aptitude à canaliser.

Depuis toujours, elle se demandait pourquoi certains tissages – une illusion, par exemple – pouvaient être actifs sur la personne qui canalisait, alors que certains – comme la guérison – n’agissaient que sur les autres. Quand elle lui avait posé cette question, longtemps avant de porter le châle, Turanine avait répondu de sa voix incroyablement grave :

— Autant demander pourquoi l’eau est humide et le sable sec, mon enfant. Concentre-toi sur ce qui est possible et ne perds pas ton temps à chercher pourquoi le reste ne l’est pas.

Un bon conseil, même si Beonin n’avait jamais vraiment accepté sa deuxième partie.

À présent, les morts marchaient !

« Veuille la Lumière briller sur chacun de mes jours… »

L’ultime tissage noué, Beonin retira sa bague au serpent et la glissa dans sa bourse. Voilà ! Elle pourrait croiser une Aes Sedai sans risquer d’être reconnue.

— Tervail, tu te fies depuis toujours à mon jugement. Entends-tu continuer ?

Le Champion resta aussi impassible que son Aes Sedai. Dans le lien, en revanche, il exprima sa surprise.

— Ça va sans dire, Beonin.

— Dans ce cas, emmène Chardonneret d’Hiver et gagne la ville. Là, loue une chambre dans une auberge et attends que je te rejoigne. (Le Champion voulut parler, mais une main levée l’en dissuada.) File, Tervail !

Beonin regarda son protecteur s’enfoncer entre les arbres, les deux chevaux tenus par la bride. Puis elle se tourna face à la tour. Oui, les morts marchaient. Mais l’important, c’était qu’elle atteigne Elaida. Rien d’autre ne comptait.


Dehors, des rafales de vent s’attaquaient aux fenêtres comme si elles entendaient les arracher des murs. Dans la cheminée de marbre blanc, les flammes réchauffaient l’atmosphère. Sur les vitres la buée se condensait puis ruisselait tout le long comme des larmes de pluie.

Assise derrière sa table d’écriture dorée, les mains sagement croisées sur le plateau, Elaida do Avriny a’Roihan, Protectrice des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin, écoutait sans broncher l’homme aux épaules voûtées debout devant elle. Brandissant le poing, il laissait libre cours à sa fureur :

— … ligoté et bâillonné pendant tout le voyage ! Séquestré dans une cabine pas plus grande qu’un placard à balais ! Pour ces offenses, j’exige que le capitaine du bateau soit châtié. De plus, je demande instamment des excuses de la Tour Blanche et de toi-même. Que la Fortune me patafiole, la Chaire d’Amyrlin n’a plus le droit d’enlever les rois ! La Tour Blanche n’est plus toute-puissante ! J’exige que…

Voilà, c’était reparti pour un tour. Se répétant en boucle, le gaillard prenait à peine le temps de respirer. Vraiment, fixer son attention sur lui n’était pas facile. Pour se détendre un peu, Elaida laissa errer son regard sur les tapisseries aux couleurs vives des murs et sur les jolies roses disposées artistiquement sur des supports blancs, aux coins de la pièce.

Subir une telle tirade en faisant mine de rester calme était un exploit. Si elle s’était écoutée, Elaida se serait levée pour gifler cet imbécile. Quel crétin présomptueux ! Parler ainsi à la Chaire d’Amyrlin. Mais encaisser sans broncher restait la meilleure stratégie. Tôt ou tard, l’andouille serait à bout de forces.

Joliment musclé, Mattin Stepaneos den Balgar avait dû être beau dans un lointain passé. Hélas, les années ne s’étaient pas montrées clémentes avec lui. Son collier de barbe blanche faisait encore illusion, mais il n’en allait pas de même sur son crâne, où les cheveux se raréfiaient. Au-dessus de son nez cassé plusieurs fois, ses yeux plissés de fureur accentuaient des rides qui auraient déjà été assez profondes sans ça. Sa veste de soie verte, les Abeilles d’Or d’Illian brodées sur les manches, avait été nettoyée et brossée avec soin – à moins qu’une sœur s’en soit chargée via le Pouvoir –, mais comme il l’avait portée durant tout le voyage, une partie de la crasse s’y était incrustée. Le bateau qui le transportait, très lent, avait accosté la veille à une heure tardive. Mais pour une fois, Elaida ne se plaignait pas que quelqu’un ait traîné. Si Mattin était arrivé plus tôt, seule la Lumière savait quelle catastrophe Alviarin aurait encore provoquée. Cette femme méritait le bourreau, car elle avait mis la Tour Blanche dans la mouise. Et c’était un pire crime qu’avoir fait chanter la Chaire d’Amyrlin.

La mouise, oui… Et maintenant, ce serait à Elaida de tout arranger.

Mattin Stepaneos se tut soudain et recula d’un demi-pas sur le tapis à motifs floraux tarabonais. Prenant conscience qu’elle fronçait les sourcils, Elaida corrigea son expression. Penser à Alviarin lui faisait toujours cet effet, sauf quand elle se concentrait.

— Tes appartements te conviennent ? demanda-t-elle. Et tes serviteurs ?

Le roi sursauta, surpris par cette façon de sauter du coq à l’âne.

— Les appartements sont très bien et le personnel aussi.

Un ton beaucoup plus doux, peut-être à cause de l’expression d’Elaida, pourtant sans rapport avec le monarque.

— Mais même ainsi, je…

— Tu devrais m’être reconnaissant, Mattin – et à la Tour Blanche aussi. Rand al’Thor a pris le contrôle de ta capitale quelques jours après ton départ. Dans la foulée, il s’est emparé de la Couronne de Lauriers. La Couronne d’Épées, comme il l’a rebaptisée. Pour se l’approprier, crois-tu qu’il aurait hésité à te décapiter ? Certaine que tu ne partirais pas de ton propre chef, je t’ai sauvé la vie.

Très bien joué… Désormais, le roi pourrait croire qu’elle avait agi dans son intérêt.

Mais ce crétin eut l’audace de ricaner et de croiser agressivement les bras.

— Je ne suis pas encore un vieux clébard édenté, Mère ! Pour défendre l’Illian, j’ai bravé la mort plusieurs fois. Tu crois que j’en ai peur au point de vouloir rester ton « invité » jusqu’à la fin de mes jours ?

Un défi, encore, mais pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce, Mattin avait appelé Elaida « Mère ». Bientôt, il n’opposerait plus aucune résistance.

Alors que l’horloge dorée accrochée au mur sonnait, des figurines en or, en argent et en émail se mirent en mouvement sur trois niveaux. Tout en haut, au-dessus du cadran, un roi et une reine s’agenouillaient devant une Chaire d’Amyrlin. Contrairement à l’étole d’Elaida, celle de cette ancienne dirigeante portait encore les sept couleurs. Avec tout ce qui l’occupait, la nouvelle Chaire d’Amyrlin n’avait pas encore pu faire venir un émailleur. À dire vrai, il y avait beaucoup plus urgent.

Après avoir ajusté l’étole sur la soie rouge de sa robe, Elaida se positionna pour que la Flamme de Tar Valon en pierres précieuses qui surmontait le dossier de sa chaise semble léviter juste au-dessus de sa tête. Puisque Mattin Stepaneos avait besoin qu’on insiste, elle allait le faire, et lourdement. Si son sceptre avait été à portée de main, elle l’aurait couché dans le creux de son bras, histoire d’en rajouter.

— Mon fils, un mort ne peut revendiquer aucun droit. Ici, avec mon aide, tu auras une chance de récupérer ta couronne et ta nation.

La bouche légèrement ouverte, le roi inspira profondément comme s’il pouvait, malgré la distance, s’enivrer de l’air du pays.

— Et comment organiseras-tu ça, Mère ? Si j’ai bien compris, la capitale est tenue par ces… Asha’man de malheur et par des Aiels fidèles au Dragon Réincarné.

Quelqu’un avait parlé à cet idiot, lui en disant beaucoup trop. En matière de nouvelles, il devait subir un régime sec. Les domestiques, tout compte fait, devraient être remplacés. Cela dit, l’espoir, chez le monarque, avait chassé la colère, et c’était une excellente chose.

— Te rendre ce qui est à toi prendra du temps, mon fils, et ça devra être soigneusement planifié.

En réalité, pour l’heure, Elaida n’avait pas la première idée de ce qu’il faudrait faire. Mais elle espérait que ça changerait un jour. L’enlèvement du roi visait avant tout à affirmer le pouvoir de la Chaire d’Amyrlin. Le remettre sur le trône irait encore plus en ce sens.

Coûte que coûte, Elaida voulait rendre à la tour sa gloire et son rayonnement de l’époque où les têtes couronnées tremblaient devant la Chaire d’Amyrlin.

— Tu es encore épuisé par le voyage, je parie, dit Elaida avant de se lever.

Comme si Mattin était parti volontairement… Avec un peu de chance, il serait assez intelligent pour le prétendre. Dans les jours à venir, ce mensonge les servirait tous les deux bien plus que n’importe quelle vérité.

— À midi, nous déjeunerons ensemble pour parler de cette affaire. Cariandre, escorte Sa Majesté jusqu’à ses appartements, puis mets-toi en quête d’un tailleur. Notre hôte a besoin d’une garde-robe. À mes frais, bien entendu.

La sœur rouge boulotte qui se faisait toute petite près de la porte avança et posa une main sur le bras du roi. Il hésita, peu désireux de partir. Mais Elaida continua à donner ses ordres comme si l’affaire était entendue.

— Cariandre, dis à Tarna de venir me voir. Désolée, Majesté, mais je croule sous le travail.

Mattin Stepaneos se laissa enfin entraîner vers la sortie. Avant qu’il ait franchi la porte, Elaida se rassit et baissa les yeux sur les trois coffrets laqués posés sur son bureau. Le premier contenait sa correspondance en cours et les plus récents rapports des Ajah. Si le Rouge partageait avec elle toutes ses informations – du moins, elle l’espérait –, les autres ne lâchaient que des miettes. Encore que… Ces dernières semaines, ils avaient fait un peu mieux, lui transmettant pas mal de nouvelles… désagréables.

Désagréables, certes, mais précieuses parce qu’elles indiquaient que les contacts avec les renégates allaient bien au-delà de ces grotesques négociations.

Pour l’heure, Elaida ouvrit le gros dossier de cuir rehaussé d’or qui reposait devant elle. À elle seule, la tour produisait assez de documents pour que le bureau disparaisse dessous si Elaida avait eu la prétention de les lire tous. Tar Valon, c’était dix fois plus de paperasse par jour ! Du coup, des assistantes faisaient le tri, filtrant tout ce qui était secondaire. Ça laissait quand même une sacrée pile de textes à lire.

— Tu m’as demandée, Mère ? dit Tarna en refermant la porte derrière elle.

Une question posée d’un ton glacial, mais sans une once d’irrespect. La sœur blonde aux yeux d’acier ne se réchauffait jamais. En soi, ça ne dérangeait pas Elaida. Ce qui la gênait, en revanche, c’était l’étole de Gardienne rouge vif que portait Tarna. Pourquoi cet accessoire vestimentaire était-il si étroit ? Sur sa robe gris clair, la nouvelle Gardienne avait assez de rayures rouges pour glorifier son Ajah. Cela dit, Elaida se fiait les yeux fermés à Tarna, et par les temps qui couraient, ça n’avait pas de prix.

— Quelles nouvelles du port, Tarna ?

Inutile de préciser lequel. Seul celui du Sud gardait une chance d’être fonctionnel sans qu’on entreprenne d’énormes travaux.

— Les navires fluviaux les plus étroits peuvent passer, annonça Tarna en avançant jusqu’au bureau de la dirigeante.

Elle aurait pu parler de la pluie et du beau temps. Cette femme, rien ne l’ébranlait.

— Les autres s’amarrent à tour de rôle à la chaîne en cuendillar afin de transférer leur cargaison sur des barges. Les capitaines se plaignent, parce que c’est beaucoup plus long, mais pour le moment, ça ira.

Elaida pinça les lèvres puis pianota sur le dossier ouvert. « Pour le moment » Certes, mais elle ne pourrait pas faire réparer le port avant la débandade des renégates. Jusque-là, ces femmes n’avaient pas encore lancé d’attaque – la Lumière en soit louée. Le combat aurait pu commencer uniquement avec des soldats, mais des sœurs auraient dû tôt ou tard s’y impliquer, un engrenage dans lequel les renégates ne voulaient pas mettre le doigt – exactement comme Elaida.

Mais pour réparer, il faudrait raser les tours de garde, donc laisser les ports sans défense. De quoi inciter à la témérité les fidèles d’Egwene.

Au nom de la Lumière, quel casse-tête ! La guerre, il fallait l’éviter presque à n’importe quel prix. Une fois les renégates revenues dans le giron de la tour, Elaida comptait intégrer leurs troupes à celles de la Garde. Dans un coin de sa tête, elle réfléchissait comme si Gareth Bryne commandait déjà les Gardes de la Tour. Un haut capitaine infiniment préférable à Jimar Chubain. Avec un tel chef pour ses combattants, la Tour Blanche montrerait au monde ce qu’elle valait ! Pour ça, il fallait que ses soldats actuels et futurs ne s’entre-tuent pas. Et aussi, bien entendu, qu’aucune Aes Sedai n’en abatte une autre. Les sœurs renégates appartenaient à Elaida autant que celles de la tour. La difficulté, ce serait de les en convaincre…

Prenant une feuille sur la pile que contenait le dossier, Elaida la lut rapidement.

— À ce que je vois, malgré mes ordres, les rues ne sont toujours pas entretenues. Pourquoi ?

Une ombre passa dans le regard de Tarna. La première fois qu’Elaida voyait une chose pareille.

— Les gens ont peur, Mère. Ils ne sortent pas de chez eux, sauf nécessité absolue. À les en croire, des morts arpentent la cité.

— Cette information a-t-elle été confirmée ? Des sœurs ont-elles vu des spectres ?

— D’après ce que je sais, pas dans l’Ajah Rouge.

Les autres sœurs parlaient à Tarna parce qu’elle était la Gardienne, mais certainement pas pour lui faire des confidences. Comment arranger tout ça ?

— Mais les citadins sont catégoriques. Ils savent ce qu’ils ont vu.

Sans hâte, Elaida posa la feuille sur le côté. Si ça avait été possible dans sa position, elle aurait voulu frissonner.

Sur l’Ultime Bataille, elle avait lu tous les textes existants, y compris des études et des prédictions si vieilles qu’on ne les avait jamais traduites de l’ancienne langue. Des trésors couverts de poussière retrouvés dans un coin sombre de la bibliothèque. Le jeune al’Thor était bien le héraut de Tarmon Gai’don, et il semblait acquis que cet événement terrible aurait lieu plus tôt qu’on le croyait. Plusieurs prédictions, datant des premiers temps de la tour, présentaient le retour des morts comme le premier signe. La preuve que la réalité se distordait tandis que le Ténébreux se préparait. Avant longtemps, il y aurait de bien pires calamités.

— Ordonne aux gardes de traîner hors de chez eux tous les hommes en bonne santé, dit calmement Elaida. Les rues, je veux qu’elles soient propres, et j’entends qu’on commence dès aujourd’hui à les nettoyer. Aujourd’hui !

Tarna en fronça les sourcils de surprise. Pour une fois, elle avait perdu le contrôle de ses nerfs.

Bien entendu, elle se contenta de dire :

— À tes ordres, Mère.

Elaida aurait pu passer pour l’incarnation de la sérénité, mais c’était de l’esbroufe. Ce qui devait arriver arriverait, voilà tout. Et elle n’avait toujours pas la moindre emprise sur le jeune al’Thor. Dire qu’elle l’avait eu un jour à sa merci ! Si elle avait su, à l’époque… Maudite soit Alviarin – et triplement honnie sa proclamation sur quiconque prendrait contact avec le garçon sans avoir la tour pour intermédiaire. Si ça n’avait pas été un signe de faiblesse, Elaida aurait aboli cette idiotie. Mais les dégâts, hélas, resteraient irréparables.

Par bonheur, Elayne retomberait bientôt sous l’emprise de la tour – un cadeau de la Lumière, puisque la maison royale d’Andor serait la clé de la victoire, lors de l’Ultime Bataille. Ça, Elaida l’avait prédit depuis longtemps. Dans ce contexte, la vague de rébellion contre les Seanchaniens qui déferlait sur le Tarabon était une formidable nouvelle. En ce monde, tout n’était pas un buisson d’épineux géant qui lui transperçait la peau de tous côtés.

La lecture du rapport suivant arracha une grimace à la Chaire d’Amyrlin. Les égouts, personne n’aimait ça, pourtant, ils étaient un tiers du sang qui donnait vie à une ville, l’eau potable et le commerce composant le reste. Sans égouts, Tar Valon aurait été en proie à des dizaines de maladies que les sœurs elles-mêmes n’auraient pas pu enrayer. Et les rues, puisqu’on en avait parlé plus tôt, auraient pué deux ou trois fois plus fort.

Pour l’heure, le commerce était réduit à sa plus simple expression. L’eau potable, elle, continuait d’arriver de la pointe de l’île, vers l’amont du fleuve. Distribuée dans tous les châteaux d’eau de la ville, elle filait ensuite vers les fontaines, ornementales ou ordinaires, où tout le monde pouvait en puiser. En revanche, les évacuations d’égout, du côté aval de l’île, étaient presque toutes bouchées.

Elaida trempa sa plume dans l’encrier, écrivit quelques mots en haut de la feuille – « Je veux que ce soit débouché demain ! » – et apposa sa signature en bas. Si les fonctionnaires étaient dotés d’un cerveau, les travaux devaient être déjà en cours – mais avec ces gens, il fallait toujours se méfier.

Le rapport suivant fit sursauter la dirigeante.

— Des rats dans la tour ?

Une catastrophe ! Ce rapport aurait dû être tout en haut de la pile.

— Tarna, quelqu’un a vérifié les tissages de garde ?

Ces protections tenaient depuis la construction de la tour, mais en trois mille ans, elles avaient pu faiblir. Parmi ces rongeurs, combien étaient des espions du Ténébreux ?

Quelqu’un tapa timidement à la porte. Une seconde plus tard, une Acceptée rondelette nommée Anemara entra dans le bureau et s’inclina avec grâce.

— Mère, si je peux vous déranger… Felaana Sedai et Negaine Sedai voudraient que tu reçoives une femme qui errait dans la tour. À les en croire, elle veut te présenter une pétition.

— Dis-lui d’attendre, répondit Tarna, et fais-lui servir une infusion. Notre Mère est très occupée…

— Non, coupa Elaida. Qu’elles viennent toutes les trois, mon enfant. Fais-les entrer.

Une pétition ? La dernière remontait à une petite éternité. Et en ce jour, Elaida était d’humeur à accorder bien des choses, tant qu’il ne s’agissait pas de requêtes ridicules. Recevoir cette femme relancerait peut-être le processus démocratique. Pareillement, depuis quand des sœurs étaient-elles venues la voir sans être convoquées ? Les deux Aes Sedai marron remettraient peut-être cette pratique au goût du jour.

Mais une seule femme entra, refermant délicatement la porte derrière elle. À voir sa robe d’équitation en soie et son manteau d’excellente facture, la visiteuse devait être une noble dame ou une négociante prospère. Son assurance militait aussi pour ces deux hypothèses.

Une inconnue pour Elaida, elle l’aurait juré. Pourtant, ce visage encadré de cheveux encore plus clairs que ceux de Tarna lui disait vaguement quelque chose.

Elaida se leva, contourna son bureau et tendit les mains avec un sourire hautement inhabituel – et accueillant, ce qui n’était pas fréquent non plus.

— Ma fille, tu as une pétition pour moi, m’a-t-on dit ? Tarna, sers à notre invitée une tasse d’infusion.

La boisson posée sur un guéridon, dans un coin, devait être encore tiède, au minimum.

La femme s’inclina et répondit avec l’accent du Tarabon :

— La pétition, c’était un prétexte pour arriver devant vous en un seul morceau, Mère.

Quand elle se redressa, la visiteuse arbora soudain le visage bien connu de Beonin Marinye.

Unie au saidar en un clin d’œil, Tarna tissa un bouclier autour de l’intruse. Les poings sur les hanches, Elaida se contenta de la défier du regard.

— Dire que je suis surprise de te voir serait un euphémisme, Beonin. Comment oses-tu te remontrer devant moi ?

— À Salidar, j’ai réussi à devenir membre de ce qu’on pourrait appeler le « conseil exécutif ». J’ai fait en sorte que ces femmes bavardent et n’agissent pas, et j’ai lancé une rumeur selon laquelle plusieurs d’entre elles vous serviraient en secret. À partir de là, les sœurs se sont regardées tellement de travers que j’espérais les voir revenir promptement à la tour. Mais d’autres représentantes sont arrivées, en plus des bleues. Avant que j’aie pu dire « ouf », elles ont eu formé leur propre Hall de la Tour, et le conseil exécutif a sombré dans l’oubli. Je sais, Mère, que j’avais ordre de rester avec les renégates jusqu’à ce qu’elles reviennent ici, mais ça devrait être une question de jours, désormais. Si je puis me permettre, Mère, ne pas traduire Egwene en justice fut une excellente décision. Avant tout, parce que cette fille est un génie dès qu’il s’agit de découvrir de nouveaux tissages. Dans ce domaine, elle surpasse même Elayne Trakand et Nynaeve al’Meara.

» Ensuite, parce que Lelaine et Romanda, avant de la faire nommer, s’étripaient pour s’emparer de l’étole et du sceptre. Egwene vivante, elles recommenceront à s’écharper, mais sans aucune chance de succès. Moi, je suis certaine que bien des sœurs ne tarderont pas à me suivre. Dans une ou deux semaines, Lelaine et Romanda se retrouveront seules dans les ruines de leur prétendu Hall !

— Comment sais-tu que la fille al’Vere ne sera pas jugée ? demanda Elaida. D’ailleurs, d’où tires-tu la certitude qu’elle est en vie ? Tarna, libère notre amie de ton bouclier.

La Gardienne obéit et Beonin eut un hochement de tête reconnaissant. Enfin, un peu reconnaissant. Avec ses grands yeux bleus, elle semblait en permanence surprise, mais en réalité, c’était un parangon d’équanimité. Cette sérénité combinée à une passion dévorante pour la loi – sans oublier une ambition tout aussi dévorante – avait décidé Elaida à l’envoyer à la poursuite des sœurs qui abandonnaient la tour.

Une erreur funeste, car cette ignare avait tout raté. Oui, elle avait semé un peu de zizanie, mais sans jamais rien accomplir de ce qu’Elaida attendait d’elle. Rien ! Du coup, elle serait « récompensée » à la hauteur de son fiasco.

— Mère, il suffit à Egwene de s’endormir pour avoir accès au Monde des Rêves. J’y suis allée et je l’ai vue, mais moi, j’ai besoin d’un ter’angreal. Je n’ai pas pu en voler un aux rebelles pour l’apporter ici.

» Bref, Egwene a parlé à Siuan Sanche – dans ses rêves, officiellement, mais je parie qu’elles se sont rencontrées en Tel’aran’rhiod. Egwene a dit qu’elle était prisonnière, sans révéler où, et elle a interdit toute expédition de secours. Puis-je me servir un peu d’infusion ?

Trop sonnée, Elaida ne put pas sortir un mot. D’un geste, elle désigna le guéridon. La sœur grise en approcha puis testa la température de la carafe du dos de la main.

La gamine pouvait entrer en Tel’aran’rhiod ? Et il existait des ter’angreal qui y donnaient accès ? Le Monde des Rêves, jusque-là, était quasiment une légende ! Mais il n’y avait pas que ça… Selon les bribes d’informations que les Ajah daignaient partager avec leur dirigeante suprême, Egwene avait aussi redécouvert le tissage permettant de Voyager. Et une kyrielle d’autres merveilles.

Ces données avaient joué un rôle capital dans la décision de garder Egwene en vie. Les révélations de Beonin confirmaient que c’était le bon choix.

— Mère, dit Tarna, si Egwene peut faire ça, elle est peut-être bien une Rêveuse. Sa mise en garde à Silviana…

— … est un tuyau crevé, Tarna. Les Seanchaniens sont encore en Altara, et ils approchent à peine de l’Illian.

Sur les envahisseurs, les Ajah transmettaient tout ce qu’ils savaient. Au moins, il fallait l’espérer.

— Sauf si les Seanchaniens apprennent à Voyager, quelles précautions serais-je censée prendre, en plus de tout ce que j’ai déjà mis en place ?

Aucune, bien entendu. D’autant plus que la fille al’Vere avait interdit qu’on vienne à son secours. C’était une nouvelle plutôt bonne, mais il y avait un sacré revers à la médaille : Egwene se prenait toujours pour la Chaire d’Amyrlin.

Si les formatrices n’y parvenaient pas, Silviana lui enlèverait cette idée folle de la tête.

— Peut-on lui donner assez de potion pour la couper du Monde des Rêves ?

Tarna eut un rictus. Personne n’aimait cette décoction, même pas les sœurs marron qui s’étaient sacrifiées pour l’essayer.

— On peut la faire dormir toute la nuit, Mère, mais le jour suivant, elle ne sera bonne à rien. À force, ça peut aussi affecter ses considérables talents.

— Puis-je vous servir, Mère ? demanda Beonin, une tasse blanche en équilibre sur la pointe des doigts. Tarna, tu en veux ? Les nouvelles les plus importantes que je…

— Je n’ai aucune envie d’infusion, grogna Elaida. As-tu quelque chose en réserve pour sauver ta misérable peau ? Vas-tu nous révéler le tissage qui permet de Voyager, ou celui qui rend possible de Planer, ou encore… ?

Tellement de merveilles… Peut-être s’agissait-il exclusivement d’anciennes compétences redécouvertes, mais pour l’instant, la plupart n’avaient pas de nom.

Toujours très calme, Beonin regarda Elaida par-dessus le rebord de sa tasse.

— Oui, répondit-elle, je viens les mains pleines. Si je ne peux pas fabriquer du cuendillar, je connais les nouveaux tissages de guérison, et je les maîtrise aussi bien que la plupart des sœurs. Mais la merveille des merveilles, c’est le Voyage.

Sans demander la permission, Beonin s’unit à la Source et réalisa un tissage d’Esprit. Apparaissant devant un mur, une ligne verticale argentée forma ensuite un portail qui donnait sur des chênes couverts de neige. Une bise s’engouffra dans le bureau, faisant vaciller les flammes de la cheminée.

— C’est un portail, Mère. Une chance que je sois déjà venue ici, car on peut les générer uniquement à partir d’endroits qu’on connaît bien. Pour aller dans un lieu inconnu, on doit plutôt Planer…

Beonin modifia son tissage. Le portail redevint une fine ligne, puis il s’élargit de nouveau pour montrer une barge peinte en gris sur un fond noir.

— Cesse de canaliser, ordonna Elaida.

Si elle avançait jusqu’à cette barge, aurait-elle juré, l’obscurité risquait de s’étendre aussi loin qu’elle pouvait voir dans chaque direction. Alors, elle risquerait de s’y perdre à jamais. Une idée qui lui glaçait les sangs.

Le portail disparut, mais le souvenir des ténèbres demeura.

Elaida se rassit à son bureau, ouvrit le plus grand de ses coffrets laqués – celui orné de roses et de runes dorées. Dans le tiroir supérieur, elle prit une statuette d’ivoire jaunie par le temps. Observant l’hirondelle miniature, elle passa un pouce sur ses ailes.

— Tu n’enseigneras ces tissages à personne sans avoir eu ma permission.

— Mais… Pourquoi, Mère ?

— Certains Ajah, ici, expliqua Tarna, s’opposent à notre Mère presque aussi radicalement que les renégates.

Elaida foudroya sa Gardienne du regard. Mais celle-ci ne broncha pas.

— Je déciderai qui est ou n’est pas assez fiable pour apprendre, Beonin. Je veux que tu promettes de… Non, tu vas prêter serment !

— Dans les couloirs, j’ai vu des sœurs d’Ajah différents se défier du regard – voire se foudroyer. Que s’est-il passé à la tour, Mère ?

— J’attends ton serment, Beonin !

Voyant la sœur grise sonder sa tasse une petite éternité durant, Elaida se demanda si elle n’allait pas refuser tout net. Mais l’ambition l’emporta. Si Beonin était dans le camp de la tour, c’était par intérêt. Changer d’avis maintenant aurait été de la folie.

— Sur la Lumière et sur mon espoir de salut et de résurrection, je jure de ne pas enseigner les tissages appris auprès des renégates sans avoir reçu la permission de la Chaire d’Amyrlin.

Beonin marqua une pause et but une gorgée d’infusion.

— Mère, certaines sœurs, à la tour, sont peut-être moins loyales que vous le pensez. J’ai essayé d’empêcher ça, mais le « conseil exécutif » a envoyé dix sœurs ici pour qu’elles alimentent les rumeurs au sujet de l’Ajah Rouge et de Logain.

Elaida reconnut très peu de noms dans la liste que récita Beonin. À part le dernier, qui la fit sursauter.

— Dois-je faire arrêter ces femmes, Mère ? demanda Tarna.

— Non. Qu’on les surveille, ainsi que toutes leurs connaissances.

Donc, il existait un lien entre les Ajah de la tour et les renégates. Jusqu’où s’étendait la pourriture ? Quelle que soit la réponse, Elaida procéderait à un grand nettoyage.

— Dans la situation actuelle, ça risque d’être difficile, Mère.

Elaida tapa sur la table avec sa main libre.

— Ai-je demandé si ce serait simple ou compliqué ? C’est un ordre ! Exécute-le et informe Meidani que je l’invite à dîner ce soir.

Cette femme avait insisté pour renouer avec Elaida une amitié morte des années plus tôt. À présent, la Chaire d’Amyrlin savait pourquoi.

— Allez, file !

Quand elle s’inclina, une ombre passa sur le visage de Tarna.

— Ne t’inquiète pas, la rassura Elaida. Beonin a l’autorisation de t’enseigner tous les tissages qu’elle connaît.

Après tout, Elaida avait confiance en Tarna – dont l’expression s’adoucit un peu, en restant loin d’être chaleureuse.

Tandis que la porte se refermait sur sa Gardienne, Elaida poussa le dossier de cuir et appuya les coudes sur la table.

— À présent, Beonin, montre-moi tout ce que tu as appris.


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