Sans bruit, en effet, le personnage s’était approché du bord de l’eau, se couchait sur le ventre. Il laissait pendre ses pieds au-dessus du fleuve.

Que cherchait-il donc à réaliser ?

Était-il subitement emplis de cafard ? Allait-il comme tant d’autres, préférer la mort à la cruauté d’une arrestation ?

L’homme, une fois installé dans son extraordinaire position, heurtait violemment du bout du pied contre une sorte de porte qui se trouvait creusée dans le quai, une porte d’égout, évidemment, qui devait être désaffectée depuis longtemps.

Immédiatement, une voix s’informa :

— Qui c’est qu’est là ? Qui c’est qui frappe ? C’est complet !

La voix qui parlait ainsi était lointaine, étouffée. Elle semblait provenir de l’intérieur du quai, elle tremblait un peu.

Le fuyard répondit, sans hausser le ton :

— Complet à l’intérieur sans doute, mais à l’impériale c’est à volonté !

Il y eut dans la nuit un grincement sinistre. Avec peine, on repoussait la porte.

Le personnage, qui était toujours agrippé au quai, donna un violent coup de reins et, lâchant les mains, se glissa à l’intérieur de l’égout.

Il bruinait à ce moment fortement. L’homme était trempé. De plus, ses yeux encore pleins d’ombre clignotaient à la lumière ; il chancelait, étourdi…

Dans l’égout, il faisait tiède. C’était la température moite des caves où s’entassent de trop nombreux individus. Cela sentait d’horribles relents de misère et de saleté. Qu’importait, cependant ?

Le personnage qui venait si mystérieusement de pénétrer dans ce repaire abominable soupirait de satisfaction en s’y installant.

Il se rendait compte, en effet, qu’il était désormais à l’abri de toutes les recherches policières, que celles-ci ne pouvaient rien pour le découvrir.

Tandis qu’il se secouait cependant, encore aveuglé et les yeux pleins de nuit, des voix brusques l’interrogeaient :

— Qui qu’t’es, mon fils ? D’où qu’tu viens ?

Le personnage répondit sans hésitation :

— D’où j’viens ? D’un sacré truc !… Qui j’suis ? Vous devriez me reconnaître, je suis Job Askings !

Et cet homme, celui-là même qui disait être Job Askings, ce fuyard qui venait si mystérieusement d’opérer à la Monnaie, qui, redoutant à tel point d’être appréhendé par la police, avait préféré entrer dans le repaire abominable, cet homme-là, c’était Juve… et Juve était dans l’Enfer.


Que s’était-il donc passé, et pourquoi Juve se trouvait-il ainsi soudainement amené à connaître d’extraordinaires aventures ?

À la vérité, il n’y avait rien de surprenant dans tout ce qui survenait et les événements n’étaient, au sens le plus philosophique des mots, que des conséquences naturelles, des résultats obligatoires.

Juve enquêtait toujours relativement aux mystérieuses affaires dans lesquelles se trouvait compromis le malheureux directeur de la Monnaie.

Juve enquêtait toujours et enquêtait avec d’autant plus d’énergie, d’autant plus de rage, d’autant plus de persévérance que ses enquêtes n’avançaient guère, qu’il ne découvrait pas grand-chose, ce qui, naturellement, piquait de plus en plus sa curiosité.

Que se passait-il, d’ailleurs ? Quelle était la véritable explication aux phénomènes troublants, inquiétants et tragiques qui se succédaient de jour en jour ?

Pourquoi le valet de chambre Firmain avait-il été assassiné ? Pourquoi Paulette de Valmondois était-elle morte ? Comment se faisait-il que des pièces d’or antidatées s’échappaient de la Monnaie, échappaient plutôt à la vigilance du directeur, Léon Drapier ?

Juve ne savait rien de tout cela.

Il avait deviné, certes, que Fantômas était mêlé à ces sombres aventures. L’ombre effroyable du bandit, du Roi de l’épouvante, du Maître de tous et de tout, planait sur ces mystères. Cela n’était pas douteux, mais c’était peut-être la seule certitude que Juve eût osé mettre en avant.

Ah ! l’invraisemblable aventure que celle de ce malheureux Léon Drapier que la police, de plus en plus, tendait à considérer comme coupable !

Juve, lorsqu’il y réfléchissait, grinçait des dents, serrait les poings, s’emportait contre le sort qui lui semblait injuste et mauvais…

Ce n’est pas Léon Drapier, pourtant, qui a coupé la langue à Mon-Gnasse et à La Puce !…

L’horreur dernière, l’effroyable mutilation, imposée aux deux apaches troublait et inquiétait Juve au plus haut point.

Il n’était pas, en effet, il ne pouvait pas être victime des choses à ce sujet.

À coup sûr, la Puce et Mon-Gnasse étaient tombés sous les coups de Fantômas ; lui seul, le Roi du meurtre, le tortionnaire éhonté, pouvait avoir osé cela, pouvait surtout l’avoir réalisé, l’avoir réussi, presque sous l’œil de la police, à deux pas des inspecteurs Nalorgne et Pérouzin.

Mais pourquoi Fantômas avait-il agi ainsi ?

Certes, Juve devinait bien le but du bandit. Il avait voulu imposer silence à Mon-Gnasse et à la Puce. Il avait voulu, sachant ses complices fort capables de le trahir, les rendre muets pour toujours…

Craignait-il donc à ce point les bavardages de Mon-Gnasse et de la Puce ? Ceux-ci avaient-ils donc joué un rôle prépondérant dans les ténébreuses intrigues que Fantômas menait à cette heure ?

Et Juve s’effarait d’autant plus de cette mutilation qu’elle amenait désormais un effroyable malheur.

Ah ! certes, Mon-Gnasse et la Puce, que l’on soignait à l’hôpital, qui allaient mieux, qui échapperaient peut-être à la mort, frôlée de si près, n’eussent pas résisté au désir de se venger !… S’ils avaient pu parler, s’il leur avait été loisible de trahir ce que l’on craignait qu’ils trahissent, dans leur colère furieuse, dans leur rage déchaînée, dans leur rancune aveugle, ils n’eussent pas hésité une seconde.

Mais Fantômas avait assurément bien pris ses précautions.

La Puce et Mon-Gnasse ne pouvaient rien pour le dénoncer, ils étaient muets, muets pour toujours… Tant qu’ils n’auraient pas appris le langage des sourds-muets, il leur serait interdit de se venger, ils ne pourraient trahir celui qui les avait si effroyablement atteints.

Dès que les deux apaches avaient commencé à aller mieux, Juve avait été les interroger, muni des pleins pouvoirs de M. Havard qui, naturellement, outré de l’imbécile attitude de Nalorgne et de Pérouzin, avait dû faire contre fortune bon cœur et remettre l’enquête aux mains de Juve.

Celui-ci, en se rendant à l’hôpital, concevait évidemment de formidables espoirs. Il pensait bien tirer de Mon-Gnasse et de la Puce des indications intéressantes.

— Qu’ils ne puissent pas parler, soit, s’était dit Juve, mais nous correspondrons par écrit !

Or, Juve avait connu alors une abominable déception, ni Mon-Gnasse ni la Puce ne savaient écrire…

Et depuis ce moment, et c’était bien ce qui désespérait Juve, l’enquête traînait lamentablement. Un tel faisceau de charges, de présomptions, de vraisemblances se groupait autour de Léon Drapier que le directeur de la Monnaie était presque accablé.

Il n’y avait, Juve s’en rendait bien compte, plus guère que sa haute situation qui pût faire hésiter la police.

Si Léon Drapier avait été un pauvre bougre, il aurait été sans doute, et depuis longtemps, appréhendé, jeté en prison ! Mais dans les sphères officielles, devant le scandale effroyable que ne manquerait pas de faire naître une semblable arrestation, on hésitait encore…

Juve, pourtant, se disait :

— Ils iront jusqu’au bout, on le prendra au collet… et pourtant il est innocent !

Juve, à ce moment, était beaucoup plus libre d’esprit, beaucoup moins inquiet qu’au début de l’enquête.

La persuasion où il était en effet que Fantômas jouait un rôle dans les abominables mystères qu’il vivait était pour lui, en même temps qu’une cause de trouble, un motif de tranquillité.

Juve, en effet, n’oubliait pas et ne pouvait pas oublier qu’Hélène allait incessamment arriver au Mexique débarquant du voilier qui l’avait recueillie lors de son évasion de la barge hollandaise.

Si Fantômas avait été libre, s’il avait disparu, si Juve avait cru la jeune fille exposée aux coups du bandit, il aurait été mortellement inquiet, mortellement désespéré surtout, de n’avoir pu voler à son secours.

Mais Juve, maintenant, avec son flair de policier, avait la certitude que Fantômas était à Paris. Hélène ne courait donc aucun danger, elle ne risquait rien, elle n’avait pas besoin de lui.

Et Juve ne s’en acharnait que davantage à poursuivre le misérable.

Juve, d’ailleurs, ne reculait devant rien. Ainsi qu’il en avait coutume lorsqu’il s’agissait d’enquêtes policières, il risquait le tout pour le tout. Il jouait sa vie à l’aventure, pour arriver à la vérité.

Juve s’était dit tout d’abord qu’il était inutile, qu’il était mauvais d’enquêter sous sa véritable apparence. C’était pourquoi il s’était fait si nettement une tête d’apache.

Mieux que personne, Juve savait se grimer. Il était donc méconnaissable en voyou.

Et c’était en voyou, en membre ordinaire de la pègre, qu’il avait poussé l’audace, cette nuit-là, jusqu’au point de s’introduire à la Monnaie, dans l’espoir d’y surprendre quelque chose qui pût le renseigner, lui faire deviner, au moins, l’explication des mystères dont il poursuivait la solution.

Pendant le cours de son audacieuse expédition, Juve avait recueilli des détails qui, désormais, lui permettraient d’agir car, en effet, à l’instant où il était sorti des caves de la manutention, il ne paraissait aucunement fâché d’avoir eu l’idée d’y aller faire un tour.

Que savait-il au juste, toutefois ? Qu’avait-il deviné ?

Lui seul aurait pu le dire, ce n’était pas certainement aux membres de l’Enfer qu’il allait risquer de semblables confidences.

Et Juve, qui n’avait pas voulu se laisser arrêter par la police parce qu’il méditait très probablement quelque nouvelle aventure pour laquelle il avait besoin de son incognito, Juve avait préféré pénétrer dans le bouge, et risquer une fois encore les terribles aventures pouvant survenir en raison de la férocité de la bande qui gîtait là.

Juve, après avoir pénétré dans l’Enfer, avait d’ailleurs fait preuve, une fois encore, de cette extraordinaire présence d’esprit qui le rendait réellement incomparable.

En un instant, en effet, alors que fuyant, sur les berges, la police qu’il sentait sur ses talons, Juve s’était demandé comment se tirer de la fâcheuse situation où il se trouvait, Juve s’était souvenu de l’Enfer.

Il connaissait le bouge depuis le jour où, dans une précédente affaire, Bouzille l’y avait conduit afin d’enquêter sur le vol d’un cadavre, le cadavre du policier Daniel, dérobé par Fantômas à la morgue.

Juve s’était nettement souvenu de la situation du repaire ainsi que du mot de passe qui décidait ses hôtes à ouvrir leur porte d’entrée.

Il s’était souvenu surtout, et cela était le principal, qu’il passait, aux yeux des habitants de l’Enfer, pour Job Askings, le « Roi des voleurs ».

Et c’était alors tout naturellement que Juve avait décidé de se réfugier là. C’était tout naturellement encore qu’il répondit à l’interrogation anxieuse qu’on lui posait :

— Qui je suis ? Job Askings !

Qu’allait-il se passer cependant ?

Les misérables qui se trouvaient devant le policier se laisseraient-ils duper encore une fois ? Admettraient-ils, encore une fois, que Juve était bien Job Askings ?

Le policier, maintenant, se le demandait non sans une certaine frayeur.

Il contemplait en même temps ce bouge, ce bouge effroyable dans lequel il venait d’entrer. L’Enfer n’avait point changé d’aspect. C’était toujours un trou noir, lugubre, éclairé par la lueur clignotante d’une chandelle de suif fichée à la muraille.

Sur le sol, il y avait toujours la vieille paillasse qui servait de lit. Et les hôtes eux-mêmes, toujours armés jusqu’aux dents, hommes à la face de brute, bêtes féroces véritables, épuisés de misères, affolés de crimes étaient, comme jadis, capables de tout, toujours prêts au meurtre, toujours avides de sang.

Juve, tranquillement s’asseyait.

Il ne s’étonnait point du silence qui avait accueilli son arrivée. Il savait que les brutes en face desquelles il se trouvait avaient l’esprit lent, la réflexion pénible.

Ces malheureux vivaient en réalité dans une telle misère, dans une si sévère pauvreté, qu’ils n’étaient plus guère des hommes, qu’ils étaient tombés peu à peu au rang de l’animal, qu’il leur était pénible, impossible presque, de risquer une phrase.

Juve, cependant, assis sur un billot de bois, demandait :

— Et les affaires, ça va ?

Il sentait le besoin d’engager la conversation. Il fallait, pour détourner les soupçons, qu’il dît quelque chose, qu’il prononçât quelques paroles, qu’il se mît bien avec la bande.

Or, à la question de Juve, d’un coin de la paillasse où il était étendu, fumant une grosse pipe, un homme se soulevait, le chef, celui-là même que Juve, jadis, pour accréditer son personnage de Job Askings, avait proprement volé. Il répondit :

— Les affaires, non, ça n’va pas ! On n’fait rien ! On s’serre la ceinture ! Pas même de quoi s’emplir les dents creuses ! Et toi, du pèze ?

— Oui, du pèze ! répondit Juve.

Le vieux se rapprocha curieusement… Une flamme de convoitise brillait désormais dans ses yeux.

— Ah ! faisait-il, tu as du pèze sur toi ?

Juve, à ce moment, frémit. Peut-être bien venait-il de commettre une terrible imprudence en se vantant ainsi ! Qui prouvait que ces gens qui l’entouraient, qui étaient des bandits, n’allaient point se jeter à l’improviste sur le policier ?

Ils n’hésiteraient certainement pas devant un crime ! Ils ne reculeraient pas devant un meurtre !

Et Juve, à les contempler, comprenait que pour ces misérables la vie d’un homme pesait si peu qu’ils tueraient sans hésiter pour quelques sous, pour quelques pièces d’argent.

Juve, pourtant, comprit qu’avant tout il ne fallait pas laisser deviner son émoi.

La gaffe est faite, estima-t-il, il faut maintenant marcher jusqu’au bout !

Et, tranquillement, il affirma :

— Assurément, j’ai du pèze !… J’ai plus de cinquante mille balles sur moi !

Mais, en même temps qu’il disait cela, Juve, bien ostensiblement jouait avec la crosse de son revolver.

Le vieux reculait. Ce que venait de dire Juve le laissait haletant. Pareillement, les autres occupants de l’Enfer semblaient stupéfiés d’admiration. Une flamme brillait dans leurs yeux, une rougeur empourprait leurs joues.

— Cinquante mille balles !…

Ils répétaient cela d’un air effaré.

Le vieux déclara :

— Eh bien ! tu n’t’embêtes pas !… Mais, tout d’même, mon vieux, on est heureux d’ta veine ! Un type comme toi, faut pas que qu’ça traîne la misère !

Il y avait, dans cette simple parole, toute l’admiration, tout le respect aussi de l’apache misérable pour un voleur du talent et du génie de Job Askings.

Le vieux déclarait encore :

— Ici, tu ne risques rien ! Tu es en sûreté !…

Juste à ce moment, et comme si un démenti sinistre avait dû être opposé aux paroles du bandit, un vacarme retentit.

La porte de l’Enfer s’étoilait. Elle se trouait à un endroit, une balle blindée s’écrasait contre le mur.

Juve l’avait sentie siffler près de son visage. Il se levait, fronçant les sourcils, mais ne tremblant pas.

— Je suis en sûreté… dit-il, hum ! c’est à voir…

Une fusillade éclatait. Les habitants de l’Enfer se prirent à trembler.

— Je crois que cela va chauffer ! dit Juve simplement.

Mais qu’arrivait-il donc encore ?…





XIX



Fâcheuse posture

Il était dit cependant que, cette nuit-là, toutes les prédictions, toutes les prophéties de Juve recevraient de cruels démentis.

Le policier, en effet, n’avait pas fini de déclarer que cela allait chauffer, qu’il semblait tout au contraire qu’il n’allait rien se passer du tout. La fusillade cessait, le calme se rétablissait et c’était brusquement le silence impressionnant de la nuit, un silence que troublait à peine le ruissellement léger de l’eau coulant sous les ponts.

— Ma foi, j’y comprends plus rien ! murmura une voix derrière Juve.

Le policier alors se retournait.

Il éprouvait à cet instant une impression qu’il ne devait pas oublier de toute sa vie.

Lorsqu’il était entré dans l’Enfer, en effet, quelques instants plus tôt, il avait tout juste aperçu quatre ou cinq individus assis sur la paillasse et mangeant des croûtes de pain qu’ils trempaient dans une sorte de marmite où l’on devinait une innommable soupe.

Or, au bruit de la fusillade, au bruit de l’alerte, il semblait que l’Enfer se fut brusquement peuplé d’une foule surprenante !

Juve n’avait jamais été jusqu’au bout du souterrain aménagé en repaire. Il imaginait à vrai dire que ce souterrain n’était pas profond, qu’il s’arrêtait à sept ou huit mètres de là.

Or, Juve s’était trompé, assurément. Des chandelles en effet venaient de s’allumer et, à leur lueur tremblotante, le policier pouvait apercevoir une énorme profondeur de caverne, comprendre que le boyau souterrain de l’égout était en réalité fort long, s’enfonçait très loin sous les berges.

Le mouvement de surprise de Juve cependant n’échappait pas au vieux chef. Celui-ci ricana :

— Ah oui ! commença-t-il. Tu n’avais pas encore admiré la maison !… Regarde, Job Askings ! Il y a de la place !

— Il y a de la place ! répéta Juve.

Mais ce qui surprenait surtout le policier, ce qui l’avait troublé, lui, l’homme impassible dont le sang-froid prodigieux ne s’étonnait jamais, c’était qu’en réalité ces souterrains étaient peuplés d’une foule de bandits.

D’où sortaient-ils donc tous ?

Juve, avec frayeur, contempla ces hommes qui avaient d’épouvantables figures de vice et de crime. Ils semblaient issus de l’ombre. Peut-être dormaient-ils quelques instants avant, couchés sur la paille, ou bien alors il y avait des trous qui communiquaient avec la galerie principale, et c’était de ces anfractuosités insoupçonnables que les misérables accouraient !

Juve, cependant, s’était adossé à la muraille. Il tenait son revolver, il fronçait les sourcils, nerveux, inquiet.

— Vous êtes nombreux ? dit le policier.

— Oui, ricana encore le chef. Ça grouille, ici.

Et il ajoutait avec un sourire ignoble qui découvrait sa bouche édentée :

— Ceux qui nous connaissent nous surnomment les Grouilleurs.

À ce moment la scène devint fantastique. L’un des individus qui entouraient Juve avait jeté dans le foyer une bûche résineuse et celle-ci brûlait avec de grandes flammes jetant d’extraordinaires reflets rouges.

Il en résultait des ombres stupéfiantes. Les armes que chacun tenait miroitaient, devenues rouges, comme souillées de sang. Les visages hâves et amaigris se creusaient plus encore, les yeux de tous brillaient enfin de flammes furieuses.

— Sûrement que les rigolos ont parlé !

— On n’peut donc plus dormir tranquille, maint’nant !

— À c’t’heure, c’est-y la police qui cogne là-haut ?

Ces quelques paroles rappelaient Juve à la réalité des faits.

Un instant, il avait cru vivre un cauchemar extraordinaire. Il avait pensé être transporté au pays des songes. Il avait douté du témoignage de ses sens, stupéfié de trouver en plein Paris, en son époque ultra-moderne, une bande de misérables qui rappelaient les bandes d’autrefois, les compagnons des criminels, des grands voleurs, comme les Mandrin et les Cartouche.

Lourdement, il retomba de cette vision extraordinaire dans le souci des choses présentes.

Les Grouilleurs, puisque les habitants de l’Enfer se nommaient ainsi eux-mêmes, demeuraient tous immobiles, haletants, prêtant l’oreille.

Juve, lui aussi, écouta.

Au-dessus de sa tête, sur la berge, on entendait des pas sourds, précipités, saccadés… Par moments, un cri retentissant, l’appel furtif d’un homme aux abois :

— Par ici !… Par là !…

Juve frémit. Évidemment, c’était la rafle !

Or, à cet instant, Juve éprouvait un nouveau et très bizarre sentiment.

Pour quelques minutes, en effet, lui qui était policier, lui qui était un honnête homme, lui qui consacrait sa vie à défendre la société contre le plus redoutable ennemi de la justice, il se trouvait tout d’un coup solidaire des bandits qui l’entouraient ; il avait comme eux peur des agents qui, sur le quai, faisaient leur devoir… Les Grouilleurs, cependant, prenaient désormais des mines farouches.

— Sûrement, déclarait l’un d’eux, c’est encore les cognes qui opèrent là-haut ! Ils poissent les frères de la berge…

C’était bien ce que pensait Juve.

Le policier, en effet, qui s’était réfugié dans l’Enfer pour éviter la poursuite des agents lancés à ses trousses lors de sa sortie de la Monnaie, ne pouvait guère se faire d’illusions.

Les agents ne le trouvaient pas. Ils avaient en revanche découvert, sur les berges, tous les pauvres errants de nuit qui étaient venus dormir là, oublier un peu leur fatigue et leur détresse.

Et les agents, sans doute énervés de leur poursuite vaine, parquaient tout le monde, le triaient, s’efforçaient d’arriver à découvrir l’homme qu’ils cherchaient.

— Pauvres bougres ! soupira le policier. Ce sont eux qui vont payer pour moi !…

Juve, toutefois, n’était pas très inquiet à leur sujet.

Il savait fort bien, en effet, que les arrestations opérées cette nuit-là au cours de la rafle ne seraient probablement pas maintenues. Les arrestations coûtent cher ; un homme en prison, c’est une bouche à nourrir !

Juve, maintes fois, avait réfléchi à ce terrible problème qui fait que la police relâche soixante-cinq pour cent de ceux qu’elle arrête, et cela pour ne pas grever le budget déjà si lourd des prisons d’Etat…

Or, à l’instant où Juve réfléchissait de la sorte, les misérables qui l’entouraient continuaient à s’agiter. Ils allaient et venaient dans la caverne, ils paraissaient nerveux au possible, et ils décrochaient les armes qui pendaient au mur. Ils glissaient des cartouches dans le tonnerre de leur revolver…

Juve assistait à tous ces préparatifs, se demandant un peu ce que ces gens-là comptaient faire.

Assurément, leur repaire, l’Enfer, n’était pas connu des autorités policières ! Sans Bouzille, Juve ne l’aurait jamais découvert. Il n’avait donc qu’à rester bien tranquille, à attendre les événements.

Mais Juve raisonnait ainsi parce qu’il estimait que, sans doute, la balle qui avait passé à travers la porte grillée était une balle perdue, une balle qui avait ricoché, manqué son but, et qu’à coup sûr on n’allait pas donner l’assaut à l’extraordinaire souterrain.

Or, comme Juve raisonnait ainsi, brusquement, des exclamations retentissaient à côté de lui. Deux Grouilleurs accouraient. L’un était un tout jeune homme qui pouvait compter tout juste dix-huit ans, dont le visage émacié semblait perpétuellement flamber dans une terrible fièvre. L’autre était un homme d’une quarantaine d’années, la figure surprenante, un étranger, sans doute.

Tous deux crièrent en arrivant à la hauteur de Juve :

— La paix ! vous autres, et qu’on rapplique !…

Alors le jeune homme, le gamin, l’enfant étendit la main.

Il tenait un objet qui brillait, et dont, à première vue, il était difficile d’identifier la nature. Le jeune Grouilleur s’expliquait :

— Zieutez-moi ça, demandait-il, et n’rigolez pas ! Moi, j’vous dis qu’c’est grave, c’qui s’passe là-haut, c’est pas seul’ment la rousse qui opère, c’est bien mieux qu’ça, c’est les bandes qui s’foutent une peignée !

Juve, à ce moment, ne comprenait pas. Sa surprise cependant n’allait pas être longue. Le chef des Grouilleurs, en effet, le vieillard à barbe blanche, qui avait entretenu Juve, se précipitait vers son compagnon :

— De quoi ? demandait-il. Qu’est-ce que tu jactes ?

L’autre se troublait. On semblait, parmi les Grouilleurs, nourrir un grand respect pour le chef. Nul ne lui adressait la parole, tous baissaient la voix lorsqu’il les considérait.

— Chef ! répondit l’enfant, c’est pas les cognes qui sont là-haut. Et la meilleure preuve, c’est que voilà là balle qui a étoilé not’porte ! Sûrement qu’elle n’a pas été tirée par le rigolo d’un flic, elle vient de la Ruisselance…

Juve, à ce moment, frémissait.

Ce que disait le gamin était fort compréhensible pour lui.

Il n’ignorait pas en effet que les apaches, les misérables qui considèrent Paris comme une forêt et vivent au milieu des foules une existence de sauvage, faisant le coup de feu, jouant du couteau, traitant tout passant attardé comme un gibier ou une proie, éprouvent quelque difficulté à se procurer sans attirer l’attention des cartouches et des munitions.

Juve, maintes fois, avait soupçonné qu’il existait au cœur même de Paris, peut-être, en quelque coin que nul policier n’avait découvert, une véritable fabrique de cartouches. Elle s’appelait la Ruisselance… Il le savait, ou pensait le savoir par le bavardage d’un homme arrêté certain jour à la préfecture. La Ruisselance devait être une entreprise formidable et Juve n’ignorait pas que ses projectiles avaient une marque spéciale, une composition particulière, qui les rendait facilement reconnaissables.

C’était même en raison des différences notables entre les projectiles que bien souvent Juve avait pu conclure :

— Tel coup de feu a été tiré par un malfaiteur… Tel coup de feu a été tiré par un policier…

Quoi qu’il en fût, cependant, la déclaration du Grouilleur soulevait un vif intérêt parmi ses compagnons. Le chef avait pris à son tour la balle retrouvée qui s’était écrasée contre une pierre de la redoute et l’examinait avec attention.

— C’est juste, disait-il. Ce pruneau-là vient de la Ruisselance, c’est pas les flics qui l’ont tiré…

Mais le chef ajoutait :

— Cela ne prouve pas grand-chose, cependant ! Il y avait peut-être un copain qui était parmi les frères de la berge ! Rien ne prouve que ce ne soit pas lui qui ait fait feu !

À ce moment encore, un homme sortait de l’ombre, dont Juve remarqua l’allure autoritaire. Il écartait du geste ses compagnons qui entouraient le chef. Il les repoussait dédaigneusement et nul ne protestait.

À la fin, il déclara :

— Cognes ou pas cognes, il se passe quelque chose là-haut ! Il faut voir… Il faut savoir ! Que ceux qui ont confiance me suivent ! Voilà !… Qui qu’en est ?

Alors le chef se tourna vers Juve.

— Job Askings ! dit-il. Celui-là, c’est mon fils… C’est lui qui commandera dans l’Enfer quand je serai mort. Il est brave…

— Il est brave ! s’inclina Juve.

Et toujours le policier se croyait transporté en un pays fantastique. Toujours il avait l’impression de vivre un cauchemar.

Qu’ils étaient donc étranges, ces hommes, ces Grouilleurs qui semblaient si terribles et qui, d’autre part, vivaient avec des mœurs quasi patriarcales, le père étant chef, le fils devant prendre sa succession, et tous respectant une loi unique !

Le vieillard, cependant, continuait :

— C’est mon fils et il ne craint rien. Tu l’entends, d’ailleurs ? Ici, nous sommes en sûreté, il n’y a pas de policier au monde qui puisse découvrir cet asile…

— En effet ! dit Juve qui, à cette déclaration, avait envie de sourire.

— Eh bien, continua l’homme, quand mon fils entend des coups de feu, il ne peut plus tenir en place… Il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille se battre !

Il y avait une étrange grandeur dans les paroles de ce misérable, qui semblait ainsi si fier des ardeurs belliqueuses de son rejeton.

Juve, étonné, se demandait comment tout cela allait finir.

Le vieillard reprit :

— Tu veux aller te battre, va !

Et il ajoutait avec un sourire féroce qui donnait le frisson à Juve :

— Si tu trouves des policiers, là-haut, tue-les !

Alors Juve n’hésita pas.

— C’est bon ! dit-il. Je vous accompagne !

Il lui venait à la pensée qu’il ne pouvait véritablement, lui précisément qui était policier, rester avec ces bandits, alors que là-haut peut-être, sur sa tête, sur les berges, des drames effroyables se passaient.

La fusillade avait repris. Les coups de revolver éclataient fréquemment. Les balles devaient siffler. Qui tombait ? Les agents de la Force, sans doute…

— Je ne peux pas laisser se commettre des assassinats sans aller me jeter dans la mêlée !…

Et Juve s’offrait à aller accompagner le jeune Grouilleur, et le chef, ému, touché peut-être, applaudissait à son courage.

— Bien ! déclarait-il, Job Askings, tu es courageux. Je le savais. Bravo !

À ce moment, dans le bouge, cinq individus se rangeaient derrière le jeune homme qui était le fils du chef.

— On part ? demandaient-ils.

Juve fit un pas vers eux, mais le chef le retint.

— Attends ! dit-il.

Le vieillard semblait réfléchir ; brusquement il demanda :

— Job Askings, as-tu confiance en moi ?

— Sans doute ! fit Juve. Pourquoi ?

La physionomie du vieillard était grave, Juve se demanda quel incident allait encore survenir. Le bonhomme pourtant continuait :

— Job Askings ! Tu m’as dit que tu avais cinquante mille balles dans tes profondes. Est-ce vrai ?

— C’est vrai ! fit Juve, qui n’avait pas un sou sur lui.

Le chef continua encore :

— Job Askings, les flics sont là-haut. Une surprise est toujours possible. Les balles sont mauvaises. Tu peux être tué… Veux-tu me laisser ici en dépôt ta fortune ? Si tu es sauf, je te la rendrai ; si tu meurs, je la garderai, et du moins les flics ne l’auront pas !

Juve, à cet instant, était de plus en plus surpris. Il n’y avait en effet pas à s’y tromper. Les Grouilleurs semblaient être, non point seulement une bande de voleurs, une horde de pègres se débattant comme des forcenés au milieu de la vie civilisée, c’était plutôt une peuplade, une peuplade de bandits, et cette peuplade pratiquait l’hospitalité, prétendait à l’honnêteté, avait son honneur et ses vertus !…

— Les étranges gens ! estima Juve.

Mais le policier surtout était épouvanté chaque fois qu’il entendait prononcer par ces surprenants individus un mot ayant trait à la police.

La police ! C’était véritablement l’ennemi de tous les jours. Il y avait guerre acharnée entre elle et les Grouilleurs !

Juve, brusquement, songeait que cette haine féroce de ces individus, c’était peut-être bien l’explication de tant de crimes incompréhensibles, de tant de meurtres inexpliqués.

Ah ! sans doute, lorsque les Grouilleurs se glissaient hors de leur repaire, lorsqu’ils se répandaient pour effectuer leurs rapines dans Paris, il devait se passer d’horribles choses que personne n’avait jamais soupçonnées !

Combien d’agents étaient tombés victimes du devoir !

Combien d’inspecteurs de la Sûreté avaient été retrouvés quelquefois, la poitrine trouée d’un coup de couteau, sans que nul pût se douter de la cause de leur mort !

À coup sûr, les Grouilleurs devaient être pour beaucoup dans ces forfaits !

Ces hommes, que leur repaire insoupçonné faisaient en quelque sorte inattaquables, devaient tout oser. Ils devaient surtout tuer, tuer pour le plaisir de tuer, affolés de colère lorsque le hasard les amenait à rencontrer un agent.

Juve, toutefois, devait répondre et répondre vite à la question du chef.

Or le policier était avant tout un curieux des mœurs d’apaches. Il lui semblait très amusant de confier un dépôt au chef des Grouilleurs. Il voulait savoir si ce dépôt serait réellement et scrupuleusement gardé. Juve prit dans sa poche son portefeuille ; il avait heureusement sur lui une grosse enveloppe bourrée de papiers sans importance et dont le poids et les dimensions permettaient d’affirmer qu’il s’agissait de billets de banque.

Juve pris cette enveloppe et la cacheta.

— Tu as raison, dit-il, prends, chef ! Si je ne suis pas mort, tu me rendras cela. Au cas contraire, tu le garderas.

Le vieillard prit l’enveloppe et la serra dans sa propre poche.

— C’est bon ! dit-il, va maintenant !

Juve, à cet instant, se demandait de quelle façon les Grouilleurs allaient rejoindre les berges.

Assurément, ils ne voudraient pas sortir par la porte de l’Enfer par laquelle était entré Juve. Cela eût attiré l’attention, cela eût pu les compromettre.

Le fils du chef, d’ailleurs, à la tête des cinq compagnons qui s’étaient rangés derrière lui et précédant Juve, se dirigeait d’un côté tout opposé. Il marchait vers le fond du souterrain.

Juve, à cet instant, réfléchissait encore.

Qu’allait-il faire ? Que devait-il faire ?

Le policier se sentait cruellement embarrassé.

Son devoir était peut-être de se jeter sur le fils du chef dès qu’il serait sorti de l’Enfer, son devoir de policier était peut-être d’aider les agents qui combattaient, de leur indiquer le repaire des bandits, de les faire capturer ?

C’était là son devoir de policier, oui, mais où était son devoir d’homme ?

Et Juve, subitement, se trouva embarrassé.

Il était allé chez les Grouilleurs pour leur demander asile ; il était entré dans l’Enfer alors qu’il fuyait la police, alors qu’on le poursuivait.

Dans l’Enfer, il s’était présenté sous le nom de Job Askings. On l’avait reçu, on l’avait accueilli, on l’avait sauvé…

Juve pouvait-il, désormais, honnêtement, livrer ces gens ?

— Non ! non et non ! se déclara le policier.

Il ne voulait pourtant pas, l’excellent Juve, rester du côté des misérables et faire avec eux le coup de feu contre les agents !

Il ne voulait même pas, par sa présence, sembler pactiser avec ces gens qui étaient, après tout, des assassins.

Et Juve, brusquement, prit son parti.

— Une fois sur la berge, décidait-il, je m’enfuirai, je les laisserai se débrouiller, je ne puis que cela pour eux, mais cela je le puis et je le dois !…

La petite troupe cependant, après avoir longé le souterrain, tournait à droite dans une galerie dont Juve reconnaissait évidemment la destination. Il s’agissait très certainement d’un égout encore, d’un égout que la ville avait depuis longtemps abandonné et qui devait longer les quais.

Comment allait-on en sortir ?

Juve fut rapidement documenté. Ses compagnons s’arrêtaient en effet devant de grossiers crampons de fer qui montaient le long d’un puits.

— Attention ! lui souffla l’un d’eux. Au-dessus de notre tête, il y a tout juste une grosse trappe qui est cadenassée et à laquelle personne ne prête attention. C’est une plaque de fonte qui pèse fort lourd. Le chef seul en a la clé. Il va la soulever, et nous allons nous glisser dehors. Compagnon, il faudra faire vite, car il ne faut pas que personne puisse jamais se douter de l’importance de cette plaque d’égout !

Juve le comprenait fort bien et se hâtait en effet de se couler hors du puits à la suite de ses compagnons.

Le temps avait changé cependant.

Cependant que Juve, avec bonheur, respirait à pleins poumons de larges bouffées d’air pur, il notait que la pluie cinglait avec force, que le vent sifflait par rafales.

C’était d’ailleurs une nuit d’horreur, une nuit tragique d’épouvante.

À peine sorti du trou, à peine échappé de l’Enfer, Juve entendait brusquement la fusillade crépiter autour de lui.

Qui se battait et qui tirait ? De quel côté était la police, de quel côté étaient ses adversaires ?

Juve, d’abord, ne put pas le savoir.

Les berges étaient complètement noires ; des balles perdues avaient brisé les réverbères qui longent les quais et l’on devinait avec peine, parmi les amoncellements de matériaux disposés près des péniches, le passage furtif d’ombres rapides.

Était-ce des amis ou des ennemis ?

Par moments seulement de vives lueurs éclataient. Une détonation retentissait alors, un coup de feu venait d’être tiré. Qui tombait, si quelqu’un tombait ?

Interdit, Juve venait d’imiter la manœuvre de ses compagnons. Il s’était jeté à plat ventre, il écoutait.

Le fils du chef des Grouilleurs se retourna vers lui.

— Job Askings, disait-il, l’affaire a l’air bougrement grave. La police est à droite, et nous autres nous devons aller à gauche.

— Comment le sais-tu ? demanda Juve.

Mais, à cette simple question, le jeune homme haussait les épaules.

— Si tu n’étais pas anglais, déclarait-il à Juve, tu ne me demanderais pas quelque chose d’aussi simple ! Les frères qui s’battent là-bas ont tous des cartouches de la Ruisselance. Elles ne claquent pas comme les autres, on ne peut pas s’y tromper. Les nôtres sont à gauche, je l’entends rien qu’au bruit des rigolos…

Le jeune homme se retournait vers ses compagnons, il commandait à voix basse :

— Vite ! Allons !

À ce moment, Juve, les voyant partir en rampant dans la direction des combattants qui se trouvaient sur la gauche, éprouvait une violente envie de se glisser vers la droite.

Fidèle à sa résolution, en effet, le bon Juve n’avait qu’une idée, rejoindre les agents, trouver un prétexte, s’enfuir, ne pas prendre part à une lutte où ses sentiments chevaleresques lui interdisaient de figurer.

Or, à cet instant, Juve cependant se glissait furtivement vers la gauche.

Pourquoi donc ?

Juve rampait sur le sol. Il s’écorchait les mains et les genoux. Il se meurtrissait le visage. Qu’importe ? Tenant son browning d’une main, prêt à faire feu si d’aventure il était en danger, s’il devait défendre sa vie, Juve, s’écartant de la police, allait vers les apaches, frissonnant à la pensée que c’était peut-être une balle d’ordonnance qui allait, d’un instant à l’autre, le frapper…

Juve n’agissait pas au hasard, Juve ne perdait nullement la tête et faisait volontairement ce qu’il faisait.

Juve n’allait pas faire le coup de feu contre la police, et Juve n’avait pas non plus l’intention de trahir les misérables dont il était, après tout, l’obligé.

Non ! Ce qui poussait Juve à la suite des Grouilleurs qui couraient à la bataille, c’était seulement la curiosité, une curiosité ardente, formidable, une curiosité qui le faisait haleter.

Ils étaient sortis sept en effet de l’égout. Ils étaient sortis six Grouilleurs et Juve…

Or, depuis qu’ils rampaient tous dans la direction de la bande qui livrait une véritable bataille à la police, Juve comptait sept corps étendus sur le sol, sept corps qui, péniblement, se faufilaient, gagnaient du terrain au risque d’être découverts, au risque d’être fusillés par les agents aussi bien que par les misérables, car aucun des deux partis ne pouvait les reconnaître.

Quel était donc le septième personnage qui venait de rejoindre la bande ?

Quelle était l’ombre qui était sortie de l’ombre, qui se mêlait à eux ?

Et Juve, merveilleux de sang-froid, superbe de présence d’esprit, se disait à ce moment :

— Ce septième individu qui vient de se joindre à nous devait être embusqué tout près de l’entrée de l’Enfer. Il ne devait pas prendre part à la bataille. Il a dû assister à notre arrivée ! Mon Dieu ! Ce serait à croire qu’il espionnait les Grouilleurs !

Juve, en vérité, pouvait penser ainsi.

Il se passait, en effet, dans la petite bande, quelque chose d’extraordinaire, de surprenant, de mystérieux. Tandis que les six compagnons rampaient sur le sol, leur septième camarade, Juve le reconnaissait parfaitement, manœuvrait de telle façon qu’il frôlait les Grouilleurs, l’un après l’autre.

Il rompait alors quelques instants auprès d’un des hommes, puis il se laissait distancer, il en rejoignait un autre.

Juve continuait à l’observer.

— Du diable si je sais ce que cela signifie ! pensa-t-il. Cet homme n’est pas, cependant, ne peut pas être un agent ! S’il voit les autres, les autres doivent le voir aussi ; aucun d’eux très certainement n’hésiterait à le poignarder !…

Et ce fut Juve alors qui manœuvra à son tour pour se rapprocher de l’inconnu.

Juve, dédaignant la menace des balles qui sifflaient toujours de tous côtés, Juve, n’écoutant même pas les clameurs de rage qui, par moments, montaient vers le ciel noir, Juve, insensible au spectacle étrange qui l’entourait, oubliant cette bataille que des hommes se livraient dans l’ombre, Juve, sans peur, sans inquiétude, curieux seulement, pressentant un mystère et voulant coûte que coûte en avoir la solution, se relevait avec précaution.

À genoux maintenant, car il cessait de ramper, Juve avança jusqu’à l’inconnu. Celui-ci d’ailleurs paraissait l’attendre. Les deux hommes furent côte à côte.

La nuit toutefois était si noire que Juve, pendant quelques secondes, cherchait en vain à deviner les traits de ce rôdeur qui devait l’examiner lui aussi.

Et c’était une chose brusque, soudaine. L’homme, brusquement, faisait un geste ; il tenait un browning, il tira un coup de feu au hasard, en l’air, si près de la figure de Juve que celui-ci fut brûlé par la poudre.

Le coup de feu, toutefois, avait pour une seconde projeté une vive lueur. C’était comme un éclair de lumière qui trouait l’obscurité de la nuit.

Et, encore que Juve ne se fût pas attendu à cette clarté soudaine, elle lui suffisait pour voir, pour comprendre quel était le personnage qui le frôlait.

Deux cris, deux exclamations, furent poussées…

Et c’étaient deux noms, deux noms surprenants à entendre qui résonnaient dans la nuit !

Le policier avait crié :

— Fantômas !…

Une voix lui avait répondu :

— Juve !…

Et Juve, certes, était assuré de ne pas se tromper. À la lueur fulgurante du coup de feu, il avait vu, nettement vu quel était le septième individu qui s’était ainsi mystérieusement joint à la bande. Cet individu, c’était Fantômas !… C’était le Maître de l’effroi, le Roi de l’épouvante, c’était le Génie du crime !…

Alors une colère folle, une rage indicible, une fureur insensée s’empara de Juve.

Une fois encore, il était en face du misérable que depuis tant d’années il s’acharnait à poursuivre ! Ah ! la lutte allait être terrible, sans pitié, sans merci !

Juve bondit en avant. Il voulait se jeter sur Fantômas, l’empoigner à la gorge, l’étrangler…

Juve, qui, d’ordinaire, était toujours maître de lui, perdait la tête et, grisé peut-être par l’odeur de la poudre, voyait rouge, voulait tuer…

— Fantômas ! Défends-toi !…

Juve avait fait un bond. Il s’élançait sur le bandit, il croyait le tenir déjà, mais il ne rencontrait que le vide.

Fantômas s’était jeté de côté. Le misérable, en même temps, tirait. Juve sentit une vive douleur à l’oreille. Fantômas l’avait visé au front, et sa main peut-être avait tremblé, sa balle avait seulement écorché le policier.

À ce moment, d’ailleurs, et tandis que Juve, emporté par son élan, allait buter dans un tas de matériaux contre lesquels il roulait, des cris s’élevaient de toutes parts.

Les Grouilleurs, stupéfiés, s’étaient brusquement redressés eux aussi. La voix de Fantômas appelait :

— À moi !… À moi !… Tirez donc, c’est Juve !

Et le policier, cependant, entendant cette clameur, ne bougeait plus. Tapi sur lui-même, ramassé, prêt à bondir, Juve écarquillait les yeux, s’efforçait de percer l’obscurité.

Où était Fantômas ?

Où étaient les Grouilleurs ?

Juve entendit ceux-ci qui répétaient :

— Juve est là ? Allons donc ! Tu te moques de nous, Fantômas !

— Non, ripostait le bandit. Il était là, il s’est mêlé à vous à la sortie de l’Enfer !

À ce moment, Juve se prit à sourire. Malgré l’effroyable danger qu’il courait, il ne pouvait s’empêcher de s’amuser de l’erreur où était Fantômas. Ainsi donc, celui-ci imaginait que Juve avait épié les Grouilleurs à l’instant où ils surgissaient sur les berges !

Il ne savait pas que Juve sortait de l’Enfer !

Et le policier, qui déjà songeait à tirer parti de la situation, s’applaudissait de cette erreur.

— Très bien ! très bien ! pensait-il. Il ne faut pas que Fantômas se doute de la vérité !

Juve, à ce moment d’ailleurs, éprouvait brusquement une extraordinaire émotion.

— Ah ça ! mais n’y avait-il pas un rapprochement à faire entre les extraordinaires habitants de l’Enfer, entre les Grouilleurs qui fréquentaient les égouts et les larves qui jadis, au moment des affaires du Japisme, avaient si fort épouvanté Paris ?

Juve, alors, avait multiplié les enquêtes pour savoir ce qu’il était advenu du terrifiant royaume des ténèbres que Fantômas avait fondé à cette époque. Il n’en avait jamais eu de nouvelles. Les complices de Fantômas avaient ou semblaient avoir disparu. Les Grouilleurs n’étaient-ils pas leurs successeurs ?

Ce n’était pourtant pas le moment de réfléchir, et Juve, d’ailleurs, ne mettait qu’une seconde à peine à penser à toutes ces choses.

Fantômas était à deux pas de lui ! Il était là dans l’ombre, à la merci de ses coups, si d’aventure il pouvait l’apercevoir.

Cela affolait Juve au point que, marchant au hasard, étendant le bras, il s’avança.

— Fantômas !… Fantômas ! criait le policier. Si tu n’es pas un lâche, viens t’attaquer à moi !

Mais à ce moment, et comme Juve s’attendait à ce que le Maître de l’épouvante bondît contre lui, comme il était prêt à supporter son assaut, Juve se sentit soudainement saisi par des mains vigoureuses qui l’immobilisaient, le ligotaient, l’emportaient comme un paquet.

— Sûrement, il est de bonne prise ! disait une voix.

— Parbleu ! en répondait une autre. J’ai cru entendre qu’il appelait Fantômas à l’aide !

Un troisième personnage ajouta :

— C’est peut-être l’homme qui était à la Monnaie.

Et Juve alors se rassura.

Cette dernière voix qui venait de parler, il l’avait parfaitement reconnue. C’était la voix du policier Mix !

Juve, certainement, venait d’être fait prisonnier, mais il avait été fait prisonnier par les policiers, cela vraiment n’était pas bien grave !

Juve, s’étant rassuré en reconnaissant la nature et le caractère de ceux qui l’emportaient, se gardait de protester. Instinctivement même, l’excellent policier se félicitait à cette minute des aventures qui survenaient et du caractère qu’elles présentaient.

— Après tout, se disait Juve, puisqu’il ne m’a pas été permis d’arrêter Fantômas, puisque le monstre s’est échappé à la faveur de l’obscurité, puisqu’il a profité de la nuit pour s’enfuir, j’aime autant être prisonnier de la police que libre ! Cela coupe court à mes scrupules de conscience. En ce moment, je ne peux rien faire, et par conséquent je n’ai pas à me mettre martel en tête sur la conduite que je dois tenir !

Juve ne se débattait donc pas. Sagement, il se laissait bousculer, pestant seulement en lui-même contre la façon un peu brusque dont on le transportait.

On l’avait pris par les pieds et par les épaules, on le secouait pas mal, et cette façon de voyager n’avait rien de particulièrement agréable.

La fusillade, d’ailleurs, continuait. Elle semblait toutefois diminuer d’intensité, les coups de feu devenaient de plus en plus rares.

— Fantômas, peut-être, songea Juve, s’occupe à rallier ses hommes… Il les oblige à faire retraite, il les fait reculer !

Et, en disant cela, en le pensant plutôt, car Juve n’articulait pas une parole, le policier ne pouvait s’empêcher de sourire d’un sourire mystérieux.

Juve, en effet, pendant qu’on le transportait et alors qu’on le brutalisait tant soit peu, paraissait véritablement heureux, enchanté au possible.

— Il me semble que je comprends, disait-il, que je comprends bien des choses…

Ces réflexions, toutefois, étaient fort brusquement interrompues. À côté de lui, une voix venait de murmurer :

— Derrière ce tas de briques, nous sommes à l’abri des balles. Déposez le prisonnier à terre, il faut l’interroger !

À l’instant même, ceux qui transportaient Juve ouvrirent les mains. Le policier se sentit choir sur le sol rudement, il poussa, malgré son bâillon, un grognement de colère.

— Doucement, nom d’un chien !

Or, à cet instant, un inspecteur tirait de sa poche une lampe électrique, qu’il allumait. Juve ne pouvait pas voir les traits de l’individu, car on l’avait bâillonné avec une pèlerine enroulée autour de sa tête, une pèlerine analogue à celle dont se servent les agents cyclistes. Il entendit des exclamations surprises :

— Qui diable peut être ce coco-là ?

La voix de Mix, en même temps, s’informa :

— En tout cas, messieurs les agents, il doit être de bonne prise !

À cet instant, Juve pensait :

— Décidément, ce Mix est très fort !… C’est probablement lui qui a guidé les braves individus qui doivent s’emparer de moi ! C’est lui qui a osé tenter ma capture ! Allons, je le féliciterai à l’occasion…

Mais, chose curieuse, tandis que Juve pensait ainsi, il souriait un peu narquoisement sous le bandeau qui l’étouffait.

Juve, une fois encore d’ailleurs, n’avait guère le temps de réfléchir longuement. Comme si sa capture avait été l’occasion d’une trêve, et d’une trêve de courte durée, la fusillade crépitait de plus belle désormais.

— Décidément, c’est un véritable combat ! songea le policier.

Il entendit au même instant, à côté de lui, une voix qui commandait furieusement :

— Il faut en finir, nom d’un chien ! Voilà plus de vingt minutes que nous tiraillons à l’aveuglette, cela ne peut pas durer ! Chargeons !

Juve, encore une fois, sourit sous son bandeau. L’homme qui parlait ainsi, certes, il savait bien qui c’était, la voix le renseignait à merveille.

— Bon ! grogna Juve, voilà cet excellent Léon qui se fâche… Eh ! si seulement il pouvait rencontrer Fantômas… Si seulement un coup de feu pouvait faire justice du monstre…

Puis Juve ajoutait ces paroles énigmatiques :

— Il est vrai qu’il n’y a aucune chance que cela arrive. Fantômas, à ce que je crois, ne court aucun danger !

On s’occupait pourtant de Juve, et ceux qui l’avaient pris se trompaient sur l’importance de leur capture.

À côté du policier, toujours étendu sur la berge, en effet, Mix allait et venait, donnant des ordres.

— Parbleu ! il faut savoir qui nous avons pris !… Non, ne lui ôtez pas son bâillon… Il pourrait crier et signaler notre groupe à ceux qui tirent des coups de revolver… Fouillons-le, d’abord.

Mais à ce moment une voix, une voix inconnue, interrompait Mix.

Ce devait être un agent qui s’écriait :

— Ah sapristi ! regardez donc !… Regardez ce que je viens de découvrir…

Que diable avait-on découvert ?

Juve, assez anxieux malgré tout, n’eut pas à se le demander longtemps. L’agent continuait en effet :

— Regardez les semelles de notre prisonnier !… Ah ! bougre de bougre ! Il n’y a pas de doute à conserver, c’est sûrement lui qui est le voleur de la Monnaie ! Il a encore tout plein d’or collé à la semelle de ses chaussures…

À ce moment, Juve pensa éclater de rire sous son bâillon.

— Bon ! supputa-t-il. Voilà que mon affaire devient tout à fait mauvaise !… Si l’on trouve de l’or sous mes souliers, tout le monde va tomber d’accord pour deviner que c’est moi qui étais à la Monnaie tout à l’heure. C’est exact, mais je ne tiens pas à ce qu’on le sache !

Juve, toutefois, entendait à ce moment des clameurs formidables s’élever du quai.

La bataille continuait. Soudain, les agents crièrent :

— À nous !… À l’aide !… Ah ! canailles, rendez-vous donc !

Les appels étaient angoissés. Juve eut l’impression que ceux qui l’entouraient se relevaient avec brusquerie.

— On nous appelle à l’aide, tant pis ! Allons-y ! Notre bonhomme ne peut pas s’évader ! Nous l’interrogerons tout à l’heure !

Le policier Mix, peut-être, n’avait guère envie de retourner au combat. Il eût sans doute préféré rester auprès de Juve et interroger celui dont il avait fait la capture.

M. Mix était en somme un détective privé qui n’avait rien à voir avec les agents de la préfecture et prêtait très bénévolement son concours aux forces policières.

M. Mix, toutefois, ne pouvait pas sembler se désintéresser d’une lutte à laquelle il avait déjà pris part ; Juve perçut que le détective répondait :

— Bon, bon ! Allons leur prêter main-forte ! Nous reviendrons ensuite…

Juve entendit des pas qui s’éloignaient et, de suite, tenta une étrange manœuvre.

— C’est cela, pensait-il, allez donc vous battre, mes enfants ! Vous reviendrez m’interroger quand vous aurez fini, si toutefois je suis encore là !…

Juve, qui ne tenait guère à révéler son identité, à se voir obligé d’expliquer son rôle extraordinaire dans les affaires actuelles, commençait à ce moment à faire tous ses efforts précisément pour n’être pas là quand on reviendrait le questionner.

Juve avait jadis appris d’un clown forain le secret de pratiquer le tour, toujours amusant, de l’homme enchaîné qui se libère en trois secondes.

Mieux que tous les pitres de barrière, Juve avait étudié à fond cet exercice. Il savait que tous les liens de corde sont susceptibles, par des tractions répétées et prolongées, de se distendre, de prendre du lâche.

Il tendit donc ses muscles, il fit effort de toute sa puissance et, sans respect pour les terribles souffrances qu’il s’occasionnait, il arriva petit à petit à faire plus lâches les cordes qui meurtrissaient ses poignets, qui ligotaient ses chevilles.

Juve, quelques instants plus tard, pouvait sortir l’une de ses mains du nœud coulant qui le tenait immobile. Le reste n’était plus qu’un jeu d’enfant. Libre de se remuer désormais, Juve, en quelques secondes, arrivait à se libérer tout à fait.

Il déliait les cordages, il faisait sauter le bâillon qui l’étouffait et, titubant, endormi, à demi asphyxié et fort étourdi, Juve se trouva debout, debout et libre…

— Tout va bien ! déclara alors le policier, de son habituel ton de voix tranquille. Je n’ai plus qu’à m’en aller !

La fusillade, à nouveau, avait cessé. On entendait seulement dans la nuit des colloques nombreux, des ordres donnés à voix haute.

Évidemment, les agents de police, en chargeant, avaient délogé les bandits qui leur tenaient tête des positions où ceux-ci s’étaient embusqués. La police restait maîtresse du terrain.

— Parfait ! parfait ! approuva encore le policier. Je crois que personne n’a plus besoin de moi…

Et Juve, qui ne se trompait pas d’ailleurs, car un certain nombre d’apaches venaient de tomber dans les mains des agents de la préfecture, commença à s’éloigner.

Tout en s’enfuyant, cependant, le policier songeait.

Les événements auxquels il venait d’assister le laissaient évidemment rêveur.

Juve se demandait :

— Mais enfin, que s’est-il passé ? À qui la police livre-t-elle bataille ?

Et, récapitulant les événements, Juve parvenait difficilement à les comprendre. Il était évident que le commencement de l’affaire résidait tout entier dans la poursuite qui avait eu lieu à la Monnaie lorsqu’il y avait été à moitié surpris en train d’espionner, de surveiller, d’enquêter… dissimulé sous un tas d’or.

À ce moment-là, Juve était entré dans l’Enfer. À ce moment-là encore, on avait donné l’alarme à la police. Les agents avaient dû très certainement commencer une rafle parmi les pauvres hères qui couchaient sur les berges. Au cours de cette rafle, Fantômas était survenu en compagnie des apaches de sa bande ; à lui s’étaient joints les Grouilleurs, et tous ces individus sans aveu avaient livré bataille rangée aux hommes de la préfecture.

— Bien ! bien ! approuvait Juve qui était certain de ne point se tromper, car il ramenait tous les événements extraordinaires à un enchaînement réellement logique. Bien ! très bien ! Mais maintenant, que vais-je faire ?

Juve semblait hésiter sur le parti à prendre. Parvenu sur les quais, il prêta l’oreille. On n’entendait plus aucun bruit. Non seulement la lutte était finie, mais les agents avaient dû renoncer eux-mêmes à toute espèce de poursuite qui pouvait être dangereuse et dont l’utilité n’apparaissait pas.

Le policier hocha la tête. Quelques instants plus tard, toutefois, il ajoutait :

— Décidément, il est très habile, ce M. Mix qui a fait ma capture ! À l’occasion, il faudra que je le félicite !…

Et Juve souriait d’un air bonhomme, en songeant à ces louanges qui, cependant, étaient à coup sûr méritées…





XX



Complications conjugales

C’était décidément un homme étrange que ce M. Mix !

Pendant quarante-huit heures, il avait disparu et désormais, ce soir-là, il se trouvait à nouveau fort tard dans le cabinet de Léon Drapier, au propre domicile du directeur de la Monnaie.

Léon Drapier n’était pas là, et la sonnerie du téléphone vint à résonner.

Mix se précipitait aussitôt, décrochait le récepteur.

— Allô ! fit une voix que le détective privé reconnut être celle de M. Havard, chef de la Sûreté.

Celui-ci au surplus se nommait ; il demanda en premier lieu :

— Est-ce bien à M. Léon Drapier que j’ai l’honneur de parler ?

Chose extraordinaire, Mix contrefaisait alors sa voix et rétorquait au chef de la Sûreté :

— C’est en effet à M. Léon Drapier que vous parlez. Que me voulez-vous ?

Le chef de la Sûreté ne remarquait nullement qu’il n’avait point affaire au directeur de la Monnaie et que c’était une autre personne qui lui répondait.

— Je désire, fit-il, vous voir tout à l’heure, et je vous prie de ne point quitter votre domicile sans mon autorisation.

Mix affecta une attitude indignée.

— Sans votre autorisation ! s’écria-t-il, est-ce donc, monsieur le chef de la Sûreté, que vous vous arrogez le droit de déterminer la conduite qu’il m’appartient d’avoir ?

Le chef de la Sûreté, sèchement, rétorquait :

— Prenez-le comme vous voudrez, monsieur le directeur, mais il s’est passé des événements tellement graves ces jours derniers et les circonstances dans lesquelles nous vous avons découvert dans les caves de l’hôtel des Monnaies sont tellement extraordinaires que je peux avoir l’opinion qui me plaît !

Mix affectait alors une attitude plus humble et un ton plus courtois.

— Eh bien, déclara-t-il, monsieur le chef de la Sûreté, c’est une affaire entendue !

Il raccrochait à peine l’appareil que la porte du cabinet dans lequel il se trouvait s’ouvrait précipitamment. Léon Drapier arriva.

— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci. Est-ce à moi que l’on téléphone ?

Mix avait repris un air impassible, et nettement il déclara :

— Pas le moins du monde, mon cher monsieur Drapier ! C’était une affaire personnelle, et je m’étais permis en votre absence de me servir de votre appareil !

Pourquoi donc Mix faisait-il au directeur de l’hôtel des Monnaies une semblable réponse ?

Depuis quelques jours, l’attitude de Mix était véritablement extraordinaire et, si Léon Drapier n’avait pas été si abasourdi, si préoccupé par les aventures qui lui survenaient, il l’aurait à coup sûr remarqué.

Mix était pour lui un ami, à la manière de l’ours du jardinier qui jetait un pavé sur la tête de son maître afin d’écraser une mouche susceptible de l’importuner !

Lors de la fameuse affaire de l’hôtel des Monnaies, Mix avait en réalité plus compromis M. Léon Drapier qu’il ne l’avait aidé.

Était-ce volontaire ? Ou était-ce le résultat de coïncidences fortuites ?

Nul n’aurait pu le dire.

Mais un fait demeurait certain, c’est que Mix, ayant appelé la police au moment où la sonnerie retentissait, annonçant que, dans la cave, quelqu’un était pris au piège, avait fait découvrir dans ce piège le directeur de la Monnaie lui-même et qu’il avait laissé s’étonner singulièrement le chef de la Sûreté !

Ce n’était pas la première bêtise que commettait le détective privé à la solde de Léon Drapier.

Sur les conseils de Mix, le directeur de la Monnaie avait, en effet, commis des actes réellement suspects, indiscutablement susceptibles de le compromettre.

Il s’était introduit dans l’appartement de sa maîtresse, Paulette de Valmondois, pour y faire disparaître les traces qu’il pouvait y avoir laissées.

Il s’était rendu coupable de bris de scellés à son domicile et de substitution de faux cachets aux cachets véritables que la justice avait apposés sur certains meubles de son cabinet de travail.

Enfin, si telles étaient les fautes commises par Léon Drapier sur l’instigation de Mix, ce dernier, qui avait acquis la certitude que quelqu’un avait précédé dans le piège de la cave le directeur de la Monnaie, quelqu’un qui vraisemblablement devait être le coupable, n’en avait rien dit au chef de la Sûreté, que cette révélation aurait certainement intéressé.

Le détective privé avait laissé partir la police officielle et, alors que Léon Drapier soignait sa jambe meurtrie, le détective privé avait interrogé son client de telle façon que celui-ci pouvait croire un moment qu’il était suspect aux yeux de celui qu’il avait attaché à sa personne à titre de témoin de son innocence.

Ce soir-là, le soir du drame, sur les instances de Léon Drapier, Mix avait consenti à redescendre avec lui dans la cave.

Le directeur de la Monnaie voulait, en effet, être renseigné sur un fait qui lui paraissait extraordinaire.

Y avait-il réellement quelqu’un de caché sous l’amoncellement des pièces d’or éparpillées dans la cave ?

Et, dans l’affirmative, quel était ce quelqu’un ?

Les deux hommes étaient donc descendus vers onze heures du soir, c’est-à-dire après la capture de Léon Drapier dans le piège, revoir la cave mystérieuse.

Or, ils avaient retrouvé le tas de pièces d’or, et ils s’étaient bien rendu compte qu’assurément quelqu’un avait dû fuir par un trou creusé à même le sol, mais lorsque Léon Drapier avait voulu en aviser la police, Mix s’y était opposé.

— À quoi bon ? disait le détective. En voulant trop prouver, on ne prouve rien, et si nous montrons à M. Havard ce passage souterrain, qui communique certainement avec l’extérieur et par lequel a dû s’introduire le voleur, nous sommes certains que tout le monde sera au courant de ce qui s’est passé et que plus jamais on ne parviendra à prendre le coupable ! Il faut avoir l’air d’ignorer que nous avons découvert le chemin par lequel l’homme dérobe les pièces d’or, l’homme qui s’est fait prendre au piège et qui s’est échappé, et ceci pour que le personnage, convaincu qu’il ne risque rien, se décide à revenir. Alors nous le prendrons, et non seulement votre innocence, monsieur Léon Drapier, sera prouvée, mais encore nous apporterons à la justice les preuves de cette innocence, et le coupable ne pourra plus nier !

Léon Drapier, peu à peu, s’était rendu à ce raisonnement, car Mix lui avait fait valoir cet argument :

— Ce passage souterrain, du moment qu’il n’y a personne dedans et que nul ne s’en sert, ne justifie pas votre honnêteté ! Et si la police vous soupçonne, elle imaginera très certainement que c’est vous-même qui avez fait creuser ce passage afin de lui donner le change !…

Et Mix concluait, d’une façon doctorale et sentencieuse :

— Le personnel de la Sûreté, depuis le plus petit inspecteur jusqu’au chef, est composé de gens simples et de gens entêtés qui, lorsqu’ils ont trouvé une piste qui leur paraît vraisemblable, ne changent plus jamais d’opinion et s’y tiennent en dépit de tout.

Léon Drapier alors, sur les conseils de Mix, avait quitté la cave, dont il refermait soigneusement la porte à clé, ayant soin de laisser tout en état, puis il avait regagné son domicile.

Et, pendant quarante-huit heures, Mix avait disparu…


Ce soir-là, Léon Drapier retrouvait son détective chez lui.

À peine avait-il ôté son chapeau et son pardessus que Léon Drapier s’entendait dire par son énigmatique conseiller :

— Si vous voulez m’en croire, monsieur Léon Drapier, nous allons sortir immédiatement pour nous rendre à la Monnaie.

— Pourquoi faire ? interrogea Drapier surpris.

— Parce que, articula Mix à voix basse, comme s’il redoutait d’être entendu par quelqu’un dans la maison, j’ai l’impression, la conviction, presque la certitude que, si nous nous rendons cette nuit dans les caves de l’hôtel des Monnaies, nous y apprendrons du nouveau…

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demandait Drapier.

— Mes pressentiments ! faisait simplement Mix, qui ajoutait encore : Vous n’ignorez pas, monsieur Drapier, que je crois aux pressentiments de la façon la plus formelle et la plus absolue. Jamais, jusqu’à présent, je n’ai été trompé par ces mystérieuses révélations de l’au-delà et, au surplus, si nous ne réussissons pas, si nous ne voyons personne, cela ne saurait nous nuire en aucune façon…

Léon Drapier, qui était accablé par les successions de drames qui se produisaient autour de lui, Léon Drapier, qui, depuis la mort de sa maîtresse, mort mystérieuse et tragique, demeurait comme frappé par un coup de massue, avait perdu toute volonté d’agir et de penser.

Il se laissait guider comme un enfant et, Mix lui ayant manifesté son désir de partir le plus tôt possible pour l’hôtel des Monnaies, Drapier s’en allait remettre son pardessus et son chapeau.

Depuis quarante-huit heures, c’était à peine s’il avait vu sa femme, s’il s’était préoccupé de ce qu’elle devenait.

Toutefois, malgré son ahurissement, Léon Drapier n’avait qu’une idée, qui persistait à la manière d’une idée fixe dans son esprit.

Il s’inquiétait uniquement de savoir si la tante Denise était ou non au courant de ce qui s’était passé, et jusqu’à présent il avait le bonheur d’apprendre que la tante Denise, dans son isolement provincial et lointain de Poitiers, ignorait absolument tout des drames survenus, à l’exception toutefois des fuites mystérieuses que l’on avait constatées à la Monnaie et dont on parlait dans les journaux, mais à propos desquelles on n’incriminait en aucune façon le haut fonctionnaire des finances qui dirigeait l’atelier de la frappe des monnaies.

Quelques instants après, Mix et Léon Drapier se trouvaient dans la rue de l’Université et s’acheminaient d’un pas rapide dans la direction de l’hôtel des Monnaies.

— Le gardien va être surpris de nous voir ! articula Drapier, qui songeait qu’il était une heure avancée de la nuit et qu’on allait sûrement s’étonner de le voir arriver.

À peine avait-il proféré ces paroles que Mix s’arrêtait net sur le trottoir et regardait fixement son compagnon.

— Ah çà ! interrogea-t-il, perdez-vous la tête ?

— Pourquoi donc ? demanda Léon Drapier.

— Mais, poursuivit Mix, parce qu’il n’est pas dans mes intentions, le moindrement, d’informer vos gardiens de votre venue à l’hôtel !… Il faut au contraire que celle-ci passe absolument inaperçue…

Léon Drapier ne comprenait pas le motif de cette attitude préconisée par son détective.

— Pourquoi donc ? demanda-t-il encore.

Mix haussa les épaules.

— Décidément, vous n’entendez rien aux enquêtes ! grogna-t-il d’un ton méprisant, et vous pouvez bénir le ciel qui m’a mis sur votre chemin, sans quoi j’aime à croire qu’à l’heure actuelle, bien que vous soyez aussi innocent que l’enfant qui vient de naître, vous seriez inculpé par le service de la Sûreté et peut-être déjà convoqué chez le juge d’instruction ! Laissez-moi faire, et si je vous demande de vous introduire avec moi cette nuit incognito dans l’hôtel des Monnaies, c’est parce que j’ai mes raisons !

Les deux hommes se remirent à marcher en silence, car Léon Drapier n’avait rien répondu, mais en lui-même il croyait comprendre désormais l’intention de son détective.

— Assurément, pensait-il, Mix soupçonne quelqu’un de mes employés d’être l’auteur de ces vols mystérieux ! Après tout, peut-être n’a-t-il pas tort. Plus j’y réfléchis, et plus il me semble évident que seul un homme qui a ses grandes et ses petites entrées à la Monnaie peut parvenir à en distraire les sommes énormes dont nous avons constaté la disparition. C’est déjà difficile, et cela nécessite une audace extrême en même temps qu’une connaissance parfaite des lieux ! Il est certain qu’un étranger serait incapable de commettre de semblables vols !…

Les deux hommes arrivaient sur les bords de la Seine et ils allaient s’engager, Léon Drapier précédant Mix, sur le quai Conti, lorsque le détective toucha l’épaule du directeur de la Monnaie.

— Pardon ! articula-t-il à voix basse, venez par ici !

Et, du geste, il lui indiquait l’étroite et sombre rue Guénégaud sur le côté droit de laquelle s’élève une des façades de l’hôtel des Monnaies.

— Que comptez-vous faire par là ? demanda Léon Drapier.

Mix, sans répondre à cette demande, posait alors à son compagnon cette étrange question :

— Êtes-vous bon gymnaste ?

— Ma foi, s’écria Drapier, je n’en sais rien, mais je ne le crois pas ! Autrefois, au collège, je n’étais pas mauvais à la barre fixe et à la corde à nœuds, mais dame, depuis cette époque, étant donné qu’au régiment j’étais dans les bureaux…

Mix se mit à sourire.

— Eh bien, articula-t-il simplement, il faudra essayer de retrouver votre souplesse de jeune homme, car nous allons grimper sur les toits !

— De quelle façon ? demanda Léon Drapier intrigué.

— En nous aidant, fit imperturbablement Mix, des tuyaux de gouttière et des grilles qui protègent les fenêtres.

— Décidément, pensait Léon Drapier, cet homme me fait faire les choses les plus extravagantes, et je me demande où cela me conduira !…

La question que se posait le directeur de la Monnaie n’avait cependant pas pour résultat de le déterminer à discuter la proposition faite par son détective.

Et, quelques instants après, si d’aventure un passant attardé de la rue Guénégaud, où ils sont heureusement rares, s’était avisé de lever la tête et de regarder le long des murs de l’hôtel des Monnaies, il aurait vu ce spectacle extraordinaire et suspect de deux hommes agrippés à un tuyau de gouttière, qui, parvenus au troisième étage de l’immeuble, à la hauteur du toit, faisaient une sorte de rétablissement sur la corniche en zinc et, dès lors, brisant un carreau, s’introduisaient par une étroite lucarne à l’intérieur du grenier de l’hôtel des Monnaies.


Vers une heure du matin, un violent coup de sonnette retentissait à la porte de l’appartement de Léon Drapier, rue de l’Université.

M me Drapier, qui demeurait dans sa chambre, assoupie dans un fauteuil, sursauta et prêta l’oreille, croyant avoir mal entendu.

Mais il n’y avait pas d’erreur possible, un deuxième coup de sonnette, aussi bref qu’impératif, se percevait à nouveau.

Eugénie Drapier se leva et se décida d’aller ouvrir elle-même. Au surplus, elle était seule dans l’appartement. La cuisinière Caroline couchait au septième, M me Drapier savait parfaitement que son mari avait découché.

Si le directeur de la Monnaie était atterré, terrassé par les événements depuis quelques jours, sa femme, Eugénie Drapier, n’était guère plus tranquille et, si elle ne communiquait point à son époux ses appréhensions, cela ne signifiait point qu’elle n’était pas inquiète.

Les craintes de la malheureuse femme étaient encore plus angoissantes que celles de son mari.

Eugénie Drapier, depuis le jour fatal où l’on avait découvert dans l’appartement le corps de Firmain si mystérieusement assassiné, vivait dans une appréhension épouvantable.

Au cours de la première enquête, elle s’était rendu compte que son mari avait menti. Elle avait acquis la nette certitude que celui-ci avait juré être dans sa chambre pendant la nuit fatale, alors qu’en réalité M me Drapier savait parfaitement qu’il avait découché, ou tout au moins que son lit n’avait pas été défait.

Pourquoi donc Léon Drapier avait-il dissimulé la vérité ?

Pourquoi n’avait-il pas osé dire qu’il n’était point là et avait-il menti alors que ce mensonge lui était plutôt nuisible qu’avantageux et qu’il pouvait faire croire que, vu sa présence dans la chambre voisine du cabinet de travail dans lequel avait été commis le crime, il pouvait y avoir participé soit à titre de complice, soit même en qualité d’auteur principal ?

M me Drapier ne s’en était pas expliquée avec son mari. Elle avait peur de l’interroger, et même, une fois que Léon Drapier avait voulu amener la conversation sur ce sujet, instinctivement inquiète, même terrifiée, M me Drapier avait éludé la question.

Résolue à sauver son mari coûte que coûte, convaincue que moins il y aurait d’oreilles indiscrètes informées, mieux cela vaudrait, M me Drapier avait refusé les offres de Caroline qui lui avait offert, après le crime, de coucher dans l’appartement.

C’est pourquoi, ce soir-là comme les soirs précédents, Eugénie Drapier était seule chez elle.

Un troisième coup de sonnette retentit, Eugénie Drapier traversa la galerie, s’approcha de la porte donnant sur l’escalier et demanda d’une voix inquiète :

— Que désirez-vous ? Qui va là ?

De l’extérieur, quelqu’un lui répondit :

— Excusez-nous, madame Drapier, de vous déranger, et n’ayez pas peur, c’est M. Havard et deux de ses inspecteurs !

Cette recommandation était superflue, car, en entendant le chef de la Sûreté se nommer, M me Drapier le reconnaissait à sa voix, la malheureuse femme se sentit devenir livide et manquait de défaillir. Tout d’un coup, ses craintes se précisaient et ses appréhensions, jusqu’alors vagues, devenaient formelles et catégoriques.

Oui, c’était bien évident ; du moment que le chef de la Sûreté et ses deux inspecteurs venaient sonner à l’appartement à une heure aussi tardive, c’est que quelque chose de grave se préparait et que peut-être les policiers venaient arrêter Léon Drapier !

Et, machinalement, M me Drapier poussa un soupir de satisfaction en se disant que son mari n’était pas là.

Elle ouvrit ; le chef de la Sûreté se présenta devant elle et la salua.

— Excusez-moi, fit-il, madame, de vous importuner de ma présence à une heure aussi tardive, mais il est des questions urgentes que je dois poser à votre mari. Veuillez avoir l’obligeance de m’annoncer à lui en ajoutant que je me présente à titre officieux, étant donné que la loi ne me permet point d’intervenir pendant les heures qui s’écoulent entre le coucher du soleil et son lever.

Machinalement, sans réfléchir, M me Drapier ouvrait la porte du cabinet de travail de son mari et y introduisait le chef de la Sûreté ainsi que ses deux inspecteurs.

— Asseyez-vous, messieurs, dit-elle.

Puis elle demeurait silencieuse, immobile au milieu de la pièce, le regard perdu dans un rêve, abasourdie, perplexe, à la manière de quelqu’un qui ne comprend pas.

M. Havard l’arrachait à sa prostration.

— Eh bien, madame, fit-il, veuillez prévenir M. Drapier !

Il n’obtenait point de réponse et, comme il venait de répéter sa question sur un ton étonné, enfin M me Drapier articula :

— Mais, monsieur, mon mari n’est pas là…

— Votre mari n’est pas là !

— Non, monsieur.

— Où est-il ?

— Je n’en sais rien, il est sorti.

— Depuis combien de temps ?

M me Drapier considérait la pendule, elle calcula :

— Environ une heure trois quarts, monsieur…

— Ah çà, par exemple ! fit le chef de la Sûreté en se tournant vers ses inspecteurs, voilà qui n’est pas ordinaire !

M. Havard fronçait le sourcil, toussotait, s’agitait sur sa chaise à la manière de quelqu’un qui a bien envie de parler, de quelqu’un fort en colère et qui, cependant, se retient pour dissimuler ses sentiments.

Il reprit, dominant l’émotion nerveuse qui faisait trembler sa voix :

— Madame, savez-vous à quelle heure M. Drapier va rentrer ? Tout au moins savez-vous où il est en ce moment ?

Eugénie Drapier se tordait les mains, elle les joignit dans un geste de supplication.

— Mon Dieu, monsieur, n’insistez pas ! dit-elle, j’ignore tout, absolument tout ! Rentrera-t-il, ne rentrera-t-il pas, le sais-je ?… Depuis le malheureux drame qui s’est produit ici, non seulement nous sommes affolés l’un et l’autre, mais nous vivons plus étrangers encore que précédemment l’un à l’autre ; Léon ne me dit rien de ce qu’il fait, il s’occupe encore moins de ce que je deviens. Ah, mon Dieu !… Mon Dieu !…

Le chef de la Sûreté s’était levé, il se promenait de long en large ; il articula comme s’il se parlait à lui-même :

— C’est véritablement étrange !… extraordinaire !… Vous dites, madame, que M. Léon Drapier est parti depuis une heure trois quarts, or voici quarante-cinq minutes à peine que je téléphonais avec lui et qu’il me répondait, de ce bureau où je me trouve actuellement : « Vous n’avez qu’à venir quand il vous plaira, je vous attends. »

M me Drapier trouvait toutefois une réponse à faire au chef de la Sûreté.

— Quand je vous ai dit tout à l’heure, monsieur, que mon mari est absent depuis une heure trois quarts, je me suis trompée, ce n’est pas tout à fait exact. Je me souviens maintenant qu’il a dû rentrer dans ces trois quarts d’heure, pour repartir au bout de quelques instants.

— Savez-vous s’il était seul ?

— Je ne sais pas, mais j’imagine qu’il devait être avec ce détective privé que mon mari a engagé à son service, il y a quelques jours de cela…

— Monsieur Mix ? interrogea le chef de la Sûreté.

— Monsieur Mix, précisa M me Drapier.

Havard se tournait vers ses inspecteurs :

— Dites-moi donc, Léon, demanda-t-il, vous qui êtes au courant de tout ce qui se passe dans les officines de renseignements, avez-vous jamais entendu parler d’un certain M. Mix, détective privé ? Savez-vous d’où il vient ?

Léon secouait la tête :

— Je l’ignore absolument, monsieur le chef de la Sûreté, ce doit être un nouveau, je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là devant moi… avant la nuit de combat… de l’autre jour…

Havard poursuivait, grommelant entre ses dents :

— Il faudra tout de même que j’aie quelques renseignements sur cet homme ! À quel titre et dans quel but se mêle-t-il des complexes affaires qui gravitent autour de Léon Drapier ? Il n’a pas l’air d’un imbécile, tout au contraire, et son attitude dans l’affaire de la Monnaie est tout à fait à son avantage. Néanmoins, ce ne sont pas les hommes les plus bêtes qui sont les plus dangereux… Enfin, là n’est pas la question… Nous verrons !

Le chef de la Sûreté s’inclinait devant M me Drapier.

— Veuillez m’excuser, madame, du dérangement que je vous occasionne, je me retire !

Il ajoutait cependant d’un air pincé :

— La faute en est à M. Drapier, je l’avais catégoriquement prié de m’attendre, de se tenir à ma disposition ; il n’a pas cru devoir le faire, c’est bien !

L’air du chef de la Sûreté était si significatif que M me Drapier s’alarma :

— Oh ! monsieur ! supplia-t-elle, qu’entendez-vous par là ?

— Rien du tout, madame, fit sèchement le chef de la Sûreté, si ce n’est que je m’étonne fort du départ de votre mari cette nuit. Il y a là tout au moins de sa part, notez que je dis : tout au moins, un manque de courtoisie à mon égard, que je ne puis m’empêcher de noter !

M. Havard était déjà sur le seuil de la porte, lorsque Michel le rappela :

— Pardon, chef ! un instant…

— Qu’y a-t-il ? fit le haut fonctionnaire de la Sûreté.

M. Havard rebroussait chemin et venait à côté de Michel.

L’inspecteur de police était accroupi devant un petit coffre-fort sur lequel on avait mis, quelques jours auparavant, les scellés. Il regardait les cachets de cire rouge, ainsi que la bande blanche du papier qui dissimulait la serrure du meuble.

Il paraissait plongé dans une contemplation mystérieuse et celle-ci, qui durait trop longtemps au gré de la patience de M. Havard, attira à Michel cette question de son chef :

— Eh bien quoi ? Comptez-vous vous endormir devant ces scellés ?

Michel ne répondit pas directement, mais il demanda à son chef :

— Dites-moi, chef, quel était donc le juge d’instruction qui a mis les scellés sur ces meubles ?

— Ma foi, fit Havard, je ne sais plus très bien… C’est M. Cheminal, je crois.

— C’est bien ce que je pensais, fit Michel.

Dès lors, l’inspecteur de la Sûreté se relevait, il paraissait prêt à s’en aller.

— Eh bien ? interrogea M. Havard, continuez !

Michel secoua la tête.

— Oh ! ce n’est pas la peine, je n’ai plus rien à vous dire !

Le chef de la Sûreté n’insista point, mais malgré lui, il ne put s’empêcher de remarquer que, au regard qu’avait lancé son inspecteur à M me Drapier, celle-ci brusquement était devenue livide.

— Partons-nous ? insistait Michel, qui, désormais, semblait avoir grande hâte de s’en aller.

Pour la seconde fois, le chef de la Sûreté gagnait le seuil de la porte.

Cette fois, il le franchissait et, s’étant incliné à nouveau devant M me Drapier ainsi que ses subordonnés, il quitta l’appartement.

Lorsque les trois hommes furent dans l’escalier, séparés par deux étages de l’appartement de M. Léon Drapier, Havard questionna Michel :

— Qu’avez-vous donc remarqué ? lui demanda-t-il.

— Ceci, chef ! fit l’inspecteur. Les cachets rouges portent bien l’initiale de M. Cheminal, c’est-à-dire un C, mais j’ai l’habitude de la signature de ce magistrat et il me semble que le C des cachets diffère légèrement du C qui constitue l’amorce de la signature habituelle de M. le juge d’instruction.

Havard sursauta :

— Oh ! Michel ! mais c’est très grave, ce que vous dites là ! Cela tendrait à supposer qu’on a enlevé les scellés puis qu’on les a remis en faisant un faux cachet !

— C’est bien ce que je me demande, poursuivit Michel, mais je n’ose l’affirmer, et c’est pour cela que je n’ai rien voulu dire devant M me Drapier.

Les trois hommes descendaient silencieusement, ils se faisaient ouvrir la porte de la rue. Lorsqu’ils se retrouvèrent dans une voie déserte à cette heure tardive, ils s’arrêtèrent encore au milieu de la chaussée pour conférer de leur démarche.

— Cette affaire, articula M. Havard, est de plus en plus étrange. J’ai beau essayer d’y comprendre quelque chose, je n’y parviens guère. Il est vrai, ajouta-t-il, pour s’excuser de son impuissance, que j’ai tellement d’affaires à suivre qu’il m’est impossible de les connaître toutes à fond !

— Évidemment, reconnut Léon.

Michel articula lentement :

— Nous-mêmes, nous sommes peu au courant… n’ayant pas suivi les opérations à leur début. Il faudrait, sur cette piste mystérieuse, quelqu’un accoutumé aux enquêtes les plus compliquées, quelqu’un comme…

M. Havard coupait la parole à son inspecteur.

— Je vois, s’écria-t-il, qui vous voulez dire. D’après vous, seul Juve pourrait tirer au clair cette histoire compliquée ?

Et, d’un commun accord, Léon et Michel approuvaient la suggestion de leur chef.

— Seul Juve, en effet, disaient-ils, est capable de faire la lumière !


Il était quatre heures du matin, M me Drapier ne dormait pas ou, pour mieux dire, ne dormait plus.

Depuis la visite du chef de la Sûreté et de ses inspecteurs, la malheureuse femme était plus encore alarmée que précédemment.

Elle avait été considérablement troublée en apprenant que son mari avait donné rendez-vous au chef de la Sûreté et qu’il était parti.

— Ce départ, pensait-elle, a tout l’air d’une fuite ! Or, il n’y a que les coupables qui s’enfuient !…

Une autre chose avait également terrifié M me Drapier, c’était l’examen minutieux auquel s’était livré l’inspecteur Michel, accroupi devant le petit coffre-fort.

Eugénie Drapier, sans en être absolument sûre, avait eu le pressentiment que, quelques jours auparavant, son mari, d’accord avec le détective Mix, avait fait dans le cabinet de travail quelque chose d’irrégulier et de pas correct.

Elle se souvenait être entrée dans cette pièce et, à ce moment, les deux hommes, qui s’y trouvaient depuis longtemps, s’étaient brusquement arrêtés dans un travail auquel ils se livraient.

M me Drapier avait alors senti dans la pièce une odeur très précise, celle de la cire que l’on vient de brûler.

Elle n’y avait alors point prêté attention à ce moment-là, elle n’avait tiré de ce détail aucune conclusion, mais voici qu’en constatant l’examen auquel se livrait l’inspecteur de police elle s’était soudainement demandé si l’on n’avait pas modifié quelque chose aux scellés apposés par le juge d’instruction sur certains meubles du cabinet de travail quelques heures après la découverte de l’assassinat du valet de chambre Firmain.

M me Drapier en était là de ses réflexions lorsqu’elle sursauta.

Le grand silence de la nuit venait d’être troublé par un léger craquement qui se produisait dans le cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher de M me Drapier.

La malheureuse femme sentit son cœur battre et s’arrêter soudain.

Qu’arrivait-il encore ? Quel était ce nouveau mystère ?

Un drame inattendu allait-il se produire ?

M me Drapier prêtait l’oreille, écoutait encore ; elle ne perçut plus rien.

— Je deviens folle ! se dit-elle en prenant sa tête à deux mains pour comprimer la brûlure de son front, auquel perlaient des gouttes de sueur froide.

Mais elle sursauta de nouveau.

Des craquements plus précis, plus nets se faisaient encore entendre.

— Oh ! cette fois, cette fois, balbutia-t-elle, je suis sûre de ne pas me tromper…

Elle s’avança lentement, plus légère qu’une ombre, le tapis de sa chambre étouffait le bruit de ses pas.

Elle avait éteint la lumière de la pièce dans laquelle elle se trouvait, et cela depuis quelques instants, au moment où elle avait voulu, terrassée par la fatigue, s’assoupir dans son fauteuil. De ce fait, sa chambre était plongée dans l’obscurité.

M me Drapier s’approcha de la porte donnant dans le cabinet de toilette et constata avec une surprise effrayée que l’ampoule électrique était allumée dans cette pièce.

Par l’entrebâillement de la porte elle regarda, et elle vit, tournant le dos à cette porte, un homme, le dos courbé, qui brossait avec un soin extrême le bas de son pantalon et ses chaussures couvertes de poussière.

Il y avait à côté de lui, sur la table de toilette, une cuvette remplie d’eau.

— Mon mari ! articula tout bas M me Drapier.

C’était en effet le directeur de la Monnaie qui se trouvait là.

Comment donc était-il rentré sans que sa femme l’ait entendu ?

Une seule hypothèse était possible : Léon Drapier était revenu chez lui par l’escalier de service.

Mais pourquoi ?

Après s’être brossé, Léon Drapier se rapprocha du lavabo et se disposait à plonger ses mains dans l’eau préparée. M me Drapier, qui ne perdait pas un seul de ces gestes, poussa un cri d’épouvante.

Les mains de son mari étaient couvertes de sang !…

Drapier cependant, ayant pris le savon et la brosse, se lavait les mains avec autant de précaution et de minutie qu’il en avait mis à enlever la poussière de ses chaussures et de ses vêtements.

Eugénie Drapier crut qu’elle allait défaillir à la vue du spectacle qui la terrifiait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! songea-t-elle, d’où vient Léon ? Qu’a-t-il bien pu faire ? D’où vient cette poussière sur ses vêtements ? Pourquoi ce sang répandu sur ses mains ?

Involontairement, M me Drapier s’appuyait sur la porte du cabinet de toilette et celle-ci grinça sur ses gonds.

Alors, brusquement, tout d’une pièce, Léon Drapier se retourna.

Son visage prit une expression effrayante et féroce.

Le directeur de la Monnaie, après avoir mis brusquement la main à la poche, en sortit son revolver et se précipita dans la direction de la chambre à coucher plongée dans l’ombre.

— Léon ! Léon ! s’écria Eugénie Drapier en s’effondrant sur le sol, grâce ! Ne me tue pas !… C’est moi !…





XXI



Sacrifice d’épouse…

Eugénie Drapier reculait effrayée. Son mari, qui s’était interrompu de se laver les mains, s’avança vers elle, d’un air hagard.

Eugénie Drapier s’était reculée dans sa chambre à coucher, elle se laissa choir sur un canapé et, au paroxysme de l’émotion, elle articula, devenue livide :

— Léon Drapier, ne me tue pas !… Je t’en supplie, grâce !… Grâce ! Au secours !

Léon Drapier, qui s’était avancé dans la pièce et qui, machinalement, tenait son revolver dans sa main droite, posa l’arme sur un guéridon et demeura abasourdi.

— Ah çà ! interrogea-t-il en regardant sa femme avec des yeux stupéfaits, qu’est-ce que cela signifie ?… Aurais-tu peur de moi, maintenant ?

Eugénie Drapier avait peur, très peur même, de son mari, peur au point qu’elle était incapable d’articuler une seule parole, peur au point que ses dents claquaient lorsqu’elle le regardait.

En fait, Léon Drapier avait une allure sinistre. Malgré les coups de brosse qu’il avait donnés à ses vêtements, ceux-ci étaient en désordre.

Son pardessus, qu’il n’avait pas encore ôté, portait de nombreuses déchirures. Le col de sa chemise était froissé, cassé en plusieurs endroits, sa chevelure défaite. En outre, comme d’un geste machinal, il avait passé sa main sur son front et, de cette main qui était encore tout humide de sang, il avait souligné son visage de larges lignes rouges.

Eugénie Drapier, sans répondre, se contentait de lui désigner d’un doigt tremblant une glace.

Léon Drapier se regarda dans cette glace et ne put dissimuler un mouvement de surprise, même de violente émotion, en apercevant son visage reflété dans le miroir.

— C’est vrai ! murmura-t-il, j’ai l’air d’un malfaiteur !

Il voulut se rapprocher de sa femme.

Mais celle-ci poussait un cri rauque.

— Non ! non ! hurla-t-elle avec épouvante, ne me touche pas… Ne me touche pas !

— Que t’ai-je fait ? interrogea douloureusement Léon Drapier. Pourquoi donc as-tu peur de moi ?…

Il apparut que M me Drapier faisait un violent effort sur elle-même pour articuler enfin une parole.

Elle parvint, non sans peine, à s’exprimer :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégayait-elle. Tout à l’heure, je le sais, j’ai deviné ton intention, tu as voulu me tuer…

Léon Drapier, abasourdi, répétait l’accusation portée contre lui par sa femme.

— J’ai voulu te tuer, moi !… moi !… Ah çà, tu es folle !

Mais Eugénie Drapier reprenait, l’œil fixe, comme si elle n’entendait pas les dénégations de son mari :

— Tu as voulu me tuer, oui, j’en suis sûre !… Lorsque tu m’as entendu venir dans le cabinet de toilette, tu t’es précipité vers moi le revolver au poing, tu avais l’air farouche de l’homme résolu à tout !… Ah ! si je ne t’avais pas regardé alors, si tes yeux ne s’étaient pas croisés avec les miens, je suis sûre que tu m’aurais frappée !

« Tu as eu peur de mon regard ! Il paraît que tous les criminels sont comme cela, ils commencent à avoir peur des yeux de leur victime, mais ils s’habituent ensuite… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Vas-tu t’habituer, vas-tu m’assassiner tout à l’heure ? Au secours, au secours ! Je ne veux pas que tu fasses de moi comme tu as fait de l’autre !

En dépit de la terreur folle qu’il inspirait à sa femme, Léon Drapier s’était précipité vers elle, il s’était jeté à ses pieds, lui prenait les mains dans les siennes.

— Eugénie !… Voyons, Eugénie ! commençait-il.

Mais, aux dernières paroles de sa femme, il s’était redressé, frémissant.

Il interrogea durement :

— Que dis-tu ? Comme j’ai tué l’autre ! Qu’est-ce que cela signifie ?

La terreur donnait des forces à M me Drapier.

D’une voix haletante, au paroxysme de l’émotion, elle exprima nettement sa pensée :

— Oui, fit-elle, je sais ce que tu as fait… Je connais ton mensonge, je n’ignore point que la fameuse nuit du crime, la nuit à l’issue de laquelle on a trouvé Firmain, le valet de chambre assassiné, tu ne t’es pas couché dans ton lit. C’est donc que tu étais dans ton cabinet de travail avec Firmain, avec la victime… J’ai compris cependant qu’il était dangereux pour toi de le reconnaître, de l’avouer, parce que l’avouer c’était… te reconnaître coupable… Précisément, pour faire croire aux domestiques que tu avais couché dans ta chambre, j’avais, moi, défait ton lit !

« J’étais seule à le savoir ! Or, n’as-tu pas profité de cette circonstance et de cet incident absolument imprévu pour affirmer que tu t’étais couché ? Tout le monde t’a cru, moi seule je savais… Je sais que c’était un mensonge… et c’est pour cela que j’ai peur de toi !

Léon Drapier était devenu très pâle. Il interrogea, faisant sa voix aussi douce que possible :

— Pourquoi as-tu peur de moi à ce propos ?

M me Drapier eut un rire de folle.

— Parce que les criminels, lorsqu’ils se sentent découverts, cherchent à faire disparaître tous les témoins de leur crime. Tu es au courant, tu sais que je connais la vérité, tu as cherché à me tuer pour m’obliger à me taire !

Accablé, Léon Drapier prenait sa tête dans ses mains :

— Mon Dieu, mon Dieu ! balbutia-t-il, tout m’accable, décidément… Quand je pense que ma femme elle-même en est à m’accuser, à me croire coupable !… Non, non !… C’est trop horrible !… Je ne peux plus lui cacher la vérité, il faut que je lui dise, elle me pardonnera !

Léon Drapier s’était remis à genoux devant sa femme.

— Eugénie !… Eugénie !… supplia-t-il, si je suis un mari coupable, ce n’est pas dans le sens que tu crois ! Si j’ai commis une faute, elle n’est pas comparable à celle que tu me reproches. J’ai pu être léger, inconscient à ton égard, mais je ne suis pas un criminel, ce n’est pas moi qui ai assassiné le valet de chambre Firmain, pour cette bonne raison que, depuis la veille au soir, j’avais quitté la maison et que j’étais ailleurs ! J’ai appris le drame horrible qui s’était passé quand je suis rentré rue de l’Université, le lendemain matin, lorsqu’on est venu me chercher à l’hôtel des Monnaies.

« C’est pour cela que tu as trouvé mon lit non défait, et c’est pour cela que j’étais obligé de dire que je n’avais rien entendu des bruits qui t’avaient surpris dans l’appartement, pour cette bonne raison que je n’y étais pas !

— Où étais-tu donc ? ajoutait M me Drapier, qui semblait n’écouter qu’avec méfiance le récit de son mari.

Léon Drapier hésitait.

— Écoute, fit-il. Lorsque, dans la soirée qui précéda la matinée tragique, je vis pour la première fois ce domestique que tu avais engagé, j’eus un pressentiment qu’hélas rien ne justifiait. Cet homme, nous l’avons remarqué ensemble, tu en as convenu toi-même, n’avait pas l’air d’un domestique ordinaire. Je l’ai pris pour un espion, pour un mouchard, comprends-tu ?

— Je ne comprends rien ! articula M me Drapier, dont le visage stupéfait disait qu’elle exprimait la vérité.

— Tu ne peux pas comprendre, en effet, reconnut Léon Drapier. Pourtant, voici ce que j’ai fait. J’imaginais que, d’accord avec la tante Denise, tu me faisais suivre, épier, que tu voulais connaître mon existence privée, savoir…

— Savoir quoi ?

— Eh parbleu ! hurla Léon Drapier, savoir que j’avais une maîtresse !… et pourquoi je découchais si souvent !

Le visage de M me Drapier devint livide.

Sa poitrine se souleva, un sanglot monta dans sa gorge, cependant que ses yeux se révulsaient, ses poings se crispaient sur la soie du fauteuil dans lequel elle était assise.

— Une maîtresse ! articula-t-elle enfin. Il avait une maîtresse ! Ah mon Dieu !… mon Dieu !… C’est épouvantable, c’est affreux, tout s’écroule, mon bonheur, ma vie brisée !

Elle balbutiait, quelque temps encore, des paroles indistinctes. Des larmes tièdes coulaient lentement le long de ses joues.

Léon Drapier, cet aveu effectué, se sentait plus tranquille, plus calme. Il s’attendait à une explosion de colère de la part de sa femme, il n’en était rien.

Eugénie Drapier, toutefois, insista à nouveau.

Elle scrutait du regard son mari, puis lentement, le fixant dans les yeux, elle articula :

— Ce n’est pas vrai, tu n’as pas de maîtresse !… Tu mens en prétendant que tu es allé te coucher chez cette femme, la nuit du crime… Je suis sûre que tu as tué Firmain, et ce n’est pas tout, ce ne doit pas être ton seul meurtre !

— Elle est folle ! hurla Léon Drapier.

— Je ne suis pas folle ! interrompit sa femme. Regarde au surplus tes mains pleines de sang, ton visage tailladé de cicatrices qui saignent encore. Tes vêtements déchirés !… Qu’est-ce que tout cela signifie ? Il faut que je sache, parle !

Léon Drapier haussait les épaules.

— Ma pauvre Eugénie, fit-il, tais-toi, au nom du ciel ! Tais-toi et écoute !… Je vais te dire ce qui s’est passé. Ces écorchures, ces cicatrices, je viens de me les faire dans l’hôtel des Monnaies, alors qu’en compagnie de Mix, nous cherchions dans les caves à découvrir le mystérieux voleur de pièces d’or.

« Afin de passer inaperçus du personnel parmi lequel nous croyons que se trouve le coupable, nous nous sommes introduits en cachette dans l’hôtel des Monnaies. Nous avons grimpé sur les toits à la manière des cambrioleurs et des acrobates. Je n’ai pas l’habitude de ces choses. Je me suis blessé à plusieurs reprises, le sang qui souille mes mains et mon visage, c’est mon sang à moi, c’est bien mon sang, non pas celui d’un autre…

Eugénie Drapier haletait à ces paroles, elle répéta :

— C’est bien ton sang… Tu n’as pas tué ?

— Je n’ai pas tué !

— Tu me le jures ?

— Je te le jure, sur ce que j’ai de plus sacré au monde !

D’une voix sifflante, M me Drapier articulait alors :

— Sur ce que tu as de plus sacré et de plus cher, sur la tête de ta maîtresse ?

— Non, fit tristement Léon Drapier, ma pauvre femme !

Mais désormais, le directeur de la Monnaie s’arrêtait de parler et demeurait atterré, stupéfait.

Sa femme, qui jusqu’alors semblait larmoyante, plutôt terrassée par le chagrin que surexcitée par la colère, venait de se dresser brusquement.

Ses traits se contractaient, des flammes sombres s’allumaient sous ses prunelles et tout son corps tremblait de colère.

— Misérable ! hurla-t-elle. Être infâme !… immonde ! Canaille, oui, canaille !… Oh, c’est honteux !… honteux !… lâche, indigne… de m’avoir trompée comme tu l’as fait !… C’est abominable de t’être joué de moi !… Depuis que nous sommes mariés… Odieuse comédie du mensonge et de duplicité !… Et moi qui t’aimais tant !

Elle réprimait un sanglot, maintenant son cœur, qui battait dans sa poitrine, sous l’effort de ses mains glacées, puis elle reprit :

— J’aurais peut-être pardonné le crime, mais jamais, au grand jamais, je ne pardonnerai la trahison infâme qui fait que tu as donné ton cœur, ton amour, à une autre qu’à moi !…

Elle semblait une furie. Hors d’elle-même, elle hurla encore :

— Son nom ? Comment est-elle cette femme ? Je veux la voir… Je veux lui parler… Je l’arracherai à toi !… Je te reprendrai !

Bravement, d’une voix sifflante, Léon Drapier articula :

— Elle n’est plus… Elle est morte… Elle s’appelait Paulette de Valmondois !

À ces mots, il sembla que la colère d’Eugénie Drapier tombait soudainement. Et tout d’un coup, la femme pieuse qu’elle était se releva, reprit le dessus.

Eugénie Drapier s’était tue subitement, elle se signa et articula :

— La malheureuse ! La paix soit avec elle !

Et, dès lors, l’épouse outragée se laissait choir sur le fauteuil qu’elle venait de quitter, elle se prit la tête entre les mains, réfléchit longuement.

Léon Drapier n’osait troubler son silence, il restait devant elle, atterré.

Eugénie Drapier reprit enfin :

— Je me souviens avoir lu le dramatique décès de cette malheureuse. Les journaux en ont parlé, je sais ce qui s’est passé.

« Léon, il va falloir écouter la voix de ta conscience, car quelque indigne qu’ait été cette femme, c’était une créature humaine, une créature de Dieu… Elle ne t’aurais point connu que peut-être elle ne serait point morte…

Léon Drapier protestait, indigné :

— Mais je ne comprends pas ce que tu veux dire ! Je n’y suis pour rien !… En aucun cas…

M me Drapier se levait.

Cette scène tragique avait duré fort longtemps, et déjà l’aube pâle éclairait de ses rayons blafards l’intérieur de cette chambre à coucher où venait devoir lieu la tragique altercation.

Eugénie Drapier, désormais raide comme un automate, était allée dans le cabinet de toilette voisin.

Elle ouvrait une grande armoire, en sortait un vêtement sombre, un manteau qu’elle jetait sur ses épaules. Avec des gestes machinaux, elle prenait sur une étagère un carton dont elle extrayait un chapeau qu’elle ajustait hâtivement sur sa chevelure, dont l’ordonnance était quelque peu défaite, puis elle revint dans la chambre où était resté son mari écroulé sur le sol, en proie, non point à la plus grande agitation, mais à la stupéfaction la plus profonde.

À cet homme qui était terrassé, qui demeurait inerte, Eugénie Drapier déclara d’un ton calme, net et précis :

— Je m’en vais, adieu !

Léon Drapier la considéra d’un air égaré.

— Vous partez, dit-il, pourquoi ?

— Parce que, déclara nettement Eugénie Drapier, tout est irrémédiablement fini entre nous. Ne croyez pas que j’agis à la légère ; si j’ai pris cette décision rapidement, elle est en tout cas profondément enracinée dans mon cœur, rien au monde ne pourrait me faire modifier ma façon d’agir !

— Vous quittez votre demeure ? interrogea encore Léon Drapier, dont la voix se couvrait de sanglots, vous quittez votre mari ?…

Déjà Eugénie Drapier était sur le pas de la porte. Il semblait que c’était une autre femme, son visage affectait une impassibilité absolue, ses yeux ne regardaient plus, ils étaient, semblait-il, perdus dans un rêve lointain et on avait l’impression que cette femme, désormais, était insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, qu’elle poursuivait un but, une idée fixe…

Mais quel était ce but ?

Quelle était cette idée fixe ?

Léon Drapier, qui n’avait pas encore pu croire à la décision de sa femme, bondit soudain en la voyant près de la porte.

— Non ! non ! hurla-t-il. Je ne veux pas que vous partiez ! Restez, je vous en supplie ! Sans doute j’ai des torts effroyables à votre égard, mais je me repens… À tout pécheur miséricorde ! Eugénie, je vous en supplie, soyez bonne… Pardonnez !…

La voix sèche et glaciale d’Eugénie rétorquait :

— Pour la dernière fois, Léon Drapier, je vous dis ceci : vous avez fait à mon cœur la blessure la plus inguérissable qu’il soit possible de faire à un cœur comme le mien. Dussé-je vivre cent ans, je souffrirai toujours comme je souffre aujourd’hui.

« Il n’est pas de pardon possible entre nous, rien ne saurait vous arracher mon pardon !

— Eugénie !… Eugénie ! clamait désespérément Léon Drapier.

Mais c’était en vain ; sa femme venait de se retirer, elle refermait doucement la porte de la chambre dans laquelle le malheureux homme demeurait abasourdi.

Léon Drapier, se traînant sur le tapis, gémissant, sanglotant, écouta…

Le bruit des pas de sa femme allait en s’éloignant. Il entendit qu’elle parcourait la galerie.

— Ce n’est pas possible ! songeait-il, elle n’osera pas ! Elle va avoir un instant d’hésitation lorsqu’elle se trouvera sur le seuil de la porte, puis elle rebroussera chemin… Oh ! seulement qu’elle s’arrête une seconde, et je suis sûr de le reconquérir !

Mais au fur et à mesure qu’il écoutait, Léon Drapier sentait de grosses gouttes de sueur perler à son front.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il, j’entends la porte qui s’ouvre… Elle se referme… Elle est partie !… Partie !… Mon Dieu ! mon Dieu !…


Rue de Vaugirard, tout à l’extrémité des fortifications, la foule, ce matin-là, était nombreuse, affairée.

La grande artère parisienne, une des plus longues de la ville, était parcourue en tous sens par des tramways électriques, des voitures de livraison, des voitures automobiles. Sur les trottoirs, les gens allaient et venaient, employés pressés de se rendre à leur travail, écoliers et gamines, musant le long des boutiques ; nullement désireux, semblait-il, d’être exacts au rendez-vous de l’instituteur.

Parmi cette foule populaire se glissait une femme, une dame, dont la tenue élégante, quoique peu voyante, attirait l’attention.

Dans ce quartier bien populaire, et surtout à une heure aussi matinale, on n’avait pas l’habitude de croiser des personnes aussi bien habillées.

Quelques ménagères, marchandes de quatre-saisons, qui bavardaient sur le trottoir, la désignaient du coin de l’œil :

— Quelque bourgeoise qui vient de faire la bombe ! disait-on.

Et, d’un geste expressif, l’une de ces femmes désignant le visage aux traits fatigués de la personne qui passait, ajoutait :

— Sûr que ç’en est une qui ne s’est pas couchée de la nuit !

La passante, toutefois, n’écoutait pas, elle ne remarquait point qu’elle était observée.

Elle suivait la rue de Vaugirard à pas précipités. Quelques instants auparavant, elle avait abandonné le taxi-automobile qui l’avait amenée jusque-là et, au frémissement nerveux de son pas, il semblait qu’elle était heureuse de marcher, d’agir.

Au bout de quelques instants, elle s’arrêtait à l’angle d’une rue privée.

La plaque d’émail bleue indiquait : « Impasse de Vaugirard, voie interdite aux véhicules ».

Sans la moindre hésitation, cette personne s’engageait dans cette impasse, longeait des murs mal entretenus, ravinés en maints endroits, couverts de mousse.

Cette personne connaissait certainement cette impasse, car, à un moment donné, elle traversait l’étroit passage et, s’arrêtant devant une petite porte noire et basse, sonnait puis attendait quelques instants.

La porte s’ouvrit, une vieille femme apparut.

— Dites-moi, interrogea aussitôt l’arrivante, je voudrais voir d’urgence sœur Sainte-Eudoxie ?

Le visage de la vieille femme qui ouvrait la porte exprima une soudaine inquiétude.

— Mon Dieu ! mon enfant, que dites-vous là ? Il ne faut jamais parler de sœur Sainte-Eudoxie !

La visiteuse s’excusait.

— Je vous demande pardon, ma mère, j’avais oublié, en effet, que vous êtes des persécutées !

La vieille femme hochait la tête en silence, puis, regardant attentivement la visiteuse à travers ses lunettes qu’elle venait d’ajuster, elle articula non sans une certaine surprise :

— Mais je ne me trompe pas ! C’est bien la petite Eugénie Drapier que j’ai devant moi ?

— C’est bien elle, en effet, et je vous reconnais, ma mère.

— Chut ! mon enfant, chut ! Taisez-vous ! On n’aurait qu’à nous entendre…

La vieille femme, alors, mystérieusement, faisait signe à la passante d’entrer.

C’était bien, en effet, Eugénie Drapier qui, trois quarts d’heure après avoir quitté son mari, était venue frapper à la porte de cette étrange maison où on la recevait si mystérieusement.

La vieille femme refermait prudemment le lourd battant de bois, puis Eugénie Drapier traversait un jardinet au fond duquel se trouvait une vaste maison aux apparences délabrées.

Il semblait qu’en maints endroits on avait tenté des réparations et que l’architecte ou le maçon s’était découragé à l’idée de l’importance des travaux qu’il faudrait faire pour remettre complètement en état ce vieil immeuble tout décrépi.

— Venez par ici, mon enfant, faisait la vieille femme, cependant qu’avec Eugénie Drapier elle s’approchait de la maison et lui désignait du geste la toiture.

— Voyez, lui dit-elle, à l’endroit où il y a cette grande tache de plâtre, nous avons dû démolir notre petit clocher, et surtout enlever la croix. De la sorte, souffla-t-elle à l’oreille de la jeune femme, la justice ignore que c’est l’ancien couvent de nos sœurs que nous avons racheté, elle ignore surtout que la supérieure de l’ordre des carmélites est revenue ici avec quelques-unes de ses filles les plus dévouées dont je fais partie…

— Je savais tout cela, ma mère, articula Eugénie Drapier, et c’est pour cela que je suis venue vous voir.

— Vous avez bien fait, mon enfant, mais il faut être prudente et ne jamais demander, lorsque vous frapperez à la porte, à voir la sœur Sainte-Eudoxie, car, si de méchantes gens étaient aux écoutes, on pourrait nous dénoncer, nous expulser encore !

Eugénie Drapier hochait la tête, et elle suivait la vieille religieuse défroquée. Elle pénétrait dans un parloir glacial de la grande maison au fond du jardin.

Eugénie Drapier demeurait quelques instants seule.

Certes, si elle avait eu le loisir d’observer à ce moment, elle se serait peut-être rendu compte que les précautions recommandées par la vieille religieuse étaient bien superflues.

Celle-ci, toute révérence parlée, raisonnait avec une certaine naïveté. Elle s’imaginait qu’il suffisait pour elles d’avoir changé de costume pour ne plus ressembler à des religieuses et que le couvent qu’elles avaient acheté, du moment qu’il était dépourvu de son clocher et de sa plus petite croix, n’avait plus l’air d’un couvent.

Assurément, la police était parfaitement renseignée sur ce qui pouvait se passer dans cette demeure clandestine, mais la police, en dépit des décrets, savait également se faire indulgente, se rendant bien compte que les quatre ou cinq pauvres femmes qui se trouvaient dans cette maison étaient bien incapables de nuire le moindrement à l’ordre public et à la sécurité de la liberté de conscience.

Quelques instants après, Eugénie Drapier voyait entrer, dans le grand parloir glacial où elle attendait, une femme encore jeune, au visage souriant, aux yeux pétillants d’esprit.

Elle était vêtue d’une grande robe noire, dont la coupe à peine dessinait la taille, et qui, sans être à la mode, n’avait rien de particulièrement suranné.

Les cheveux de cette femme, qui grisonnaient légèrement aux tempes, étaient tirés, serrés de très près, mais la coiffure cependant restait féminine ; sinon faite avec recherche, du moins elle n’était pas dépourvue d’élégance.

Eugénie Drapier courut à la nouvelle venue.

— Sœur Sainte-Eudoxie ! s’écria-t-elle, ah ! ma pauvre, ma pauvre sœur !

Puis elle tomba dans ses bras, et pleura éperdument.

Deux amies d’enfance, deux amies de Poitiers que ces deux femmes aux cheveux grisonnants qui, désormais, s’étreignaient avec une affectueuse tendresse, dont l’une cherchait à consoler la douleur de l’autre.

Elles avaient été intimes comme deux sœurs et, lorsque leurs jupes étaient encore courtes, elles formaient le projet de ne jamais se séparer dans l’existence et de toujours vivre l’une à côté de l’autre.

Puis les hasards de l’adolescence les avaient séparées, Eugénie Drapier était venue à Paris, tandis que Marguerite, son amie, s’en allait à Marseille où son père avait de gros intérêts financiers.

Les amies, toutefois, restaient en correspondance. Or, au bout de quelques années de séparation, elles apprenaient réciproquement de grandes nouvelles.

Eugénie se mariait, Marguerite entrait en religion, devenait carmélite sous le nom de sœur Sainte-Eudoxie.

Et dès lors, l’une d’elles ayant renoncé au monde, c’était la séparation cruelle, inexorable…

La dissolution des congrégations avait jeté le trouble dans les couvents les plus fermés, on avait connu, par le fait des procès, le nom, l’existence et la résidence de certaines religieuses. C’est ainsi qu’au bout d’une quinzaine d’années, Eugénie Drapier avait retrouvé son amie Marguerite, devenue sœur Sainte-Eudoxie.

La carmélite avait quitté son habit de religieuse et, avec quelques-unes de ses compagnes, elle avait fondé clandestinement, dans l’impasse de Vaugirard, une petite annexe de son ordre.

Les religieuses défroquées vivaient là depuis, perpétuellement inquiètes à l’idée qu’elles pourraient être surprises, respectant en secret les règles de leur ordre, mais obligées néanmoins de se mêler au monde extérieur.

Cependant, sœur Sainte-Eudoxie avait, par ses tendres paroles, fait taire les sanglots d’Eugénie Drapier.

— Je sais, articula-t-elle lentement, combien la vie a de douleur et c’est auprès de Dieu que je cherche les suprêmes consolations. Mais, pauvre petite Eugénie, que t’est-il arrivé ? Pourquoi ce visage bouleversé ? Pourquoi cette visite à une heure si matinale ?

Les deux femmes s’installaient alors sur les chaises de paille qui meublaient l’austère parloir, n’ayant pour auditeur qu’un grand Christ d’ébène suspendu au mur blanchi à la chaux. Eugénie Drapier racontait à son amie, la sœur Sainte-Eudoxie, les malheurs de son existence.

Elle ne lui cachait rien de ses appréhensions premières. Elle ne dissimulait point qu’elle avait pris son mari pour un assassin, qu’elle avait été prête à lui pardonner ses crimes et que, lorsqu’elle avait appris sa trahison et sa duplicité, elle avait résolu de rompre avec lui, de ne jamais le revoir, jamais, au grand jamais…

— Je veux entrer dans les ordres ! articulait Eugénie Drapier, je veux être carmélite comme toi !

— Hélas ! articulait la religieuse, tu sais bien que nos couvents n’existent plus !

— Ils n’existent plus en France, articulait Eugénie, mais il y en a à l’étranger ! Aide-moi à partir, à fuir d’ici, je te jure que j’ai la vocation…

La religieuse esquissait un geste vague. Elle en avait vu beaucoup, de ces néophytes enthousiastes, et peut-être avait-elle assisté à bien des scènes de désespoir, à bien des regrets !

Toutefois, c’était un esprit supérieur qui savait que plus les désirs de ce genre sont spontanés et farouches, moins il faut les heurter par des refus directs.

Sans répondre par une promesse à la demande que lui adressait Eugénie Drapier, sœur Sainte-Eudoxie voulut se faire préciser les détails, les malheurs d’Eugénie, sachant par expérience qu’à force de dire ses peines on finit par les oublier.

C’est ainsi qu’elle apprenait dans ses détails la mystérieuse histoire des assassinats survenus et la tragique mort de celle qui avait été la maîtresse de Léon Drapier, de cette infortunée Paulette de Valmondois.

Eugénie Drapier était bien trop troublée pour remarquer quelque chose, sans quoi elle se serait aperçue, en prononçant le nom de la demi-mondaine, qu’elle avait involontairement fait tressaillir la religieuse qui l’écoutait.

Au bout de quelques instants, sœur Sainte-Eudoxie demandait à son amie :

— Tu es mariée depuis quinze ans, mon amie ; c’est une bien grave décision que celle que tu viens de prendre ! Quitter ton mari, mon Dieu ! Passe encore ! Mais tu dois avoir des enfants ?

Eugénie rétorqua, l’œil sec :

— Le ciel n’a pas béni notre union, je n’ai pas d’enfants, c’est peut-être de là que vient tout le mal. Si j’étais mère, je serais plus indulgente et la trahison de mon mari m’inquiéterait d’autant moins que je serais sûre de l’affection des enfants nés de notre amour. Tandis que, maintenant, étant donné que nous sommes l’un en face de l’autre, jamais je ne pourrai me résoudre à la moindre concession et j’ai décidé de le quitter… J’ai décidé d’entrer dans les ordres.

Eugénie Drapier s’arrêtait de parler pour prêter l’oreille à des exclamations soudaines qui venaient de retentir.

Elle regarda la religieuse, sœur Sainte-Eudoxie se mit à sourire.

— Ce n’est rien ! dit-elle, la classe vient de finir et c’est la récréation qui commence.

Sans en avoir l’air, la religieuse attirait insensiblement son amie vers la fenêtre du parloir. Elle l’avait prise par le bras, elle l’obligeait à regarder.

Dans le jardin, derrière la maison, se trouvaient une demi-douzaine de petits enfants, garçons et filles, qui jouaient joyeusement.

Le plus âgé pouvait avoir cinq ou six ans peut-être. Trois braves femmes les suivaient pas à pas, s’occupant d’eux sans cesse, veillant sur leur sécurité.

Les petits n’avaient pas l’air d’être des enfants de riches, on les devinait pauvrement vêtus sous leurs grands tabliers uniformément pareils, à carreaux bleus et blancs.

Sœur Sainte-Eudoxie expliqua :

— Vois-tu, Eugénie, nous nous adonnons désormais à l’éducation, à renseignement. Ces petits que tu vois là nous sont à charge, car nous ne sommes pas riches, et nous ne voudrions pas nous en séparer car ce sont de pauvres petits déshérités de la nature. Leurs parents ont disparu, morts, souvent dans de tragiques circonstances, ils ont des origines qui leur feraient le plus grand tort, qui fait que ceux qui s’en occupent ne veulent point se mêler aux autres enfants.

« Ils ne peuvent qu’avoir un espoir dans la vie, c’est qu’on ignore leurs antécédents. Fils d’assassins, enfants de criminels, malheureux êtres engendrés par des filles perdues, voilà quels sont nos protégés…

En écoutant parler la sœur Sainte-Eudoxie, les yeux d’Eugénie Drapier étaient devenus humides.

— Pauvres petits ! murmura-t-elle.

La religieuse prenait le bras de son amie, le serrait affectueusement.

— Je sais que tu souffres et je te plains ! Au surplus, qui donc ici-bas ne porte point sa croix !… Rends-toi compte, Eugénie, que tu n’es pas la seule, et qu’il existe de pauvres petits êtres qui, dès le premier âge de l’enfance, sont condamnés à perpétuellement souffrir, à perpétuellement lutter.

« Eugénie, crois-moi, c’est en s’intéressant au malheur des autres que l’on oublie ses propres chagrins. Tu n’es point faite pour t’en aller dans nos couvents lointains, pour accepter la règle rigoureuse de nos ordres religieux. Par contre, je te connais, je sais que ton cœur est gonflé de tendresse maternelle et qu’il souffre de ne point avoir un enfant. Eugénie, tu es riche, libre d’agir à ta convenance, laisse-moi te donner un conseil. Cherche autour de toi à soulager une infortune, fais comme nous faisons, nous, les filles stériles qui nous sommes vouées à Dieu.

« Occupe-toi de l’enfance et sauve, en le protégeant, un pauvre être innocent. Je t’assure que là est le devoir de la femme qui se replie sur elle-même… Fais comme nous, Eugénie, songe à ce que je te dis…

Cependant que la religieuse parlait de la sorte et que le murmure de sa voix retentissait à l’oreille d’Eugénie Drapier comme une musique douce et persuasive, la femme du directeur de la Monnaie ne pouvait détacher son regard des enfants qui jouaient dans le jardin.

L’un d’eux, tout particulièrement, attirait et retenait son attention.

Elle l’observait, tout émue, sentant son cœur battre.

C’était un joli bébé, au visage rose et joufflu, aux yeux bleus pleins de candeur.

De grandes boucles blondes frisaient autour de sa nuque et de ses tempes.

— Oh ! le bel enfant ! articula naïvement Eugénie Drapier, il me semble que si je pouvais l’aimer, je me sentirais plus heureuse !

Sœur Sainte-Eudoxie, à ces mots, tressaillit violemment.

— C’est un orphelin ! articula-t-elle.

Eugénie la considéra, puis joignant les mains :

— Je t’en supplie, ne réponds pas non. Eudoxie, tes paroles m’ont touchée jusqu’au fond du cœur, et je sens que mon âme s’éveille à cet irrésistible sentiment de la maternité qui nous tourmente toutes, nous autres femmes. Je veux aimer un enfant, je veux aimer celui-là ! Dis-moi que je peux le prendre, m’occuper de son sort, que je peux espérer qu’un jour il me regardera de ses bons yeux tendres, qu’il saura me rendre l’affection, le dévouement que je suis prête à lui donner.

Une seconde, sœur Sainte-Eudoxie hésitait.

— Pourquoi cet enfant, interrogeait-elle, plutôt qu’un autre ?

— Parce que, articula Eugénie Drapier, quelque chose de mystérieux et d’incompréhensible, invinciblement, m’attire vers lui…

La religieuse murmura à part :

— Décidément les desseins de Dieu sont impénétrables.

Elle faisait un signe par le fenêtre, une des femmes qui s’occupait des enfants s’approcha d’elle, sœur Sainte-Eudoxie lui murmura quelques mots à l’oreille. Quelques instants après, dans le parloir glacial, un gros bébé tout rose entrait, le visage animé, l’œil brillant.

Eugénie Drapier, dont le visage rayonnait, se précipitait vers lui.

La religieuse s’interposa :

— J’ai hésité jusqu’à présent à te le dire, dit-elle lentement en regardant son amie, mais ma conscience m’oblige à te prévenir.

« Ce petit enfant que tu vois devant toi c’est…

— C’est ? interrogea Eugénie Drapier.

La religieuse baissa la voix pour dire :

— C’est le petit Gustave, l’enfant de Paulette de Valmondois…

Mais Eugénie Drapier articulait, triomphante :

— Je le savais, je l’avais bien reconnu tout de suite, il a les yeux de mon mari !…





XXII



L’accusateur

Cette nuit tragique avait été mouvementée, et la matinée promettait de l’être tout autant.

Que s’était-il donc passé depuis le moment où, sur les conseils de son détective privé, Léon Drapier, quittant son domicile où il ignorait que M. Havard devait venir, puisque Mix ne lui avait pas communiqué le rendez-vous, s’était rendu à l’hôtel des Monnaies en compagnie de ce bizarre policier attaché à sa personne et, sur son conseil encore, s’était audacieusement introduit dans l’hôtel des Monnaies en grimpant le long du tuyau de gouttière et en s’introduisant par effraction dans les greniers, à la manière des cambrioleurs.

Une fois sous les combles, Mix avait alors déclaré à Drapier :

— Mon cher monsieur, comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai l’impression bien nette et catégorique que nous sommes à l’instant décisif et qu’il ne se passera plus quarante-huit heures sans qu’il y ait quelqu’un sous les verrous !

Cette phrase était énigmatique et, à la façon dont Mix l’articulait en regardant fixement M. Drapier, si quelque témoin avait été là, il aurait pu croire que le policier, en parlant de ce quelqu’un qui devait être bientôt sous les verrous, voulait insinuer qu’il s’agissait précisément de l’homme dont, moyennant mille francs par mois, il avait promis de prouver l’innocence.

Toutefois, non seulement il n’y avait pas de témoins, mais encore Léon Drapier était bien trop absorbé, bien trop perplexe et bien trop innocent aussi pour songer un seul instant que les mystérieuses paroles que venait de prononcer Mix le concernaient directement.

Au surplus le concernaient-elles ?

Mix ne disait point sa pensée et, comme son visage était impénétrable, il eût été impossible à quiconque de le deviner.

— Voulez-vous, suggéra Mix, lorsque les deux hommes eurent repris haleine, que nous descendions dans les caves de la réserve ?

— Je suis à votre disposition, articula Drapier.

Et dès lors, Mix allait ouvrir la porte basse dissimulée dans la toiture de la mansarde, laquelle interceptait rentrée du petit escalier tournant qui descendait jusqu’au sous-sol.

Chose curieuse, c’était précisément par ce chemin que, quelques jours auparavant, le voleur de l’hôtel des Monnaies, Fantômas, était descendu pour alimenter sa tirelire sans fond des pièces d’or qu’il dérobait à l’insu de tout le monde.

Toutefois, il n’y avait rien d’étonnant à ce que le haut fonctionnaire qui dirigeait l’hôtel des Monnaies connût ces passages secrets et il n’y avait pas lieu d’être surpris que son collaborateur et confident, M. Mix, fut également au courant de l’existence de ce passage.

Sans mot dire, étouffant le bruit de leurs pas, les deux hommes descendaient lentement le petit escalier.

Ils multipliaient leurs précautions au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du sous-sol. Mix avait bien recommandé à Léon Drapier de faire le moins de bruit possible.

Ils arrivaient enfin à la dernière marche.

Dès lors, les deux hommes, avant de s’avancer dans l’obscurité froide du souterrain, se considéraient un instant à la lueur de la lampe électrique dont Mix avait tourné le commutateur.

Le détective privé mit un doigt sur ses lèvres, il recommanda le silence, et les deux hommes prêtèrent l’oreille.

On ne percevait aucun bruit.

Rien ne semblait révéler la présence de quelqu’un dans le sous-sol, en dehors de ces deux hommes.

Cependant, Mix paraissait fort inquiet et résolu à prendre les plus grandes précautions.

Il interrogea Léon Drapier à voix basse :

— Êtes-vous armé ?

— Oui, répondit le directeur de l’hôtel des Monnaies en pâlissant, j’ai sur moi mon revolver.

— C’est bien, sortez-le !

Léon Drapier obéissait. En même temps, son détective préparait son browning ; le claquement sec du revolver qu’on arme retentit dans la nuit.

— Maintenant, fit Mix, suivez-moi, je passe devant !

L’un après l’autre, les deux hommes s’engageaient dans le couloir, le sol sablé étouffait le bruit de leurs pas.

Léon Drapier ne remarqua point que les traces du passage précédent avaient été soigneusement effacées et que le sol avait été ratissé.

Lorsqu’on arriva devant la porte de fer qui commandait l’entrée de la cave, Mix éteignit la lumière.

Il fit tourner la clé dans la serrure, sans le moindre bruit. Puis, la porte une fois ouverte et les deux hommes ayant encore écouté si aucun bruit ne parvenait à leurs oreilles, Mix articula à voix basse :

— Vous allez entrer. Vous suivrez le mur sur la droite, vous ferez le tour de la cave. Lorsque vous serez revenu à votre point de départ, vous parcourrez le sous-sol dans tous les sens. N’allumez point de lumière, mais conservez votre revolver armé et faites feu sans hésiter à la moindre rencontre suspecte. Quant à moi, je reste à l’entrée de la cave, dont je surveille la porte.

Léon Drapier obéissait et, comme il marchait encore sur du sable, on n’entendait point le bruit de ses pas.

Au bout d’une dizaine de minutes, le directeur de la Monnaie revint tout haletant, car il était fort émotionné, auprès de Mix.

— Eh bien, fit-il, j’ai parcouru la cave en tous sens, je n’ai rien remarqué, rien entendu !

Mix, alors, alluma sa lampe électrique ; il affecta un air désappointé.

— C’est curieux ! dit-il, j’aurais pourtant bien cru que nous allions nous rencontrer avec le voleur ! J’étais convaincu qu’il était là…

— Voulez-vous, suggéra Drapier, que nous fassions de nouvelles recherches ?

— Non, articula Mix, ce n’est pas la peine.

Pendant tout le temps que Léon Drapier avait erré dans la cave, Mix s’était tenu à l’entrée du sous-sol, précisément entre le tuyau perforé par lequel Fantômas avait fait passer des milliers de pièces d’or et une cuve remplie de louis.

Léon Drapier voulut jeter un coup d’œil sur cette cuve pour s’assurer qu’il n’y manquait rien, mais son conseiller l’en empêcha.

— C’est inutile, déclara cet homme, de nous attarder plus longtemps, puisqu’il est établi qu’il n’y a plus personne ! Remontons, au contraire, et allons-nous-en ! Nous sommes entrés incognito à l’hôtel des Monnaies, il va falloir nous en aller de même…

Il recommandait encore :

— Toutefois, pour plus de précautions, et comme le couloir que nous devons suivre jusqu’au bout de l’escalier est assez large, longez la muraille à droite, tandis que moi je la longerai du côté gauche.

Les deux hommes procédaient ainsi et Léon Drapier arrivait le premier au pied de l’escalier.

Mix s’était attardé, le directeur de la Monnaie ne savait pourquoi, il ne se le demanda même point.

En fait, le détective s’était livré à une besogne assez suspecte.

À côté de la porte de fer, il avait trouvé le râteau avec lequel on avait effacé les dernières traces de pas. Or, voici qu’il avait traîné ce râteau derrière lui de façon à effacer les empreintes laissées par ses chaussures à lui, alors qu’il revenait vers l’escalier, ayant bien soin, par contre, de ne point toucher aux traces laissées par le directeur de la Monnaie !

Les deux hommes remontaient dans les combles, puis ils avisèrent de descendre en se laissant glisser par la gouttière le long du tuyau extérieur qui donnait sur la façade de la rue Guénégaud.

Au moment cependant où Léon Drapier allait descendre, Mix l’arrêta.

— Écoutez ! fit-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Des bruits… Je viens d’entendre quelque chose, on circule à l’étage au-dessous, on vient de notre côté…

— Eh bien ! déclara Léon Drapier, cela ne peut être que des gens de la maison ou de la police, nous n’avons pas à nous cacher !

— Au contraire ! s’écria Mix, il faut nous dissimuler au plus vite ! Il faut que l’on ignore absolument que c’est nous qui sommes venus par ici. Songez donc, nous avons pénétré incognito dans l’hôtel des Monnaies ; si l’on nous suspectait l’un et l’autre d’être les voleurs, nous n’aurions aucune excuse !

Le directeur pâlissait.

— Vous avez raison ! dit-il. C’est une maladresse extrême que nous avons commise ! Ah ! Mix, pourquoi m’avez-vous engagé dans cette aventure ?

Le détective interrompait net d’un geste.

— Il ne s’agit pas de discuter, mais d’aviser et d’agir. Écoutez-moi, faite ce que je vais vous dire, et je vous tire d’affaire !

Puis, sans attendre de réponse, il poussait Léon Drapier vers la fenêtre.

— Descendez le plus rapidement possible et, sitôt dans la rue Guénégaud, enfuyez-vous, rentrez à votre domicile… Vous pénétrerez chez vous par l’escalier de service, car il se peut que l’on surveille le grand escalier ; vous feindrez, lorsque vous serez dans votre appartement, si vous entendez quelque bruit, d’avoir peur d’une agression, et vous vous avancerez le revolver au poing !

— Mais… commençait à interroger Léon Drapier, pourquoi ?

— Parce que c’est nécessaire ! ordonna péremptoirement Mix.

Il ajoutait, cependant que Drapier enjambait déjà la fenêtre :

— Ah ! au fait ! J’oubliais ! Il se peut que le chef de la Sûreté vienne vous trouver et vous demande pourquoi vous ne l’avez pas attendu chez vous : vous lui répondrez que vous n’avez pas quitté votre appartement ! N’ayez crainte, je vous expliquerai tout cela plus tard !

Telles étaient les dernières paroles qu’avaient échangées les deux hommes. Léon Drapier, confiant dans les conseils du détective, s’était laissé glisser le long du tuyau de gouttière ; il arrivait rue Guénégaud les vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en sang, mais nul ne l’avait remarqué.

Et, dès lors, se mettant à courir, Léon Drapier rentrait chez lui.

Quant à Mix, demeuré dans les combles de l’hôtel des Monnaies, il se mettait à marcher à grands pas sur le plancher du grenier.

Il le faisait évidemment exprès pour attirer l’attention car, à l’étage au-dessous, des voix se faisaient entendre, et le bruit d’une course précipitée.

Mix, retenant son haleine, attendait derrière une porte que l’on montât jusqu’à l’étage où il se trouvait, puis, au moment où l’on allait enfoncer cette porte, il bondissait par une autre qu’il venait d’entrouvrir et descendait par un escalier opposé à celui dans lequel se trouvaient les gens.

Au bout de dix minutes, M. Havard, accompagné de deux inspecteurs et du chef de la surveillance de l’hôtel des Monnaies, descendait des combles et arrivait dans le couloir des bureaux.

— C’est extraordinaire, disait le chef de la Sûreté, que nous n’ayons pas pu pincer le voleur. Car il n’y pas de doute, il était tout à l’heure dans ce grenier et la lucarne dont le carreau est brisé prouve qu’il s’est enfui par le fenêtre. Léon et Michel se sont imaginé qu’il s’était caché sur le toit, ils se sont précipités à sa recherche, ils n’ont trouvé personne. C’est donc que l’homme est descendu dans la rue Guénégaud le long du tuyau de gouttière. Mais alors, il a dû faire joliment vite, parce qu’il ne s’est certainement pas écoulé plus de trente secondes entre le moment où nous l’avons entendu derrière la porte du grenier et l’instant où nous sommes arrivés dans ce grenier.

Le chef de la Sûreté toutefois s’arrêtait de parler. Au moment où il arrivait dans le couloir du bureau, un homme qui paraissait sommeiller sur une banquette, se leva :

— Monsieur Mix ! s’écria le chef de la Sûreté.

C’était en effet le détective.

Il étouffa un bâillement, il parut s’arracher au sommeil, phénomène étrange en vérité pour quiconque aurait su que, quelques secondes auparavant, Mix était arrivé haletant dans ce couloir et avait juste eu le temps de s’étendre sur la banquette avant de la quitter pour voir le chef de la Sûreté.

— C’est moi, en effet, déclara-t-il, d’une voix calme et tranquille, cependant qu’il s’inclinait respectueusement devant M. Havard.

Celui-ci, naïvement, proféra :

— Vous sortez donc de dessous terre, monsieur Mix ! Nous étions dans ce couloir il y a environ dix minutes, et nous ne vous avons pas remarqué !

— Moi non plus, fit le détective, et je sais pourquoi en ce qui me concerne. C’est que je dormais.

— Vous ne dormiez pas sur cette banquette ?

— Je dormais à l’intérieur, fit Mix. J’ai découvert que cette banquette était un coffre et qu’on s’y pouvait dissimuler à merveille. Vous n’ignorez pas, monsieur le chef de la Sûreté, que moi aussi je cherche, pour mon compte, l’auteur des mystérieux vols. Il y a quelques instants, je suis sorti de ce coffre, ayant un peu chaud, je me suis étendu dessus, espérant reposer en paix, car je suis très fatigué… Vous ne m’en avez pas laissé le loisir !

— Je le regrette, fit d’un ton bourru le chef de la Sûreté, nous avons autre chose à faire ici qu’à dormir. Le voleur vient de nous échapper en se sauvant par les toits, il y a quelques instants à peine.

— Vraiment ! fit Mix, et d’où venait-il donc ?

— Ma foi, déclara le chef de la Sûreté, je n’en sais rien ; des combles de l’immeuble, je crois.

— Vraiment ! fit encore Mix en réfléchissant.

Et il ajoutait, sceptique :

— Ce n’est pourtant pas dans les combles qu’on l’on vole, mais dans les caves !

— C’est vrai, reconnut le chef de la Sûreté.

Et soudain il se tournait vers Léon et Michel.

— Le propos que vient de tenir M. Mix m’ouvre des horizons, messieurs. Il est évident que le voleur a dû être dérangé au moment où nous sommes intervenus, peut-être se rendait-il dans la cave, peut-être même en revenait-il. Il serait bon d’y aller voir, dans le cas où il aurait laissé des complices au fond de ce sous-sol.

— Voire même… insinua mystérieusement Mix.

— Voire même quoi ? interrogea le chef de la Sûreté.

— Eh bien, fit le détective privé, voire même des traces, par exemple, vous permettant d’identifier, sinon sa personnalité absolue, du moins quelque chose d’approchant.

Havard posa ses deux mains sur les épaules de Mix.

— Monsieur, fit-il, je n’avais pas l’honneur de vous connaître jusqu’à présent, mais plus je vous fréquente et plus je vous apprécie. Votre idée est excellente, nous allons descendre ! Venez-vous avec nous ?

Quelques instants après, le petit groupe d’hommes était dans les sous-sols. La première chose qu’ils constataient, en s’approchant de la cuve placée à proximité du tuyau percé par lequel Fantômas faisait disparaître les louis d’or, c’est que la cuve était aux deux tiers vide.

— L’or ! s’écria le chef de la surveillance, que l’on avait apporté cet après-midi, a presque entièrement disparu !

Le chef de la Sûreté et ses inspecteurs se considéraient abasourdis.

Mix ne disait rien et, sans en avoir l’air, il orientait vers le sol le faisceau lumineux de sa lampe électrique. Machinalement, les yeux des personnes présentes suivaient le faisceau électrique.

Tout d’un coup, M. Havard poussa un cri :

— Des empreintes ! s’écria-t-il. Voici des empreintes toutes fraîches ! Quelqu’un s’est promené dans cette cave, il n’y a pas longtemps !

— D’autant moins longtemps, articula le chef de la surveillance, que j’ai fait ratisser le sol à six heures ce soir, au moment où l’on venait d’apporter les louis d’or qui ont disparu désormais de la cuve auprès de laquelle nous nous trouvons.

Il était environ sept heures du matin et, dans le cabinet de M. Havard, au quai des Orfèvres, se tenait une mystérieuse conférence.

Il y avait là les deux inspecteurs Léon et Michel, le chef de la Sûreté, et enfin M. Mix.

— Alors ? interrogea Havard triomphant en se tournant vers M. Mix, que concluez-vous de ces traces ?

— Que voulez-vous ! fit M. Mix d’un air qui paraissait accablé, je suis obligé de me rendre à l’évidence. Les traces que vous avez relevées, ces empreintes de pas concordent évidemment de la façon la plus exacte avec celles de M. Léon Drapier, le directeur de la Monnaie !

— N’est-ce pas ? s’écria Havard. Il apparaît donc bien certain que M. Léon Drapier est venu dans cette cave après six heures du soir, que c’est lui et lui seul qui a fait disparaître les louis d’or, et que c’est encore lui qui s’est sauvé sur les toits ou, pour mieux dire, dans la rue Guénégaud en y descendant par le tuyau de la gouttière, s’enfuyant devant nos poursuites !

— Je ne puis pas vous dire le contraire, articula M. Mix, cela paraît évident !

Havard ajoutait, toujours triomphant :

— J’ai une preuve de plus, que je me dois de vous faire connaître.

— Laquelle ?

— Hier soir, expliquait Havard, j’ai téléphoné à M. Léon Drapier de rester à son domicile et de m’y attendre. Lorsque je me suis présenté à ce domicile, Léon Drapier n’y était pas. Il s’est donc enfui, il est venu à la Monnaie ; peut-être, à l’heure actuelle, le misérable est-il en fuite ! Car, il n’y a pas de doute, c’est lui le voleur…

— Hélas ! murmura M. Mix, j’ai longtemps voulu croire le contraire ! Je m’étais mis à sa disposition pour le tirer d’affaire. Depuis, plus je connais sa manière d’être, sa façon de vivre, les détails de son existence, plus je suis obligé de me rendre à votre raisonnement. Évidemment, monsieur le chef de la Sûreté, vous aviez découvert le mystère. Le coupable, c’est Léon Drapier ! Le directeur de la Monnaie est un voleur ! Dieu veuille qu’il ne soit pas autre chose !

— Qu’entendez-vous par là ? interrogea Havard.

— Rien, monsieur, c’est une parole imprudente !

Le chef de la Sûreté insistait :

— Je veux connaître le fond de votre pensée, parlez, je vous l’ordonne !

— Eh bien, fit M. Mix, qui paraissait de plus en plus troublé, il y a des choses qui maintenant me reviennent à l’esprit. Votre découverte de la culpabilité de Léon Drapier éclaire pour moi d’un jour nouveau certaines affaires, certains crimes jusqu’à présent demeurés mystérieux.

— Ah ! s’écria M. Havard, vous songez à l’assassinat du valet de chambre Firmain…

Mix hocha la tête.

— J’y songe, en effet, monsieur.

Michel intervenait dans la conversation :

— Souvenez-vous, monsieur le chef de la Sûreté, dit-il, que cette nuit nous avons remarqué que les scellés apposés dans le cabinet de travail de M. Léon Drapier ont été arrachés, puis replacés, et que l’on a fait un faux cachet.

— Est-ce possible ? s’écria Mix, qui jouait merveilleusement la stupéfaction.

Havard, cependant, poursuivait :

— Du vol à l’assassinat, il n’y a qu’un pas. Il est prouvé, à mon avis, que Léon Drapier est le voleur de la Monnaie. Croyez-moi, nous ne tarderons pas à découvrir le meurtrier de Firmain !

Mix interrogea :

— Et cette malheureuse Paulette de Valmondois ?

Le chef de la Sûreté s’approchait de Mix :

— Assassinée, monsieur ! assassinée, elle aussi ! Et assassinée par son amant, j’en mettrais la main au feu désormais. Il la manqua une première fois, lorsqu’il tira sur elle le coup de revolver, il réussit à l’achever en lui envoyant, détail horrible, par son fils, ce bouquet de fleurs empoisonnées.

Havard se tournait vers ses inspecteurs :

— Messieurs, déclarait-il, nous n’avons pas une minute à perdre. Il s’agit de nous élancer au plus vite sur les traces de Léon Drapier. Qu’on téléphone à toutes les gares ! Que l’on prévienne les postes-frontières, les ports d’embarquement ! En tout cas, nous allons tenter une démarche qui vraisemblablement ne sera pas couronnée de succès, mais il ne faut rien négliger !

Havard se tournait vers Mix.

— Monsieur, fit-il, mes inspecteurs vont aller remplir les missions que je leur donne. Quant à moi, je me rends, sans perdre un seconde, au domicile de Léon Drapier. Voulez-vous m’y accompagner ?

— Ah ! monsieur ! fit le détective privé, c’est une cruelle épreuve que vous m’imposez là ! J’ai cru longtemps à l’innocence de ce misérable et si, par hasard, il se trouve chez lui, lorsqu’il me verra en votre compagnie, il s’imaginera que je l’ai trahi…

— Il s’imaginera tout ce qu’il voudra ! articula Havard. Lorsqu’il s’agit de démasquer un coupable, la trahison n’est pas une infamie, c’est un devoir social, c’est un honneur !

Puis Havard ajoutait, se penchant vers Mix :

— Vous connaissez la disposition de la maison mieux que moi, vous me rendrez service en m’accompagnant. Je vous disais tout à l’heure que j’étais à même d’apprécier votre habileté, je ferai reconnaître votre dévouement, et s’il vous plaît d’accepter une situation d’inspecteur au nombre de mes dévoués collaborateurs, votre nomination sera signée en même temps que l’ordre d’écrou de Léon Drapier !


Caroline venait d’ouvrir la porte ; elle reconnut le chef de la Sûreté.

— Votre maître est-il là ? demanda celui-ci.

— Oui, monsieur, fit la vieille cuisinière, même que monsieur est bien fatigué, bien malade. Si monsieur savait ce qui s’est passé ! Voilà madame qui a disparu, rapport à ce qu’elle a découvert que monsieur avait une maîtresse !… Je demande un peu à monsieur si madame devait agir de la sorte !… Surtout que la maîtresse de monsieur est décédée… Là où il n’y a plus personne, le diable y perd ses droits !…

Havard avait jeté un coup d’œil de triomphe à Mix, il pénétra dans la chambre de M me Drapier, où le malheureux directeur de la Monnaie était demeuré, abasourdi, atterré, depuis le départ subit et inattendu de sa femme.

Lorsqu’il vit entrer le chef de la Sûreté en compagnie de Mix, Léon Drapier se leva.

— Monsieur, déclara le chef de la Sûreté, je suis heureux de vous trouver enfin à votre domicile ! Je m’aperçois que j’arrive à temps et que, décidément, la justice aura le dernier mot ! Au nom de la loi, je vous mets en état d’arrestation, car vous êtes inculpé non seulement des vols commis à la Monnaie, mais encore du double assassinat du malheureux Firmain et de votre infortunée maîtresse, la fille Poucke, dite Paulette de Valmondois !

À ces paroles, Léon Drapier devint livide.

Il écarquilla les yeux, remua les lèvres, d’abord incapable d’articuler une seule parole, enfin il murmura d’une voix blanche :

— Vous avez perdu la tête ! Vous êtes fou !

— Je ne suis pas fou, déclara sévèrement M. Havard, je crois au contraire que j’ai raisonné selon les plus sûrs principes de la logique et de la vraisemblance, et c’est pour cela que je vous mets en état d’arrestation. L’enquête prouvera si je me trompe, l’instruction établira votre culpabilité.

— Mais je suis innocent ! hurla Léon Drapier.

M. Havard rétorquait ironiquement :

— Vous le prétendez !… Et je reconnais que vous avez fait preuve d’une habileté telle, dans l’exécution des différents forfaits que l’on vous reproche, que les policiers les plus subtils s’y sont trompés !

À ce moment, Léon Drapier jetait un regard inquiet et interrogateur sur son détective privé, sur Mix, qui assistait, sans mot dire, à la tragique discussion.

Havard suivit le regard de l’infortuné directeur de la Monnaie.

— Vous vous adressez à M. Mix, dit-il, vous cherchez en lui un appui, une sauvegarde, vous espérez trouver en sa personne un allié ? Vous faites erreur, monsieur Drapier ! M. Mix, détective privé, est un honnête homme que j’honore et que j’estime. Il fut dupe, comme bien d’autres, de votre prétendue innocence, mais, à la suite des découvertes que nous avons faites, des arguments convaincants que j’ai déployés devant lui, il s’est rendu compte qu’en vous défendant il faisait fausse route et il reconnaît comme moi que vous êtes coupable. Je tiens M. Mix pour un homme sincère et je sais qu’il ne me démentira pas !

Stupéfié par cette déclaration, Léon Drapier, qui sentait sa raison chanceler, demeura quelques instants interdit.

Mais soudain une violente colère gronda dans son cœur. Quel avait été le rôle de Mix dans toute cette affaire ? Il ne le comprenait pas encore très exactement, mais il avait l’impression, peu à peu, que cet homme, loin de l’aider, l’avait compromis, que ce détective avait fait tout ce qu’il fallait pour le perdre…

Certes, Léon Drapier ne savait pas encore qu’on allait invoquer contre lui ses propres traces dans la cave, mais il se souvenait qu’à deux ou trois reprises, sous prétexte d’écarter de son chemin des éléments compromettants, Mix lui avait fait commettre des fautes graves, telles que le bris des scellés chez lui, telles que le véritable cambriolage de l’appartement de Paulette de Valmondois.

— Ah ça, commença Léon Drapier en regardant Mix, ah ça ! seriez-vous un misérable ?

Léon Drapier s’arrêta.

Une porte de la chambre venait de s’ouvrir, et il vit quelqu’un se profiler dans l’entrebâillement de cette porte.

M. Havard et M. Mix ne voyaient point cette personne, ils lui tournaient le dos.

Léon Drapier, cependant, ne pouvait détacher son regard de ce nouveau venu.

Il avait un visage souriant, des yeux qui pétillaient de joie, et il mettait son doigt sur ses lèvres, signifiant à Léon Drapier de ne plus prononcer une parole, de ne pas formuler une observation.

Il avait à peine achevé ce geste que M. Havard, surpris par la fixité du regard de Léon Drapier, se tournait pour voir ce que le directeur de la Monnaie regardait.

Mix fit de même. Le chef de la Sûreté et le détective privé poussèrent ensemble un cri de surprise :

— Juve !…

— Juve !…

Le célèbre policier s’avança dans la pièce.

— Eh bien ! s’écria M. Havard, vous arrivez comme un carabinier, mon cher Juve ! Et cette fois, votre présence n’est pas inutile, je viens de mettre en arrestation M. Léon Drapier ; veuillez exécuter cet ordre et lui passer les menottes !

Juve n’articulait pas une parole.

Il s’était légèrement incliné devant M. Havard, son regard se croisa avec celui de M. Mix qui paraissait légèrement inquiet, Juve considéra enfin d’un œil de pitié Léon Drapier.

Toutefois, le célèbre policier sortait un cabriolet de sa poche, et s’approcha du directeur de la Monnaie.

— Donnez-moi vos deux pouces ! fit-il.

Comme le malheureux obéissait, Juve, à voix basse, murmura à son oreille ces étranges paroles :

— Laissez-vous faire, ne dites pas un mot, n’accusez personne, tout va pour le mieux !





XXIII



Un apprenti voleur

— Jean ?

— Monsieur ?

— Tu es un animal !

— Oui, monsieur !

— Tu ne m’as pas réveillé !

— Monsieur avait l’air trop fatigué !…

— Mais, sapristi ! je ne t’ai pas chargé de me soigner ! je t’ai chargé de me réveiller !…

— Je ne dis pas le contraire !

— Il ne manquerait plus que cela !… Enfin, cela m’est égal ! Je te donne tes huit jours !

— Bien, monsieur.

— Cela n’a pas l’air de t’ennuyer ?

— Non, monsieur.

— Pourquoi cela, Jean ?

— Parce que c’est la six cent vingtième fois que monsieur me les donne sans résultats !…

Juve se réveillait et se réveillait de très bonne humeur. Il avait passé la nuit à étudier des dossiers, à prendre des notes, à écrire un long rapport.

Juve avait été fort ému par l’opération qu’il avait pratiquée la veille sur la personne du malheureux Léon Drapier.

Juve avait beaucoup réfléchi depuis cette arrestation, énormément compulsé de dossiers, et lorsque, à sept heures du matin, le vieux Jean était arrivé à l’appartement, il avait trouvé le policier encore installé à sa table de travail, devant sa lampe allumée, et ne se doutait nullement de l’heure qu’il était.

— Monsieur ne s’est pas couché ? s’était exclamé Jean.

— Non, avait riposté Juve, mais monsieur se couche !

Le policier passait en effet dans sa chambre, allant s’étendre sur son lit et ordonnant à son domestique de le réveiller sans faute à midi.

Or Juve avait dormi de si longues heures, il avait si bel et bien ronflé que le fidèle domestique ne s’était pas senti le courage de réveiller son maître.

Jean, aussi bien, était furieux depuis quelques jours. L’existence du policier qu’il servait depuis vingt ans avec un dévouement scrupuleux lui apparaissait, en effet, véritablement désorganisée. Juve, qui avait toujours mené une vie extraordinaire, disparaissant des quinze jours entiers puis revenant à l’improviste pour repartir aussitôt, Juve, qui ne déjeunait jamais à heure fixe et dînait chez lui peut-être une fois par mois, avait scandalisé son valet de chambre de la façon la plus simple.

Il avait un jour exprimé le désir de manger du gigot, Jean avait fait cuire ce gigot, et Juve n’avait pas reparu à son domicile trois jours durant !

Jean ne pardonnait pas cela à son maître. Jean, qui avait mangé le gigot et l’avait trouvé excellent, avait adressé des reproches à Juve. Juve les avait écoutés en souriant, mais avait mis au comble l’exaspération du domestique en lui rétorquant, ce qui était une pure calomnie, qu’il n’était pas venu manger le gigot parce que ce gigot devait être coriace !

— Tout cela, ça n’est pas clair, pensait Jean. Sûrement que monsieur est encore enfoncé dans une affaire qui lui causera des désagréments !

Comme Jean avait pour Juve une affection sincère, un dévouement de caniche, Jean s’était juré de faire rentrer monsieur dans l’ordre, c’est-à-dire de lui imposer des heures fixes pour dormir, des heures fixes pour déjeuner et pour dîner.

Jean n’était naturellement pas arrivé à convaincre Juve de la nécessité qu’il y avait de mener une vie rangée. Toutefois, Jean prenait désormais sur lui de forcer le policier à dormir. C’est pourquoi, trouvant que son maître avait besoin de repos, le valet de chambre s’était bien gardé d’éveiller Juve à midi. Il l’avait laissé continuer son somme jusqu’à six heures du soir, heure à laquelle Juve s’éveillait tout naturellement.

Le premier mouvement du policier avait d’abord été un mouvement de colère. Il avait sonné Jean, il l’avait mis à la porte. Par bonheur, Jean n’attachait à la chose aucune importance. Ainsi qu’il le disait à Juve sans s’émouvoir, il avait déjà reçu plus de six cents fois son congé ! Il savait, dans ces conditions, ce que parler voulait dire et ne tenait aucun compte de la colère du chef.

— Animal ! bougonna le policier. Tu m’as fait rater ma journée !…

À ce moment, Jean cligna des yeux, prit un visage souriant :

— Monsieur ne m’en voudra certainement pas ! déclara-t-il. Et d’abord monsieur aura une surprise !

— Une surprise ? Quand ? Laquelle ?

— Monsieur aura une surprise à dîner !

Juve reprit son air sérieux.

— Jean, déclarait-il, si tu ne me réponds pas à la minute, je ne te ficherai pas à la porte, parce que tu t’en moques absolument. Je te flanquerai bel et bien une tripotée dont tu te souviendras ! Quelle est ta surprise ?

— Monsieur, répondit Jean, j’ai fait un gigot pour ce soir… Monsieur fera un bon dîner.

— Non, dit Juve, car je ne dînerai pas ici !

Et, de fait, malgré les supplications du dévoué valet de chambre qui pleurait presque à la pensée qu’un second gigot allait se perdre sans avoir eu les honneurs de paraître sur la table de Juve, le policier se levait, s’habillait.

Juve n’était jamais long à faire sa toilette, mais ce jour-là, cependant, il y apportait un soin extrême. Juve se rasait précautionneusement, choisissait un complet qui avait bonne élégance, enfilait un pantalon dont le pli était impeccable.

— Jouons la difficulté, se disait-il. Il s’agit d’impressionner ces lascars !

Quarante minutes après, Juve était habillé. Il consentait alors, pour ne point trop fâcher le vieux Jean, à dîner rapidement. Juve, toutefois, ne savourait pas le fameux gigot que le valet de chambre apportait sur la table avec un air de triomphe.

Juve était visiblement préoccupé, anxieux ou inquiet même.

— Il s’agit maintenant, murmurait-il, de jouer serré ! J’ai perdu un jour, mais cela n’a pas d’importance !

À la dernière bouchée, Juve, ayant avalé son café brûlant et pris un cigare, quitta la rue Tardieu.

Où allait-il donc ?

À coup sûr, Juve partait en expédition. Il partait même en expédition périlleuse, car il avait soigneusement vérifié le magasin de son browning et glissé des cartouches neuves dans cette arme fidèle.

Au bas de la rue Tardieu, Juve arrêta un taxi-auto :

— Menez-moi, commanda-t-il, au pont des Arts.

Une fois arrivé là, Juve quittait sa voiture et traversait la Seine. Le policier, quelque temps, flâna sur les quais, fumant toujours, paraissant attendre quelque chose ou quelqu’un. Juve, à ce moment, tout bonnement, attendait que la nuit se fût faite obscure, que les quais fussent entièrement déserts. C’était seulement lorsqu’on commençait à ne plus voir clair, lorsqu’il devenait impossible de distinguer du parapet des trottoirs, l’extrémité des berges, que Juve se hasardait à y descendre.

Mais où allait donc le policier ?

Juve, tout bonnement, retournait à l’Enfer. Il lui fallait, en vérité, une dose d’audace extraordinaire pour affronter ainsi à nouveau les Grouilleurs !

Mais ce n’était pas l’audace qui manquait à Juve.

Le policier, d’ailleurs, n’avait-il pas quelque raison secrète pour agir ainsi ?

Juve n’était cependant pas homme à se risquer au hasard. Il n’était point homme non plus à reculer devant une tentative qui pouvait avoir des résultats profitables.

Juve, comme s’il eût fait la manœuvre la plus simple et la plus ordinaire du monde, s’avança jusqu’au bord de la berge.

À nouveau, il se laissa glisser au-dessus du fleuve, à nouveau il heurta du pied les vantaux de la porte.

Et la scène classique recommença.

— Qui c’est qu’est là ? répondait une voix à l’intérieur. Il n’y a plus une place, c’est complet !

— Complet à l’intérieur, c’est possible, répondit Juve, mais à l’impériale, c’est à volonté !

La porte de l’Enfer tourna, puis se referma sur Juve, qui pénétrait dans le repaire.

Une exclamation stupéfiée l’accueillit :

— Job Askings !… Comment ! c’est toi !

— C’est moi, dit Juve de son ton de voix tranquille. Est-ce que vous ne m’attendiez pas ?

Et, à ce moment, Juve s’applaudissait d’être revenu.

Ayant eu la pensée que Fantômas, qu’il avait rencontré au cours de la nuit de lutte, connaissait les Grouilleurs et peut-être bien leur commandait, Juve en effet n’avait pas été sans inquiétude en décidant de se rendre au bouge.

N’était-il pas à craindre, en effet, que Fantômas eût averti les extraordinaires individus ?

N’était-il pas possible qu’il leur eût confié la vérité, qu’il leur ait dit que Juve avait été parmi eux, qu’il leur ait appris que le personnage de Job Askings était en réalité joué auprès d’eux par le roi des policiers ?

Si Fantômas, par malheur, avait parlé, il était évident que Juve ne serait point sorti vivant de l’Enfer. Ceux-là qui étaient les ennemis de la police, qui avaient délégué cinq des leurs pour aller, sans motif, se battre contre les agents, n’auraient certainement pas fait grâce à Juve !

Mais il était certain aussi que si Fantômas n’avait point parlé, Juve avait peut-être bien des choses intéressantes à apprendre de ces misérables.

C’était sans doute pour cela que Juve s’était rendu chez les Grouilleurs.

— Est-ce que vous ne m’attendiez pas ? demandait-il.

Le vieux chef, qui s’était levé pour avancer à la rencontre du policier, se courba littéralement en deux !

— Si fait, répondait-il d’une voix calme, et sans le moindre étonnement, je t’attendais, moi, Job Askings ! Je n’oubliais pas, en effet, que j’avais un dépôt à te rendre…

À ce moment, Juve tressaillit.

Il avait complètement oublié, en effet, qu’il avait confié aux Grouilleurs une enveloppe bourrée de vieux papiers qui devait soi-disant contenir une liasse de cinquante billets de mille francs.

Juve l’avait oublié, mais les Grouilleurs s’en souvenaient.

Le policier fut fort ému de l’aventure.

— Sapristi, pensa-t-il, très étonné, on se croirait chez les plus honnêtes gens du monde !… D’autant plus qu’à coup sûr ils n’ont pas ouvert l’enveloppe, car, s’ils l’avaient ouverte, ils se seraient aperçus que je me suis moqué d’eux et, certainement, j’aurais à m’en repentir !

Le vieux chef, toutefois, s’était reculé. Il fouillait désormais dans la paillasse, il en tirait une enveloppe qu’il tendait à Juve.

— Voilà ton dépôt, disait-il, je suis heureux de te le remettre intact. Tu peux compter si tu veux…

Mais Juve refusait, et pour cause.

— J’ai confiance en toi, dit-il, les pègres comme nous ne se volent pas…

— Tu l’as dit ! fit le vieillard.

L’Enfer était, ce soir-là, presque solitaire.

Juve, qui continuait à regarder curieusement le repaire, notait qu’il s’y trouvait fort peu de bandits. Les autres étaient sans doute en expédition, Juve interrogea :

— Au fait, comment s’est terminée la bagarre de l’autre jour ?

Juve interrogeait le chef, curieux de connaître la sincérité dont il pouvait faire preuve. Juve savait fort bien, en effet, comment l’échauffourée avait pris fin. Il s’était renseigné à ce sujet dès le lendemain à la préfecture, où nul n’avait pu croire ni même soupçonner qu’il avait joué un rôle dans l’affaire ; il parlait donc simplement par véritable curiosité.

Le vieux chef, pourtant, en écoutant la question de Juve, avait douloureusement tressailli :

— Ce fut une terrible aventure ! déclarait-il. Trois des nôtres ont été poissés ; seuls mon fils et l’un de mes compagnons ont pu regagner l’Enfer !…

Le vieillard, ayant dit, se taisait quelques instants, comme écrasé sous le poids de ses réflexions.

— Ah ! la rousse ! la rousse ! déclarait-il soudain avec une expression de sombre énergie, comme je la hais !… Comme je voudrais m’en venger !

Il grinçait des dents désormais, il serrait les poings, subitement porté au paroxysme de la colère.

— Tu la hais ? demanda encore Juve. Pourquoi ? Elle ne te fait point de mal, puisqu’en somme elle vous laisse la paix à toi et à tes compagnons…

Or, à cette simple réponse de Juve, le vieillard haussait les épaules.

— La rousse ne me poursuit pas, oui, c’est vrai, disait-il, mais c’est parce qu’elle ne connaît pas l’existence de l’Enfer.

À ce moment, Juve voulut au hasard tenter une enquête.

— C’est toi qui le dis, fit-il ironiquement. Mais crois-tu qu’aucun inspecteur de la Sûreté ne soit en mesure de dénoncer l’existence de ta bande ?

— Non, répondait le vieillard ; la rousse n’hésiterait pas sans cela, et d’ailleurs j’ai des renseignements qui me prouvent que personne ne soupçonne cet égout.

À ce moment, Juve tressaillit.

À quels renseignements faisait allusion le Grouilleur ? Qui pouvait l’avoir documenté ?

Juve n’eut pas besoin de questionner encore.

Le maître de l’Enfer ajoutait en effet :

— C’est Trois-et-Deux qui me l’a dit !

Et Juve, qui ne connaissait pas Trois-et-Deux, nota ce nom, tout en se promettant d’en tirer parti.

Un quart d’heure après cependant, Juve, qui s’était assis sur la paillasse, s’entretenait encore amicalement avec le chef des Grouilleurs. Celui-ci, qui était toujours persuadé qu’il avait affaire à Job Askings, c’est-à-dire au Roi des voleurs, traitait son hôte avec un visible respect, avec une correction parfaite.

Juve, de son côté, ne se sentait point le courage de brusquer le vieil homme. Juve était trop honnête, trop philosophe aussi, en effet, pour n’avoir pas été frappé par l’extraordinaire probité dont le Grouilleur avait en somme fait preuve en sa faveur.

Ne venait-il pas de lui rendre une enveloppe où soi-disant il y avait cinquante mille francs d’enfermés ?

Cela faisait penser à Juve que tout bon sentiment n’était pas mort dans l’âme du bandit qu’il entretenait.

Ce chef, qui était capable d’un tel acte de probité, ce chef-là était « quelqu’un » et intriguait de plus en plus Juve, de plus en plus lui devenait sympathique.

La misère des Grouilleurs paraissait d’ailleurs à Juve comme effroyable de plus en plus. Les premières fois, en effet, où le policier s’était introduit dans le repaire, il avait alors éprouvé trop d’émotions diverses, trop de surprises multiples pour pouvoir bien examiner les lieux.

Rien ne l’en empêchait ce jour-là. Juve examinait donc avec des regards d’épouvante le souterrain si pauvrement aménagé où cantonnaient ces hommes qui étaient des bandits et qui avaient respecté son dépôt.

— Les étranges individus ! pensait Juve.

Mais, en vérité, le policier ne s’était pas rendu à l’Enfer simplement pour s’apitoyer ou s’étonner à propos de l’honnêteté des Grouilleurs.

Juve, en réalité, avait un peu espéré qu’il rencontrerait là ce Fantômas qu’il poursuivait depuis toujours et qu’il espérait bien enfin dompter, abattre, vaincre.

La vue du repaire vide, ou presque vide, le désillusionnait.

Fantômas, sûrement, n’était pas dans le bouge à cette heure ! Il était probable même qu’il n’y viendrait pas, car si les Grouilleurs étaient dehors, c’était qu’ils étaient partis en expédition, c’était qu’ils effectuaient une quelconque de leurs terribles et sinistres besognes.

Juve songeait déjà à se retirer et venait de se lever, lorsque le chef l’arrêtait d’un geste :

— Écoute, Job Askings, déclarait le vieillard, j’ai une grâce à te demander.

— Laquelle ? fit Juve assez surpris.

— J’ai une prière à t’adresser, reprenait le chef, et je te l’adresse de tout mon cœur, de toute mon âme, en toute humilité.

— Parle ! fit encore Juve.

Mais ce début était si extraordinaire que Juve, à cet instant, fronçait les sourcils, se demandant s’il ne cachait point quelque piège, s’il n’allait pas apprendre quelque terrible nouvelle.

Le chef dit, baissant la voix :

— Je voudrais te parler, mais te parler seul à seul. Ici, mes compagnons nous écoutent. Veux-tu venir ?

Le vieillard faisait un pas vers le fond du souterrain. Juve tressaillit plus encore.

— Ah çà, il veut m’entraîner !… Est-ce que, par hasard… ?

Et Juve songea qu’il était peut-être victime d’une extraordinaire et savante comédie.

Qui prouvait que les Grouilleurs, en effet, n’avaient pas été prévenus par Fantômas ?

Qui prouvait qu’ils n’avaient pas vérifié le contenu de l’enveloppe bourrée de papiers quelconques ?

Peut-être l’avait-on bien reçu pour endormir sa méfiance !…

Peut-être le chef inventait-il le prétexte d’une confidence tout simplement pour mieux endormir encore ses soupçons, le conduire au fond de la caverne, et là, certain qu’il ne pourrait se défendre, certain que ses cris et ses appels ne pourraient être entendus, le faire égorger, le faire abattre comme un chien !…

Juve, en un instant, songea à tout cela. Il rougit cependant de honte.

— Mon Dieu, pensa Juve, ces pensées qui me viennent à l’esprit ne sont guère dignes de moi !… Les Grouilleurs, après tout, ont été fort honnêtes à mon égard, je n’ai pas le droit de les accuser de bassesse.

Et, réellement victime d’un point d’honneur que son intelligence condamnait, Juve accepta.

— Je te suivrai où tu voudras, chef. Allons causer où bon te semblera !

— Viens, Job Askings ! dit le vieillard.

Les deux hommes longèrent l’égout, le vieillard guidait Juve et menait le policier à une sorte de renforcement qui avait toutes les apparences d’un cachot.

— Allons ! je suis joué ! pensa Juve.

Et le policier songeait que son browning comportait tout juste six balles, que lorsqu’il aurait tiré ces six coups il serait désarmé, à la merci de ceux qui allaient se jeter sur lui…

Or le chef, entré dans la pièce derrière le faux Job Askings, ne faisait nul mouvement inquiétant. Alors que Juve s’attendait à le voir brusquement appeler, alors qu’il se préparait à voir surgir une bande de Grouilleurs prêts à faire bon marché de sa vie, Juve voyait au contraire le vieillard frémir, joindre les mains dans un geste de supplication.

— Je suis pauvre, déclarait le chef des Grouilleurs ! Je suis très pauvre, Job Askings, et ce que je vais te demander, c’est la richesse…

— Parle ! répéta Juve.

Mais cette fois encore le policier s’inquiétait.

Il se rappelait parfaitement qu’il avait annoncé aux Grouilleurs qu’il avait du « pèze », qu’il y avait cinquante mille francs dans l’enveloppe qu’il leur avait confiée. Sans doute, on allait lui demander quelque argent !…

Et Juve, qui possédait tout juste quelques billets de cent francs sur lui, songea encore une fois qu’il allait être pris de court.

Le chef des Grouilleurs pourtant, ne semblait nullement songer à demander l’aumône.

Il continuait d’une voix basse et d’une voix fière aussi :

— C’est bien la richesse que je vais te demander ! Job Askings ! je ne vais pas te la demander pour moi, je vais te la demander pour mon fils. Tu m’écoutes ?

— Je t’écoute ! dit Juve.

Le chef des Grouilleurs reprit :

— Je sais, Job Askings, que tu es en Angleterre le plus grand des pickpockets. On t’appelle le Roi des voleurs, comme on appelle Fantômas le Roi du crime. Il n’est rien de difficile pour toi, il n’est rien qui soit trop délicat pour ton audace. Tu peux tout ! Tu réussis tout ce qu’il te plaît d’entreprendre… Eh bien, Job Askings, voilà ce que je veux te supplier de m’accorder : mon fils est courageux, adroit, pourtant, il ne saurait prétendre à t’égaler, même de loin. Veux-tu être son maître ? Veux-tu lui donner des leçons ? Veux-tu lui apprendre ta manière ?… Veux-tu être son chef ?

Et certes, à cet instant, Juve pensait à la fois éclater de rire et crier de stupéfaction.

Ah ! vraiment, la requête qu’on lui adressait à lui, Juve, qui était le roi des policiers, était plus qu’extraordinaire !

On lui demandait de dresser un voleur !… On le suppliait d’apprendre à un novice quelques-unes des façons ingénieuses dont il convient d’opérer pour dépouiller les passants !…

— Sang et tonnerre ! grommela Juve, comme ce pauvre vieux bonhomme place drôlement sa confiance !…

Cela le faisait sourire, mais cela l’inquiétait aussi pourtant.

Juve prit une seconde pour réfléchir avant de répondre.

— Voyons, se dit le policier, quel parti dois-je prendre ? Que dois-je faire ? accepter ou refuser ?

Juve, passant ces deux hypothèses en revue, se rendait compte qu’elles ne lui étaient favorables ni l’une ni l’autre.

Si par aventure Juve refusait de donner des leçons qu’on le sollicitait d’accorder, il risquait de perdre tout crédit chez les Grouilleurs, et ce crédit pouvait lui être utile.

Si, d’autre part, il acceptait de donner ces leçons, les pires événements pouvaient survenir.

— Fichue histoire ! grogna Juve. Du diable si je sais que dire !… D’autant que si j’accepte, ces animaux-là vont certainement se rendre compte qu’ils sont beaucoup plus habiles que moi !… Je ne sais pas voler, que diable !… Ils découvriront donc que je ne suis pas Job Askings !

Juve, à la vérité, lorsque Bouzille l’avait conduit la première fois à l’Enfer, lorsque l’idée lui était venue de se faire passer pour Job Askings, avait bien eu l’audace de commettre devant les Grouilleurs un premier vol, il avait dépouillé le chef de ses armes. Mais lorsque Juve avait agi ainsi, c’était à l’improviste ; on n’épiait pas ses gestes. Les choses, de plus, s’étaient présentées de façon assez facile.

Désormais, tout au contraire, il était évident qu’il allait lui falloir être d’une habileté consommée pour duper ceux qui prétendaient être ses élèves.

Juve, qui se souvenait en effet du père Grelot, l’ingénieux professeur de vol que Fandor avait quelque temps fréquenté, songeait qu’il est fort difficile d’enseigner l’art de dépouiller son prochain. Sa maladresse pouvait éclater, devait éclater même. Devait-il en courir le risque ?

Juve hésitait, mais n’hésitait pas longtemps.

Il y a des moments dans la vie où la pensée se trouve douée d’une activité formidable et quelque peu prodigieuse.

Alors les événements les plus complexes, les raisonnements les plus délicats s’évoquent avec une rapidité folle.

Juve vivait une de ces heures où il faut et où l’on peut penser vite.

Tandis que le chef des Grouilleurs attendait sa décision avec une anxiété qui n’était pas feinte, car le misérable estimait que son fils, dressé par le Roi des voleurs, arriverait rapidement à la fortune, Juve réfléchit, calcula, songea.

Et certainement le policier inventait alors quelque chose d’extraordinaire, de stupéfiant.

À mi-voix, suivant son habitude, Juve grommelait en effet :

— Donner une leçon de vol, mon Dieu, j’en suis incapable !… En prendre une, tout au contraire, cela pourrait m’être fort utile !… D’autant plus que, demain, je pourrais bien avoir besoin de savoir voler !

Elles était étranges, ces paroles, elles étaient énigmatiques. Elles marquaient cependant ce qui allait être de la part de Juve une décision irrévocable.

— Fais venir ton fils ! ordonna le policier. Je ne sais si je pourrai me charger de le dresser !… Je ne pourrai le faire qu’à condition qu’il me paraisse réellement habile, réellement adroit, réellement doué… Je veux l’interroger, je veux le faire travailler devant moi, ensuite je saurai quoi te répondre !

Une heure plus tard, Juve, souriant, fort gai, prenait congé des Grouilleurs.

Il s’était longuement entretenu avec le fils du chef. Il avait, comme il le disait, fait travailler le jeune homme devant lui. Juve avait contraint son soi-disant élève à lui montrer comment il s’y prenait pour fouiller dans les différentes poches d’un passant quelconque. Juve n’avait hasardé aucune critique, aucun éloge.

— Bien, bien ! disait-il simplement.

Et lorsque le jeune homme, timidement, l’interrogeait :

— Job Askings, crois-tu que je pourrais faire quelque chose ? Veux-tu essayer de m’apprendre à être aussi habile que toi ?

Juve se contentait de répondre :

— J’essaierai de te former !

Mais Juve, en réalité, faisait là une promesse qu’il n’avait guère l’intention de tenir, et pour cause. Juve, à cette minute, quittait les Grouilleurs sans trop savoir s’il reviendrait jamais les voir autrement que pour effectuer une opération policière quelconque à leur sujet. Juve était satisfait, content de lui.

— Ma parole ! répétait-il en s’éloignant sur les berges, je n’ai pas perdu ma soirée ! Il me semble que je sais maintenant proprement voler…

Et, rentré rue Tardieu, Juve qui décidément devait rouler d’étranges projets, montait au sixième étage, réveillait le vieux Jean, le forçait à descendre dans son cabinet de travail.

Toute la nuit, Juve se livra à de surprenants exercices.

Il priait le vieux Jean de mettre son porte-monnaie dans telle ou telle poche de son habit ; délicatement alors, Juve s’efforçât de voler le porte-monnaie…

Le policier devait faire preuve de réelles aptitudes pour être pickpocket car, lorsqu’il interrogeait le vieux Jean et lui demandait s’il s’était aperçu de son vol, le vieux Jean, à chaque fois, répondait négativement.

À cinq heures du matin seulement, Juve congédia son valet de chambre.

— Tu dors debout, déclarait-il, monte te coucher !

Le vieux Jean disparut, puis cinq minutes après vint trouver Juve.

— Je suis bien fâché, monsieur, déclarait-il, mais je crois bien que j’ai perdu ma clé ; je ne peux plus entrer dans ma chambre, comment faire ?

— Imbécile ! riposta Juve. Ta clé n’est pas perdue, c’est moi qui l’ait volée ! Décidément, je deviens très habile !

Et Juve, qui pourtant était un homme grave, claqua des mains, avec une satisfaction visible !





XXIV



Fantômas, toujours !

Le domicile personnel de M. Havard, chef de la Sûreté, se trouvait quai d’Anjou.

L’important fonctionnaire n’occupait pas un appartement élégant ni somptueux.

Toutefois, son habitation était distinguée, l’ameublement sévère et correct ; à voir l’installation intérieure, de graves tentures de velours qui dissimulaient les portes, les tapisseries qui ornaient les murs et l’acajou des meubles, on se rendait compte que l’on avait affaire à quelque habitant sérieux, occupant une situation importante dont les fonctions devaient avoir une certaine austérité.

En pénétrant dans le cabinet de travail de M. Havard, beaucoup de gens auraient pu se croire chez un notaire, à en juger par les nombreux casiers adossés au mur et dans lesquels se trouvaient une multitude de dossiers enfermés dans des chemises, à la teinte uniformément grise.

Quiconque aurait observé son salon se serait dit qu’il était chez un collectionneur et un collectionneur d’objets vraiment bien étranges, car M. Havard possédait en réalité un véritable petit musée composé de tous les souvenirs personnels qu’il avait pu recueillir au cours de sa longue carrière.

Dans un écrin qui lui-même était sous un globe, se trouvait un certain portefeuille qui avait toute une histoire.

Il avait été fait en effet avec de la peau humaine, provenant d’un assassin célèbre, qui avait été guillotiné.

Ce portefeuille avait déterminé d’ailleurs, avant d’arriver aux mains de M. Havard, un formidable scandale. C’était tout simplement deux inspecteurs de la Sûreté qui s’étaient entendus avec un de leurs amis, un préparateur de l’amphithéâtre de médecine !

Cet homme, à qui les policiers avaient remis le corps du supplicié aux fins d’autopsie, en échange leur avait fait tanner avec sa peau un portefeuille !

Toutefois, la chose avait été connue de journaux, lesquels avaient crié au scandale, le préparateur de l’amphithéâtre avait été déplacé, les inspecteurs punis sévèrement et le portefeuille saisi par le chef de la préfecture de police.

Ce fonctionnaire, alors, l’avait transmis à son supérieur hiérarchique et finalement, de mains en mains, le portefeuille était arrivé chez M. Havard !

Celui-ci n’ayant plus personne à qui le donner, l’avait conservé en attendant des instructions du gouvernement et, comme le gouvernement avait cessé de s’intéresser à la chose, la presse n’ayant plus fait de tapage, M. Havard tout simplement avait gardé le corps du délit !

C’était désormais pour lui une relique qu’il montrait volontiers à ses amis, lorsque par hasard le chef de la Sûreté avait le loisir de recevoir à dîner.

Ce soir-là, M. Havard, contrairement à son habitude, était chez lui depuis trois heures.

Il avait absorbé vers six heures un frugal repas, avançant l’heure de son dîner, car il prévoyait des événements pour le reste de la soirée.

M. Havard, vers sept heures, entendit qu’on sonnait à la porte d’entrée et s’en alla ouvrir lui-même.

M. Havard, en allant ouvrir, ne doutait pas de se trouver en présence de Juve.

Juve à deux heures de l’après-midi lui avait annoncé sa visite pour le soir même, et lui avait confirmé les dispositions prises deux jours auparavant.

Effectivement c’était le policier qui se présentait.

Juve paraissait quelque peu troublé et son visage avait la crispation caractéristique des grands jours, des heures décisives.

Le policier serra la main du chef de la Sûreté puis, à la manière de quelqu’un qui connaît la disposition de l’appartement, il se rendit directement dans le cabinet de travail de M. Havard. Celui-ci l’y suivait.

Juve, sans proférer une parole, commença par se promener dans la pièce, les mains derrière le dos, considérant chaque angle du cabinet, chaque tenture, chaque meuble, avec minutie.

À un moment donné, s’étant arrêté devant un mur, auquel pendaient quelques tableaux, il heurta ce mur du doigt. Le mur rendit un son creux.

Juve se tourna vers M. Havard.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ?

— Un petit cabinet où je range de vieux vêtements.

Juve interrogeait toujours.

— Quel est le moyen le plus rapide pour passer de ce petit cabinet dans votre cabinet de travail ?

M. Havard se mit à sourire. Du doigt il montrait à son interlocuteur une petite porte basse dissimulée dans la boiserie et dont les contours épousaient la forme des moulures courant le long du mur.

— Ah parfait ! dit Juve.

Il ajoutait en souriant :

— Ces vieilles maisons comme la vôtre, monsieur le chef de la Sûreté, sont merveilleusement agencées, en vue d’une enquête policière !

« Contrairement à ce qui se passe dans les appartements modernes, il est impossible, lorsqu’on pénètre dans les vieux appartements, de deviner la disposition des pièces !

« C’est ainsi que je suis venu bien souvent chez vous, et que j’ignorais l’existence de ce petit cabinet !

M. Havard se mit à sourire.

— Je ne pouvais pas prévoir, Juve, qu’il aurait tant d’importance à vos yeux et je n’ai jamais songé à vous le faire visiter. Mais si vous m’en parlez aujourd’hui c’est que vous devez avoir à son sujet quelque idée de derrière la tête ?

— Effectivement, d’abord je voudrais m’assurer que quelqu’un caché dans ce cabinet peut, en prêtant l’oreille, entendre une conversation tenue ici.

— C’est facile à savoir, déclara M. Havard, passez dans ce cabinet, Juve, et je m’en vais proférer quelques paroles à haute voix de mon bureau…

Quelques secondes après, Juve sortait du petit local.

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