Mais tout d’un coup Paulette reculait terrifiée.

L’expression de son interlocuteur était devenue farouche. L’homme s’avançait menaçant vers la demi-mondaine…

Il sortit de sa poche un revolver, le braqua sur la jeune femme.

— Paulette, articula-t-il, écoutez bien les ordres que je vais vous donner !… Il faudra les exécuter sans oublier le moindre détail ! Sans quoi à la première défaillance, à la première faute, je t’abattrai comme une chienne ! Entends-tu bien ?

Un cri rauque retentit…

Assurément l’interlocuteur de Paulette ne s’attendait pas à une semblable attitude de la part de la jeune femme !

Celle-ci, à la vue du revolver qu’on braquait sur elle, au lieu de reculer, de s’immobiliser dans un angle de la pièce, avait foncé en avant, elle bousculait l’homme, puis bondissait hors du boudoir !

— Au secours ! au secours ! hurlait-elle éperdument…

Paulette traversait la salle à manger, elle arriva dans l’entrée, la porte s’ouvrait à ce moment, quelqu’un pénétra…

C’était Léon Drapier.

— Ah ! te voilà ! fit Paulette en se jetant dans ses bras, mais à sa grande surprise elle était repoussée par Léon Drapier.

— Misérable femme ! hurla celui-ci dont les yeux lançaient des éclairs, hein ! Tu ne m’attendais pas aussi tôt ? Tu croyais que je n’allais venir qu’à cinq heures, et que tu aurais le temps d’ici là de recevoir tes autres amants ? Ah ! quel être stupide j’ai été de croire à ton amour ! de croire à ta fidélité !… Parbleu ? je sais maintenant ce qu’il en est ! On a beau être bête et aveugle, on finit toujours par s’apercevoir de ces choses-là ! Je la connais, l’histoire de ton père ! Et je sais ce que cela signifie ! Ce père avait ton âge, et ils étaient plusieurs ! Et ils te donnaient de l’argent pour tes baisers ! C’étaient des amants que tu recevais, avec qui tu te moquais de moi. Tiens, je ne sais pas ce qui me retient…

Il levait la main sur Paulette, à demi folle d’épouvante, terrifiée par ce qui venait de se passer, abasourdie par ce qu’elle entendait, ne pouvant proférer une parole.

Elle était semblable à la bête traquée que les chasseurs cernent de tous les côtés, et ce n’était certes pas sur l’appui de la petite Normande qu’elle pouvait compter !

La jeune bonne, en entendant des altercations, s’était enfermée dans la cuisine et traînait le buffet et les chaises devant la porte, terrifiée, ne songeant qu’à une chose, c’était à ne point sortir de cette pièce qui, seule, croyait-elle, lui assurait la sécurité !

— Léon ! balbutia enfin Paulette de Valmondois, je te jure que Firmain n’était pas mon amant et que si j’ai donné des certificats… c’était pour faire plaisir à mon frère, mais je ne savais pas qu’il allait aller se placer chez toi !

« Ah mon Dieu ! dire qu’il est mort assassiné !…

C’était au tour de Drapier de rester abasourdi en entendant les propos que tenait sa maîtresse. Il commençait à comprendre et recueillant, bribe par bribe, les renseignements sur ces étranges aventures qui se produisaient depuis quelques jours, il parvenait à les ordonner ensemble, à en faire un tout.

Léon Drapier, en effet, se rendait compte que, par un extraordinaire hasard de circonstances, c’était précisément chez lui qu’était venu se placer un certain valet de chambre pour lequel sa maîtresse avait rédigé des certificats. Or, voici qu’il apprenait maintenant que ce valet de chambre n’était autre que le frère de Paulette !

Quelle épouvantable histoire !

Quelle extraordinaire aventure !

Mais l’inquiétude, toutefois, troublait Léon Drapier plus que tout le reste.

— Pourvu, se disait-il, que ma femme ne sache jamais ce qui s’est passé et que tante Denise ne soit jamais au courant !…

Car le directeur de la Monnaie entrevoyait que, non seulement sa femme demanderait le divorce, mais qu’en outre sa tante, la prude et chaste Denise, ne manquerait point de le déshériter si elle était au courant du moindre incident !

La colère égoïste de Léon Drapier allait se manifester par des exclamations violentes contre Paulette mais celle-ci les prévenait par une supplication.

— Léon Drapier ! Léon ! Léon ! fit-elle, protège-moi ! Sauve-moi ! il y a un homme dans mon boudoir, un homme avec un revolver qui a voulu m’assassiner ! C’est un policier, j’en suis sûre ! Il est encore là, empêche-le de me faire du mal !…

Léon Drapier haussait les épaules.

— Allons donc ! fit-il des histoires, pour détourner la conversation ! Depuis quand les gens de la police se font-ils meurtriers ? C’est une farce inventée à plaisir ! Encore quelque amant que tu me caches ! J’ai été dupe de tes mensonges, j’ai été assez bête pour croire à ces histoires de père qui venait te voir… Certes ! tout est bien fini entre nous, Paulette, tout est fini, et je ne me laisserai pas moquer de moi ! Ah ! je vais lui parler, à ce soi-disant policier ! Et puisqu’il se cache dans ton boudoir, il n’ira pas ailleurs ! À nous deux, monsieur !

Léon Drapier, fou de colère, traversa la salle à manger et pénétra dans le boudoir, la canne levée, le regard menaçant.

Mais il s’arrêtait au milieu de la pièce… Celle-ci était vide.

— Lâche ! cria-t-il, montrez-vous !

Et, du bout de sa canne, il écartait un rideau près de la fenêtre, s’imaginant que là était caché le soi-disant policier qui, en réalité, ne devait être autre qu’un amant de Paulette !

La porte de la chambre à coucher toute voisine était entrebâillée.

— Il est là ! pensa-t-il.

D’un coup de pied, Léon Drapier ouvrit cette porte, entra dans la chambre, elle aussi était vide…

Mais alors qu’il allait revenir dans la salle à manger, il s’arrêta net et blêmit.

Un coup de feu venait de retentir, suivi d’un cri déchirant.

— Ah ! par exemple ! commença Drapier.

Il s’arrêta, prêta l’oreille, une voix tonitruante articulait à l’autre bout de l’appartement :

— Tel est le sort de ceux qui résistent à Fantômas !…

Puis ce fut le silence absolu, plus impressionnant encore que les terribles bruits qui venaient de retentir !

Léon Drapier demeurait immobile pendant près de cinq minutes dans la chambre à coucher, n’osant même pas respirer tant il avait peur.

Que s’était-il passé ?

Il voulait savoir, et cependant n’osait pas !

Il redoutait quelque nouveau drame, quelque effroyable complication.

Enfin, n’entendant rien, il s’avança et, lentement, après avoir traversé le boudoir vide, il pénétra dans la salle à manger. Un spectacle horrible s’offrait à sa vue.

Tombée à la renverse sur le plancher, Paulette de Valmondois gisait, toute couverte de sang !

Un revolver était à côté d’elle, et c’était tout. Il n’y avait personne d’autre ; mais la porte donnant sur l’antichambre était entrouverte, celle du palier n’était pas fermée. En l’espace d’une seconde, Léon Drapier comprit qu’un malfaiteur venait de s’enfuir ou alors que, peut-être, c’était Paulette de Valmondois qui s’était elle-même tiré ce coup de revolver, désespérée par les propos que venait de lui tenir son amant.

Léon Drapier ne s’arrêtait point à la première hypothèse.

Il ne songeait plus au cri qu’il avait entendu, à la menace proférée par cette voix mystérieuse qui avait articulé le nom de Fantômas !

Il ne considérait qu’une chose…

C’est que sa maîtresse agonisait sur le plancher, à côté d’un revolver, et qu’assurément un nouveau scandale allait éclater.

— Ma tante !… ma femme !… mon héritage !… pensa Léon Drapier.

En l’espace d’une seconde, il vit son existence mise à jour dans les journaux, son adultère connu de tous, sa femme rompant avec lui, et sa tante le rayant, à tout jamais, de son testament. Non, non ! il fallait qu’à aucun prix on ne sût ce qui s’était passé, et qu’il se trouvait chez Paulette de Valmondois au moment où celle-ci se donnait la mort…

Égoïstement, lâchement, Léon Drapier se disait :

— Elle va mourir ! c’est certain ! Peut-être est-elle déjà morte ; elle ne dira rien ! rien !

Alors, enjambant le corps inerte de la malheureuse, relevant le col de son pardessus pour dissimuler son visage en enfonçant son chapeau sur ses yeux, Léon Drapier, à pas de loup, quitta le tragique appartement dans lequel venait de se jouer un drame aussi inattendu qu’extraordinaire !





VII



Suicide ou assassinat

Le long de la Seine, un homme marchait. Il fumait une cigarette, puis, l’ayant consumée à moitié, il la jetait, mais en allumait une autre aussitôt après, avec des gestes nerveux qui trahissaient incontestablement de sa part une émotion singulière.

Ce homme-là, cependant, était, de par sa profession, obligé à conserver sans cesse son sang-froid et accoutumé aux complications les plus extraordinaires. Certainement, au premier abord, on pouvait être étonné de le voir agité.

Cet homme, en effet, n’était autre que Juve.

Le célèbre inspecteur de la Sûreté avait, trois heures auparavant, quitté le domicile de Paulette de Valmondois. Après sa rapide visite à la demi-mondaine, il s’était confirmé dans cette hypothèse qu’assurément l’amant de la jeune femme n’était pas et ne pouvait pas être coupable de l’assassinat du valet de chambre Firmain.

Sans s’en douter, au cours de son interrogatoire, Paulette de Valmondois avait fourni à Juve un argument très probant en faveur de l’innocence de son amant.

Pour que Léon Drapier ne fût point suspect, il s’agissait en effet de démontrer qu’il avait passé la nuit entière, la nuit du crime, hors de son domicile.

Sa déclaration cependant pouvait ne pas être prise en considération, la justice pouvait également suspecter sa maîtresse d’une certaine complicité et ne croire qu’en partie les déclarations de Paulette de Valmondois affirmant que Léon Drapier avait passé la nuit du crime avec elle, si rien n’était venu corroborer cette assertion.

Mais au cours de son interrogatoire, Paulette avait dit à Juve :

— Léon Drapier est descendu confier à la concierge une lettre qu’il s’agissait de mettre à la poste, vu l’urgence.

Et cela avait éclairé d’un jour tout nouveau l’affaire aux yeux du célèbre policier.

— Le voilà bien, l’alibi qui innocente Léon Drapier, s’était dit Juve, à la condition toutefois que la déclaration de Paulette de Valmondois soit bien exacte.

Et Juve avait quitté la demi-mondaine pour s’en aller interroger la concierge qui lui avait confirmé la déposition de sa locataire.

Juve, toutefois, ne s’était pas considéré comme suffisamment édifié encore.

— Ces deux femmes peuvent s’entendre, songeait-il.

Et, pour contrôler leurs déclarations, Juve s’était alors rendu au commissariat de police de la rue de l’Université, il avait consulté le dossier de l’affaire, et il avait fini par y découvrir, au nombre des pièces considérées comme sans importance, la lettre expédiée par Drapier à sa tante Denise.

Or, cette lettre était encore dans son enveloppe, et l’enveloppe portait bien le timbre de la première levée du matin, date coïncidant avec celle du crime.

Juve alors s’était estimé satisfait et renseigné. Mais s’il acquérait la certitude de l’innocence de plus en plus évidente de Léon Drapier, le mystère se compliquait à ses yeux. Le motif du crime, comme la personnalité de l’assassin, cessait de plus en plus de lui apparaître.

— Qui donc, se demandait Juve, peut avoir intérêt à la mort de cet homme ? Comment se fait-il qu’on l’ait assassiné dans le cabinet de travail de son maître ?… Qu’y faisait-il, au surplus, à cette heure avancée de la nuit ? C’est cela que je ne puis comprendre.

Un instant, Juve avait pensé à quelque douloureuse histoire d’amour qui s’achevait en menaces de chantage.

Il s’était demandé si la bourgeoise, M me Drapier, n’avait pas commis une faute… n’était pas la maîtresse de ce domestique, et si, au cours d’une scène pénible, elle ne s’était pas vue dans l’obligation de frapper cet amant, devenu pour elle un adversaire, un épouvantail.

Et Juve avait haussé les épaules, en se disant :

— Non ! M me Drapier n’est pas femme à prendre un amant, surtout un tel amant ! Au surplus, il apparaît bien que le crime a été commis, non point par une femme, mais par un homme et même par un homme qui a l’habitude, un homme dont la sûreté, la précision de main dénotent de la façon la plus précise la rigoureuse énergie et la froide cruauté.

Comme on l’avait constaté dans le milieu des inspecteurs de la Sûreté, le meurtre de Firmain était un crime crapuleux, un crime fait par un professionnel…

Juve réfléchissait à toutes ces choses en marchant le long de la Seine, et s’il était ému, troublé, s’il mâchonnait nerveusement sa cigarette, l’allumant, la laissant éteindre, la jetant, la remplaçant par une autre, c’est qu’une idée lancinante obsédait son esprit.

Juve, malgré lui, songeait que chaque fois qu’un crime mystérieux, incompréhensible se produisait, il lui fallait évoquer la sinistre silhouette du Génie du crime, du Maître de l’effroi…

Juve, malgré lui, songeait à Fantômas et se disait que peut-être la vraie piste à suivre était celle qui consisterait à chercher si le bandit n’avait point joué dans toute cette affaire un rôle aussi mystérieux que sanguinaire et féroce.

Mais Juve demeurait quand même perplexe :

— Quand Fantômas assassine, se disait-il, c’est qu’il y trouve un intérêt de vengeance, ou alors un bénéfice pécuniaire. Or rien dans l’existence de la famille Drapier, pas plus que dans celle de Paulette de Valmondois, ne fait prévoir que Fantômas ait eu, à un titre quelconque, à s’occuper d’eux. D’autre part, l’assassinat de ce valet de chambre Firmain n’a été suivi d’aucun vol, d’aucune disparition d’objet de valeur, ou simplement même d’argent. Le meurtrier n’a donc pas tué pour s’emparer de quelque chose… Quel a bien pu être son but ?

Juve arrivait à préciser les données du problème, mais il ne réussissait pas à en découvrir les solutions.

C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva quai des Orfèvres et se dirigea vers le cabinet de M. Havard.

Juve venait là dans l’intention de conférer avec son chef. Un inspecteur qu’il rencontra dans le corridor lui lança non sans émotion :

— Ah ! monsieur Juve ! que n’étiez-vous là voici cinq minutes !

— Cinq minutes ? fit Juve, pourquoi ?…

— Le chef aurait bien voulu vous voir !

— Moi de même, fit Juve. Mais encore, avait-il donc quelque chose d’urgent à me dire ?…

L’inspecteur prenait Juve à part, puis, lorsque ces deux hommes furent en tête à tête, il déclara :

— Monsieur Juve, le chef est parti comme un fou en s’écriant :

— Décidément, cette affaire prend des proportions extraordinaires et il va falloir que je m’en occupe moi-même !

Juve fronça les sourcils.

— Et, demanda-t-il, le chef parlait du crime de la rue de l’Université ?

— Précisément.

— Il y a du nouveau ? demanda Juve.

— Oui, fit encore l’inspecteur. Vous savez, la maîtresse du directeur de la Monnaie, la fille Poucke, dite Paulette de Valmondois ?…

— Oui, fit Juve intrigué, eh bien ?

— Eh bien, articula le policier, elle s’est suicidée.

— Vous plaisantez, cria Juve, je viens de la voir, il y a trois heures de cela !

— Il y à deux heures, fit l’inspecteur que cette personne s’est logée une balle dans la peau. Il y a vingt-cinq minutes que nous sommes prévenus, et c’est pour cela que le chef est parti !

— Où est-il allé ? demanda Juve.

— Rue Blanche, déclara l’inspecteur.

Juve quittait son jeune collègue sans se préoccuper des salutations d’usage, il le lâchait au milieu du corridor et, avec une agilité extraordinaire de la part d’un homme de son âge, Juve bondissait en bas de l’escalier, sautait dans un taxi, arrivait rue Blanche quelques minutes après.

Devant la maison où habitait Paulette de Valmondois était arrêtée une des voitures automobiles des ambulances urbaines.

Naturellement, une foule considérable se pressait autour du véhicule, et l’on attendait avec une curiosité malsaine l’apparition de quelque blessé, quelque malade, quelque moribond qu’assurément on allait transporter de l’intérieur de la maison à la voiture.

Juve, en apercevant le véhicule municipal, ne douta pas un seul instant qu’il ne soit là pour emporter Paulette de Valmondois. Toutefois, le policier laissa échapper un soupir de satisfaction.

— Oh, oh ! se dit-il, voilà qui vaut mieux que ce que je redoutais ! Du moment que les ambulances urbaines sont là, c’est qu’il ne s’agit point d’un cadavre, mais de quelqu’un de vivant encore. Espérons que Paulette s’est manquée, puisqu’il y a suicide, et que nous ne tarderons pas à connaître les motifs de cette décision désespérée qu’elle aurait prise !…

Juve fendait la foule, pénétrait à l’intérieur de la maison dont deux agents de police interceptaient l’accès.

Avant de monter à l’appartement de Paulette de Valmondois, il s’introduisit dans la loge de la concierge, où se tenait, semblait-il, un mystérieux conciliabule.

La concierge le connaissait, et Juve lui fit signe de ne point le nommer.

Il y avait dans la loge quelqu’un qui pleurait à chaudes larmes, et que Juve reconnut aussitôt : c’était la petite bonne normande de Paulette de Valmondois.

Elle était si bouleversée qu’en voyant Juve elle ne reconnut point le personnage qui, quelques heures auparavant, était venu rendre visite à sa maîtresse.

La petite bonne, au surplus, était légèrement grise. Depuis près de trois quarts d’heure, sous prétexte de lui remonter le cœur, on lui faisait absorber vulnéraire sur vulnéraire, et à un abattement occasionné par la violence de l’alcool absorbé succédait une nervosité fébrile et un besoin de parler sans discontinuer, qui d’ailleurs ne déplaisait pas à Juve.

Le policier s’était assis dans un coin de la loge, comme un camarade, comme un familier de la maison.

Et il faisait signe à la concierge de continuer à laisser parler la petite bonne. Juve escomptait, en effet, qu’au cours des nombreuses paroles qu’elle proférait sans suite, la Normande finirait bien par dire quelque chose qui aurait quelque intérêt pour le policier.

La Normande geignait :

— Qui c’est qu’aurait dit ça tout d’même, quand j’étions en train d’manger du saucisson avec ma patronne, pas plus tard que ce midi, qu’elle allait s’périr deux heures après !… Mais voilà ! on n’sait jamais c’qui se passe chez les uns comme chez les autres ! Comme elle me l’expliquions, c’est point parce qu’elle rigolait qu’elle était heureuse, p’tête ben que c’était le contraire… Enfin, les choses ont mal tourné, puisque la v’là quasiment morte à c’te heure !… Tout d’même ça m’fait de la peine !… J’oublierai jamais ça !… Quand j’suis rentrée dans le boudoir, et que j’l’ai trouvée saignant comme un veau, blanche comme la nappe et pas capable de dire trois paroles !… Ah ! j’en ai eu les sangs tout retournés. Quand j’ai trouvé le pistolet à côté d’elle, même que j’osais pas y toucher rapport à c’que j’avais peur que ce machin-là me parte dans les mains… C’est curieux, s’interrompait la petite Normande, comme j’ai soif !…

— Encore un vulnéraire ? proposa la concierge.

— Non ! fit la jeune bonne. La carafe d’eau, s’y vous plaît, madame la concierge.

Et elle ajoutait en soupirant :

— Ah ! si seulement j’avions une bolée de cidre !…

Juve, qui avait écouté attentivement les propos désordonnés de la petite bonne, se hasardait à l’interroger prudemment, ne voulant pas se faire connaître.

— Probable qu’elle avait des chagrins d’amour, votre maîtresse, et que c’est pour cela qu’elle a cherché à se tuer !…

La Normande haussait les épaules.

— Oh ! des chagrins, je ne crois pas ! Pour ce qui est de l’amour qui fait pleurer, elle s’en moquait bien, ma patronne ! Je crois plutôt que ça doit être un de ces hommes qui sont venus, cet après-midi, qui lui a cherché des raisons… Quand on en a plusieurs à la fois, ça ne rate jamais !… La patronne me l’a dit bien souvent : plusieurs hommes ensemble autour d’une femme, les hommes se disputeront toujours !… Or, justement qu’il en est venu trois aujourd’hui !

— Trois ? interrompit Juve. Je croyais qu’il n’en était venu que deux ?

— Ma foi, fit la petite bonne, je me trompe peut-être !…

Elle réfléchit une seconde, avala un grand verre d’eau, puis, ayant passé la main sur sa poitrine pour justifier que cette absorption lui faisait du bien, elle reprit :

— Non, je ne me fiche pas dedans, c’est bien trois hommes qui sont venus. L’premier ce d’vait être un assez drôle de type : il était pas mal habillé à c’qui m’a semblé, pas très vieux mais pas très jeune, car ses cheveux grisonnaient. J’ai guère remarqué sa figure, mais j’crois bien qu’il n’avait pas de barbe ! Peut-être que c’est un domestique aussi, lui, ou alors un acteur. Il est ben resté vingt minutes avec la patronne, puis il s’est débiné sans faire de tapage.

Juve dissimula un sourire, il se reconnaissait à ce signalement ; il questionna d’un air indifférent :

— Y en a donc qui font du tapage, chez votre patronne ?

— C’est probable ! rétorqua la bonne, vous pensez bien que dans son commerce, ça ne va pas toujours tout seul !… Y en a qui trouvent qu’elle demande trop cher… Y en a qui sont plus exigeants que les autres… J’ai r’marqué ça bien souvent, quand c’est pas eux qui la disputent, c’est elle qui fait des chichis…

— Ah ! ah ! déclara Juve, et alors qu’est-ce que vous faites, vous, pendant ce temps-là ?

— Oh moi ! fit la bonne en se carrant dans le fauteuil que lui avait aimablement offert là concierge, moi je ne m’en occupe pas ! Je m’enferme dans la cuisine, et je surveille le fricot. D’ailleurs, j’aime pas m’occuper des affaires des autres !… J’ai été bien contente tout à l’heure, lorsque le vieux birbe de la police s’est amené dans l’appartement et m’a dit : « Vous, la bonne, foutez le camp ! »

À cette déclaration, Juve comprenait que M. Havard était, à l’heure actuelle, dans l’appartement de la demi-mondaine. Il reconnaissait son chef et ses habitudes, et Juve ne pouvait s’empêcher de hausser les épaules.

M. Havard procédait tout à fait à l’inverse de lui.

Lorsqu’il faisait une enquête, il commençait par écarter tous les gens susceptibles de lui fournir des renseignements. Ceci, disait-il, afin de ne pas se laisser influencer.

Juve, au contraire, aimait à bavarder avec tout le monde, et n’arrivait d’ordinaire sur le lieu même du drame qu’après s’être documenté de toutes les façons possibles et imaginables.

Juve avait recommencé à faire parler la petite Normande.

— Alors, demanda-t-il, il en est venu un autre après ce monsieur à la figure rasée ?

— Un autre, oui, fit la Normande, deux autres même ! Tout d’abord, le premier homme, je ne l’connaissais pas. Il n’était jamais venu chez nous, et pourtant il avait l’air de très bien connaître la maison. Mais, pour un mal poli, c’est un mal poli ! Il avait son chapeau sur la tête, enfoncé sur ses yeux. C’est un frileux aussi ; bien qu’il ne fasse pas froid, le col de son paletot était relevé jusqu’à son nez ! Maintenant encore, p’t’êt’ben que c’était un homme marié !… Tout le monde sait que les hommes mariés, ça se cache pour entrer chez les cocottes… C’t’homme-là, j’l’ai mis dans l’boudoir, et j’ai bien fait, car, dix minutes après peut-être, c’était l’ami de madame qui s’amenait. C’était l’ami sérieux, celui qui paie le terme, et que connaît madame la concierge, Léon Drapier, comme on dit qu’il s’appelle. C’est alors qu’il s’est passé quelque chose que j’ai pas pu comprendre !…

La petite bonne s’interrompit pour avaler une gorgée et reprit :

— On s’est disputé, la patronne et l’homme… ou les hommes… mais j’crois ben qu’elle s’est surtout engueulée, sauf votre respect, avec son amant Léon Drapier. C’est d’ailleurs lui qui criait le plus fort !… Tout d’un coup, silence… puis, pan ! un coup de revolver !… J’étais en train de récurer les casseroles, je m’dis : c’est pas possible ! On dirait un coup de fusil !…

« J’entends plus rien, je continue à m’occuper de ma cuisine. À un moment donné, je r’commence à entendre un bruit de pas précipités dans l’entrée, j’vais voir, et j’aperçois Léon Drapier qui se sauve de l’appartement… Alors j’m’amène en douce, histoire d’aller bavarder avec la patronne ; c’est là que je l’ai trouvée par terre, trempée dans son sang.

— Mais, l’autre homme ? fit Juve.

— Lequel ? demanda la bonne.

— Celui qui est entré en second lieu ! précisa le policier, le mal poli, comme vous dites, qui avait son chapeau sur la tête et le col de son pardessus relevé. Qu’est-il donc devenu ?

La Normande demeurait interdite.

— C’est rigolo tout de même ! fit-elle. Eh bien, pour tout vous dire, j’avais complètement oublié celui-là. J’ai plus pensé du tout à ce qu’il a pu devenir !…

Juve questionna :

— N’est-il pas sorti de l’appartement avant l’arrivée de Léon Drapier ?

— Oh pour ça, non ! fit la bonne, car j’ai quitté l’entrée…

— Ensuite, l’avez-vous vu ?

— Mais non, je ne l’ai point vu ! Et c’est ça le plus extraordinaire, car, j’en jurerais sur la tête de ma mère, lorsque ma pauvre patronne a été retrouvée par moi, elle était seule dans son appartement, et, à moins que je n’aie la berlue, je croirais plutôt alors que ce type-là s’est débiné par la fenêtre ou par la cheminée… Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Naïvement, la petite bonne normande formulait à Juve la question que depuis quelques instants le policier se posait à lui-même.

Il était assez perplexe, étonné de ce qu’il venait d’entendre ; toutefois les choses commençaient à se préciser dans son esprit. Il lui apparaissait désormais évident, certain, que trois hommes étaient venus successivement voir Paulette de Valmondois.

Le premier c’était lui, le dernier Léon Drapier. Quand au second, le mal poli, comme disait la bonne, l’homme au visage dissimulé par son collet de manteau et son chapeau, celui qu’on n’avait point vu sortir de l’appartement, c’était l’inconnu, c’était le mystère…

— Ce que j’en pense ? répondit Juve, mais pas grand chose, ma petite. Ce que je vous en ai dit, c’est histoire de bavarder.

La Normande était enchantée de l’importance qu’elle prenait dans l’aventure. Elle avait encore soif, mais cette fois elle demanda à la concierge :

— Encore du vulnéraire !

Elle y prenait goût décidément. Juve la considéra d’un œil de pitié.

— Pauvre petite gamine ! pensa-t-il. Encore une qui aurait bien mieux fait de garder ses vaches dans sa campagne que de venir à Paris où elle se perdra, tôt ou tard.

Juve, cependant quittait la loge, non sans avoir, comme on dit vulgairement, graissé la patte à la concierge pour la féliciter de la façon adroite dont elle s’était comportée pendant cet interrogatoire que Juve faisait clandestinement subir à la Normande.

Le policier se disposait à monter désormais à l’appartement de Paulette, mais à peine était-il engagé dans l’escalier qu’il dut reculer.

Des hommes descendaient lentement, portant une civière qu’ils avaient grand-peine à faire passer dans les tournants brusques de l’escalier.

Juve recula, se dissimula dans un angle du vestibule ; la civière passa devant lui.

Le policier eut tout le temps d’observer la malheureuse qui se trouvait sur ce lit de douleur.

C’est à peine s’il reconnaissait la séduisante jeune femme qu’il avait vue, quelques heures auparavant, si coquettement attifée, si gracieuse dans son déshabillé d’intérieur.

Ses joues fraîches n’avaient plus leur coloration rose et veloutée. Ses yeux pétillants étaient clos, les paupières s’étaient abaissées, dissimulant l’éclat des prunelles, et lorsque l’une d’elles s’entrouvrait, elle laissait filtrer un regard vitreux, sans expression.

Ses lèvres étaient toutes pâles, et les cheveux de la malheureuse, au lieu d’être savamment ébouriffés sur ses tempes, étaient tirés en arrière, nattés par les soins d’une infirmière. Son front apparaissait bas et fuyant, complètement dénudé.

Étendu sur la civière, le joli corps de Paulette de Valmondois semblait n’être plus qu’une loque informe, sans consistance et sans grâce.

Un vague gémissement ininterrompu partait de cette dépouille que la plupart des assistants s’accordaient à considérer comme une dépouille mortelle.

— Elle n’est pas encore décédée, chuchotaient les commères qui surgissaient de tous les côtés, mais elle n’en vaut guère mieux !

— Une balle de revolver dans la poitrine, ça ne pardonne pas !

On avait jeté sur la malheureuse une sorte de grand drap qui ressemblait à un suaire. Elle était à demi-nue sous ce drap.

Au moment où la civière passait devant Juve, celui-ci s’approcha de la blessée et voulut soulever ce drap afin de voir la plaie, mais l’une des deux infirmières qui étaient là l’en empêcha brusquement.

— Voyons, monsieur ! gronda-t-elle, que faites-vous ?

Juve s’excusait.

— Pardon ! fit-il, j’aurais voulu observer quelque chose sur la plaie elle-même.

L’infirmière paraissait suffoquée.

— Et qui êtes-vous donc, pour vous permettre de vous occuper de ces choses-là ?

Juve allait se nommer, il n’en fit rien.

— Je le saurai toujours ! se dit-il.

Et dès lors, renonçant à son premier projet, dont il ne précisait point le but ni l’importance, Juve, laissant les porteurs emmener leur malade dans la voiture d’ambulance, grimpait à l’appartement de Paulette de Valmondois, où il se trouva soudain face à face avec M. Havard, son chef.

Celui-ci tendit les mains cordialement au policier.

— Eh bien ! mon cher Juve, vous voilà enfin !

Et il ajoutait avec une ironie satisfaite :

— Par exemple, vous arrivez comme les carabiniers… En retard de deux heures, Juve !… Deux heures, ce n’est rien dans l’existence d’un homme ! C’est encore moins dans l’histoire des siècles, c’est énorme lorsqu’il s’agit d’une enquête de police !… Enfin, que voulez-vous ! On ne peut pas être partout à la fois !… Heureusement que vous avez un chef de la Sûreté qui se déplace, et c’est pourquoi, mon cher Juve, je m’en vais pouvoir vous donner quelques renseignements sur le drame qui vient de se produire !

Juve acceptait sans broncher les ironies railleuses de M. Havard.

Celui-ci ne dissimulait pas sa satisfaction d’être arrivé le premier sur les lieux du drame ; Juve ne prétendait point lui contester cette vaine gloire.

— Mon cher, articula M. Havard, la chose est des plus simples. Cette petite demi-mondaine était la maîtresse, comme vous savez, de Léon Drapier. Il est probable qu’elle a dû commettre quelque gaffe, ou alors simplement se faire surprendre par son amant en compagnie d’un gigolo, car Léon Drapier a certainement rompu avec elle.

« C’était beaucoup d’argent qui s’en allait avec Léon Drapier ; peut-être, au surplus, la petite l’aimait-elle !

« Toujours est-il, en tout cas, que lorsque son amant lui signifiait la rupture, elle s’est logée une balle dans la poitrine dont elle ne réchappera probablement pas. Voilà les faits tels qu’ils se sont passés, la tentative de suicide est indiscutable, l’affaire fort banale…

« Je vous avoue que si vous aviez été à la Sûreté lorsque j’ai été informé du drame, je me serais bien abstenu de venir !… Si je l’ai fait, c’est uniquement parce qu’il s’agissait de la maîtresse d’un haut fonctionnaire et que j’ai voulu, en prenant moi-même l’enquête en main, prévenir, éviter une gaffe toujours possible de la part d’un subordonné !

« J’ai fait conduire Paulette de Valmondois à l’hôpital de Lariboisière, on la soignera. De deux choses l’une ; ou elle va mourir et alors l’affaire est enterrée, sans jeu de mots, ou elle se rétablira, et alors nous lui ferons comprendre qu’il est de son intérêt de ne point faire de scandale, et qu’il importe qu’elle ne mêle pas le nom de Léon Drapier à son acte de désespoir…

Cependant que M. Havard pérorait ainsi, Juve, qui l’écoutait d’une oreille distraite, visitait attentivement l’appartement de Paulette de Valmondois. Il allait d’une pièce à l’autre, et le chef de la Sûreté le suivait, très heureux de raconter à Juve tout ce qu’il croyait savoir.

L’attitude de Juve, cependant, était si bizarre, le policier fouillait l’appartement avec tant de minutie, que M. Havard s’en aperçut. Il comprit les motifs de l’attitude de Juve.

— Je vous vois venir, mon cher ! Vous cherchez midi à quatorze heures, et si vous observez tous les détails de cet appartement, c’est que vous vous demandez s’il n’y a pas eu crime !… Rassurez-vous, Juve ! Je suis sûr de ce que j’avance. Paulette de Valmondois a voulu se suicider !… Au surplus, lorsque je l’ai relevée, elle me l’a presque avoué.

— Ah ! fit Juve, qu’entendez-vous par presque avoué ?

— Voici ! fit Havard. Je reconnais qu’elle était dans un état bien précaire lorsque je lui ai adressé la parole. Je l’ai soulevée, elle a crié, alors je lui ai demandé si elle souffrait.

— Vraiment ? fit Juve ironique.

— Naturellement ! fit Havard qui ne comprenait point la naïveté des paroles qu’il venait de prononcer.

— Et alors ? poursuivit Juve.

— Alors elle a désigné, d’un geste à peine sensible, sa poitrine à l’endroit où saignait la blessure.

« — Vous avez eu tort ! lui dis-je. Il est défendu de se donner la mort. Vous avez donc eu bien du chagrin, bien du désespoir ?

— Quelle a été sa réponse ? demanda Juve.

— Eh bien, fit Havard, je crois qu’elle a hoché la tête affirmativement.

— Et, insista Juve, c’est de cela que vous concluez qu’elle vous a fait l’aveu de son suicide ?

— Évidemment ! fit Havard. Au surplus, je ne vois pas qui aurait pu la tuer. À moins que ce ne soit son amant Léon Drapier ? Au fait, pourquoi pas ?… Juve, vous commencez à m’ébranler !

Mais, dès lors, Juve rassurait son chef.

— Non, non ! fit-il précipitamment, je vous en prie, ne vous embarquez point sur la piste de Léon Drapier. Cet homme-là n’est évidemment pour rien dans l’assassinat, je veux dire dans le suicide de sa maîtresse !

— Ah ! vous voyez, fit Havard satisfait, vous y venez, au suicide !

— C’est entendu, fit Juve d’un air évasif, j’y viens, au suicide !

Juve, toutefois, ne pouvait s’empêcher à ce moment de regarder avec insistance du côté de la fenêtre.

Il demanda à M. Havard :

— Cette fenêtre était-elle fermée comme elle l’est actuellement, quand vous êtes arrivé ?

— Ma foi non ! fit Havard. Elle était entrebâillée, mais je l’ai poussée, parce qu’il faisait assez froid dans cette pièce.

— Ah ! dit simplement Juve.

Le policier n’insistait pas, mais son regard perçant avait découvert sur le petit balcon de la fenêtre, qui venait précisément d’être repeint, des écorchures très fraîches et très nettes comme pouvait en faire la chaussure d’un homme posant le pied sur la barre d’appui du balcon.

Juve jeta un coup d’œil à travers les carreaux.

— Si l’on saute par cette fenêtre, où va-t-on ? demanda-t-il.

Et il constata que, sans danger, on pouvait sauter sur un petit toit voisin.

— Parfait ! se dit le policier, qui rentra dans la pièce.

Havard se disposait à le quitter.

— Nous allons, pour le principe, faire mettre les scellés, dit-il, mais je crois bien que l’affaire n’aura pas de suite.

— Espérons-le ! fit Juve.

Le policier, toutefois, songeait à part lui :

— Cette affaire est beaucoup plus mystérieuse qu’elle n’en a l’air et il s’agit d’opérer avec prudence et subtilité. Jusqu’à présent, dans les enquêtes, c’est Juve, Juve lui-même qui s’est montré. Dorénavant, Juve va disparaître, et celui qu’on verra seulement agir, c’est…

Le policier n’achevait pas.





VIII



Un sauveteur

— Caroline !

— Monsieur ?

— Où est madame ?

— Elle est au salon, monsieur.

— Seule ?

— Non pas, monsieur. Monsieur sait bien que madame est encore avec les journalistes !…

Léon Drapier leva les bras au ciel.

— C’est véritablement insupportable ! On n’en finira donc jamais de toutes ces interviews qui ressemblent à des interrogatoires !

La vieille cuisinière insinua :

— Je serais à la place de monsieur que je n’hésiterais pas à prendre le balai et à fourrer tous ces gens-là à la porte. C’est pas Dieu possible d’embêter le monde comme ils le font les uns et les autres !

Léon Drapier haussa les épaules. Il se mit à se promener de long en large dans le petit salon, où depuis quelques jours il s’était installé au lieu de continuer à vivre dans son cabinet de travail.

— Un de parti, dix de revenus ! grommelait-il en songeant aux journalistes. Et nous serions encore plus harcelés si je n’avais pris la décision de disparaître chaque fois qu’il s’en présente un et d’envoyer ma femme leur répondre à ma place !

Depuis le mystérieux assassinat de son valet de chambre, M. Léon Drapier était, en effet, assailli par tous les reporters de Paris.

À la Monnaie, on ne venait pas l’y chercher, car il était impossible de parvenir jusqu’à son bureau sans être muni d’une autorisation spéciale ; mais il n’en était pas de même à son domicile, et Léon Drapier ne pouvait rentrer sans trouver devant sa porte, à l’intérieur de l’ascenseur, dans l’escalier, voire même dans la galerie de son propre appartement, des jeunes gens aux allures obséquieuses et affairées qui, après l’avoir hâtivement salué, sortaient un carnet de leur poche et se préparaient à prendre des notes.

Au lendemain du crime, Léon Drapier avait éconduit tous les reporters ; mais il s’était rendu compte de l’inconvénient qu’il y avait à ne pas compter avec la presse.

Les journaux, en effet, avaient été unanimes pour le traiter durement, pour l’incriminer, avec des sous-entendus redoutables, d’une complicité quelconque dans le mystérieux drame qui avait eu lieu chez lui.

Léon Drapier avait alors décidé de changer d’attitude et il le faisait avec d’autant plus d’empressement que certains journalistes avaient été jusqu’à suggérer qu’après ce scandale il ferait bien de donner sa démission de directeur de la Monnaie !

Drapier, toutefois, s’était heurté à une difficulté. La justice, désormais, était saisie de l’affaire, et il devenait incorrect de sa part de parler aux journalistes sans froisser le Parquet.

Comment fallait-il faire pour éviter de se mettre à dos les uns comme les autres ?

Drapier avait alors trouvé ce moyen qui consistait à faire recevoir les journalistes par sa femme qui répondait le plus aimablement possible à toutes les questions qui n’avaient pas trait directement à l’affaire !

Tandis que Léon Drapier s’impatientait de ce que M me Drapier n’ait point fini avec les journalistes, et qu’il ne tenait point compte du conseil de Caroline qui aurait voulu mettre à la porte tous ces gens-là, Eugénie Drapier était en conférence dans la salle à manger avec un reporter du nom de Mirat, attaché au journal La Capitale.

— Mon Dieu ! monsieur, proférait M me Drapier, vous avez des idées véritablement bien extraordinaires ! Et si vous n’étiez recommandé par un collègue de mon mari au ministère des Finances, je crois que je vous demanderais si vous ne vous moquez pas de moi !

Le journaliste protestait :

— Qu’a-t-elle donc de si extraordinaire ma question, madame ? articulait-il. Je vous demande quels sont les cigares préférés de M. Drapier. Il me semble que c’est là une information excessivement intéressante pour nos lecteurs et qui, au surplus, loin de nuire à la réputation de votre mari, ne peut que lui être favorable !

— Je ne vois pas en quoi, monsieur ! répondit naïvement M me Drapier.

— C’est bien simple ! reprit le journaliste. De même qu’un chapelier a dit : « Le chapeau, c’est l’homme », et qu’un tailleur a prétendu qu’un homme bien habillé en vaut deux, moi, j’estime qu’un fumeur qui fume de bons cigares révèle, par la marque qu’il a choisie, sa plus ou moins grande distinction. Il ne s’agit pas de les payer cher, il s’agit de les prendre bons. Les cigares, à mon avis, madame, se divisent en trois grandes catégories… Mais, pardon !… – le journaliste s’interrompait. – Je m’aperçois, fit-il, que c’est moi qui parle et que vous ne me dites rien, madame, c’est mal ! Les lecteurs de La Capitalevous en voudront d’être aussi discrète et, j’aurai beau faire, ils jugeront mal M. Drapier !

— Réellement ? interrogea Eugénie Drapier.

— Réellement, madame ! fit le journaliste.

— C’est que… murmura la pauvre femme, j’aime autant vous le dire tout de suite, mon mari n’a jamais fumé, que je sache, le cigare…

— Eh bien ! s’écria Mirat, voilà quelque chose de net et de précis !… Le fumeur qui se limite à la cigarette, et qui, dans l’intimité, s’adonne à la pipe, est encore une autre catégorie de fumeur… Mais, pardon…

Le journaliste s’interrompait encore. Il s’approcha de la cheminée et considéra longuement un petit vase de Sèvres dans lequel on avait placé quelques fleurs, des œillets.

Il interrogea M me Drapier :

— Ce sont là vos fleurs de prédilection ?

Eugénie Drapier leva les bras au ciel.

— Mon Dieu ! monsieur, vous m’ahurissez, vous me parlez de cigares, de fleurs… Tout à l’heure, vous faisiez un interrogatoire sur les couleurs que je préfère !… Et vous me demandiez si mon mari était partisan des bouts carrés ou des bouts pointus pour les chaussures !… Vraiment, où voulez-vous en venir ?

Le journaliste, qui s’était animé, vint se placer en face de M me Drapier et sagement il articula :

— Je veux en venir, madame, à l’information parfaite, au reportage documenté complet. Je suis de l’école du journalisme compris à l’américaine, et j’ai l’honneur d’avoir fait mes débuts dans la carrière sous l’égide de notre célèbre confrère, Jérôme Fandor. Ah ! madame ! quel dommage qu’il ne soit point resté dans la presse ou qu’il ne nous envoie point de reportage sur les terribles et tragiques aventures qu’il vit perpétuellement lorsqu’il est à la poursuite de Fantômas ! Madame ! s’écria Mirat dans l’élan de sa péroraison, si Jérôme Fandor était ici, peut-être découvrirait-il la clef du mystère ! Peut-être le mystère du crime qui s’est produit dans votre demeure l’éclairerait-il d’un jour nouveau en y découvrant la trace de Fantômas !…

M me Drapier était absolument abasourdie par l’éloquence extraordinaire de ce journaliste.

Au surplus, celui-ci ne tenait pas en place.

Il allait et venait dans la salle à manger. Tout en bavardant, il furetait partout, regardait de tous côtés.

À un moment donné, ayant soulevé une portière, il constata qu’elle dissimulait une porte et demanda :

— De l’autre côté, madame, c’est bien le cabinet de travail de M. Léon Drapier ?

— Oui, monsieur, fit Eugénie Drapier en étouffant un soupir.

Le journaliste se rapprocha d’elle.

— Vous seriez bien aimable de me le montrer. Je ne l’ai point revu depuis le jour du crime, et je serais heureux d’en revoir l’aménagement !

Cette fois, M me Drapier se levait à son tour.

— Ah ! c’est impossible ! déclara-t-elle. Cette fois, je vous arrête, monsieur !… Je vous en prie, n’essayez pas d’ouvrir cette porte !…

— Pourquoi donc ? fit le journaliste surpris.

— Parce que, monsieur, expliqua M me Drapier, voilà plusieurs jours déjà que l’accès de cette pièce nous est interdit ainsi qu’à tout le monde. Voyez plutôt : on a mis sur les battants de la porte des scellés.

Mirat poussa un cri de joie.

— Des scellés !… Que ne le disiez-vous plus tôt, madame ! Ah ! par exemple ! J’allais faire une belle gaffe ! Aucun de mes confrères n’en a parlé, et je vais être le premier à l’annoncer ! Les scellés sur le cabinet de travail de M. Drapier ! Mais c’est un tuyau de premier ordre, cela !…

Brusquement, le journaliste bondissait hors de la salle à manger. Il traversa la galerie en trombe et, en personnage familier de la maison, il ouvrit la porte qui donnait sur l’escalier.

— Sigissimons ! appela-t-il.

Un cri rauque, ressemblant à la fois au hululement de la chouette et à la plainte criarde de la pintade, lui répondit, et Mirat aperçut, assis sur les marches de l’escalier, un être à l’allure extravagante, vêtu en globe-trotter, chaussé d’énormes souliers à clous, coiffé d’une casquette à carreaux, et qui portait en bandoulière une énorme boîte recouverte de cuir noir.

Ce personnage n’était autre que Sigissimons, le célèbre reporter photographe de La Capitale, Sigissimons, l’homme qui avait fourni les documents photographiques les plus extraordinaires, les reportages les plus audacieux, les plus difficiles, l’homme qui, comme pas un, prenait à cinquante centimètres de distance le portrait du président de la République ou de la reine d’Espagne lorsque, incognito, elle traverse Paris.

C’était Sigissimons, Sigi, comme l’appelaient ses familiers, qui attendait dans l’escalier et venait de pousser ce cri saugrenu pour répondre à l’appel de Mirat.

Le journaliste toutefois précisait :

— Grouille-toi, mon vieux ! Un cliché superbe à faire ! Les scellés sur la porte du cabinet de travail !…

Quelques instants après, M me Drapier voyait sa salle à manger, non seulement encombrée par tous les accessoires du photographe, mais encore empestée par un dégagement de fumée de magnésium.

— Avez-vous fini, cette fois ? demanda-t-elle, lorsque le journaliste et le photographe eurent établi un courant d’air pour chasser l’impalpable et âcre poussière qui prenait tout le monde à la gorge.

Les journalistes enfin se retiraient et, comme Caroline était venue sur le pas de la porte s’assurer de leur départ, Mirat gagna ses bonnes grâces en lui glissant quarante sous dans la main.

Eugénie Drapier rejoignait alors son mari :

— Il est impossible, expliqua-t-elle, de dîner dans la salle à manger, ce magnésium est une infection !

Léon Drapier haussa les épaules.

— Ils abusent !… Vraiment, ils abusent, ces journalistes !… Et cependant, on ne peut pas les envoyer promener, sans quoi ils imprimeraient des horreurs sur notre compte !…

En attendant que le dîner fut prêt, chacun des deux époux se replongeait dans sa lecture.

Léon Drapier étudiait un dossier, un important rapport qu’un inspecteur des finances avait fait sur la frappe des monnaies.

M me Drapier, à qui Caroline venait d’apporter les journaux du soir, jetait un rapide coup d’œil sur les feuilles qui venaient de paraître.

À peine avait-elle déployé l’une d’elles, qu’elle poussa un petit cri de surprise.

— Encore un drame ! fit-elle. Une demi-mondaine qui s’est donné la mort, dit le journal. Oh suppose d’autre part qu’il s’agit peut-être d’un crime, en tout cas, ce serait une affaire mystérieuse…

Léon Drapier écoutait sa femme d’une oreille distraite.

— Ah ! ah ! fit-il, de qui s’agit-il donc ?

M me Drapier lisait :

— C’est une certaine fille Poucke, que l’on a trouvée étendue agonisante dans son appartement, un revolver à côté d’elle.

Léon Drapier ferma son rapport et, se tournant vers sa femme :

— Que dis-tu ?

M me Drapier répétait :

— Une certaine fille Poucke, attends donc… voici son nom, dans la galanterie, elle se faisait appeler Paulette de Valmondois.

— Ah ! nom de Dieu !

C’était Léon Drapier qui venait de proférer ce juron ; tout d’un coup, il devint livide.

— Qu’est-ce que tu as ? fit sa femme.

— Rien ! mais je ne me sens pas bien. N’as-tu pas quelque chose à me faire boire… un cordial quelconque… de l’eau de mélisse ?

— Mais si, mais si ! s’écria M me Drapier, qui quittait aussitôt le petit salon pour courir à son cabinet de toilette où, dans un placard, elle avait une petite pharmacie.

Léon Drapier profitait de ces instants de solitude pour se précipiter sur le journal et lire avidement les détails du drame dont venait de lui parler sa femme.

Depuis deux heures qu’il avait quitté sa maîtresse, depuis deux heures qu’il avait laissé Paulette de Valmondois agonisante dans sa chambre, rue Blanche, Léon Drapier ne vivait littéralement plus.

Il s’attendait à ce que le drame fût découvert d’un moment à l’autre, or voici que, désormais, le scandale éclatait !

Que disait-on à ce sujet ?

C’est ce qu’il importait de savoir au plus tôt.

Et si d’abord Léon Drapier ne s’était pas ému en entendant parler de la fille Poucke, c’est qu’il ignorait que tel était le nom véritable de sa maîtresse.

Léon Drapier poussait un profond soupir de satisfaction. Égoïstement, il se rassérénait.

— Mon nom n’est pas prononcé, fit-il à voix basse. Mon Dieu ! mon Dieu ! que ma femme ne sache jamais… et surtout que ma tante ignore !…

Léon Drapier apprenait en effet que la police, convoquée par la concierge, laquelle avait été mise au courant du drame par la petite bonne normande, était accourue aussitôt, et qu’on avait transporté cette infortunée Paulette de Valmondois à l’hôpital de Lariboisière.

Son état était grave. Les médecins avaient constaté, au premier examen, que la balle avait touché un poumon et était ressortie juste au-dessous de l’omoplate. On ne savait pas si l’on sauverait la malheureuse…

Léon Drapier, au surplus, ne s’apitoyait pas.

Tout sentiment était anéanti chez lui par le seul fait de la peur qu’il avait que sa femme connût ses relations avec la demi-mondaine de la rue Blanche. Jusqu’à présent, il avait pu dissimuler, il espérait, malgré tout, qu’il pourrait continuer à en être de même.

M me Drapier entra. Elle fit boire à son mari quelques gouttes d’eau de mélisse qu’elle lui apportait, mêlée à de l’eau minérale.

Il n’éprouvait aucunement la sensation qu’il allait s’évanouir. Néanmoins, Léon Drapier absorba la boisson qu’on lui présentait.

Il prit un air indifférent pour déclarer à sa femme :

— Cette histoire que tu viens de me lire, dont on parle dans le journal, n’a aucun intérêt, aucune importance. C’est une de ces pauvres filles qui s’est donné la mort, souhaitons que les journalistes n’aillent pas amplifier cette affaire et soulever un scandale à ce propos !…

— Ma foi, déclara M me Drapier, je souhaiterais plutôt le contraire ! Un clou chasse l’autre ! Et si les journalistes pouvaient s’occuper de cette demoiselle et nous laisser tranquilles, j’en serais, pour ma part, fort heureuse !… Oui, concluait-elle, plus cette affaire-là grossira, et plus nous aurons la paix… Ce M. Mirat me l’a bien expliqué, les affaires, quelles qu’elles soient, n’ont que l’importance que leur donnent les journalistes. On étouffe un incident, un drame, comme on les grossit à volonté !

— Eh bien ! pensait en lui-même Léon Drapier, on ferait bien de l’étouffer, cette histoire-là !…

Mais ce n’était pas l’avis de sa femme, et Drapier ne pouvait dire à cette dernière les raisons qu’il avait pour désirer que le suicide de Paulette de Valmondois passât inaperçu.

Les deux époux, au surplus, apprenaient à ce moment-là, par Caroline, que le dîner était prêt, et dès lors ils se mettaient à table.

Le couple Drapier bavardait peu en temps ordinaire. Depuis la singulière aventure, depuis le drame à l’issue duquel on avait découvert le cadavre de Firmain, ils échangeaient encore moins de propos.

Léon Drapier ne tenait pas à donner à sa femme des détails sur cette affaire, craignant d’être obligé de lui avouer qu’il avait découché toute la nuit du crime. Quant à M me Drapier, elle conservait au fond de son cœur cette émotion très troublante, la certitude que son mari avait menti à la justice en affirmant qu’il était là, dans sa chambre, à l’heure où, vraisemblablement, Firmain avait été tué, alors qu’en fait M me Drapier savait que son mari n’était pas là.

Lorsqu’ils eurent achevé de dîner, les deux époux ne tardèrent pas à aller se coucher.

Il était à peine huit heures un quart du matin, quelqu’un parlementait à la porte de l’appartement avec Caroline, la cuisinière, qui était restée seule domestique pour le moment chez les Drapier. On n’avait pas encore remplacé le valet de chambre ; quant à la femme de chambre, elle était toujours souffrante.

Au surplus, Caroline n’avait pas grand-chose à faire, d’autant que la tante Denise, douloureusement impressionnée par ce qui s’était passée, était brusquement repartie pour Poitiers, ce qui laissait fort ennuyé Léon Drapier, qui redoutait de perdre l’héritage.

Un homme, dans l’antichambre, sollicitait d’être introduit auprès de M. Drapier.

— Je vous dis, fit Caroline maussade, que monsieur est parti pour son bureau !

Mais l’homme secouait la tête et, esquissant un sourire qui signifiait qu’il en savait long, il rectifia :

— M. Drapier n’est pas parti ! M. Drapier ne partira que tout à l’heure et même arrivera très en retard à son bureau ce matin !

— Ah ! vraiment ! fit Caroline, vous êtes mieux renseigné que personne, vous !

— C’est peut-être mon métier, répliqua l’individu.

Caroline le considéra. Elle avait en face d’elle un homme bien constitué, robuste, assez élégant de tournure ; il pouvait avoir quarante à quarante-cinq ans environ, il portait une épaisse moustache, il était mis avec recherche.

— Encore un journaliste ! pensa-t-elle.

Elle demanda la carte de visite de l’interlocuteur.

Celui-ci tendit un bristol sur lequel Caroline lut ce simple nom : Mix.

Il n’y avait pas de qualité, pas d’adresse.

— De quel journal ? demanda-t-elle.

— Je n’appartiens pas à un journal.

Puis l’homme, qui s’impatientait, ajouta :

— J’insiste pour que vous apportiez ma carte à M. Drapier.

Caroline reprit son air guindé.

— Je vous dis, moi, que monsieur ne reçoit personne, et que seule madame reçoit les journalistes. C’est de bien bonne heure pour la voir.

Sans se départir le moindrement de son calme, l’individu, qui s’entêtait, ajouta encore :

— Je n’ai rien à dire à M me Drapier, je veux voir M. Drapier !

— Mais enfin, qu’avez-vous à lui dire ?

— Des choses importantes et graves. Assurez-lui qu’il ne regrettera pas de m’avoir vu et reçu.

Subjuguée par l’ascendant de cet homme, Caroline se décidait à aller trouver son maître.

Le visiteur la rappela.

— Dites à M. Drapier, fit-il, qu’il s’agit de l’affaire de Firmain.

— Bien, monsieur !

Quelques instants après, dans sa chambre à coucher où il achevait de se vêtir, M. Drapier voyait entrer un homme qui n’était autre que le visiteur auquel Caroline avait tout d’abord déclaré que son maître ne recevait pas, puis qu’elle avait annoncé ensuite.

Tout en enfilant sa jaquette, Drapier, se tournant vers le nouveau venu, lui demanda d’un air rogue :

— Vous êtes ce M. Mix qui m’a fait passer sa carte à l’instant ?

L’homme s’inclina légèrement.

— Je suis ce M. Mix qui vous a fait passer sa carte à l’instant.

— Votre insistance est peut-être un peu exagérée, monsieur, ce qui fait que je vous reçois, contrairement à mes habitudes.

— Contrairement à mes habitudes, monsieur, rétorqua l’individu, j’ai sollicité de vous voir alors qu’en temps ordinaire c’est moi qui suis supplié de recevoir les visiteurs !

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? Et quel rôle remplissez-vous donc ?

L’individu esquissait un léger sourire.

— Je suis Mix.

— Je ne prétends pas le contraire !

— Il ne manquerait plus que ça ! Et cela ne vous dit donc rien ?

— Cela ne me dit rien ! Votre nom m’est inconnu, monsieur Mix !

Le mystérieux visiteur souriait toujours.

— J’aurais dû m’en douter, en effet, car jusqu’à présent vous n’avez jamais eu affaire à la justice.

— Et j’espère, interrompit Léon Drapier, que je n’aurai pas affaire à elle de longtemps !

L’interlocuteur du directeur de la Monnaie reprocha d’un air scandalisé :

— Vous avez une mémoire détestable, monsieur, car vous avez précisément affaire à la justice en ce moment… et il est à craindre pour vous que vous ayez affaire à elle pendant longtemps encore !

— Que savez-vous donc ? s’écria Léon Drapier.

— Tout ! fit l’homme. Ou rien… à votre goût !…

De plus en plus, Léon Drapier était interloqué et il se demandait à qui il avait affaire. Il balbutia, considérant fixement son interlocuteur :

— Je ne vous comprends pas du tout, monsieur. Que signifie ce « tout ou rien » ?

Enfin, l’homme paraissait disposé à fournir des explications.

Il posa son chapeau sur un coin de table, prit place dans un fauteuil sans y être invité, croisa ses jambes l’une sur l’autre et, regardant le plafond comme pour s’inspirer, il commença, s’exprimant avec élégance, faisant entendre une voix harmonieuse et séduisante.

— Vous allez comprendre, monsieur Drapier !

« Vous avez devant vous un personnage… mettons une personne, un monsieur. Ce monsieur s’appelle Mix, et il exerce la profession de policier, disons, pour être plus exact, de détective, car en France, ce qualificatif qui désigne à l’étranger les professionnels de la police, s’applique chez nous aux policiers privés.

« Ce Mix, c’est-à-dire moi, c’est donc un policier privé. Je vis de ma profession, monsieur, et comme je prétends en bien vivre, je ne donne point mes conseils et ma protection pour rien ! Par contre, lorsqu’on me paie, et vous êtes capable de bien me payer, j’accorde ma protection tout entière à mes clients.

« De là ma devise : “Tout ou rien”, c’est simple comme vous le voyez !

Léon Drapier frémissait.

— Très simple, en effet, monsieur Mix. Si je crois bien comprendre, vous êtes une sorte de maître chanteur. Vous avez appris les ennuis que j’éprouve actuellement et vous venez me menacer !

M. Mix se leva :

— Je ne menace jamais, monsieur. Je fais quelquefois des promesses qui se réalisent toujours. Quant à vous faire chanter, non, monsieur ! Cela n’est point mon rôle. Et pour parler net, pour résumer, je viens vous offrir simplement ceci :

« Vous m’avez accordé cinq minutes d’attention, vous réfléchirez cinq minutes à ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, et cinq minutes après, vous m’aurez signé un engagement de trois mois à raison de mille francs par mois, en échange duquel je m’engage à vous débarrasser de tous les soucis que vous éprouvez à l’heure actuelle et à vous donner tous les éléments de votre innocence dans l’affaire Firmain comme dans l’affaire de la fille Poucke. Cela fait au total un quart d’heure. Il est maintenant, si j’en crois votre pendule, huit heures et demie du matin, à neuf heures moins un quart nous en aurons terminé !

Léon Drapier voulut placer une parole, son interlocuteur l’en empêcha :

— Inutile ! fit l’homme, je commence. Notez l’heure, je vous prie, huit heures trente et une !

L’individu, dès lors, s’installait à nouveau dans le fauteuil qu’il venait d’abandonner. Il sortit de sa poche un étui à cigarettes, en offrit une à Léon Drapier qui refusa et, nullement vexé, se mit à fumer.

— Résumons les faits, déclara cet homme étrange.

« Dans la nuit du 26 au 27, le valet de chambre que M. et M me Drapier ont engagé de la veille est mystérieusement assassiné dans le cabinet de travail de son maître.

« Celui-ci, qui couche dans la chambre voisine, déclare n’avoir rien entendu alors que M me Drapier, qui habite l’autre extrémité de l’appartement, a été réveillée par des bruits suspects. Première invraisemblance. M. Léon Drapier est un homme fort bien constitué et qui n’est aucunement atteint d’une infirmité connue sous le nom de surdité !

« Pourquoi donc M. Léon Drapier n’a-t-il rien entendu ?

« Oh ! la chose est fort simple ! M. Drapier n’a pas voulu entendre. M. Drapier, au surplus, pendant une bonne partie de la nuit, était absent de son domicile. Où était-il, M. Drapier ?… Il était chez une certaine demoiselle Poucke, connue dans la galanterie sous le nom de Paulette de Valmondois. C’était sa maîtresse, et M. Drapier en était fort jaloux. Quelle fut, au cours de cette nuit, la conversation intervenue entre M lle Poucke, dite Paulette de Valmondois, et son amant M. Léon Drapier ? Nul ne le sait, mais il faut croire que M. Léon Drapier apprit certaines choses et notamment les relations qui existaient entre la demoiselle et son nouveau valet de chambre Firmain. Il a cru, à tort d’ailleurs, que Firmain était l’amant de sa maîtresse. M. Drapier est alors rentré chez lui. C’est un homme vif et coléreux.

« Il a trouvé dans son cabinet ce Firmain qui y faisait je ne sais trop quoi, les deux hommes se sont disputés, battus, M. Léon Drapier a eu le dessus… il a assassiné le domestique !

— Qu’en dites-vous, monsieur ? hurla Léon Drapier.

— Je dis, poursuivit l’homme qui répondait au nom de Mix, il n’est que huit heures trente-trois et j’ai encore deux minutes à vous consacrer pour mon discours, conformément à mon programme fixé… La police survient, ne comprend rien à ce qui s’est passé et M. Léon Drapier se rassure, au fur et à mesure que s’écoulent les heures qui succèdent au drame.

« Toutefois, lorsqu’il vient chez sa maîtresse, il lui fait une scène épouvantable et lui reproche les faux certificats grâce auxquels Firmain a pu s’introduire chez M. Drapier.

« M. Drapier, qui n’est pas mauvais homme à l’ordinaire, voit rouge, sitôt qu’il s’agit d’un danger couru par sa propre tranquillité personnelle. Il apprend que Firmain était, non point l’amant de sa maîtresse, mais le frère de cette femme. Il se rend compte qu’elle va être interrogée si ce n’est déjà fait, qu’elle va parler, révéler qu’elle était la maîtresse de M. Léon Drapier ; une altercation s’ensuit, M. Léon Drapier tire sur Paulette de Valmondois et s’enfuit terrifié, très heureux que la police, décidément bien maladroite, prenne le drame pour un vulgaire suicide… »

Une fois encore Léon Drapier interrompit.

— Ah çà, monsieur, c’est de la pire folie ! Vous imaginez tout cela ! Votre roman ne tient pas debout ! Car c’est un roman…

M. Mix regardait la pendule, il articula à mi-voix :

— Huit heures trente-quatre et demie, encore trente secondes !… C’est effectivement un roman, monsieur, mais un roman parfaitement plausible et je sais qu’à l’heure actuelle c’est la version officielle qui prévaut dans les milieux policiers !

« Il y a en outre des preuves qui paraissent convaincantes à votre égard !

« On a mis sous scellés, aussi bien chez vous que chez Paulette de Valmondois, des objets qui vous appartiennent. Lorsque la justice reconstituera les deux crimes, vous y serez si directement mêlé qu’il faudra bien que vous fournissiez des explications aux magistrats… Encore quatorze secondes ! Si je vous parle, monsieur Drapier, c’est parce que je sais que d’ici demain matin vous serez inculpé d’un double crime. Encore dix secondes !… et que je suis le seul homme capable qui peut vous tirer d’affaire, car seul je possède les preuves de votre innocence. Encore trois secondes pour les derniers mots !… et que seul je suis capable de les faire valoir !

« Les cinq minutes sont écoulées, monsieur Drapier, vous avez jusqu’à huit heures quarante pour réfléchir sur la situation !

« De deux choses l’une : ou vous allez vous débattre entre les magistrats, les inspecteurs de la Sûreté, le Parquet et les fonctionnaires de votre administration, ou vous allez en vous confiant à moi éviter d’être même inquiété un seul instant…

« De deux choses l’une : ou vous allez risquer un scandale et le divorce ensuite, la perte de l’héritage de votre tante enfin, si l’on apprend que vous étiez l’amant de Paulette de Valmondois, ou alors grâce à moi, nul ne pourra jamais déclarer que M. Léon Drapier a été, fût-ce cinq minutes, en relations avec la fille Poucke !

« Vous ne risquez rien à m’employer, décidez-vous, monsieur Drapier !

Quelques instants, le directeur de la Monnaie demeurait profondément perplexe.

Il se méfiait de cet individu qu’il ne connaissait point, et d’autre part l’homme parlait avec une telle assurance, il venait de formuler une chose si juste que, malgré lui, M. Drapier était bien tenté de lui accorder sa confiance.

— Après tout, qu’est-ce que je risque ? se disait-il. Il n’est pas interdit d’avoir un homme d’affaires lorsqu’on a des soucis dans une entreprise commerciale, et je ne crois pas qu’il soit malséant d’avoir son détective privé si, d’aventure, on risque des ennuis avec la justice criminelle !… Cet homme doit avoir raison. Il m’offre ses services, si je le paye, il me sera dévoué.

Léon Drapier n’était pas l’homme des hésitations longues.

Il se tourna vers Mix et lui déclara :

— Monsieur, c’est une affaire entendue. Vous me proposez la défense de mes intérêts. Vous avez, dites-vous, d’excellents arguments, non point pour prouver mon innocence, c’est inutile, je ne suis pas criminel, mais pour que ma mise hors de cause s’effectue sans scandale. Eh bien, soit ! je suis d’accord avec vous, j’accepte votre proposition…

Pas un muscle du visage de M. Mix ne bougea.

— C’est bien ! fit-il, nous sommes d’accord ! Mille francs par mois, trois mois garantis, vous allez me faire un papier.

Il regardait la pendule.

— Nous avons déjà gagné deux minutes sur l’horaire. Il n’est que huit heures trente-huit au lieu de huit heures quarante !

M. Mix, plus imperturbable, ajoutait encore :

— Nous avons donc sept minutes pour rédiger le contrat, c’est plus qu’il n’en faut !

— Drôle d’homme ! pensa M. Drapier.

M. Mix, cependant, s’était levé. Les bras croisés, il allait et venait dans la pièce, semblant réfléchir profondément. Enfin il articula :

— Mettons-nous en règle d’abord ! Voulez-vous écrire sous ma dictée, monsieur Drapier ?

Et, comme le directeur de la Monnaie prenait une plume en hésitant, Mix le rassura :

— Il s’agit simplement du petit engagement de me payer mes appointements, et non d’autre chose. Vous ne risquez rien à mettre sur ce papier blanc : Je soussigné, m’engage à payer à M. Mix, pour ses bons services, la somme de mille francs par mois, et ce, pendant trois mois consécutifs.Veuillez dater et signer, monsieur Léon Drapier.

Quel pouvait bien être cet étrange personnage qui, en l’espace de quelques instants, avait, par son indiscutable ascendant, capté la confiance du haut fonctionnaire qui dirigeait l’administration de la Monnaie ?

S’agissait-il d’un véritable policier ?

Était-ce au contraire un adversaire de Léon Drapier ?

Nul assurément n’aurait pu le dire, Léon Drapier moins que tout autre. Le directeur de la Monnaie avait réfléchi et il s’était rendu compte qu’en somme il ne risquait rien à faire la promesse demandée. Et puis Léon Drapier avait tellement peur du scandale susceptible de l’amener au divorce qu’il aurait fait n’importe quoi pour l’éviter ; même la plus terrible des maladresses.





IX



Innocentement

La matinée s’annonçait fort belle. Bien qu’il trainât un peu de brouillard à ras de terre, on devinait le ciel bleu, très pur, et tout éblouissant de soleil matinal.

Les berges avaient un air de fête et, dans l’atmosphère de la matinée, tout apparaissait avec un air de neuf, de pimpant, de guilleret, qui eût suffi à disposer à la gaieté les esprits les plus moroses.

Comme un fleuve d’argent, la Seine, qui cependant ne peut prétendre à rouler des flots purs, coulait paisiblement dans l’admirable décor de la Cité, ce décor naturel qui semble cependant, tant il est merveilleux, avoir été composé par quelque artiste de talent.

À droite, on apercevait la masse sombre du Louvre, sa façade merveilleuse, ses colonnades à la fois puissantes et légères ; à gauche, trapu, ramassé en force, l’institut paraissait quelque géant accroupi prêt à happer les passants assez téméraires pour s’engager sur le pont des Arts.

Puis c’était, à la file, dans le pittoresque désordre de leurs casiers ouverts, la théorie des bouquinistes que les passants, les uns après les autres, interrogeaient, marchandaient, et qui, finalement, avaient toujours gain de cause.

Il était à peine huit heures du matin. C’était encore dans les rues un va-et-vient affairé, des écoliers se rendant aux classes, des apprentis se hâtant vers l’atelier, des ouvriers, beaucoup moins pressés, semblait-il, se dirigeant vers leur travail, en fumant tranquillement quelques cigarettes dont la bleuâtre fumée montait en spirale dans l’air pur.

De temps à autre, le cri d’un remorqueur, strident, prolongé, retentissait, on voyait une file de péniches aux ventres rebondis, aux flancs combles de matériaux, s’avancer majestueusement et, dans un tourbillon d’écume, franchir les arches des ponts où la Seine se resserrait avec peine.

À ce moment, une sirène poussa un lugubre hurlement.

Et c’était immédiatement, sur les quais, la galopade rapide d’une foule d’ouvriers qui, les uns après les autres, se hâtaient vers un bâtiment sombre que les passants regardaient avec un air d’intérêt. On entendait des exclamations joyeuses :

— Vite, mon vieux, cavale !…

— Encore une journée où l’on ne va pas s’amuser. Le singe est d’une humeur de chien !

On s’appelait encore de groupe en groupe, on se souhaitait le bonjour.

— C’est toi, Émile ? comment ça va, ma vieille ?

Et tout ce flot d’ouvriers s’engouffrait sous la porte basse avec de véritables tourbillons qui rappelaient la lutte du fleuve sous les ponts, cependant qu’un concierge, un « pointeau », disaient les ouvriers, se promenait sur le trottoir, agitant un trousseau de clefs et prêt à refermer inexorablement la porte au nez des derniers retardataires lorsque le second coup de sirène aurait retenti.

Quels étaient ces ouvriers, quelle était l’usine où ils s’empressaient ainsi ?

L’usine était vraiment spéciale et les travaux qu’on y effectuait pouvaient à bon droit mériter la visite des quelques rares privilégiés qui, chaque année, obtenaient d’y pénétrer.

Il s’agissait de la Monnaie, et les ouvriers étaient tout simplement les monnayeurs, ceux-là qui s’occupent à fondre, à frapper, à polir les pièces d’or et d’argent qui servent de façon si terrible à causer le bonheur ou le malheur des humains.

La petite porte de la rue une fois franchie, les ouvriers arrivaient dans un long couloir séparé dans le sens de la largeur par trois longues barrières dans lesquelles ils prenaient la file. À droite, allaient les fondeurs ; au milieu, se plaçaient les frappeurs ; la dernière série comprenait les compteurs, les pareurs et les expéditeurs.

Ceux-là entraient directement dans leur atelier, et pouvaient se mettre immédiatement au travail. Ils n’avaient à manier que des pièces faites, finies en quelque sorte, et les précautions de sûreté prises à leur endroit n’étaient pas énormes. Au surplus, pour assurer une honnêteté d’ailleurs proverbiale dans le personnel, il suffisait évidemment de compter les pièces d’or fabriquées et par conséquent les erreurs, les vols pour tout dire, n’étaient pas à craindre.

Il en était en revanche tout autrement pour les ouvriers appelés à travailler dans les ateliers de fabrication.

Ceux-là, en raison même de la nature de leur besogne, étaient astreints à des précautions véritablement minutieuses et qu’un profane peut croire exagérées.

Un contremaître de service, en effet, les conduisait immédiatement à de vastes vestiaires, où ils devaient abandonner leurs vêtements pour revêtir un uniforme sévèrement combiné par l’administration.

Il s’agissait d’une sorte de grande blouse faite d’alpaga, une étoffe sèche qui ne retenait pas la poussière. La blouse était serrée aux manches, aux chevilles, au cou, par de puissants élastiques qui garantissaient qu’elle fermait hermétiquement.

Les hommes, enfin, enfonçaient sur leurs cheveux une sorte de calotte noire qui, elle aussi, les serrait au visage étroitement.

Pourquoi prenait-on toutes ces précautions et dans quel but imposait-on cet uniforme ?

Qui eût suivi ces ouvriers s’en fût facilement rendu compte.

En sortant des vestiaires, ils se rendaient, en effet, dans les ateliers de travail, et là c’était un éblouissement, un extraordinaire spectacle, une féerie qui ne pouvait manquer de surprendre et d’halluciner en même temps.

Dans les ateliers de la Monnaie, tout semblait en réalité être en or, et le précieux, le terrible métal se devinait partout.

On s’occupait, en effet, d’une importante frappe de pièces de vingt francs qui devaient être, un peu plus tard, mises en circulation. La Monnaie était donc en pleine période de travail, et l’on y manipulait chaque jour de l’or pour des sommes véritablement fabuleuses.

Or, au cours des différentes manœuvres de fabrication, au cours de l’estampage, du rognage, l’or semblait se pulvériser en une chaude poussière, d’une invraisemblable finesse.

Tout se trouvait dès lors poudré d’or. Tout disparaissait sous une couche jaune et, fort peu de temps après la mise en marche des machines, les ouvriers eux-mêmes, vêtus de leurs grandes blouses, étaient rutilants, comme dorés, ou comme saupoudrés de la précieuse poudre.

Il y avait naturellement des fortunes véritables qui flottaient ainsi dans l’air. L’État ne pouvait admettre que ces fortunes fussent perdues, et c’est pourquoi des précautions spéciales étaient prises. Les ouvriers étaient astreints à changer de vêtements ; de plus, ils devaient, en quittant l’atelier, se débarbouiller dans des eaux que l’on épurait ensuite et, de la sorte, aucune parcelle, si petite fût-elle, de la précieuse matière ne se trouvait égarée.

Dans les ateliers, cependant, nul parmi les travailleurs de l’or ne prêtait plus attention à la féerie merveilleuse de cette richesse à la disposition de tous. Les ouvriers étaient blasés. Ils avaient si bien l’habitude de manipuler ainsi dédaigneusement cet or, qui servait cependant à leur payer chaque mois de chiches appointements, qu’ils trouvaient la chose naturelle. L’or n’était plus, en effet, pour eux qu’une sorte de matière première comparable à n’importe quel autre métal et qu’ils façonnaient avec indifférence, sans en éprouver le moindre vertige, sans en ressentir la moindre convoitise.

Ils se prêtaient, toutefois, volontiers aux précautions nécessaires pour éviter la perte de la poussière d’or, ils étaient eux-mêmes soigneux, et cela faisait que les ateliers de la Monnaie, somptueusement installés, pourvus de machines merveilleuses, semblaient en réalité, dès l’ouverture du travail, une grande ruche laborieuse où des abeilles poudrées d’or s’affairaient en silence.

La fabrication de la monnaie est un véritable travail d’art. Pour assurer l’exactitude des pièces, leur triage rigoureux, leur poids toujours égal, les plus grandes précautions sont prises. Des ingénieurs vont et viennent, jetant partout le coup d’œil du maître. Les machines spéciales sont l’objet de soins attentifs, et il n’est pas un détail, si petit soit-il, de la manutention qui ne fasse, chaque mois, l’objet d’une étude, d’un rapport particulier.

Dans ces ateliers d’un caractère tout spécial, cependant, une certaine émotion se manifestait ce matin-là, une heure après le commencement du travail. Deux ouvriers, deux frappeurs, qui surveillaient la marche d’un grand flanc chargé d’estamper les pièces de vingt francs, échangeaient des coups d’œil surpris.

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui s’balade ?

— Sais pas ! L’inspecteur principal l’a vu ?

— Non, il ne lui a pas encore parlé !

L’inspecteur principal de la Monnaie, M. Davout, était en réalité spécialement attaché à veiller au bon ordre, à la parfaite tenue de l’atelier. Comme les deux ouvriers échangeaient ces propos, il apparut précisément, brusquement sorti d’un petit bureau aux cloisons de verre installé au centre de l’atelier de la frappe.

M. Davout, à grands pas, se précipitait vers un personnage vêtu de noir, coiffé d’un melon, qui, les mains dans les poches, tranquillement, allait et venait, s’arrêtant devant les machines, et les regardant avec intérêt.

M. Davout eut un petit sourire, un salut courtois et s’informa :

— Pardon, monsieur, mais à qui ai-je l’honneur de parler ? Que faites-vous ici ?

Le monsieur vêtu de noir répondait au salut de M. Davout par une révérence non moins polie et ripostait d’un ton tranquille :

— Mon Dieu, monsieur, mon nom ne vous apprendrait rien, j’attends tout simplement monsieur le directeur et, en l’attendant, je me promène…

Cette réponse eut le don de stupéfier littéralement l’honnête inspecteur général.

Il y avait vingt ans, en effet, qu’il était à la Monnaie, qu’il y occupait ses fonctions, et jamais encore il ne lui avait été donné d’entendre une phrase si parfaitement ahurissante à ses yeux.

— Vous vous promenez ?… reprit-il.

Et il disait cela d’un ton qui marquait sa stupéfaction.

L’autre, cependant, continuait, toujours fort calme, et ne paraissait pas s’apercevoir de l’énormité de ses paroles.

— Je n’étais encore jamais venu ici. Vraiment, c’est très amusant de voir fabriquer la monnaie… Dites-moi, ces machines…

Il fut interrompu dans sa phrase par M. Davout. Celui-ci, en effet, muet de surprise tout d’abord, commençait désormais à retrouver son sang-froid. Il reprenait l’usage de la parole pour prononcer immédiatement :

— Monsieur, je regrette d’être obligé de vous avertir, mais cet atelier est rigoureusement interdit au public. Si vous attendez M. le directeur, il faut l’attendre dans son salon, mais pas ici. Voulez-vous me permettre de vous reconduire ?

Le personnage s’excusait d’un geste :

— Oh ! monsieur, faisait-il, ne vous donnez pas cette peine, je ne croyais pas que cet atelier était interdit au public, sans quoi…

Et, saluant M. Davout, il s’éloignait, cependant que l’inspecteur général, qui était fort aimé du personnel, se retournait vers les deux frappeurs et échangeait avec eux une remarque amusée :

— Eh bien, faisait-il, elle n’est tout de même pas ordinaire, cette affaire-là ! Voilà maintenant qu’on entre ici comme au moulin, et ce monsieur qui ne s’imaginait pas que l’atelier était interdit au public !… En vérité, c’est inimaginable… Je parierais que, sans s’en douter, il emporte au moins pour trois francs d’or dans la poussière de son pardessus.

Les ouvriers haussaient les épaules, n’attachant pas grande importance à l’incident. M. Davout continuait à tempêter quelque peu, puis regagnait son bureau de verre.

Or, comme l’inspecteur général allait reprendre place à sa table de travail et vérifier un document officiel dont on venait de lui annoncer la promulgation récente, il entendait ou croyait entendre quelques murmures de voix dans un atelier tout voisin, l’atelier des rogneurs.

— Ah ça, qu’est-ce qui se passe là ? dit M. Davout.

Et traversant l’atelier de la frappe, il entra chez les rogneurs.

Il y entra tout juste pour apercevoir le contremaître, un homme sérieux, posé, duquel, dans l’administration on faisait le plus grand cas, qui s’entretenait avec un monsieur en civil que, du premier coup d’œil, M. Davout reconnut être le visiteur qu’il venait d’expulser de l’atelier de la frappe.

M. Davout n’avança pas, se tint coi et prêta l’oreille.

— Mais, monsieur, protestait à ce moment le contremaître, l’atelier n’est pas public, que diable !… Comment se fait-il que vous soyez là ? D’où venez-vous ?

Le contremaître ne paraissait pas content, il interrogeait d’un ton un peu nerveux. M. Davout s’abstint encore plus soigneusement de paraître.

L’étranger s’excusait d’ailleurs avec une parfaite bonne grâce.

— Oh, pardonnez-moi, faisait-il, décidément, je ne commets que des erreurs. Précisément, je viens de l’atelier de la frappe, d’où l’on m’a également prié de me retirer. J’attends M. le directeur, je voulais regagner son antichambre, c’est en me trompant de chemin que je suis entré ici. C’est par ici, n’est-ce pas, qu’il faut passer ?

L’étranger faisait trois pas en avant, poussait une porte, mais s’arrêtait net, poursuivi par les exclamations furieuses du contremaître.

— Mais, ce n’est pas par là, monsieur ! criait en effet l’ouvrier. Vous vous trompez absolument de chemin. Vous entrez maintenant aux réserves d’or…

L’homme tourna sur lui-même et revint sur ses pas en riant.

— Allons ! faisait-il d’un ton bonhomme, il est dit que j’entrerai partout, ici !

Et, apercevant cette fois M. Davout qui le surveillait de loin, il s’excusait encore :

— Je ne peux pas retrouver mon chemin, figurez-vous.

— Je vais vous conduire, répliqua M. Davout.

L’inspecteur général, très froid, très net, ouvrit immédiatement une porte et fit passer devant lui l’extraordinaire visiteur.

— Venez, disait-il. Vous voyez que c’est excessivement simple. Vous êtes ici dans l’antichambre même de M. le directeur. L’huissier va revenir dans un instant, il vous introduira, vous n’avez qu’à vous asseoir ici en l’attendant et à rester bien tranquille.

— Merci, monsieur.

Le visiteur avait l’air de comprendre qu’on lui donnait ces conseils un peu à la façon dont on formule un ton impératif. Il répondait d’un ton sec, vexé lui-même sans doute. M. Davout n’insista pas, salua et se retira.

Une seconde plus tard, d’ailleurs, l’huissier réapparaissait dans la pièce. Il levait les bras au ciel en apercevant le visiteur, il remarquait familièrement :

— Ah, bien, qu’est-ce que vous étiez donc devenu ? Justement, je vous cherchais dans la galerie. Monsieur le directeur vous attend.

Le serviteur ouvrait une porte rembourrée, conduisait jusqu’à l’entrée d’un grand cabinet de travail le fâcheux curieux.

— Monsieur Mix ! annonçait-il d’une voix de stentor.

Et c’était en effet Mix, le policier qui avait offert ses services à Léon Drapier, qui venait voir le directeur de la Monnaie.

Celui-ci cependant s’était levé et accourait au-devant de son visiteur.

Léon Drapier était très pâle. Il avait la mine d’un homme qui, depuis quelques jours, se fait effroyablement du mauvais sang et balance entre les partis les plus désespérés.

— Ah ! je suis heureux de vous voir ! disait-il en serrant les mains de Mix. Je commençais à me demander si vous aviez oublié ce rendez-vous et si vous n’alliez pas venir…

Mix devait évidemment trouver la supposition plaisante, car, en écoutant Léon Drapier, un sourire passait sur sa physionomie.

— Allons donc ! faisait-il, je viens toujours aux rendez-vous que je donne et je suis l’exactitude en personne.

En parlant, il se débarrassait de son chapeau, de sa canne, il s’asseyait, prenait ses aises, se carrant dans un fauteuil.

— Par exemple, remarquait-il, j’avoue que je viens d’échouer lamentablement.

— Échouer !… en quoi ? fit Léon Drapier, tressaillant. Vous pensiez avoir une piste ?

— Non, confessa Mix. Mais je pensais pouvoir en chercher une. J’ai essayé de me faufiler dans vos ateliers, j’ai été repoussé partout.

Ce fut au tour de Léon Drapier d’avoir un sourire ironique.

— Cela ne m’étonne pas, protestait le directeur de la Monnaie. La consigne est sévèrement exécutée ici, et les étrangers n’ont aucune chance de pouvoir pénétrer dans les ateliers.

Mais cette déclaration paraissait ennuyer Mix.

— Diable ! faisait-il, c’est qu’il serait du plus haut intérêt que je puisse aller et venir sans éveiller les soupçons.

— Pourquoi donc ?

— Pour savoir, d’abord, ce que vos ouvriers disent, et ensuite pour enquêter !

En écoutant le policier, Léon Drapier pâlissait de plus en plus.

— Ah, l’abominable affaire ! murmurait-il. Combien je suis inquiet désormais…

Puis il se penchait vers M. Mix, et du ton dont on fait les confidences, il avouait avec peine :

— Vous voulez savoir ce que mes ouvriers disent ? Eh ! parbleu, je m’en suis assuré moi-même. Une chose abominable… Naturellement, ils se réjouissent de l’embarras où je me trouve ; ils estiment l’aventure très drôle et jugent cela plaisant !

Et comme si cette supposition lui eût paru particulièrement douloureuse, Léon Drapier assénait un violent coup de poing à sa table de travail.

— Je vous dis que j’en deviendrai fou…

M. Mix, cependant, à ce mouvement de colère se contentait d’éclater de rire.

— Mais non, mais non, protestait-il d’un ton bonhomme… Ne dites point de choses semblables !… Il ne faut pas vous frapper, que diable ! Vous verrez que je vous sortirai de toutes ces aventures.

Et comme Léon Drapier se taisait, M. Mix poursuivait :

— Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?

— Dites que je n’ai plus confiance qu’en vous… articula le directeur de la Monnaie.

M. Mix reprit :

— Eh bien, votre confiance n’est pas mal placée ! Évidemment, je ne peux pas vous dire tout ce que je pense, mais enfin… enfin…

Et, tout en souriant, M. Mix, qui paraissait nourrir des pensées secrètes, affirmait :

— Tenez, je vous promets, moi, de vous tirer d’affaire. Êtes-vous content, maintenant ?

Léon Drapier ne paraissait, malgré tout, qu’à demi rassuré.

— Les apparences sont contre moi, soupirait-il.

Cela précisément ne semblait pas émotionner outre mesure le policier.

— Bah ! les apparences ! faisait-il, cela se change !…

Et comme Léon Drapier le regardait avec une émotion non dissimulée, M. Mix continuait, faisant évidemment preuve d’un extraordinaire sang-froid :

— C’est entendu, mon pauvre ami, que les apparences sont contre vous, mais c’est précisément parce que toutes les apparences vous chargent que je tiens votre innocence pour certaine. Or, du moment que je suis convaincu de votre innocence, je n’aurai aucun scrupule d’imposer ma conviction, le fût-ce par la force et par la ruse, au monde entier. Donc…

M. Mix s’interrompit, mais Léon Drapier le questionnait déjà :

— Donc ? faisait-il, qu’alliez-vous dire ?

M. Mix se leva.

— Donc, fit-il, en prenant son chapeau, nous changerons les apparences, et voilà tout…

Puis il interrogeait brusquement :

— Êtes-vous libre, ce matin ? Il faut que vous soyez libre.

Le directeur de la Monnaie était si bien affolé par les événements tragiques qui se déroulaient chez lui depuis quelque temps qu’il eut une réponse qui, en réalité, suffisait à prouver son inquiétude :

— Je suis certainement libre, déclarait-il, s’il le faut. Dans un cas pareil, on envoie tout promener.

— Naturellement, conseilla M. Mix. Eh bien, habillez-vous.

— Où allons-nous donc ?

Le policier Mix déclara froidement :

— Chez Paulette, chez votre ancienne maîtresse, chez cette malheureuse Paulette de Valmondois !

Vingt minutes plus tard, sans avoir trop eu le temps de se reconnaître et de réfléchir, Léon Drapier se trouvait dans un fiacre en compagnie de M. Mix, les deux hommes allaient rue Blanche.

Léon Drapier, toutefois, au fur et à mesure que la voiture avançait, manifestait de nouvelles inquiétudes.

— Mon Dieu, demandait-il, qu’allons-nous faire chez Paulette ? N’est-il pas très imprudent d’y aller ? Voyons, M. Mix, si jamais la police faisait une enquête et nous trouvait là ?

Mais à cette supposition, un sourire énigmatique passait sur le visage du détective.

— N’ayez aucune crainte, affirmait-il, cela ne se produira pas, d’ailleurs, je suis renseigné.

Une autre réflexion venait alors à la pensée de Léon Drapier.

— Comment ferons-nous pour entrer dans l’appartement ? interrogeait-il. Je n’ai pas les clefs de Paulette, et je pense qu’après le crime c’est la police qui les a emportées. Nous allons être à la porte.

M. Mix eut encore un sourire ironique.

— Bah ! nous verrons bien, répondit-il. Avec moi, vous savez, on ne reste pas à la porte…

Léon Drapier devait, en effet, s’en convaincre quelques instants plus tard. Le fiacre s’était arrêté rue Blanche, suivant les instructions du policier, deux numéros avant l’immeuble tragique.

Mix payait, affirmait à Léon Drapier avec une belle générosité que cela rentrait dans ses frais généraux, et qu’il le rembourserait à la fin de l’enquête, puis il donnait au directeur de la Monnaie ses dernières instructions.

— Inutile de risquer que l’on nous voie tous les deux. Entrez le premier, je vous rejoindrai dans une minute.

Quelques secondes plus tard, en effet, le policier rejoignait Léon Drapier sur le palier de l’appartement de Paulette.

Mix, en arrivant, posait sa main sur l’épaule du directeur de la Monnaie.

— Au fait, demandait-il, vous avez un revolver ?

— Oui, pourquoi ?

— Passez-le moi donc.

La physionomie de Léon Drapier marquait un tel étonnement, à cette demande, que le détective dut s’expliquer.

— Oh ! faisait-il, n’ayez crainte, ce n’est pas pour m’en servir, au contraire. Seulement, comme ce que nous allons tenter est quelque peu risqué et que nous sommes exposés à rencontrer quelque gêneur, j’aime autant que vous n’ayez pas d’arme sur vous.

Et Mix expliquait encore, goguenard :

— Vous êtes nerveux, impressionnable, vous pourriez vous émotionner, tirer sans le vouloir, et cela compliquerait singulièrement les choses…

Le revolver de Léon Drapier disparut dans la poche du détective qui était évidemment un homme prudent et devait conduire l’extraordinaire enquête qu’il menait suivant un plan bien arrêté.

Mix, d’ailleurs, ne perdait pas son temps.

À l’ébahissement de Léon Drapier, il sortait tranquillement de sa poche un petit outil dont l’acier miroitait.

— C’est une pince monseigneur, expliquait tranquillement le policier.

Il glissait l’instrument sous le vantail de la porte, effectuait une pesée, soulevait les targettes ; un instant plus tard, Mix ayant opéré avec une adresse de cambrioleur professionnel, les deux hommes étaient dans l’appartement de Paulette de Valmondois.

À ce moment, Léon Drapier questionna :

— Et que sommes-nous venus faire ici ?

— Rien, riposta Mix. Un tour… Nous sommes là, tout simplement, cher monsieur, pour changer les apparences, je vous l’ai dit.

Et Mix s’employait en conscience, en effet, à bouleverser ce qu’il appelait les apparences.

Il guidait Léon Drapier et lui faisait effectuer toute une série de besognes dont celui-ci était loin de soupçonner l’importance.

— Voyons, demandait le policier, vous écriviez à votre maîtresse de temps à autre ? Savez-vous si elle gardait vos lettres ? Savez-vous surtout où elle les mettait ?

— Ici, riposta le directeur de la Monnaie, dans ce petit secrétaire. Tenez, les voilà.

— Déchirez-moi tout cela, ordonna le policier. Jetez-moi tout cela dans la corbeille à papier.

Mix, quelques instants plus tard, demandait :

— Vous n’aviez pas, par hasard, des objets personnels, dans cet appartement ? des vêtements ? du linge ?

— Si, protesta Léon Drapier. J’ai un habit dans une armoire et quelques faux-cols.

— Brûlez ! Brûlez ! ordonna le policier.

Un feu flamba dans la cheminée ; quelques instants plus tard, Léon Drapier sacrifiait son habit.

Mix, alors, s’occupait à une autre besogne.

— Il serait fort intéressant, disait-il à son compagnon, que l’on pût imaginer un motif plausible au crime dont Paulette de Valmondois a été victime. Vous êtes au-dessus d’un vol, mon cher ami ; par conséquent, si l’on trouvait des traces de vol, cela certainement tendrait à vous innocenter. Savez-vous où Paulette mettait ses bijoux, son argent ?

— Dans l’armoire à glace, bégaya Léon Drapier.

— Fracturez-la ! Volez le tout ! Parbleu, vous rendrez au centuple ces choses à votre maîtresse lorsqu’elle sera rétablie !…

— Naturellement, concéda Léon Drapier.

Le directeur de la Monnaie, cependant, apparaissait quelques instants plus tard fort embarrassé lorsqu’il s’agissait d’écouter les conseils de Mix et, comme le lui avait enjoint le policier, de fracturer l’armoire à glace.

— Comment procéder ? demandait-il.

— Comme bon vous semblera ! ripostait le policier. Si je vous donnais des conseils, cela ne serait plus intéressant. La police devinerait un tour de main.

L’observation parut juste à Léon Drapier, qui s’escrima immédiatement contre l’armoire à glace et s’étant armé d’un fer à repasser, parvint à défoncer la porte.

— Mon Dieu ! murmurait de temps à autre le pauvre directeur de la Monnaie, quelle invraisemblable histoire !… Ah ! monsieur Mix, monsieur Mix, je me demande si vous me tirerez de là !

Une seule chose rendait d’ailleurs un peu confiance au directeur de la Monnaie. C’était précisément le calme profond de son compagnon, le sang-froid merveilleux dont semblait faire preuve le policier qui s’était chargé de l’innocenter.

Mix, les deux mains dans ses poches, allait et venait dans l’appartement. Il ne touchait à rien, mais il avait l’œil à tout. Et c’était perpétuellement des conseils qui ahurissaient Léon Drapier.

— Prenez donc ce vase de fleurs et jetez-le par terre ! Il faut que l’on croie à une lutte. Tiens, une idée… Brisez sur vos genoux cette petite chaise. Du diable si les magistrats devinent ce que cela veut dire !…

Mix poussait bientôt un véritable hurlement de satisfaction.

— Ah ! par exemple, faisait-il… quand je pense que nous allions laisser cela derrière nous…

Il agitait triomphalement un chapeau melon qu’il venait de trouver, entouré d’un scellé, sur la table de la salle à manger. Ce chapeau melon était marqué des initiales de Léon Drapier.

— C’est à vous ? interrogea le policier.

— Oui, répondit le directeur de la Monnaie. Je vous ai d’ailleurs dit que l’autre jour, dans ma précipitation à fuir, je m’étais trompé de chapeau. J’ai pris celui du bandit qui a dû tuer et j’ai laissé le mien…

Mix haussa les épaules.

— Cela ne va plus avoir la moindre importance, décidait-il.

Et le chapeau sauta dans la cheminée, où il brûla rapidement…

Léon Drapier cependant n’avait pas prévu le geste, et désormais tremblait d’effroi.

— Mon Dieu ! murmurait-il, que faites-vous là ? Ce chapeau était sous scellés, par conséquent…

— Par conséquent, quoi ?

— Par conséquent, la police s’apercevra qu’il a disparu !

Léon Drapier était très ému, Mix demeurait calme.

— Eh, je l’espère bien ! riposta le policier, qu’on s’apercevra de la disparition de ce chapeau !…

Puis, prenant le directeur de la Monnaie par les revers de son veston, il lui expliquait brusquement :

— Mais comprenez donc mon plan sapristi !… En ce moment, toutes ces affaires sont claires, et toutes ces affaires tendent à conclure à votre culpabilité. Bon, qu’est-ce que je fais, moi ? J’embrouille tout. Quand j’aurai tout embrouillé, il est évident que l’on ne comprendra rien à ce qui s’est passé. Et, quand on n’y comprendra plus rien, on ne pourra pas vous soupçonner…

Mix, en réalité, embrouillait en effet les choses de façon extraordinaire. Quelques instants plus tard, comme il indiquait à Léon Drapier qu’il était temps de se retirer si l’on ne voulait pas s’exposer à une rencontre avec la magistrature officielle, susceptible de venir perquisitionner à midi, Mix continuait :

— Et maintenant, toute la lyre !… Nous allons faire les traces d’un nouvel attentat !

Le policier allait cérémonieusement fermer la porte de la chambre de Paulette, puis il tirait de sa poche le revolver que lui avait confié Drapier et, tranquillement, lâchait cinq coups dans les battants de bois après s’être assuré toutefois que l’arme était de petit calibre et n’allait pas faire un bruit tel qu’on pût s’en émouvoir dans l’immeuble.

— Voilà ! déclarait alors Mix en se frottant les mains. Si maintenant la magistrature arrive à vous faire endosser la responsabilité de ce crime-là, je veux bien être pendu !…

Les deux hommes sortirent de l’appartement sans encombre, Mix était arrivé, habile d’une manière remarquable, à fermer la porte qui ne présentait même point de traces d’effraction.

— Où allons-nous, maintenant ? demanda Léon Drapier.

Le pauvre homme était toujours quelque peu ahuri.

L’extraordinaire enquête que venait de faire en sa compagnie le policier Mix avait achevé de lui faire perdre le peu de sang-froid qui lui restait. Il sursauta en écoutant la réponse du policier :

— Bon ! disait Mix, nous venons de régler une première affaire, nous venons d’embrouiller à merveille la tentative d’assassinat dont a été victime votre maîtresse ; reste encore le crime de votre valet de chambre. Nous retournons chez vous, cher monsieur, nous allons faire à votre appartement exactement ce que nous avons fait ici. Mêler tout, brouiller tout, rendre tout indéchiffrable !…

Léon Drapier, cependant, sursautait encore :

— Mais, protestait-il, cela n’est pas possible, à la fin !… Votre audace me bouleverse !… Monsieur Mix, vous ignorez que, chez moi, tout a été mis sous scellés, il y a les scellés sur la porte de la pièce où l’on a retrouvé le cadavre…

— Eh bien ? demanda Mix.

— Eh, bien, l’on n’entre pas !…

Mix, pour toute réponse, haussait les épaules, et fouillait dans sa poche de façon significative.

Il en tira une bande de toile, de la cire rouge, une sorte de cachet aussi.

— Les scellés, mon cher monsieur, expliquait Mix, cela s’enlève et cela se remplace. Vous voyez que j’avais prévu la difficulté et que j’ai le matériel nécessaire !

Mix éclatait d’un petit rire discret, probant témoignage de sa parfaite tranquillité d’âme, il frappait brusquement sur l’épaule du directeur de la Monnaie.

— Mais ne vous faites donc pas de mauvais sang ! affirmait Mix. Puisque je vous dis qu’on trouvera le coupable et que je vous sauverai !

Cet étrange et audacieux policier parlait avec un tel sang-froid, une si complète assurance que Léon Drapier finit par hocher la tête, répondant à voix basse :

— Ah ! monsieur Mix, cher monsieur Mix, je serais joliment content si vous pouviez dire la vérité, et je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous faites pour moi !…





X



Au zanzibar

— Et alors, père Martin ? Quel numéro c’est-il, celui-là ?

— Comment, père Jules ! Vous n’le r’connaissez pas ? C’est le numéro quatre…

— Ah oui ! Celui que vous avez depuis six mois !…

— Celui-là même, père Jules. Et, entre parenthèses, j’espère bien l’garder six mois encore !

Jules, le facteur, en écoutant cette réponse, ne retenait pas un grand éclat de rire joyeux.

— Farceur !… faisait-il. Vous n’allez pourtant pas me jurer que vous pleureriez toutes les larmes de votre corps si le numéro quatre allait faire un tour au cimetière !…

L’idée devait être plaisante, car le père Martin éclatait de rire, d’un grand rire de brave homme.

— Ma foi, ripostait-il, le fait est que j’me moque pas mal qu’ils claquent, en général, mes numéros !… Mais en ce moment, tout de même, cela me ferait deuil de voir filer celui-là… L’Assistance devient d’plus en plus sévère, y a des tournées d’inspection, et j’ai comme une idée qu’y va falloir qu’on soit un peu sérieux dans le pays !

Il riait encore, puis il proposait :

— Un verre de vin, père Jules ?

— Si vous voulez, père Martin !

Le père Martin leva son énorme main calleuse et, d’une gifle formidable, éveilla l’attention du numéro quatre.

— Allez, ouste !… deux verres, et la bouteille ! Tu m’comprends, hein ? Tâche voir à filer droit !

Le numéro quatre était un garçonnet de six à sept ans qui avait bien la plus délicieuse figure que l’on pût imaginer. C’était un véritable chérubin à la chevelure blonde, toute bouclée, aux grands yeux bleus innocents, à l’air intelligent, qui sans doute eût été un charmant enfant s’il n’avait paru vivre perpétuellement dans une angoisse profonde, le bras à demi levé à la hauteur du visage, et cela pour éviter, autant qu’il le pouvait, les gifles, les taloches dont il était incessamment gratifié.

— Allez, file, numéro quatre !

Le père Martin commandait dur, et le numéro quatre n’avait garde de se faire répéter deux fois l’ordre.

Il disparaissait à l’intérieur de la maisonnette, courant aussi vite qu’il le pouvait, cependant que le facteur, s’adossant à une haie, soulageant un peu ses reins fatigués en déposant son énorme boîte à lettres, demandait d’une voix sympathique :

— Et ça va-t-il comme vous voulez, le commerce ? Ça rentre-t-y les échéances ?

— Peuh !… Vous savez… c’est bien aléatoire !

Le père Martin, désormais, faisait une moue désabusée, cependant qu’un pli soucieux barrait son front d’une ride de mécontentement.

— Pour ce qui est d’avoir des gosses, avouait-il, y en a ! Pour ce qui est de ne pas être trop embêté par l’Assistance, on peut reconnaître qu’on n’est pas trop embêté… Seulement, dame, voilà… C’est précisément tout de l’Assistance en ce moment qu’on a, et dame, ça ne paye pas gros !

Le facteur avait l’air de comprendre ces étranges paroles et hochait la tête d’un air entendu.

À vrai dire, le brave homme qui transportait les lettres dans la commune de Longjumeau ne pouvait pas ne pas comprendre. Il était forcément au courant du commerce qu’exerçait avec un rare bonheur le père Martin, et cela pour la bonne raison que tout le pays vivait d’un négoce semblable et tirait le plus clair de ses bénéfices d’une industrie des plus bizarres.

Depuis quatre ans, en effet, Longjumeau était devenu la patrie par excellence des nourriciers de l’Assistance. C’était à Longjumeau que l’Assistance publique recherchait de préférence les ouvriers, les campagnards susceptibles de prendre, moyennant finance, de jeunes pupilles qui n’étaient autres que les enfants trouvés ou abandonnés.

On vivait de cela sans honte à Longjumeau, on trouvait tout naturel d’élever quatre ou cinq petits déshérités, de les brutaliser au besoin, d’en tirer tout le bénéfice possible, puis encore de palper chaque mois, avec satisfaction, les sous, d’ailleurs chichement comptés, que payait l’administration de l’Assistance publique.

Cette industrie bizarre, cet extraordinaire commerce faisait en effet la fortune du pays. Non seulement ce négoce rapportait pas mal sans donner trop de peine à ceux qui l’exploitaient, mais encore il permettait de trouver une foule de ressources extraordinaires, irrégulières et rapportant fort à l’occasion.

On citait les Lombard, qui habitaient au bout du pays, sur la grand-route, et qui, chaque année, avaient un de leurs enfants écrasé par une automobile… Ils prouvaient facilement qu’il s’agissait, non pas d’un des pupilles de l’Assistance, mais bien d’un de leurs enfants à eux. Ils se lamentaient, ils se désespéraient, et les tribunaux, apitoyés, ne manquaient pas d’accorder de grosses indemnités !

Il y avait mieux et il y avait pis. Le cimetière s’était formidablement agrandi et la mortalité enfantine à Longjumeau était colossale. C’est que le fossoyeur, qui touchait trois francs pour creuser une tombe d’enfant, ne refusait pas, à l’occasion, de partager avec les parents ou surtout les nourriciers dont un des gosses venait brusquement de périr.

À tout cela, l’Assistance fermait les yeux, ayant la hautaine indifférence des administrations qui estiment faire tout leur devoir en laissant aller les choses, à la seule condition qu’elles sachent éviter les scandales par trop criards.

Le père Martin, toutefois, ne s’estimait pas encore satisfait.

— Ce qu’il y a de stupide, disait-il, cependant qu’il remplissait d’un gros vin rouge deux énormes verres que le numéro quatre venait d’apporter, ce qu’il y a de stupide, c’est que l’Assistance ne veut pas confier plus de sept pupilles au même nourricier ! Cela empêche de s’agrandir. On est toujours limité dans son gain et, d’autre part, s’il y a un gosse qui claque, le temps qu’on vous le remplace, sans que ça ait l’air de rien, on a vite fait de perdre un mois !…

Il parlait de cela comme d’une chose fort naturelle et le facteur lui-même, blasé sur le côté cynique du métier dont vivait le pays, hochait la tête.

— Moi, confiait-il, si j’étais pas dans l’administration, je ferais le même truc que vous… Seulement, rapport aux risques, au lieu de prendre des pupilles de l’Assistance, je tâcherais de m’faire confier des enfants de bourgeois. Ça paye mieux, d’abord, et puis il y a les carottes qu’on peut tirer à droite et à gauche… Le rapport est plus gros.

À cela, le père Martin répondait d’un haussement d’épaules :

— Peuh ! faisait-il, c’est bien possible, mais il y a joliment plus de peine aussi ! Avec l’Assistance, on est sûr d’être payé, tandis qu’avec les bourgeois…

Justement, le numéro quatre revenait, traînant un seau plus lourd que lui et s’apprêtant à aller donner à manger aux lapins que le ménage Martin élevait.

— Tenez, c’morveux-là… continuait le père Martin en désignant le gosse du doigt. Précisément, c’est pas un gosse de l’Assistance, il est à trente francs de pension, ici. Eh bien ! c’est l’diable pour arriver à avoir les thunes de sa mère… Oh ! mais, aussi, ça ne va pas durer comme ça !

Le facteur pâlit un peu, car il croyait deviner chez son interlocuteur quelque lugubre projet.

— Vous allez… ? demandait-il.

Mais le père Martin lui coupa la parole.

— Non, pas avec les gosses de bourgeois. Ça fait des ennuis et il n’y a pas de combine… Tout simplement, je m’en vais le rendre à sa mère, celui-là… si elle ne raque pas !

Le facteur, cependant, avait soulevé sa boîte pour rejeter la courroie sur ses épaules.

— Eh bien ! bonne chance ! souhaitait-il. Moi, faut que je m’en aille, j’ai ma tournée…

— Comme de juste ! approuva le père Martin. Chacun ses embêtements !

Et, à l’instant où le facteur s’éloignait, le père Martin appelait :

— Le un !… le deux !… Où diable êtes-vous, vermine ? Arrive ici, numéro six !

Le père Martin habitait une sorte de baraquement tenant de la maisonnette et de la ferme de campagne. Cela ne comportait qu’un étage, était sale à faire frémir. La porte ouverte laissait s’exhaler des odeurs de boue, de crasse et de victuailles mal cuites. Tout autour de la maison, et close par une grande haie, se trouvait une sorte de courette dont le sol, fait de terre battue, était défoncé par endroits, ce qui faisait que les eaux de pluie stagnaient, verdissaient, croupissaient en paix. Des canards barbotaient dans ces flaques, des poules picoraient à droite et à gauche, tout un peuple de bêtes se sauvait en poussant des criaillements effarés dès qu’apparaissait le père Martin.

Aux appels de celui-ci, cependant, une série de bambins étaient arrivés. Ils sortaient on ne savait d’où, des coins les plus extraordinaires. Tout leur paraissait bon, en effet, pour devenir une cachette, un endroit tranquille où se terrer, de façon à éviter le plus possible les taloches et les coups de pied dont ils étaient incessamment gratifiés.

Le père Martin les examina d’un coup d’œil et tout de suite s’emporta :

— Alors, quoi, faisait-il, il suffit qu’on cause deux minutes pour que vous vous débiniez tous !… Ah ! mais… j’en ai assez, moi, à la fin !… Si vous ne voulez pas gratter, sûr que les verges vont parler !…

Et après une pause destinée à laisser comprendre sa menace, menace qui était fréquente d’ailleurs et que souvent il exécutait, le père Martin continuait :

— Allez, vermine !… Grouillez, nom d’un chien ! Faut que dans une heure ça soye épluché…

Il occupait les gosses à écosser des petits pois qui étaient livrés ensuite à une fabrique de conserves.

Les pauvres enfants, du matin au soir, devaient travailler. Les inspecteurs de l’Assistance n’avaient évidemment rien à redire à cette besogne qui paraissait douce et bien appropriée à la force des bambins ; ils ne se doutaient pas que ceux-ci y étaient astreints de cinq heures du matin à six heures du soir et que ce perpétuel labeur devenait horriblement fatigant, abêtissant même, pour leur jeunesse privée ainsi de toute récréation.

À l’ordre du père Martin, cependant, tous les petits pupilles s’étaient précipités vers un tas de cosses pleines qui se trouvaient à quelque distance, jetées sur le sol, devant une bassine où l’on mettait les petits pois préparés.

Ils s’agenouillaient dans la boue et travaillaient avec ardeur. Le père Martin approuva d’un signe de tête, redressa d’un coup de pied un gosse qui paraissait ne pas aller assez vite, puis il appelait encore :

— Numéro quatre !

Celui-ci revenait précisément, traînant son seau vide, ayant soigné les lapins.

En s’entendant nommer, instinctivement, il levait son bras à la hauteur de son visage, se gardant bien d’approcher davantage.

— Où est la mère ? demanda le père Martin.

Le gosse, qui tremblait, eut un air d’ignorance.

— Je ne sais pas, patron… derrière la maison, je crois…

— C’est bon, au turbin !

Le numéro quatre rejoignit ses compagnons et entama le tas de petits pois.

Le père Martin, cependant, appelait à pleins poumons :

— Eh là… toi, ma femme !… Ous’que t’es ?

Un grognement parvint, on entendit le bruit de galoches traînées sur le sol, au coin de la maison une grosse femme apparut.

C’était la mère Martin.

Elle pouvait avoir une quarantaine d’années et, certes, la gourmandise devait être son péché mignon, car perpétuellement elle avait la bouche pleine et mâchonnait quelque chose.

Blonde décolorée, les yeux éteints, la bouche tordue, elle était sale à faire frémir et sentait le vin à dix mètres. Sa voix avait quelque chose d’éraillé, de cassé, d’ignoble, les gosses la craignaient plus encore que son mari.

— Quoi que tu veux ? fit la femme.

Le père Martin entrait dans la maison.

— Aboule !… J’ai à te parler !

La mère Martin continua d’avancer, gifla au hasard l’un des petits travailleurs, puis pénétra à son tour dans la pièce basse de la maison.

— Quoi que tu m’veux ! répétait-elle.

Le père Martin était debout devant une sorte de placard dont sa femme gardait la clé.

— Donne des sous ! demandait-il.

— Pour quoi faire ?

— Ça te r’garde ?

— Probable, mon vieux !

Le père Martin ne résista pas plus longtemps. Il savait aussi bien que sa femme ne lui donnerait pas cinquante centimes s’il n’en justifiait point l’emploi. Elle était encore plus avare que lui, plus grippe-sou, s’il était possible, ne se montrant généreuse que lorsqu’il s’agissait d’aller chez le marchand de vin ou encore d’acheter à l’épicier quelque douceur qu’elle goinfrait en cachette pour ne pas avoir à amoindrir sa part en faveur de son mari.

— Eh bien, voilà ! commença le père Martin. C’est rapport au numéro quatre… J’en ai assez du fils Poucke !… J’suis d’avis qu’on l’sème…

La mère Martin hocha la tête, hésita :

— Dame, fit-elle, c’est selon… C’est qu’il est à quarante francs par mois, ici !…

— À trente ! rectifia le père Martin.

La mégère se mordit les lèvres, elle venait de faire une imprudence. La pension du numéro quatre était bien de quarante francs par mois, mais elle ne la comptait qu’à trente francs à son mari. Les dix francs de supplément filaient régulièrement chez le mastroquet voisin.

— Bon, bon, ça va bien ! fit-elle. Trente ou quarante, c’est la même chose !… C’est toujours mieux que les autres !…

— Si ça payait, oui, fit le père Martin.

Et, brusquement, sa colère crevait dans un flot de paroles, dans une série d’imprécations.

— Aussi, c’est vrai, disait-il, je ne sais pas qu’est-ce que t’as dans l’ciboulot pour ce morveux-là, mais j’peux pas t’décider ! C’est trente balles que tu dis !… Avec ça, que c’est trente balles !… Quand c’est-y qu’on touche ?… À la saint Tralala !…

Et, décochant à la table un coup de poing qui la faisait trembler, le père Martin jurait :

— Moi, nom de Dieu ! j’en ai marre, de ce morveux-là ! Des gosses comme ça, y ne m’en faut plus !… Et si tu veux mon opinion, la mère, eh bien, le fils Poucke, on le rendra à ses auteurs…

— On perdra trente francs, fit sentencieusement la mère Martin.

Mais le père nourricier n’admettait pas la réplique.

— Ta bouche ! faisait-il. Et d’abord, comptons voir : combien que t’as touché, ce mois-ci ? Zéro… Et le mois d’avant ? Zéro encore… Et l’aut’mois ? Vingt-cinq francs tout juste… Tiens, veux-tu que j’te dise ? Eh bien, on est des gourdes, de l’avoir gardé si longtemps, le mômignard !… Faut l’renvoyer, et illico ! S’il était parti, on en aurait eu un autre de l’Assistance et à quinze francs par mois, ça ferait tout juste six thunes qu’on aurait de plus dans l’portefeuille.

La mère Martin n’osait pas répondre.

En réalité, son mari eût eu un raisonnement fort juste si celui-ci n’était point parti d’une donnée absolument fausse. En réalité, on avait toujours payé, en effet, et fort régulièrement, les mois de nourrice. Seulement, la mère Martin avait eu l’idée, mise en goût par un premier mensonge, d’escamoter ces mois à son homme.

Or, voilà que ça tournait mal. Furieux de n’avoir pas été payé, le père Martin voulait rendre le gosse !… Ça, c’était vraiment un détestable projet ! La mère Martin se sentait toute chose en y pensant. Trente francs qu’elle aurait à dépenser en moins ! Vingt sous par jour qu’elle ne licherait plus… Ah ! non, elle ne pouvait pas admettre ça !

La mégère, d’autre part, n’avait nulle envie d’avouer à son mari qu’elle avait escamoté les mois de nourrice. Le père Martin, en effet, n’aimait point les discussions et ne perdait jamais son temps en querelles ou en criailleries. Elle savait d’avance quelle conduite il tiendrait : dans un coin il y avait une trique qu’il prendrait, et sûrement elle attraperait une roulée formidable qui lui apprendrait, pour l’avenir, à ne point dissimuler les recettes du ménage.

Pourtant, la mère Martin ne pouvait pas se résigner. Elle voulut tergiverser encore :

— On pourrait peut-être écrire à la mère ? proposait-elle.

Mais son homme ne voulait point accepter ce projet.

— Oui, faisait-il. Pour perdre les deux sous de timbre et toucher des nèfles !… C’est encore une idée, cela !

Et il devenait encore plus brusque.

— Allez, j’avance des sous ! J’te dis que j’ai mon projet… J’prends l’gosse par la peau du cou, je le rapplique à sa maman, je lui dis : Voilà l’gamin, faut m’payer ou je le laisse !

Et le père Martin riait, se frottait les mains.

— Alors, disait-il, de deux choses l’une : ou la mère raque et je ramène le morveux, ou bien elle ne raque pas et je lui laisse… Demain, on en aura un autre de l’Assistance. Non, mais des fois !… J’suis pas chargé de l’élever, le fils Poucke !

Et il riait, il riait même de bon cœur, étant à cent lieues de se douter des angoisses de sa femme.

Celle-ci, toutefois, se décidait :

— Bon, fit-elle, j’vas te donner de quoi radiner jusqu’à Paris. Débrouille-toi, après tout ! P’têt’bien que la mère raquera, p’têt’bien même que c’est les mandats qui n’arrivaient pas, car enfin, jusqu’à y a trois mois, elle payait régulièrement.

La mère Martin lançait cela d’un ton doucereux, sans insister, avec l’espoir que son homme s’y tromperait, et que cela fournirait, pour plus tard, une base d’explication.

Péniblement, elle ouvrait le fameux placard, prenait une thune qu’elle remettait à son mari.

— Tu pars maintenant ? demandait-elle.

— Et comment !… J’m’en vais pas moisir !… Fais l’ballot et je l’porte.

Le ballot n’était pas difficile à faire. En quelques instants, la mère Martin eut plié dans un grand tablier les quelques affaires qui appartenaient au gosse, elle remit le tout à son mari.

— Voilà, déclarait-elle. Mais tâche tout d’même de le ramener. Après tout, quand elle payait, la mère, c’était pas une si mauvaise affaire que ça !…

Le père Martin ne répliquait pas. Déjà il était dans la cour, déjà il appelait :

— Numéro quatre, arrive ici !

Une demi-heure plus tard, le numéro quatre avait quelque peu changé d’aspect. Chose qui n’arrivait que bien rarement, on l’avait à peu près peigné, lavé, on avait même poussé le soin jusqu’à s’assurer qu’il avait des bas et que ses souliers comportaient des lacets.

— Radine, maintenant, mômignard ! commandait le père Martin, qu’on te rapplique à ta daronne…

Ils prirent le tramway, descendirent à la barrière de Paris, et le père Martin commença par aller boire un verre.

Il y a loin, cependant, de la barrière du tramway à Montmartre où habitait précisément Paulette de Valmondois, c’est-à-dire la fille Poucke, mère du petit Gustave.

Le père Martin pensa n’arriver jamais. Le gosse trottinait à ses côtés, mais se mourait de fatigue et il n’avançait pas. Il pleurait tout le temps.

— Sale môme ! grondait le père Martin. En voilà un chignard !… On peut même pas cogner dessus, il chiale à la minute !

Place Saint-Michel, cependant, malgré son avarice extrême, le père Martin se fendit d’un omnibus. Il pleura mentalement, lui aussi, sur les six sous qu’il fallait dépenser encore, mais une demi-heure plus tard il arrivait à Montmartre, non sans satisfaction.

— Maintenant, pensait le père Martin, s’agit voir à voir à trouver un moyen de se débrouiller !… Sûrement que ça ne sera peut-être pas commode, mais, tout de même, ça doit pleuvoir des sous, cette histoire-là !

Le père Martin, en effet, n’avait confié à sa femme que la moitié de ses projets. Il avait bien l’intention d’abandonner le gosse si la mère ne voulait point raquer, mais il gardait l’espoir qu’elle raquerait, et gros encore !

— Je m’en vas m’faire bonnasse, pensait-il, je lui dirai comme ça qu’on s’est attaché à son fiston, qu’on veut bien l’garder encore, mais qu’y faut qu’elle donne un louis de plus. Ce louis-là, parbleu, la mère, elle n’en saura rien !…

Le père Martin, en somme, tout comme sa femme, avait bien l’intention de faire délicatement sauter le plus d’argent possible et de profiter de son voyage à Paris pour s’amuser un brin.

Rue Blanche, cependant, le nourricier devait déchanter. Il se heurtait, en effet, à une concierge qui n’avait pas l’air commode.

— Voilà ! expliquait Martin. C’est rapport à c’gosse-là que j’viens. C’est bien ici qu’habite M me Poucke ?

La concierge considérait Martin avec des yeux étonnés.

— M me Poucke ? disait-elle, on n’a pas ça dans la maison…

Alors Martin se frappa le front d’un air d’intelligence.

— Ah mais, c’est vrai ! reprenait-il, je m’gourre… on m’a donné un aut’nom, attendez voir…

Il sortit de sa poche un carnet crasseux, il mouilla son doigt, feuilleta longuement les pages. Soudain, il tressaillit de satisfaction.

— Ah, voilà !… fit-il. Pardon, erreur, excuse… C’est moi que j’me gourrais en effet. C’est pas M me Poucke que j’viens voir, c’est une dame Paulette, Paulette de Valmondois.

La concierge, cette fois, parut fort intéressée.

— Tiens ! fit-elle, curieusement. Pourquoi alors que vous l’appeliez Poucke ?

— Parce que c’est le nom de son gosse, fit le père Martin. La dame nous a prévenus, rapport à la déclaration. Mais elle… c’est pas Poucke, qu’elle s’appelle, c’est Valmondois…

Et il disait cela en riant, l’air amusé, tout gaillard à la pensée qu’évidemment M me de Valmondois s’appelait Poucke en réalité et qu’elle avait pris un nom de guerre.

La concierge, de son côté, examinait le gosse avec des airs intéressés, des regards qui luisaient d’amusement.

— Et c’est son fils ? demandait-elle. Tout d’même, c’est-y rigolo, quand on a des gosses, de n’pas les élever soi-même !… Moi, tenez j’ai qu’un chien, mais j’m’en séparerais pas !

Le père Martin, à ce moment, ne savait trop que répondre. Il ne voulait pas s’engager.

— Oh, c’est selon ! fit-il. Chez nous, l’môme, n’était pas malheureux. D’abord, on aime les gosses. Hein, c’est pas vrai, ça ? Dis bonjour à la dame, Gustave !

L’enfant ne broncha pas naturellement. Il était si bien habitué à être appelé numéro quatre qu’il ignorait à peu près son prénom.

Martin, pourtant, s’entêtait. Par habitude, il gifla le môme.

Mais la concierge, à ce moment, l’interpellait :

— Eh, laissez-le donc ! faisait-elle. On ne connaît pas la politesse, à son âge !

Puis, appuyée sur son balai, elle demandait encore :

— Alors, comme ça, vous le menez voir sa mère ? Vous vouliez parler à M me de Valmondois ?

— Oui. Elle est là ?

— Non, riposta tranquillement la concierge. Elle a été assassinée, elle est à l’houstot.

— Nom de Dieu !… s’étonna Martin. Elle est à l’hôpital !… Ah ! c’est bien ma veine !

Et, de colère, il asséna au gosse une formidable gifle.

— Bon sang ! vas-tu finir de chialer, toi ?… Que j’t’entende encore et tu vas pleurer pour quelque chose !

Puis il interrogea, la voix tremblante :

— Non, vrai, c’est pas des blagues ? Vous dites qu’elle est à l’houstot ?


Une heure plus tard, dans un bouge du boulevard de la Chapelle, on faisait vacarme, on applaudissait, on riait, on semblait s’amuser ferme.

Il y avait là toute une bande de braves gens qui n’étaient autres que : Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz, Dégueulasse, Fumier, Mon-Gnasse, d’autres encore.

Les femmes n’étaient pas les moins nombreuses. La Puce s’appuyait sur l’épaule de Gueule-de-Bois. Adèle, un peu plus loin, se disputait ferme avec la Grande Lucie, qui, la veille au soir, avait voulu lui prendre sa place sur le trottoir.

Au comptoir, enfin, l’Empoisonneur trônait, les manches relevées jusqu’au coude, remuant d’un air las, dans une cuve pleine d’eau sale, de petits verres.

Il régnait chez ce mastroquet une chaleur étouffante. Un parfum de tabac se mélangeait à des relents d’alcool et tout semblait poisseux, comme humide de liqueur renversée.

Quelques instants plus tôt, l’assemblée avait accueilli avec des cris de satisfaction l’entrée de deux personnages qui n’étaient autres que Martin et le numéro quatre.

Martin n’avait pas toujours été le nourricier de Longjumeau. Longtemps, il avait, aux Halles, rempli les fonctions de balayeur. Il était connu, estimé, on savait que par deux fois il avait fracturé la caisse d’un maraîcher et que, s’il avait été cassé de son emploi, c’était qu’un beau soir, étant ivre, il avait, pour un pari ridicule, à moitié assommé un bourgeois en lui jetant sur la tête, du haut du pavillon, un énorme sac de carottes.

Martin avait conservé des amis parmi les poteaux de la Villette, comme parmi les gars des Halles. On le voyait rarement, mais quand il apparaissait on lui faisait toujours fête.

— Ah ! bon Dieu ! criait l’Empoisonneur, patron du bouge, qui possédait une extraordinaire voix et ne quittait jamais l’abri de son comptoir de zinc. Voilà l’Ours !

On s’était alors levé en désordre, on avait couru au père Martin dont le sobriquet était évidemment assez compréhensible.

— Non, ma vieille ! criait-on. Pas possible !… C’est toi qui rappliques ?… Et alors, quoi de neuf ? Et ta gonzesse ?… Et tes mômes ?… C’est un produit, que tu nous amènes ?

Tout heureux de se retrouver dans une atmosphère amicale, Martin avait serré les mains tendues, affirmé qu’il n’y avait rien de neuf, que sa gonzesse engraissait toujours et que le numéro quatre était en effet un produit de son élevage.

— Et puis, c’est pas tout ça ! concluait-il. J’ai une thune qu’y faut que j’casse, aboulez des vertes, l’Empoisonneur ! C’est ma tournée pour les aminches !

Instantanément, une formidable beuverie s’organisait alors. L’absinthe remplissait les grands verres, on trinquait, on causait, on échangeait des nouvelles, cependant que les tournées succédaient aux tournées, personne ne voulant être en reste et chacun tenant à offrir la sienne.

Le gosse, cependant, étourdi par l’odeur d’absinthe, effaré par les cris qu’il entendait, était demeuré debout au milieu du cabaret avec sa petite figure timide, son air d’enfant battu qui n’ose risquer un mouvement sachant bien que le moindre de ses gestes lui vaut une taloche.

Une pierreuse l’aperçut :

— Ah ! le Jésus ! s’écriait-elle. Est-il mignard !

Et, brave fille, s’échappant du banc sur lequel l’avait poussé brutalement peut-être son homme, elle courait au numéro quatre.

— Hein, faisait-elle. On est sage ? Comment que tu t’appelles, dis-voir ?

Le gosse ne répondait pas, le bras levé au-dessus de sa tête, prêt à pleurer encore, escomptant surtout quelque gifle formidable…

La pierreuse, pourtant, le cajolait avec douceur :

— C’est qu’il est mignon comme tout ! faisait-elle. On dirait un page ! Bon sang, elle n’t’a pas raté, ta mère, quand elle t’a fait !

Maintenant, elle avait pris le gosse dans ses bras, elle revenait s’asseoir à sa table, elle demandait :

— Dis, mon gros, t’as soif ? T’as faim ?

Et, bonne âme, sans attendre la réponse, elle appelait déjà :

— Eh ! l’Empoisonneur, la tournée du môme ! Donne-nous de l’orgeat, des cornichons et du pain.

Le mélange était bizarre, la pierreuse ne connaissait rien au-dessus, raffolant, pour sa part, des cornichons, dont elle eût fait sa nourriture du premier janvier à là Saint-Sylvestre.

Les autres filles, d’ailleurs, s’étaient groupées autour d’elle. Toutes se passaient le bambin, l’embrassaient, jouaient avec lui, dans un soudain renouveau de maternité qui s’épuisait en phrases touchantes comme en gestes maladroits.

— Attends voir, mon Jésus, que j’te peigne ! T’as tes boucles tout emmêlées !

— Fais voir, mon bonhomme, que j’te tire tes chaussettes !

— Donne ta main ! là… Dis bonjour !

Elles l’étourdissaient un peu, mais il se laissait faire cependant, le visage déjà tout barbouillé d’orgeat, et suçant un cornichon qu’il trouvait mauvais sans oser le montrer.

— Eh ben, ma fille, clamait derrière Adèle un maigre individu qui n’était autre que Fumier, c’est pas pour dire, mais quand il aura dix-huit ans, celui-là, y fera rudement tourner les têtes !… Quels châsses il a, bon Dieu !

Alors ce furent des exclamations sans fin. Chacune d’elles découvrait au gosse des beautés extraordinaires. Il avait une bouche que c’était un plaisir de le voir croquer son cornichon. Son nez était rigolo en diable…

— Et ses mains ! clamait Adèle. Avez-vous vu ses mains ? On dirait des mains de poupée !

Elles s’enthousiasmaient les unes après les autres, étant restées enfant, prenant vraiment plaisir à jouer avec le gosse tout comme elles eussent joué avec une véritable poupée.

Il y eut une ambassade. Adèle quitta le groupe des filles pour aller trouver l’Ours. Elle lui tapait sur l’épaule, elle lui passait la main dans les cheveux, jusqu’à ce qu’il daigne écouter :

— Dis voir, ton mômignard, comment qu’y s’appelle ?

L’Ours, qui en était à sa quatrième absinthe, répondit d’une voix fort empâtée :

— Y s’appelle Gustave. Gustave Poucke… Ah ! nom de Dieu ! Y s’appelle aussi Gustave de Valmondois, même que je ne sais pas qu’en fiche !

Et, avec un entêtement d’ivrogne, Martin voulait à toute force contraindre les copains à écouter son histoire :

Il en avait du malheur, bon Dieu !… Le gosse, comme ça, était un gosse d’une femme de luxe, même qu’elle payait pas ses mois de nourrice, qu’il avait rappliqué à Paris, histoire de lui reflanquer l’enfant dans les mains…

— Seul’ment, ça, c’est pas d’veine, continuait l’Ours, paraît que la gerce, elle est à l’houstot, rapport à ce qu’on l’a esquinté aux trois quarts. Alors, moi, j’sais pus qu’en faire, du mômignard… Le garder, non, j’veux pas ! Très peu de me ruiner pour lui ! Le fout’ à la Seine, c’est dangereux !… Le coller à l’Assistance, ça me ferait du tort pour mon commerce !… Ah ! vingt cent mille diables !… Je le donnerais pour pas cher ! Qui qu’en voudrait ?

Depuis un instant, un homme était entré dans le bouge, un apache, au visage sévère, qui avait échangé un signe de tête avec l’Empoisonneur et, debout, appuyé contre un mur, fumait en regardant le plafond sans avoir l’air de prêter attention aux paroles qui s’échangeaient près de lui.

Cet homme, en réalité, ne perdait pas un mot des paroles de l’Ours. Il les écoutait si bien, il les observait avec tant d’attention qu’à deux reprises il avait même vivement tressailli.

Brusquement, il se départit de l’attitude flegmatique qu’il s’imposait.

— Dégueulasse ! appelait-il.

Dégueulasse, qui buvait sans penser à mal, le nez dans son verre, calculant qu’on était douze poteaux, qu’on avait déjà prix cinq tournées et qu’il en restait encore sept à boire, releva la tête de surprise.

— Quoi ? demandait-il. Qui c’est qui m’siffle ?

Dégueulasse perdit son assurance et parut fort surpris en apercevant celui qui l’avait appelé.

— Ah ! par exemple !… commença-t-il.

Il se levait, courait à l’homme.

— C’est vous, patron ?

— Chut ! fit l’autre. Ne me nomme pas, écoute…

Et Dégueulasse et son interlocuteur échangèrent quelques mots. Dégueulasse paraissait au comble de la stupéfaction.

— Bon sang ! répondit-il enfin, j’vais vous obéir, mais, tout d’même, je me d’mande à quoi que vous pensez et qu’est-ce que vous en f’rez ?

Dégueulasse jetait de furtifs coups d’œil vers les tables du bouge où les pierreuses s’étaient groupées, se disputant pour prendre le petit gosse sur leurs genoux et le faire sauter en lui racontant des histoires.

Dégueulasse ne posa pas d’autre question. L’homme qui lui parlait avait brusquement froncé les sourcils.

— Je n’aime pas les curieux, déclarait-il. J’aime encore moins les bavards ! Obéis, et ne cherche pas à comprendre !

— Bon, bon, ça va !…

L’oreille basse et faisant piètre mine sous la réprimande qu’il venait de recevoir, Dégueulasse s’approchait du comptoir où l’Empoisonneur demeurait maintenant immobile, dans une pose d’engourdissement qui cachait en réalité sa satisfaction devant la marche des affaires.

— Passe-moi les dés ! demandait Dégueulasse.

— Pourquoi faire ?

— Pour un zanzi.

En possession de deux cornets de cuir dans lesquels trois dés cliquetaient, Dégueulasse revint vers le fond du bouge, se pencha vers l’Ours.

— Eh vieux ! commençait-il. Y t’gêne, ton gosse ? Veux-tu me l’refiler ?

La proposition fit stupeur.

— Non, commençait Fumier, t’es piqué, des fois, camarade !

Œil-de-Bœuf, à son tour, protestait :

— Quoi, tu veux t’fout’nourrice, maint’nant ?

L’Ours lui-même paraissait abasourdi.

— Vrai ? faisait-il. Tu veux l’môme ? Qu’est-ce que tu l’payes ?

L’instinct d’avarice se réveillait déjà chez le père Martin.

Il ne savait que faire du numéro quatre, il le trouvait plus gênant qu’utile, mais il n’entendait pas le donner. Dégueulasse, d’ailleurs, ne marquait aucune surprise en entendant cette question.

— Ah bien, voilà, commençait-il. C’que j’en veux faire, c’est moi que ça r’garde ! Les autres ont pas à s’en mêler. Dis donc, l’Ours, j’te l’achète pas, mais j’te l’joue… Ça colle-t-y ?

— Tu me l’joue ? répéta l’Ours, qui n’avait plus les idées très nettes. Comment c’est que tu me l’joues ?

— En quarante points au zanzi. Tu marches ?

— Je marche.

Ils prirent chacun un cornet, la partie commença.

— Six ! annonça l’Ours.

— L’as ! riposta Dégueulasse.

On applaudit.

— Mon vieux, si tu y vas de ce train, tu n’es pas près d’avoir le môme !…

Mais la chance tournait : Dégueulasse, peut-être bien d’ailleurs, connaissait le secret de ces cornets qui n’étaient pas parfaitement ronds et de ces dés qui n’avaient rien de cubique. Il perdait encore deux ou trois fois, puis il se mettait à gagner de façon insolente. En douze coups, c’était une affaire faite.

— Quarante ! annonça Dégueulasse. Le môme est à moi !…

Et il battait un entrechat, dansait deux ailes de pigeon, puis allait prendre le numéro quatre par la main.

— Viens ici, chien d’ivrogne !

On n’était pas encore revenu de l’étonnement que causait cette partie que Dégueulasse emmenait hors du bouge l’enfant qu’il venait de gagner.

Derrière lui, la Puce et l’apache grave sortirent précipitamment…





XI



Crime horrible

Avec ses bâtiments s’étendant sur un énorme espace, avec ses murs noircis par les cheminées des usines environnantes, avec ses grandes cours entourées de galeries couvertes, ses inquiétants petits pavillons vitrés, l’hôpital Lariboisière avait l’air d’une ville énorme ou plus encore d’un monstre accroupi sur le sol, écrasé pour quelque sommeil gigantesque et tout vivant cependant, comme animé de colère contenue.

On voyait, à droite et à gauche, trouant la façade des murailles, des fenêtres ouvertes par où s’échappaient par moments des cris, des sanglots, des plaintes, de véritables bouffées de douleurs humaines, de désespoirs et de larmes.

Il flottait sur tout l’énorme quadrilatère un âcre parfum de remèdes violents, une odeur caractéristique d’iodoforme et d’acide phénique et l’on voyait voltiger dans le vent, malgré l’ordre minutieux des cours, des tampons d’ouate, des lambeaux de bandages, toutes les miettes de l’appareil de la souffrance.

Le seuil s’ouvrait par une entrée monumentale sur laquelle on cherchait, malgré soi, une inscription de désespérance. La voûte franchie, on trouvait de longs corridors étiquetés à toutes les calamités qui peuvent fondre sur l’organisme humain : maladies des yeux, maladies des oreilles, maladies contagieuses, services de chirurgie, clinique opératoire…

Le passant qui entrait là avait l’impression de pénétrer dans quelque enfer où tout un peuple de damnés, tracassé par le mal, souffrait, hurlait, s’acheminait lentement vers un destin fatal…

L’hôpital aux âcres odeurs, l’hôpital bruyant de cris, de larmes et de sanglots avait pourtant sur sa façade intérieure, du côté des boulevards, proche des arcades du métropolitain, un coin d’ombre et de silence. Relégué là, bâti de quatre planches, un baraquement se dressait, peinturluré de rouge, clos de volets qui ne s’ouvraient jamais. C’était le dépôt mortuaire. Chaque jour, on portait là, sur une civière que les infirmiers nommaient la boîte aux dominos, les pauvres bougres qui avaient rendu l’âme dans le vacarme indifférent des salles.

On n’attachait guère d’importance à eux. Ils étaient le déchet de la science médicale, ils représentaient aux yeux de tous un pourcentage, le chiffre de la mort triomphante sur les soins guérisseurs.

Or, par un phénomène curieux, c’était en réalité près de ce pavillon de la mort, où s’entassaient les cadavres, couchés les uns à côté des autres, immobiles et encombrants, qu’il faisait le meilleur pour se promener.

Les malades convalescents n’allaient jamais traîner là. On parquait leurs pas hésitants dans des cours spéciales ; seuls les infirmiers et les infirmières pouvaient gagner l’enclos, aller fumer une cigarette ou bavarder un peu, à l’abri des murs tiédis par le soleil, dans le voisinage des moineaux qui, aimant ce coin tranquille, piaillaient, faisaient vacarme et nichaient le long des gouttières sans s’inquiéter du mouvement lent et grave des infirmiers fossoyeurs.

De l’autre côté du mur, la souffrance reprenait ses droits. On comprenait, à pénétrer dans l’enclos, ce qu’a d’auguste et de consolant la mort, qui incarne, en somme, la suprême guérison de la vie mauvaise où chacun souffre et se débat.

Dans l’enclos, ce matin-là, une infirmière, vêtue de blanc, le bonnet pimpant épinglé sur sa chevelure brune, arrivait en fredonnant. Elle venait des salles de chirurgie. Elle n’était point de service à la salle d’opération ; un médecin l’avait envoyée à l’économat chercher quelque objet de pansement nécessaire, elle allongeait le chemin en passant par la morgue, histoire de rire un peu, si d’aventure quelque camarade était là, flânant pareillement.

L’infirmière n’avait pas dépassé le mur sinistre qu’un éclat de voix l’accueillait :

— Tiens, mademoiselle Berthe ! Et comment ça va ?

La pimpante jeune fille éclatait de rire, en reconnaissant celui qui lui souhaitait le bonjour. C’était un grand gaillard, un infirmier de la section des contagieux, qui plaisantait volontiers avec elle pour le plus mauvais des motifs.

— Vous m’avez fait peur ! protesta l’infirmière, donnant la main à son ami. Beau temps ce matin !

— Oui, beau temps, riposta l’infirmier. Et quoi de neuf, chez vous ? Il y a bien longtemps qu’on ne vous a pas vue…

— Pas étonnant, monsieur Jules, le service était bourré. Ma parole, on ne savait plus où donner de la tête ! Y avait des brancards dans toutes les salles !

L’infirmier avait tiré une cigarette, il l’allumait, en dépit des règlements, et ripostait en homme blasé :

— C’est comme chez nous. Il y a eu un moment de presse, de la typhoïde en masse ! Heureusement qu’on a claqué beaucoup ; maintenant il y a de la place !…

Il disait cela sans méchanceté, en homme que le métier a durci et qui ne peut plus guère s’apitoyer sur les malades qui ne sont pour lui que des numéros, des lits occupés, des occasions de travail.

L’infirmière, d’ailleurs, ne tressaillait point aux paroles de son compagnon.

— Ah ! vous avez de la veine ! ripostait-elle. Chez vous, en effet, on claque pas mal, et cela fait de la place ! Chez nous, ils ont la vie dure ! En ce moment, ils s’en tirent tous ! C’est à dégoûter du métier… Il y a plus de quarante pansements chaque matin !

Elle parlait avec une rage contenue : l’infirmier hocha la tête.

— Oui, approuvait-il, c’est embêtant, ces choses-là ! Vous êtes toujours avec Chautant ?

— Toujours.

Ils échangèrent un sourire. Chautant était le chef de clinique chargé du service dont dépendait M lle Berthe. Il avait la réputation d’être exigeant, méticuleux, on disait de lui qu’il faisait du zèle et qu’assurément il en voulait aux pompes funèbres tant il faisait tous ses efforts pour leur arracher des clients.

— Et le patron, interrogeait maintenant l’infirmier, il gueule toujours à la visite ?

— Plus que jamais.

Le patron était le Dr Tillois. C’était un jeune médecin des hôpitaux, nouvellement promu, un chirurgien des écoles récentes, qui osait tout, opérait dans les cas les plus désespérés, et cela avec un bonheur qui surprenait tous ses collègues.

Lui aussi était exigeant, lui aussi voulait que tout marchât à la perfection dans le service. Il n’admettait ni les erreurs, ni les paresses, ni le moindre relâchement à la discipline.

M lle Berthe joignait les mains :

— Ah ! Tillois, faisait-elle, celui-là, je vous assure que je ne l’encaisse pas ! Les malades en raffolent, mais ils sont bien les seuls… Il est doux avec eux, mais c’est une vraie brute avec nous ! Pour une fiole qui traîne, on attrape tout de suite un savon. Aussi, le matin, à la visite, il faut voir si ça barde ! Je vous assure que tout le monde en prend pour son grade !… Les internes comme nous autres !

L’infirmier riait, hochait la tête, il trouvait cela très cruel et plaignait beaucoup M lle Berthe.

— Tout de même, remarquait-il, il sauve pas mal de monde…

— Oui… concéda M lle Berthe. À force de bons soins, il remet sur pied les malades. Mais en attendant, il esquinte les bien portants.

Elle se frottait les mains, frissonnait au vent de la matinée, il était tout juste huit heures. Elle ajouta :

— Sur ce, bonsoir ! Si je flâne, moi, je suis sûre de mon paquet…

— Il faut que vous soyez là à la visite ?

— À la visite, non, mais j’ai du service tout de même. Je dois me trouver à la chambre 24, il y a une enquête judiciaire.

M lle Berthe serrait la main à son compagnon qui continuait à fumer béatement, ne paraissant pas pressé d’aller rejoindre son poste, puis elle s’éloigna.

M lle Berthe traversait une première cour que l’on appelait dans tout l’hôpital la « Cour des Richards ». C’était là que l’on installait d’ordinaire, dans des pavillons tranquilles, les malades qui n’appartenaient pas directement à la classe pauvre, ceux qui étaient recommandés d’une manière ou d’une autre et qui jouissaient en somme d’un certain confort, se trouvant à l’hôpital dans les conditions où ils se fussent trouvés dans quelque maison de santé normalement payante.

La cour franchie, M lle Berthe entrait dans un long couloir où les senteurs d’hôpital étaient particulièrement violentes. Ce couloir avait le nom vraiment significatif, dans l’argot des infirmiers, de « Passage des Bourreaux ». Il menait tout bonnement aux cinq salles d’opération de chirurgie mises à la disposition des cinq chirurgiens qui, chaque matin, faisaient les opérations graves, les opérations bénignes étant faites l’après-midi par les chefs de service ou par les internes, qui, de la sorte, étaient libres de s’exercer.

M lle Berthe se rangea pour laisser passer une civière dont le drap se tachait de rouge.

— Une hémorragie ? demandait-elle.

— Oui, fit l’un des porteurs.

Et il confiait, dans un sourire :

— Paraît que c’est une gaffe, un coup de bistouri de trop !

M lle Berthe eut un sourire. Elle escomptait immédiatement, après cette confidence, l’un de ces scandales qui, de temps à autre, divertissaient tout l’hôpital, c’est-à-dire une maladresse d’un chirurgien amenant, dans de fâcheuses conditions, la mort d’un opéré.

— Qui traitait ? demandait-elle.

Mais la question s’arrêta net sur ses lèvres. Un homme, en grand tablier blanc, la tête coiffée d’une calotte noire, entouré d’une dizaine de jeunes gens également vêtus de blanc, sortait d’une des salles d’opération. C’était le Dr Tillois. Il professait encore :

— Vous avez vu, messieurs, le terrible danger de la résection que je tentais ce matin. L’hémorragie qui s’est déclarée était impossible à prévoir, mon diagnostic était exact, mais le pronostic doit être désormais des plus réservés.

À cet instant, le chirurgien apercevait M lle Berthe.

— Allons, faisait-il, qu’est-ce que vous faites ici à traîner ? Est-on arrivé à la chambre 24 ?

— Je ne sais pas, monsieur le professeur. Justement, j’y vais.

— Bien, dépêchez-vous, dites que j’arrive tout de suite.

M lle Berthe, dès lors, ne flânait pas davantage. Se sentant poursuivie par le regard inquisiteur du professeur Tillois, qui, suivant ses propres expressions, ne la gobait pas beaucoup, M lle Berthe se mettait à courir.

Elle entrait dans une grande salle, claquait la porte, se faufilait entre les lits.

Tillois, avant de gagner la salle d’opération, avait dû passer la visite et examiner les opérés de la veille. On achevait de faire les pansements. C’était, dans la salle, le terrifiant concert des hurlements que la souffrance arrache aux plus courageux. Des internes s’occupaient à replacer les appareils, cependant que des infirmières, debout derrière eux, leur passaient les outils nécessaires, les pinces à ligatures, les flacons d’antiseptiques, les tas d’ouate, les longues bandes de tarlatane.

M lle Berthe ne prêtait même pas attention aux cris qui montaient de toutes parts. Simplement, elle interrogeait du regard un lit dont les rideaux étaient baissés.

— Tiens, le 13 est claqué ! pensa-t-elle.

Elle demandait confirmation à une collègue qui la croisait, affairée.

— Il a mis l’arme à gauche, le frère ?

— Oui, cette nuit.

M lle Berthe eut encore un petit éclat de rire.

Décidément la veine tournait. Tillois n’avait pas de chance, ce matin. Une hémorragie à la salle d’opération et un décès pour les opérations de la veille, le pourcentage serait mauvais, d’autant que le cas était simple à cet endroit. Qu’est-ce qu’il avait donc bien pu avoir, le 13 ? On le croyait tiré d’affaire.

M lle Berthe quitta la salle, claqua encore la porte vitrée sans prêter attention aux hurlements de douleur qu’elle occasionnait par la brusquerie de ses mouvements.

— Quel gueulard ! pensait M lle Berthe, haussant les épaules à la plainte d’un pauvre diable dont on avait, quelques jours auparavant, réduit une fracture au bassin.

Hors de la salle, M lle Berthe s’engagea dans un petit couloir qui conduisait à une série de chambres affectées aux besoins du service.

C’étaient les chambres d’isolement. On couchait là les malades qui ne pouvaient s’accommoder de la salle commune, ceux dont l’état était désespéré, ceux aussi dont la convalescence exigeait des précautions extrêmes.

M lle Berthe croisa au passage deux hommes graves qui paraissaient chercher leur chemin avec peine.

— J’arrive à temps ! pensa l’infirmière.

Elle voulut dépasser les deux inconnus, mais ceux-ci l’arrêtèrent :

— S’il vous plaît, demandait l’un d’eux, avec une grande politesse. Pouvez-vous nous indiquer, mademoiselle, la chambre 24 ?

Et il se nommait, éprouvant le besoin de justifier sa présence en pareil endroit :

— Je suis le juge d’instruction, et je viens procéder à un interrogatoire.

— Veuillez me suivre, messieurs.

M lle Berthe précéda les magistrats. Elle les conduisit jusqu’à la porte d’une chambre, elle se retourna pour les avertir.

— Voulez-vous attendre quelques instants, messieurs ? La règle de la maison exige la présence du chirurgien de service. M. Tillois est prévenu, il sera ici dans quelques instants.

— C’est fort bien, mademoiselle, c’est fort bien.

Et le personnage qui s’était donné pour le juge d’instruction s’inclinait, cependant que son compagnon, un petit vieillard à lunettes, avait un geste d’assentiment.

M lle Berthe entra dans la chambre.

La pièce avait bien cette allure, à la fois banale et tragique, qui caractérise les chambres d’hôpital.

Elle était tout simplement meublée d’un grand lit de fer, au-dessus duquel pendait, attachée au plafond, une corde terminée par une poignée.

Il était impossible, en entrant dans cette pièce, de ne pas comprendre que ceux-là seuls qui souffraient, qui risquaient de mourir, consentaient à habiter un pareil endroit. Aussi bien qui donc aurait pu dire combien de mains crispées s’étaient accrochées à cette corde, combien de corps douloureux avaient essayé de se soulever en s’agrippant à elle ?

M lle Berthe, du premier coup d’œil examinait la malade couchée dans le lit et immobile.

— Comment ça va, ce matin ? demandait-elle par habitude de métier.

Une voix faible, très faible, ripostait lentement :

— Mieux, il me semble. J’ai moins de fièvre.

Et c’était la demande habituelle, la demande classique, celle que formulent tous les blessés :

— Est-ce que le médecin ne va pas venir, ce matin ?

— Si, riposta M lle Berthe. Vous allez avoir des visites. Il faudra être sage et ne pas trop vous agiter.

En parlant, d’un geste machinal, l’infirmière tapotait les oreillers. Elle arrangeait les couvertures, disposait en ordre les quelques flacons qui traînaient sur les tablettes, reculait le verre comble jusqu’au bord d’une potion calmante.

— Oui, vous avez moins de fièvre, approuva-t-elle, jetant un coup d’œil à une pancarte fixée au-dessus de la tête de la blessée. Hier soir, vous aviez 39,8, vous avez maintenant 39,2. Allons, vous vous en tirerez !

À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrait, le Dr Tillois entrait, suivi des deux personnages que l’infirmière avait rencontrés dans le couloir.

— Passez donc, messieurs ! faisait le chirurgien.

— Après vous, docteur.

— Nullement. Ici, je suis chez moi.

On faisait assaut de politesse, puis les trois hommes pénétraient dans la pièce.

Le Dr Tillois, alors, s’approchait du lit où la malade demeurait sans mouvement. Le chirurgien, d’un regard aigu, considérait son visage, puis il tâtait son pouls, examinait la langue, enfin il déclarait :

— Beaucoup mieux, ce matin. La fièvre tombe, la surexcitation nerveuse disparaît.

Le juge d’instruction, cependant, s’approchait.

— Puis-je tenter un interrogatoire ?

— Oui, à condition qu’il soit court.

— Je ne demanderai que l’indispensable.

Le juge d’instruction, à ce moment, s’approchait tout à fait du lit et se penchait au-dessus de la blessée à qui il adressait un bon sourire. Ce juge d’instruction, M. Gabert, était d’ailleurs un brave homme. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche et il était fort troublé de se trouver ainsi, ce qui ne lui était encore jamais arrivé, contraint d’exercer son redoutable ministère au chevet d’une malade.

— Voyons, madame, commençait-il, je vais vous poser quelques questions et vous me répondrez le plus brièvement possible. Un simple signe de tête quand ce sera oui, un autre quand ce sera non, deux mots lorsqu’il vous faudra parler…

Puis, malgré lui, repris par les habitudes du métier, le juge d’instruction haussait la voix :

— Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, déclarait-il, de vous rappeler toute la gravité de vos paroles. Il faut me faire le serment de dire la vérité, rien que la vérité. Répondez tout bas : Je le jure.

— Je le jure ! fit la malade.

Le juge d’instruction se tournait alors vers son compagnon, examinant d’un coup d’œil à la dérobée l’attitude du Dr Tillois qui, indifférent à cette scène, s’était rapproché de la fenêtre et tapotait du bout des doigts une marche militaire sur les carreaux.

— Monsieur le greffier, dit le juge d’instruction, veuillez noter que j’ai fait prêter le serment d’usage.

Il se penchait à nouveau vers la malade, il demandait encore :

— Dites-moi, madame, vous êtes bien madame Paulette de Valmondois, et de votre nom de famille, la fille Poucke ? Vous habitez bien rue Blanche ? Vous avez bien pour amant M. Léon Drapier, directeur de la Monnaie ?

— Oui, articula la malade, qui était devenue très pâle.

— Inscrivez, greffier, dit le juge d’instruction.

Et pendant que la plume du greffier grinçait sur une feuille de papier blanc, le juge d’instruction s’épongeait le front, car, étant très ému, il avait terriblement chaud.

Mais était-ce donc bien la jolie Paulette de Valmondois qui se trouvait dans cette chambre d’hôpital, confiée aux soins mercenaires de Berthe l’infirmière, exposée encore aux essais scientifiques du chirurgien Tillois, fort préoccupé de se créer de la réclame en tentant d’audacieuses interventions ?

Il s’agissait en effet de Paulette de Valmondois.

Lorsque celle-ci avait reçu tout d’abord, chez elle, rue Blanche, l’étrange visite du personnage qui l’avait interrogée sur le valet de chambre de son amant, lorsqu’elle avait, quelques instants plus tard, reçu la visite de Léon Drapier lui-même, venu lui faire une scène terrible en raison des fameux certificats qu’elle semblait avoir rédigés elle-même au profit du domestique Firmain, la jolie Paulette, évidemment, n’avait point pu se douter des terribles et tragiques événements dont elle devait être, sur l’heure même, la malheureuse victime.

Ceux-ci s’étaient produits cependant. Lorsque Léon Drapier, émotionné par le coup de revolver qu’il avait entendu nettement, était rentré dans la pièce où Paulette venait de disparaître, il avait vu sa maîtresse écroulée sur le sol, perdant son sang à grands flots, et il s’était enfui.

Léon Drapier, par bonheur, n’avait pas été le seul à entendre le coup de feu. Il n’était pas au bas de l’escalier que la domestique de Paulette accourait. Elle relevait sa maîtresse évanouie, la poitrine trouée d’une balle ; elle pensait mourir de peur, mais elle avait cependant l’énergie nécessaire pour donner l’alarmé, appeler la concierge, faire prévenir la police.

Tout s’était alors passé normalement, avec cette lente et parfaite tranquillité qui est la tranquillité des indifférents lorsqu’ils se trouvent en présence d’un malheur qui ne les touche pas personnellement.

On avait été chercher le pharmacien, qui n’avait rien osé faire. Un médecin avait été prévenu qui, ayant doctement examiné la blessure, avait fini par déclarer qu’il lui était impossible d’apprécier la gravité du mal et que le mieux était de faire transporter Paulette à l’hôpital.

Ce transport avait naturellement été long. Il avait fallu obtenir une ambulance, puis descendre la malade. C’était seulement cinq grandes heures après le drame, évanouie, presque à court de sang, qu’était admise à Lariboisière et, vu son état, installée dans une chambre à part, la malheureuse Paulette.

Tillois avait, le lendemain matin, sondé la blessure, examiné la plaie et hoché la tête d’un air sentencieux.

— Cette femme a de la chance ! murmurait-il à ses internes. La balle a dévié sur une côte et frôlé le poumon. Un peu plus le cœur était atteint et la mort instantanée. Nous allons tenter l’extraction de la balle.

On avait à peine endormi Paulette, car elle était encore si faible que le chloroforme paraissait dangereux, et, toute vive, on l’avait opérée jusqu’au moment où Tillois s’était tranquillement aperçu que la balle n’avait pas dû rester dans les chairs, qu’elle avait traversé la jeune femme de part en part, qu’elle était sortie en frôlant la colonne vertébrale.

Il y avait quelques jours de cela, et Paulette était toujours entre la vie et la mort. Les choses n’en suivaient pas moins leur cours, la jeune femme n’en était pas moins en butte au zèle intéressé des magistrats.

À l’heure où les médecins se résignaient, en somme, à laisser la nature agir, les magistrats accouraient à son chevet, la société déléguait auprès de la moribonde, pour la venger, un juge d’instruction…

Celui-ci continuait :

— À l’heure actuelle, chère madame, nous ne savons pas grand-chose de ce qui s’est passé chez vous. L’enquête a tout juste établi que, le jour du drame, vous avez reçu des visites : celle d’un inconnu, d’abord, celle de votre amant, Léon Drapier, ensuite. Voyons, pouvez-vous me donner le nom de la première personne que vous avez reçue ?

La malheureuse Paulette de Valmondois paraissait, à cet instant, éprouver une nouvelle faiblesse. L’effort qu’elle faisait pour comprendre les paroles du magistrat lui coûtait évidemment horriblement. Elle avait grand peine à le suivre dans ses déductions, et pourtant elle voulait parler…

— Je ne sais pas… râla Paulette de Valmondois. Je ne sais pas comment s’appelait ce… ce misérable… Je crois que…

Le juge d’instruction se pencha plus encore sur le lit, il demanda haletant, avec la joie du chasseur qui pense découvrir un gibier difficile :

— C’est ce premier visiteur qui a tiré sur vous ?

— Oui, fit Paulette.

— Où était-il donc ? demanda encore le magistrat, pendant que vous receviez M. Drapier ?

— Je ne sais pas… répondit encore Paulette.

Mais cette fois, le juge d’instruction se prenait à sourire.

— Oh ! oh !… déclarait-il, je crois que l’on ne veut pas être franche ! Voyons, comprenez-moi bien. C’est très clair, et je ne suis pas dupe de vos affirmations. Ce premier monsieur, c’était votre amant, n’est-ce pas ? votre amant de cœur ?

— Non, fit Paulette.

— Mais si, insista le magistrat. Ne le niez pas, c’est évident. Il s’est caché dans votre chambre pendant que vous receviez M. Drapier, et quand vous avez quitté celui-ci, dans un mouvement de jalousie…

— Non !… Non !… interrompit sourdement Paulette de Valmondois. Ce n’est pas cela… pas du tout…

À ce moment, le Dr Tillois parut sortir par miracle de son indifférent silence.

— Permettez, faisait-il en s’approchant à son tour de la malade. Elle me semble bien nerveuse, bien fatiguée. Il faudrait, monsieur le juge, suspendre votre interrogatoire pendant quelques instants.

— À vos ordres, docteur.

Déjà le magistrat s’était relevé, il se reculait, faisant un signe à la malade, l’invitant à rester tranquille, puis il se rapprochait du médecin.

— Voyez-vous, docteur, déclarait-il à voix basse, ce qu’il y a de terrible, dans tous les crimes passionnels, c’est que les victimes ne veulent pas dénoncer leur assassin. Ainsi, cette jeune femme, il n’y a pas de doute, avait deux amants. Si elle n’avait pas deux amants, l’affaire serait inexplicable, ou bien alors il faudrait soupçonner ce M. Léon Drapier dont le rôle, dans cette affaire, paraît d’ailleurs, je dois le dire, des plus équivoques.

Le Dr Léon Tillois hochait la tête.

En toute autre circonstance, il aurait répondu avec brusquerie, car la brusquerie faisait partie de sa pose de médecin arrivé, que tout cela lui était bien égal. Mais précisément, les noms que prononçait le juge d’instruction suffisaient à l’intéresser.

— Diable ! faisait le médecin, Drapier… Léon Drapier… Qui est-ce donc, ce monsieur ? J’ai connu quelqu’un de ce nom-là, jadis… Il ne s’agit pas du directeur de la Monnaie ?

— Si, confirma le juge d’instruction, précisément.

Et comme M. Gabert était quelque peu bavard, il entrait immédiatement dans la voie des confidences.

— Il s’agit bien de lui, confirma-t-il, et le plus étrange, c’est que malgré sa haute situation ce personnage paraît des plus compromis.

M. Gabert, là-dessus, résumait sa pensée au Dr Tillois, qui l’écoutait avec un intérêt un peu distant.

Assurément, il était invraisemblable que l’on pût soupçonner un personnage de l’importance de Léon Drapier. Son rôle pourtant était des plus louches. La tentative d’assassinat contre Paulette de Valmondois était en somme la seconde affaire criminelle à laquelle il se trouvait mêlé en quinze jours.

D’abord, on a tué, tué chez lui son valet de chambre, disait le juge d’instruction. Maintenant, on tue sa maîtresse… Évidemment, tout cela peut être le fait de coïncidences malheureuses, mais enfin, c’est troublant, troublant et même inquiétant !…

Le juge d’instruction avait un petit ricanement pour ajouter d’un air convaincu :

— D’autant plus qu’en somme l’attitude de ce monsieur est bizarre, oh ! très bizarre !…

Il allait peut-être ajouter d’autres paroles, préciser davantage sa pensée, lorsqu’à ce moment la porte de la chambre s’ouvrait, M lle Berthe apparaissait.

L’infirmière qui, d’ordinaire, avait le visage quelque peu sévère et se montrait toujours un tantinet brutale, souriait à ce moment et paraissait toute douce et de fort bonne humeur.

— Monsieur le docteur, demandait-elle, est-ce qu’on peut faire entrer ? Justement on vient de demander au service des nouvelles de la blessée et on lui amène son fils à embrasser.

Si M lle Berthe, en effet, avait un visage tout souriant, contrairement à son habitude, c’est qu’elle tenait par la main un bambin qui n’était autre que le petit Gustave, celui-là même que le père Martin avait joué au zanzibar et dont il s’était débarrassé sous prétexte que ses mois de nourrice n’étaient pas régulièrement payés.

M lle Berthe, comme toutes les pierreuses de la veille, venait d’être touchée par la grâce de l’enfant qu’elle tenait par la main.

— On peut laisser entrer ? répéta-t-elle.

Le Dr Tillois eut un geste de mécontentement.

— C’est insupportable ! déclarait-il. Cela va encore la fatiguer. Enfin, faites entrer son gosse, qu’il l’embrasse et qu’il s’en aille !

La permission était donnée, c’était tout ce que voulait M lle Berthe. Elle prenait le bambin dans ses bras, elle s’approchait du lit.

Paulette de Valmondois, cependant, évidemment épuisée par les efforts qu’elle avait faits pour écouter le juge d’instruction et lui répondre, avait fermé les yeux.

— Tenez ! appela l’infirmière, regardez qui vient vous voir !…

Et elle penchait le gosse sur le lit.

Alors, l’ordinaire miracle de l’amour maternel se produisit. Il parut brusquement que Paulette reprenait conscience d’elle-même, qu’elle recouvrait une subite santé. Ouvrant les yeux, elle avait aperçu le visage de son fils. Le petit la reconnaissait à peine, vaguement effrayé par cette dame qui était si pâle et qui bougeait si peu.

Paulette, elle, le mangeait littéralement des yeux.

— Oh, mon chéri ! murmurait-elle. Comme je suis contente de te voir !…

Et Paulette ajoutait, pensant au père et à la mère Martin, ne pouvant se douter de la vérité :

— Quels braves gens, tout de même… Ils ont dû lire le drame dans les journaux, ils ont conduit le petit m’embrasser…

Elle s’agitait cependant, et le Dr Tillois s’en apercevait.

— Assez ! ordonnait-il. Allons, embrassez-le encore une fois, et qu’il s’en aille…

L’infirmière allait déjà remporter le petit Gustave lorsque celui-ci, brusquement, paraissait se souvenir d’une leçon apprise et récitait des paroles qui avaient dû lui être répétées sur tous les tons :

— Tiens, madame, commençait-il, on m’a dit de te dire bonjour et de te donner ça, c’est pour toi !

Il levait sa petite main, il tendait un humble bouquet de violettes.

Alors Paulette de Valmondois oublia son mal, son inquiétude et ses souffrances. Elle prit le bouquet de violettes que lui apportait son fils, elle l’approcha de ses lèvres, elle le huma avec transport.

— Ah, mon amour !… commença Paulette.

Mais la parole s’arrêta sur ses lèvres. Brusquement, ses yeux se révulsaient. Le bouquet qu’elle tenait encore tombait sur le sol.

Et, tandis que l’infirmière, effrayée, se rejetait en arrière, posait le petit Gustave sur le sol en lui disant :

— Ne bouge pas !

Le Dr Tillois se précipitait vers Paulette.

— Nom de Dieu ! jura le praticien.

Il oubliait en un instant sa pose, sa morgue d’homme savant, toute son attitude de grand médecin.

— Nom de Dieu !… fit-il encore.

Il s’était penché sur le visage de Paulette ; du pouce, il soulevait les paupières retombées.

Alors, il eut un cri de rage :

— Syncope foudroyante… mort subite… Ah, sapristi !…

Puis, un instant plus tard, le Dr Tillois se relevait :

— Ah, ça, murmurait-il, il y a déjà la coloration de l’orbite ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Un empoisonnement ?

Le juge d’instruction tremblait de tous ses membres, M lle Berthe était blanche d’émotion.

Brusquement, des cris perçants retentirent.

C’était le petit Gustave qui avait pris peur et qui éclatait en sanglots. M lle Berthe alors emporta l’enfant. Le Dr Tillois le suivit pensivement des yeux.

— Ah çà, grommelait-il, est-ce donc lui, l’assassin ?

Une heure après, le Dr Tillois se trouvait dans son laboratoire. Il avait le visage masqué et le préparateur qui l’aidait était masqué, lui aussi.

Devant eux, dans des fioles remplies de réactif, des violettes macéraient.

Ils paraissaient fort émotionnés. Depuis trois quarts d’heure, le chirurgien n’avait pas dit un mot. Enfin, il rompit le silence :

— C’est abominable ! déclarait le Dr Tillois. Il n’y a aucun doute à conserver, et c’est à croire que nous sommes revenus à l’époque des Borgia… Cette Paulette de Valmondois est morte empoisonnée, empoisonnée par les fleurs que lui a apportées son fils… Qui donc envoyait l’enfant, par exemple ?

Le préparateur ôtait son masque, il eut un geste de doute :

— Ça, c’est plus curieux, remarquait-il. J’ai vu M lle Berthe il y a un quart d’heure, il paraît que c’est une femme qui a amené le petit, mais cette femme a disparu… Personne ne sait ce qu’elle est devenue…

— Naturellement ! dit Tillois.

Le chirurgien, à deux reprises, se passait la main sur le front.

— C’est abominable ! murmurait-il. Un crime comme cela, cela vous donne le frisson !…

Et le grand chirurgien, le célèbre Dr Tillois, celui-là même qui, par ses opérations osées, tentait la mort chaque jour, ne pouvait s’empêcher de pâlir.

Le Dr Tillois était un jeune marié, il avait un enfant un peu moins âgé que le petit Gustave. Le chirurgien oubliait la science, l’homme s’épouvantait d’un drame dont il comprenait brusquement toute l’atrocité.

Un instant, il resta silencieux, puis il déclara froidement :

— Il faudra prendre les dispositions pour prévenir la famille, si cette femme a de la famille. En tout cas, je vais aujourd’hui même avertir la police, le crime n’est pas douteux, l’assassinat est flagrant !





XII



Pour défendre l’autre

— Ba be bi bo bu… ba be bi bo bu…

— Ah ça, tais-toi donc, mon général !… Tu deviens assommant, à la fin !

— Ba be bi bo bu… ba be bi bo bu…

— Animal, va ! Voyons, rappelle-toi plutôt la prise de Solférino…

— Ah ! çà, c’était une bataille ! Ba be bi…

— Mon général, si tu ne te tais pas, je te fourre dedans ! Ah ça, tu ne reconnais pas mes galons, ce soir ?

— Si donc, mon capitaine ! Mais je sonne la charge quand même. Ba be bi…

— Zut !

— Et puis, j’ai bougrement mal à mon pied.

— Des inventions extraordinaires ! Tu as mal à ton pied, maintenant ? Sacré farceur, va ! Tu n’as pas mal à ton pied, puisqu’il est en Italie à six mètres sous terre !

— Ça n’empêche pas !

— Mon général, un fois, deux fois, tu vas te taire !

— Bien sûr, mais tout de même, ba be bi…

— Ah çà, toi aussi, tu veux réveiller l’Autre ?

À cette demande, le silence se fit brusquement. On n’entendit plus au lointain, dans la résonance d’un couloir désert, que le heurt régulier et monotone de deux béquilles et de deux jambes de bois qui trottinaient d’un pas allègre.

Où cette scène se passait-elle et quels en étaient les héros ?

La pièce était immense et, avec son plafond bas, ses murs de pierre, la vingtaine de lits blancs qui la meublaient, elle avait un air de dortoir, une physionomie tranquille et reposante.

Était-ce donc un dortoir ?

Le mot eût paru injurieux à ceux qui l’habitaient, ils ne l’eussent pas admis. On appelait cette pièce la chambrée, et même elle portait un nom retentissant, c’était la chambrée Desaix.

Mais quels étaient les occupants de cette chambrée ? Quel était surtout ce général qui s’entêtait à chanter sur un air de marche guerrière le « ba be bi bo bu » ?

Il avait au moins soixante-quinze ans. Sa chevelure blanche tombait en longues boucles sur ses épaules. Toutefois, ce n’était pas sur ces boucles que le regard s’arrêtait, c’était sur le visage du personnage, un visage énergique, sculpté, semblait-il, à coups de canif et que balafrait, dans toute la largeur, une effroyable cicatrice allant du sourcil droit jusqu’à l’oreille gauche.

De plus, ce vieillard avait deux jambes de bois et, à la place du bras droit, se balançait un moignon informe qu’il brandissait à chaque instant, parlant de casser la figure, de briser en deux, de pourfendre et d’écraser ceux qui ne se pliaient pas à son caprice.

Il avait même l’air si terrible, ce bonhomme dont la tête tremblait un peu, que les enfants, dans la rue, ne manquaient pas de s’écarter à son passage. On le connaissait aussi bien dans les environs, il avait même son surnom, on l’appelait Croquemitaine, et cela n’était peut-être pas sans flatter un peu sa vanité.

Croquemitaine, d’ailleurs, à part l’habitude qu’il avait prise de toujours chanter le « ba be bi bo bu », était facile à vivre. Il ne demandait, pour toute félicité terrestre, que deux sous de tabac par jour et la goutte chaque matin.

Avec cela, il était content, le sourire ne quittait pas ses lèvres, et quand il se promenait il ne soulevait d’autre exclamation que des exclamations d’admiration sur son passage.

— Ah ! le bel invalide ! disait-on.

C’était, en effet, un invalide, et la chambrée Desaix n’était autre que le grand dortoir affecté à ceux de ces vieux braves qui, point encore malades, n’étaient point devenus à tout jamais les pensionnaires de l’infirmerie voisine.

Ils étaient là une trentaine à vivre dans une grande chambrée, qui passaient leur temps à se raconter leurs campagnes, à comparer les décorations qui brimbalaient sur leurs vieilles poitrines, qui, aussi bien, grondaient, perpétuellement secoués de furieuse colère, s’emportant contre la République qui, cependant, les hospitalisait, parlant de l’Autre qu’ils n’avaient pas connu pourtant, et petit à petit se figurant qu’ils avaient été ses serviteurs.

Dans les Invalides même, dans cet énorme bâtiment qui tient à la fois du musée et de l’asile, l’ombre de l’Empereur planait d’ailleurs. Elle emplissait tout. Le personnage semblait sorti de son tombeau, rôder dans les couloirs et, par le seul prestige de sa gloire militaire, par la seule autorité de son nom, chaque jour faire des prosélytes, se recruter une armée, battre le rappel.

Lorsque les invalides arrivaient à l’asile, leur brevet de retraite en poche, ils ne connaissaient pas toujours, forcément, les campagnes de Napoléon le Grand. Ils étaient de vieux soldats, ayant combattu dans toutes les campagnes où le drapeau français s’est illustré, ils avaient l’âme guerrière, ils croyaient à la suprématie de la France, mais c’était là tout.

Les nouveaux venus, alors, étaient reçus par les autres avec une cordialité heureuse.

Immédiatement, la bande se chargeait de les instruire. La tradition se passait, en effet, de grognard en grognard et l’histoire était contée, point très fidèlement peut-être, mais toujours embellie, toujours magnifiée, devenant peu à peu légendaire, miraculeuse, surnaturelle.

Et le phénomène classique se produisait alors, il arrivait que le nouvel hospitalisé se prenait à la fièvre de ses collègues, il devenait plus impérialiste qu’eux tous, il parlait de l’Autre avec des hochements de tête significatifs, toute une admiration pieuse, tout un respect exagéré.

Et les pauvres vieux vivaient ainsi, déchets de gloire, lamentables loques, laissés-pour-compte de toutes les batailles, ne concevant rien de plus beau que leur sort, s’enthousiasmant pour les charges de Waterloo en jouant paisiblement aux dames dans l’arrière-salle de la buvette.

Leur existence était paisible, monotone. La grande affaire était pour eux les tours de garde. Ils avaient, en effet, comme service, de loin en loin, quelques heures de faction, soit à la porte des galeries du musée, soit encore à l’entrée du tombeau.

Ce service, d’ailleurs, ne leur coûtait pas. Ils en étaient heureux, ils étaient fiers d’être un peu comme chez eux dans le tombeau de l’Autre et de vivre, avec lui, sur un pied d’intimité, dans le frôlement des grands drapeaux effrangeant leur étamine sur le granit impérissable.

Depuis quelque temps, cependant, depuis une huitaine, à vrai dire, une certaine animation semblait régner parmi les invalides.

Croquemitaine chantait moins gaiement, et l’adjudant Radrap lui-même, un vieux brave qui avait fait le Mexique et la Crimée, délaissait les parties d’échec.

Perpétuellement, le long des couloirs, dans les galeries balayées par la pluie, à la chapelle, où pendent les aigles conquises à l’ennemi, dans le tombeau de l’Empereur même, les invalides s’abordaient. Ils échangeaient quelques mots, hochaient la tête gravement, grognaient d’incompréhensibles paroles, puis se séparaient avec toutes les apparences d’une colère vivement ressentie.

— Il faudra écrire à la place ! disait Laveigne, un ancien fourrier qui avait eu les deux bras emportés par un boulet à l’instant où il dressait pour une acclamation de joie, au moment de la prise d’une position.

— Sûrement ! lui accordait Andrieu, un adjudant dont les deux jambes manquaient, ce qui le rendait inséparable de son compagnon, l’un prêtant ses bras, l’autre aidant à marcher le béquillard. Il faudra écrire à la place.

La place, c’était tout bonnement l’administration tutélaire qui s’occupait de ces pauvres gens.

Mais le mot administration leur écorchait les lèvres. Ils n’étaient pas des administrés, que diable !… Ils étaient des militaires. Ils n’habitaient pas à Paris, ils y étaient casernés, cantonnés… Et les militaires cantonnés, cela dépend de la place !

Ce soir-là, cependant, dans le grand dortoir, dans la chambrée énorme, aux lits blancs, Radrap était entré avec une brusquerie sans pareille. Il avait, d’un coup d’épaule, claqué la porte derrière lui et depuis il gourmandait Croquemitaine qui, puni de tabac pour s’être relevé la nuit, ce qui était un délit grave, s’asseyait sur son lit et balançait ses jambes dans le vide en chantant son « ba be bi bo bu ».

— Ça n’a pas de bon sens ! disait Radrap. Qu’est-ce qu’ils font donc les autres ? Le rendez-vous était donné pour ce soir huit heures. Il est huit heures, que diable ! J’entends l’horloge qui sonne. Est-ce qu’ils ont oublié le mot de passe ?

Croquemitaine s’interrompit de chanter tout comme il s’était interrompu en entendant la menace qui l’effrayait le plus, à savoir qu’il allait réveiller l’Autre.

— Pour sûr, déclarait-il avec onction, pour sûr qu’ils sont encore à la buvette. Ils doivent fumer !…

Radrap, cependant, allait et venait. C’était un des favorisés de la bande. Il lui manquait tout juste la main gauche et le pied droit. Cela ne l’empêchait pas d’être d’une agilité remarquable, marchant avec une grande béquille, se cognant partout, frisant sa grande moustache blanche et grognant d’une voix de stentor :

— C’est ça, déclarait-il, ils fument !… Ah ! c’est du propre ! Il y a de l’indiscipline, mon général.

On appelait Croquemitaine mon général en raison d’un fait d’armes que le vieux brave avait commis jadis. Il avait, en effet, dans une mêlée furieuse, sauvé le commandant de sa division et, par son heureuse intervention, évité une panique.

Croquemitaine, cependant, s’était repris à chanter.

— Ba be bi bo bu…

Alors, Radrap marcha sur lui :

— Mon général, tais-toi ! répétait-il. Saperlotte, ce n’est pas le jour de faire l’imbécile ! On a du travail sur la planche…

Radrap disait cela d’un tel ton qu’on ne pouvait se tromper à ses paroles. Le travail dont il s’agissait devait être terrible et sanglant. Le travail, ce devait être quelque combat affreux, quelque furieuse révolution, quelque charge audacieuse à effectuer dans les rangs ennemis.

Mais quel était donc le rêve du vieil invalide et pourquoi ses yeux lançaient-ils des éclairs ?

Radrap, brusquement, prit une décision :

— C’est bon, dit-il à Croquemitaine. Tu ne veux pas te taire, mon général ? Et si tu es grognon, c’est parce que tu es privé de tabac ? Eh bien, tiens… on est des frères… Prends une prise dans ma tabatière… et vive l’Empereur !

Radrap faisait un cadeau merveilleux à Croquemitaine. Il ouvrait sa tabatière, en effet, il laissait celui-ci y prendre une prise de la main valide qui lui restait. Cela n’allait pas cependant sans quelque difficulté car, ainsi qu’il le disait lui-même, si Radrap voulait bien être généreux, il n’entendait pas être bête.

— Prends une prise, tonnerre de sang ! tonnait-il, mais n’en prends pas deux !… Hein ! mon général, si je n’y veillais pas, vieux farceur que tu es, tu viderais ma tabatière !

Et Croquemitaine avait tout juste pris une pincée. Il avait protesté de sa discrétion lorsque la porte s’ouvrit :

— Austerlitz ! criait une voix.

— Waterloo ! reprit Croquemitaine.

Et l’échange du mot de passe continua :

— Le Vol de l’Aigle !

— La chute du Géant !

— Plus tard la Revanche !

— C’est bon, entrez ! dit enfin Radrap.

Ils avaient tous l’innocente manie de compliquer leur existence en s’astreignant volontairement à toutes les règles militaires.

Tant d’années ces vieux braves avaient traîné dans les camps, tant de longs jours ils avaient dû courber leur volonté sous la loi inflexible de la discipline que leur âme était restée marquée d’un secret besoin de consigne. Ils n’auraient point compris la liberté absolue et s’astreignaient à obéir toujours. Et comme on ne leur donnait pas d’ordres, ils s’en donnaient à eux-mêmes, échangeant des mots de passe, organisant des rondes supplémentaires, se forçant à être sur leurs gardes, bons pour l’alerte, comme ils disaient.

Le mot de passe donné, cependant, la porte de la chambrée s’était brusquement ouverte et tous les invalides y pénétraient.

C’est une lamentable cohorte d’infirmes glorieux, de mutilés admirables. Il n’en était pas un qui n’eût son nom inscrit au livre de l’héroïsme, il n’en était pas un qui ne pût, avec fierté, prétendre avoir écrit quelques pages de l’histoire, avec son sang, avec sa vie.

Sur leur poitrine, les décorations se heurtaient, médailles militaires, médailles de Crimée. Elles pâlissaient toutes devant la tache rouge, la tache sanglante de la Légion d’honneur.

La croix brillait sur les humbles capotes d’un éclat tout particulier.

Il semblait qu’ainsi se justifiât la parole d’une général français :

— Ce joujou-là, disait-il, ne produit son effet que sur la capote d’un invalide quand celui-ci n’a plus ni bras ni jambes !

La cohorte, cependant, entrait avec ordre. Ils s’efforçaient tous de marcher en rang. Ceux qui avaient des jambes soutenaient les béquillards. Les manchots n’avaient pas l’air le moins fier. Un aveugle même, avec ses pauvres yeux sans regard, haussait le front et paraissait vouloir défier quiconque se permettrait quelque parole ou quelque geste imprudent.

Ils étaient une trentaine à peu près. Quand le dernier fut entré dans la chambre, Radrap, qui s’était levé et s’était mis au pied de son lit dans une position militaire, commanda :

— Halte ! Sur deux rangs… Repos !

Ce fut le dispersement.

La parade singulière s’achevait dans une débandade malheureuse. Ils toussaient, ils geignaient…

Beaucoup qui, tout à l’heure, en rang, gardaient encore une attitude martiale, se souvenaient désormais qu’ils avaient la goutte ou que de furieux rhumatismes disjoignaient leurs articulations.

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