Le prince de Winterfell

Une croûte de cendre noire et froide tapissait l’âtre, la salle n’avait d’autre chauffage que des chandelles. Chaque fois que s’ouvrait une porte, les flammes s’inclinaient et frissonnaient. La promise aussi frissonnait. On l’avait habillée de blanche laine d’agneau bordée de dentelle. Ses manches et son corset étaient brodés de perles d’eau douce, et, à ses pieds, elle portait des sandales en daim blanc – jolies, mais point chaudes. Elle avait la face blême, exsangue.

Un visage taillé dans la glace, songea Theon Greyjoy en lui drapant les épaules d’une cape bordée de fourrure. Un cadavre enseveli sous la neige. « Madame, il est l’heure. » Par la porte, la musique les appelait, le luth, la cornemuse et le tambour.

La promise leva les yeux. Des yeux marron, brillant à la lueur des chandelles. « Je serai pour lui une bonne épouse, et f… fidèle. Je… je le satisferai et je lui donnerai des fils. Je serai meilleure épouse que la véritable Arya aurait pu l’être, il verra. »

Ce genre de discours va te faire tuer, ou pire. Une leçon qu’il avait apprise en étant Schlingue. « Vous êtes la véritable Arya, madame. Arya de la maison Stark, fille de lord Eddard et héritière de Winterfell. » Son nom, il fallait qu’elle sache son nom. « Arya sous-mes-pieds. Votre sœur vous appelait Arya Ganache.

— C’est moi qui ai inventé ce surnom-là. Elle avait la mine allongée, comme un cheval. Pas moi. J’étais jolie. » Des larmes lui coulèrent enfin des yeux. « Jamais je n’ai été belle comme Sansa, mais tout le monde me disait jolie. Est-ce que lord Ramsay me trouve jolie ?

— Oui, mentit-il. Il me l’a dit.

— Mais il sait qui je suis. Qui je suis pour de bon. Je le vois quand il pose les yeux sur moi. Il a l’air tellement en colère, même quand il sourit, mais ce n’est pas ma faute. On raconte qu’il aime faire du mal aux gens.

— Vous ne devriez pas écouter de tels… mensonges, madame.

— On raconte qu’il vous a fait du mal. Vos mains, et… »

Il avait la bouche sèche. « Je… je l’ai mérité. Je l’ai mis en colère. Il ne faut pas que vous le mettiez en colère. Lord Ramsay est un… un homme doux, et aimable. Donnez-lui satisfaction et il sera bon pour vous. Soyez bonne épouse.

— Aidez-moi. » Elle se raccrocha à lui. « De grâce. J’avais coutume de vous regarder dans la cour jouer avec vos épées. Vous étiez tellement beau. » Elle lui pressa le bras. « Si nous nous enfuyions, je pourrais être votre épouse, ou votre… votre catin… tout ce que vous voulez. Vous pourriez être mon homme. »

Theon arracha son bras à son étreinte. « Je ne suis pas un… Je ne suis l’homme de personne. » Un homme lui viendrait en aide. « Soyez… soyez Arya, c’est tout, soyez son épouse. Contentez-le, ou… contentez-le, simplement, et cessez de répéter que vous êtes quelqu’un d’autre. » Jeyne, son nom est Jeyne, ça commence comme gémir. La musique se faisait plus insistante. « Il est temps. Essuyez ces larmes de vos yeux. » Des yeux marron. Ils devraient être gris. Quelqu’un va le voir. Quelqu’un va se souvenir. « Bien. À présent, souriez. »

La jeune fille s’y efforça. En tremblant, ses lèvres se tordirent vers le haut, se crispèrent, et il vit ses dents. De jolies dents blanches, songea-t-il, mais si elle le met en colère, elles ne resteront pas jolies longtemps. Lorsqu’il poussa la porte et l’ouvrit, trois des quatre chandelles en furent soufflées. Il mena la promise dans la brume, où attendaient les invités de la noce.

« Pourquoi moi ? avait-il demandé quand lady Dustin lui avait annoncé qu’il devait accorder la main de la mariée.

— Son père est mort, ainsi que tous ses frères. Sa mère a péri aux Jumeaux. Ses oncles sont perdus, morts ou captifs.

— Elle a encore un frère. » Elle a encore trois frères, aurait-il pu dire. « Jon Snow fait partie de la Garde de Nuit.

— Un demi-frère, né bâtard et juré au Mur. Vous étiez pupille de son père, ce qu’elle a de plus proche d’un parent survivant. Rien de plus approprié que vous accordiez sa main en mariage. »

Ce qu’elle a de plus proche d’un parent survivant. Theon Greyjoy avait grandi avec Arya Stark. Theon saurait reconnaître une imposture. Si on le voyait accepter la feinte fille de Bolton comme étant Arya, les seigneurs nordiens qui s’étaient réunis pour porter témoignage de l’alliance n’auraient aucun motif de douter de sa légitimité. Stout et Ardoise, Pestagaupes Omble, ces querelleurs de Ryswell, les hommes de Corbois et les cousins Cerwyn, le gras lord Wyman Manderly… pas un d’entre eux n’avait connu les filles de Ned Stark à moitié si bien que lui. Et si quelques-uns entretenaient un doute par-devers eux, ils seraient assurément assez avisés pour garder ces soupçons pour eux.

Ils se servent de moi pour voiler leur tromperie, ils parent leur mensonge de mon propre visage. Voilà donc pourquoi Roose Bolton l’avait de nouveau habillé en seigneur, pour jouer son rôle dans cette farce de baladins. Une fois que ce serait accompli, une fois que leur fausse Arya serait épousée et dépucelée, Bolton n’aurait plus besoin de Theon Tourne-Casaque. « Sers-nous en cette affaire et, une fois Stannis vaincu, nous débattrons de la meilleure manière de te rétablir sur le trône de ton père », lui avait assuré Sa Seigneurie de sa douce voix, une voix faite pour les mensonges et les susurrements. Theon n’en avait jamais cru un mot. Il allait danser cette fois sur leur musique parce qu’il n’avait pas le choix, mais ensuite… Il me rendra alors à Ramsay, se disait-il, et Ramsay prélèvera quelques doigts supplémentaires et me changera une fois de plus en Schlingue. À moins que les dieux ne soient cléments, et que Stannis Baratheon ne s’abatte sur Winterfell pour tous les passer au fil de l’épée, lui compris. C’était ce qu’il avait à espérer de mieux.

La température était plus douce dans le bois sacré, si curieux que cela parût. Au-delà de ses confins, une sévère gelée blanche enserrait Winterfell. Le verglas rendait les chemins traîtres, et le givre scintillait au clair de lune sur les carreaux brisés des jardins d’hiver. Des volées de neige sale s’étaient accumulées contre les murs, comblant chaque creux et chaque recoin. Certaines atteignaient une telle hauteur qu’elles masquaient les portes derrière elles. Sous la neige reposaient des cendres grises et des charbons et, ici ou là, une poutre noircie ou un monticule d’os ornés de lambeaux de peau et de cheveux. Des glaçons longs comme des pertuisanes pendaient des remparts et frangeaient les tours comme les poils de barbe blancs et raides d’un vieil homme. Mais à l’intérieur du bois sacré, le sol restait préservé du gel, et de la vapeur montait des étangs chauds, tiède comme un souffle de bébé.

La promise était vêtue de blanc et gris, les couleurs qu’aurait portées la véritable Arya si elle avait vécu assez pour se marier. Theon arborait le noir et l’or, sa cape attachée au niveau de l’épaule par une grossière seiche de fer que lui avait assemblée à coups de mail un forgeron de Tertre-bourg. Mais sous la cagoule, Theon avait le cheveu blanc et rare, et sa chair présentait la teinte grisâtre qu’ont les vieillards. Enfin Stark, se dit-il. Se donnant le bras, la promise et lui franchirent une arche de pierre, tandis que des mèches de brouillard vaguaient autour de leurs jambes. Le tambour battait avec la trépidation d’un cœur de pucelle, l’invite de la cornemuse sonnait haut et doux. Au-dessus des ramures, flottait dans le ciel obscur un croissant de lune, à demi masqué par le brouillard, comme un œil qui observait au travers d’un voile de soie.

Theon Greyjoy n’était pas étranger à ce bois sacré. Enfant, il avait joué ici à faire ricocher des pierres plates sur l’étang froid et noir sous le barral, cachant ses trésors dans une souche de chêne ancien, traquant les écureuils avec un arc qu’il avait lui-même fabriqué. Plus tard, plus vieux, il avait baigné ses ecchymoses dans les sources chaudes après maintes sessions dans la cour avec Robb, Jory et Jon Snow. Parmi ces marronniers, ormes et pins plantons, il avait trouvé des lieux secrets où se cacher quand il voulait être seul. La toute première fois qu’il avait embrassé une fille, c’était ici. Plus tard, une autre fille l’avait fait homme sur une couverture déchirée à l’ombre de ce haut vigier gris-vert.

Pourtant, il n’avait jamais vu le bois sacré ainsi – gris et fantomatique, gorgé de brumes tièdes, de lueurs flottantes et de murmures qui semblaient sourdre de partout et nulle part. Sous les arbres fumaient les sources chaudes. De tièdes vaperolles montaient du sol, emmaillotant les arbres dans leur exhalaison moite, rampant à flanc de murailles pour tirer de grises tentures sur les meurtrières.

Il y avait un chemin approximatif, un vague sentier sinueux de pierres fendues couvertes de mousse, à demi enfouies sous les feuilles mortes et la terre apportées par les vents, et que rendaient plus périlleuses d’épaisses racines brunes qui les déchaussaient par en dessous. Il guida la promise sur le parcours. Jeyne, son nom est Jeyne, ça commence comme geindre. Mais il ne devait pas avoir de telles pensées. Si ce nom venait à franchir ses lèvres, cela pourrait lui coûter un doigt ou une oreille. Il marchait lentement, en assurant chaque pas. La perte de ses orteils le faisait clopiner, quand il pressait le pas ; il ne devait surtout pas trébucher. Qu’un pas de travers s’en vienne gâcher le mariage de lord Ramsay, et lord Ramsay pourrait bien rectifier ce genre de bévue en écorchant le pied coupable.

Les brouillards étaient si épais que seuls apparaissaient les plus proches arbres ; au-delà se dressaient de hautes ombres et de pâles lueurs. Des chandelles vacillaient au fil du sentier tortueux et parmi les arbres, blêmes lucioles qui flottaient dans la tiédeur d’un potage gris. On croyait voir un étrange au-delà, un lieu intemporel entre les mondes, où les damnés, inconsolables, errent un temps avant de trouver leur chemin vers les profondeurs de l’enfer que leur avaient valu leurs péchés. Sommes-nous donc tous morts ? Stannis est-il venu tous nous occire pendant notre sommeil ? La bataille est-elle encore à venir, ou a-t-elle déjà été livrée et perdue ?

Çà et là une torche flambait avec voracité, jetant ses reflets rougeoyants sur le visage des invités de la noce. La façon qu’avaient les brumes de réfléchir les balancements de la lumière donnait à leurs traits une contenance bestiale, semi-humaine, distordue. Lord Stout devint un molosse, le vieux lord Locke un vautour, Pestagaupes Omble une gargouille, Grand Walder un goupil, Petit Walder un taureau rouge auquel ne manquait que l’anneau dans les naseaux. Le visage de Roose Bolton lui-même formait un masque pâle et gris, avec deux éclats de glace sale à l’endroit où auraient dû se trouver ses yeux.

Au-dessus de leurs têtes, les arbres étaient garnis de corbeaux, ébouriffant leur plumage tout en se tassant le long des ramures nues et brunes, pour contempler d’en haut toute la cérémonie. Les oiseaux de mestre Luwin. Luwin était mort, et sa tour de mestre dévastée par le feu ; pourtant, les corbeaux s’attardaient. Ils sont ici chez eux. Theon se demanda à quoi ça pouvait ressembler, d’être chez soi.

Puis les brouillards s’écartèrent, comme un rideau s’ouvrant sur un spectacle de baladins afin de révéler un nouveau tableau. L’arbre-cœur apparut devant eux, étalant largement ses branches osseuses. Des feuilles mortes couvraient les parages du large tronc blanc en jonchées de rouge et de brun. C’était là que les corbeaux se serraient le plus densément, marmonnant entre eux dans la langue secrète des voleurs. Ramsay Bolton se tenait au-dessous d’eux, portant de hautes bottes de cuir souple gris, et un pourpoint en velours noir avec des crevés de soie rose, rutilant de larmes en grenat. Un sourire dansait sur son visage. « Qui va là ? » Il avait les lippes humides, la gorge rouge au-dessus de son col. « Qui s’avance devant le dieu ? »

Theon lui répondit. « Arya de la maison Stark vient ici se marier. Une femme accomplie et fleurie, de naissance légitime et noble, elle vient implorer la bénédiction des dieux. Qui vient la revendiquer ?

— Moi. Ramsay de la maison Bolton, sire de Corbois, héritier de Fort-Terreur. Je la revendique. Qui l’accorde ?

— Theon de la maison Greyjoy, qui fut pupille de son père. » Il se tourna vers la promise. « Lady Arya, voulez-vous prendre cet homme pour époux ? »

Elle leva les yeux vers les siens. Des yeux marron, et non gris. Sont-ils donc tous si aveugles ? Un long moment, elle ne dit rien, mais ces yeux l’imploraient. Voilà ta chance, songea-t-il. Dis-leur. Dis-leur maintenant. Crie ton nom devant eux tous, dis-leur que tu n’es pas Arya Stark, que le Nord en entier sache comment on t’a forcée à jouer ce rôle. Bien entendu, cela signifierait sa mort et celle de Theon, mais Ramsay, dans son courroux, pourrait les tuer tous deux rapidement. Les anciens dieux du Nord leur accorderaient peut-être cette petite faveur.

« Je le prends », répondit la promise dans un souffle.

Tout autour d’eux des lueurs piquetaient le brouillard, cent chandelles pâles comme des étoiles voilées. Theon recula d’un pas, et Ramsay et sa promise joignirent les mains et vinrent s’agenouiller devant l’arbre-cœur, inclinant leurs chefs en signe de soumission. Les yeux rouges sculptés du barral les considéraient, sa grande bouche rouge ouverte comme dans un rire. En haut dans les ramures, un corbeau croassa.

Après un moment de prière silencieuse, l’homme et la femme se relevèrent. Ramsay défit la cape que Theon avait passée quelques instants plus tôt sur les épaules de la promise, sa cape lourde de laine blanche bordée de fourrure grise, blasonnée du loup-garou de la maison Stark. Il assujettit en place une cape rose, éclaboussée de grenats rouges semblables à ceux de son pourpoint. Sur le dos figurait l’Écorché de Fort-Terreur travaillé en un cuir écarlate et raide, sévère et atroce.

Aussi vite que cela, tout fut terminé. Dans le Nord, on concluait les mariages plus promptement. Une conséquence du manque de prêtres, supposait Theon, mais quelle que fût la raison, cela lui apparut comme une miséricorde. Ramsay Bolton souleva son épouse dans ses bras et s’avança avec elle à travers les brouillards. Lord Bolton et sa lady Walda les suivirent, puis les autres. Les musiciens recommencèrent à jouer, et Abel le barde entonna Deux cœurs qui battent comme un seul. Deux de ses femmes unirent leurs voix pour composer une plaisante harmonie.

Theon se surprit à se demander s’il ne devrait pas prononcer une prière. Les dieux anciens m’entendraient-ils, si je m’y essayais ? Ils n’étaient pas ses dieux, ne l’avaient jamais été. Il était fer-né, un fils de Pyk, son dieu était le dieu Noyé des îles… Mais Winterfell se trouvait à bien des lieues de la mer. Voilà toute une vie qu’un dieu ne l’avait pas entendu. Il ne savait ni qui il était, ni ce qu’il était, pourquoi il vivait encore, ni même pourquoi il était né.

« Theon », sembla chuchoter une voix.

Sa tête se redressa d’un coup. « Qui a dit ça ? » Il ne voyait que les arbres et le brouillard qui les nappait. La voix était ténue comme un froissement de feuilles, froide comme la haine. La voix d’un dieu, ou celle d’un spectre. Combien avaient trouvé la mort le jour où il s’était emparé de Winterfell ? Combien encore le jour où il l’avait perdue ? Le jour où Theon Greyjoy était mort, pour renaître Schlingue. Schlingue, Schlingue, ça commence comme châtiment.

Subitement, il ne voulait plus rester ici.

Une fois sorti du bois sacré, le froid fondit sur lui comme un loup affamé et le saisit dans ses mâchoires. Il baissa la tête face au vent et se dirigea vers la grande salle, se hâtant en suivant la longue enfilade de chandelles et de flambeaux. La glace crissait sous ses bottes, et une soudaine rafale rejeta sa cagoule en arrière, comme si un fantôme s’en était saisi avec des doigts de givre, avide de contempler son visage.

Winterfell était pleine de spectres, pour Theon Greyjoy.

Ce n’était pas le château dont il avait gardé le souvenir à l’été de sa jeunesse. Les lieux étaient balafrés et brisés, plus ruine que redoute, un antre de corbeaux et de cadavres. Le grand rempart double se dressait encore, car le granit ne cède pas aisément au feu, mais la plupart des tours et des donjons intérieurs avaient perdu leur toit. Quelques-uns s’étaient effondrés. Le chaume et le bois avaient été la proie des flammes, entièrement ou en partie, et sous les carreaux brisés des jardins de verre, les fruits et les légumes qui auraient nourri le château au cours de l’hiver étaient morts, noirs, gelés. Des tentes emplissaient la cour, à demi enfouies sous la neige. Roose Bolton avait introduit son ost dans les murs, accompagné de ses amis les Frey ; des milliers se pelotonnaient au sein des ruines, comblant chaque cour, dormant dans les caves, sous des tours décoiffées ou dans des bâtiments abandonnés depuis des siècles.

Des panaches de fumée grise montaient en serpentant des cuisines reconstruites et du donjon des baraquements, couvert de nouveau. Chemins de ronde et créneaux se couronnaient de neige et s’enguirlandaient de glaçons. Winterfell avait été vidée de toute couleur, pour ne plus laisser que du gris et du blanc. Les couleurs des Stark. Theon ne savait pas s’il devait y voir une menace ou un réconfort. Le ciel lui-même était gris. Gris, gris, toujours plus gris. Le monde entier est gris, partout où l’on regarde, tout est gris, hormis les yeux de la mariée. Elle avait les yeux marron. De grandes prunelles marron remplies de peur. Il n’était pas juste qu’elle quêtât un secours auprès de lui. Que s’imaginait-elle ? Qu’il allait siffler un cheval ailé et qu’il s’envolerait avec elle hors d’ici, comme un héros de ces histoires qu’elle et Sansa aimaient tant ? Il ne pouvait même pas se secourir lui-même. Schlingue, Schlingue, ça commence comme chétif.

Tout autour de la cour, des morts pendaient à demi gelés au bout de cordes de chanvre, leur visage gonflé blanc de givre. Winterfell grouillait de réfugiés, lorsque l’avant-garde de Bolton avait atteint le château. Plus de deux douzaines qu’on avait chassés à la pointe des piques des nids qu’ils s’étaient aménagés au creux des donjons et des tours à demi en ruine. Les plus hardis et les plus agressifs avaient été pendus, les autres mis au travail. Servez bien, leur avait annoncé lord Bolton, et je me montrerai clément. La pierre et les madriers abondaient, avec le Bois-aux-Loups si proche. De solides portes neuves avaient été les premières dressées en place, pour remplacer celles qui avaient brûlé. Ensuite, le toit effondré de la grande salle avait été déblayé, et un nouveau installé en hâte à la place. Une fois le travail achevé, lord Bolton avait pendu les ouvriers. Fidèle à sa parole, il s’était montré clément et n’en avait pas écorché un seul.

À ce moment-là était arrivé le reste de l’armée de Bolton. Ils avaient hissé le cerf et le lion du roi Tommen au-dessus des murailles de Winterfell, tandis que le vent soufflait du nord en hurlant et, au-dessous, l’écorché de Fort-Terreur. Theon était venu dans l’équipage de Barbrey Dustin, avec Sa Seigneurie elle-même, ses recrues levées à Tertre-bourg et la future épouse. Lady Dustin avait insisté pour avoir la garde de lady Arya jusqu’au moment où elle serait mariée, mais le moment en question était désormais du passé. Elle appartient dorénavant à Ramsay. Elle a prononcé le serment. Grâce à ce mariage, Ramsay serait sire de Winterfell. Tant que Jeyne prenait garde à ne point l’irriter, il ne devrait avoir aucune raison de lui porter atteinte. Arya. Son nom est Arya.

Même dans leurs gants doublés de fourrure, les mains de Theon avaient commencé à palpiter de douleur. C’étaient souvent des mains qu’il souffrait le plus, en particulier de ses doigts absents. Y avait-il vraiment eu un temps où les femmes désiraient ses caresses ? Je me suis fait prince de Winterfell, songea-t-il, et tout le reste a découlé de là. Il avait cru que les hommes chanteraient ses exploits un siècle durant et conteraient ses hauts faits. Mais si l’on parlait désormais de lui, c’était pour le nommer Theon Tourne-Casaque, et les contes qu’on colportait parlaient de sa traîtrise. Jamais je n’ai été ici chez moi. J’y étais otage. Lord Stark ne l’avait pas traité cruellement, mais la longue ombre d’acier de sa grande épée avait toujours reposé entre eux. Il était aimable avec moi, mais jamais chaleureux. Il savait qu’un jour il devrait peut-être m’exécuter.

Theon garda les yeux baissés en traversant la cour, zigzaguant entre les tentes. Dans cette cour j’ai appris à me battre, se disait-il en se remémorant les chaudes journées d’été qu’il avait passées à affronter Robb et Jon Snow sous les yeux vigilants du vieux ser Rodrik. C’était à l’époque où il était entier, où il pouvait saisir la poignée d’une épée aussi bien que n’importe qui. Mais la cour gardait aussi de plus noirs souvenirs. C’était ici qu’il avait rassemblé les gens de Stark, la nuit où Bran et Rickon avaient fui le château. Ramsay était alors Schlingue, debout près de lui, à lui souffler d’écorcher quelques-uns de ses captifs pour leur faire dire où avaient fui les garçons. On n’écorchera personne dans le Nord tant que je gouvernerai Winterfell, avait riposté Theon, sans imaginer que son règne serait si bref. Aucun d’eux ne m’a aidé. Je les connaissais depuis la moitié de ma vie et aucun d’eux ne m’a aidé. Et cependant, il avait agi de son mieux pour les protéger, mais une fois que Ramsay avait déposé le visage de Schlingue, il avait tué tous les hommes, ainsi que les Fer-nés de Theon. Il a mis le feu à mon cheval. C’était la dernière vision qu’il avait eue, le jour où le château était tombé : Blagueur embrasé, les flammes bondissant sur sa crinière tandis qu’il se cabrait en hurlant, ses yeux blancs de terreur. Ici, dans cette même cour.

Les portes de la grande salle se dressaient devant lui ; nouvellement construites pour remplacer celles qui avaient brûlé, elles lui paraissaient grossières et laides, des planches nues jointoyées à la hâte. Deux lanciers les gardaient, voûtés et grelottant sous leurs épaisses capes en fourrure, leurs barbes caparaçonnées de glace. Ils jetèrent à Theon un regard plein de ressentiment quand celui-ci gravit les marches en boitillant, poussa la porte de droite et se coula à l’intérieur.

Une bienheureuse chaleur régnait dans la salle éclairée à la lumière des flambeaux, encombrée comme il ne l’avait jamais vue. Theon laissa la douceur l’envelopper, puis il se dirigea vers l’avant de la salle. Des hommes étaient assis, genou à genou, tassés si serré sur les bancs que les serveurs devaient se frayer un passage entre eux. Même au haut bout de la table les chevaliers et les lords disposaient de moins d’espace que d’ordinaire.

En haut, près de l’estrade, Abel touchait les cordes de son luth et chantait Belles pucelles d’été. Il se prétend barde. Au vrai, il est plutôt maquereau. Lord Manderly avait amené de Blancport des musiciens, mais aucun qui chantât. Aussi, quand Abel s’était présenté aux portes avec un luth et six femmes, avait-il été accueilli chaleureusement. « Deux sœurs, deux filles, une épouse et ma vieille mère », assurait le chanteur, bien qu’aucune d’elles ne lui ressemblât. « Les unes dansent, les autres chantent, une joue de la cornemuse et l’autre du tambour. Elles sont fines lavandières, au surplus. »

Barde ou maquereau, Abel avait une voix tolérable et un jeu plaisant. Ici, parmi les ruines, personne ne pouvait espérer mieux.

Au long des murs s’exposaient les bannières : les têtes de cheval des Ryswell en or, brun, gris et noir ; le rugissant géant de la maison Omble ; la main de pierre de la maison Flint, de Pouce-Flint ; l’orignac de Corbois et le triton de Manderly ; la hache de combat noire de Cerwyn et les pins de Tallhart. Toutefois, leurs vifs coloris ne pouvaient couvrir entièrement les murs noircis derrière elles, ni les planches qui colmataient les béances où s’ouvraient autrefois des fenêtres. Même le toit sonnait faux, avec ses solives neuves en bois brut, légères et claires à la place des anciennes poutres, pratiquement badigeonnées de noir par des siècles de fumée.

Les plus amples bannières se trouvaient derrière l’estrade, où le loup-garou de Winterfell et l’écorché de Fort-Terreur étaient accrochés derrière l’épouse et son mari. La vision de la bannière des Stark affecta Theon plus qu’il ne s’y attendait. Non, ça ne va pas, comme ses yeux. La maison Poole avait pour armes un besant bleu sur champ blanc, avec un trescheur gris. Voilà les armes qu’ils auraient dû exposer.

« Theon Tourne-Casaque », commenta quelqu’un sur son passage. D’autres se détournèrent à sa vue. L’un cracha. Et pourquoi non ? Il était le traître qui avait pris Winterfell par rouerie, tué ses frères adoptifs, envoyé son propre peuple se faire écorcher à Moat Cailin, et livré sa sœur adoptive à la couche de lord Ramsay. Roose Bolton pouvait se servir de lui, mais de vrais Nordiens se devaient de le mépriser.

Les orteils manquants de son pied gauche lui avaient laissé la démarche tordue, malhabile, bouffonne à regarder. Dans son dos, il entendit rire une femme. Même ici, dans le cimetière à demi gelé qu’était la forteresse cernée par la neige, la glace et la mort, il y avait des femmes. Des lavandières. C’était façon courtoise de désigner les femmes de camp, ce qui était façon courtoise de dire putains.

D’où elles venaient, Theon n’en avait aucune idée. Elles semblaient apparaître spontanément, comme les vers sur une charogne, ou les corbeaux après la bataille. Chaque armée les attirait. Certaines étaient des putains endurcies capables de baiser vingt hommes en une nuit et de les faire rouler sous la table à force de boisson. D’autres paraissaient innocentes autant que sont pucelles, mais ce n’était qu’artifice de leur commerce. D’aucunes étaient des épouses de camp, liées aux soldats qu’elles suivaient par des mots chuchotés devant l’un ou l’autre dieu, mais condamnées à être oubliées dès que la guerre s’achèverait. Elles réchauffaient la couche de l’homme la nuit, ravaudaient les trous de ses bottes le matin, cuisinaient son repas le crépuscule venu, et pilleraient son corps la bataille finie. Certaines accomplissaient même un brin de lessive. Avec elles, une fois sur deux, venaient des enfants bâtards, de misérables créatures, crasseuses, nées dans l’un ou l’autre camp. Et même ceux-là se gaussaient de Theon Tourne-Casaque. Eh bien, qu’ils rient. Son orgueil avait péri ici, à Winterfell ; il n’y avait pas la place pour de telles considérations dans les cachots de Fort-Terreur. Quand on a connu le baiser d’un couteau d’écorcheur, le rire perd toute capacité à blesser.

La naissance et le sang lui ouvraient droit à un siège sur l’estrade, à l’extrémité du haut bout de la table, près d’un mur. À sa gauche était assise lady Dustin, comme toujours vêtue de laine noire, à la coupe sévère et sans ornements. À sa droite ne siégeait personne. Ils craignent tous que le déshonneur ne déteigne sur eux. S’il avait osé, il en aurait ri.

La mariée occupait la place la plus honorifique, entre Ramsay et son père. Elle resta assise, les yeux baissés, tandis que Roose Bolton les invitait à boire à lady Arya : « Par ses enfants, nos deux anciennes maisons ne feront plus qu’une, dit-il, et la longue inimitié entre Stark et Bolton prendra fin. » Il parlait d’une voix si douce que la salle se tut tandis que les hommes tendaient l’oreille. « Je regrette que notre bon ami Stannis n’ait pas encore jugé utile de se joindre à nous, poursuivit-il, suscitant une vaguelette de rires, car je sais que Ramsay espérait présenter sa tête à lady Arya en cadeau de noces. » Les rires redoublèrent. « Nous lui offrirons un accueil splendide quand il arrivera, bien digne de véritables Nordiens. En attendant ce jour, mangeons, buvons et éjouissons-nous… Car l’hiver est presque là, mes amis, et nombre d’entre nous ne vivront pas pour voir le printemps. »

Le sire de Blancport avait fourni la chère et la boisson, l’ale brune et la bière jaune, les vins rouges, aurés et mauves, apportés du Sud chaud sur des navires au cul lourd et vieillis dans la profondeur de ses caves. Les invités de la noce se gavèrent de beignets de morue et de potiron d’hiver, de collines de panais et de grandes meules rondes de fromage, de pavés fumants de mouton et de côtes de bœuf, presque charbonnées et, enfin, de trois grandes tourtes de mariage, d’un diamètre de roues de chariot, aux croûtes feuilletées farcies jusqu’à en éclater de carottes, d’oignons, de navets, de panais, de champignons et de pièces de porc épicé baignant dans une succulente sauce brune. Ramsay en tailla des parts avec son fauchon et Wyman Manderly les servit en personne, présentant les premières portions fumantes à Roose Bolton et à sa grosse Frey d’épouse, les suivantes à ser Hosteen et ser Aenys, les fils de Walder Frey. « La meilleure tourte que vous ayez jamais goûtée, messeigneurs, promit le lord obèse. Arrosez-la d’auré de La Treille et savourez-en chaque bouchée. Je sais que ce sera mon cas. »

Fidèle à sa parole, Manderly en dévora six portions, deux de chacune des trois tourtes, claquant des lèvres, se tapant la panse et s’empiffrant jusqu’à ce que le plastron de sa tunique fût à moitié bruni de taches de sauce et sa barbe semée de miettes de croûte. Même la grosse Walda Frey ne put rivaliser avec sa gourmandise, bien qu’elle réussît à en dévorer elle-même trois parts. Ramsay mangea lui aussi de bon cœur, mais sa pâle épouse se borna à contempler la portion déposée devant elle. Lorsqu’elle leva la tête et regarda vers Theon, il vit la peur derrière ses grands yeux marron.

On n’autorisait aucune longue épée dans la salle, mais chacun ici portait un poignard, même Theon Greyjoy. Comment découper la viande, sinon ? Chaque fois qu’il regardait celle qui avait été Jeyne Poole, il sentait la présence de cet acier à son côté. Je n’ai aucun moyen de la sauver, se disait-il, mais je pourrais assez aisément la tuer. Nul ne s’attendrait à cela. Je pourrais lui demander l’honneur d’une danse et lui trancher la gorge. Ce serait une miséricorde, non ? Et si les anciens dieux entendent ma prière, Ramsay dans son courroux pourrait également me tuer de coups. Theon n’avait pas peur de mourir. Dans les tréfonds de Fort-Terreur, il avait appris qu’existait bien pire que la mort. Ramsay lui avait enseigné cette leçon, un doigt après l’autre, un orteil après l’autre, et ce savoir-là, il avait peu de chances de l’oublier.

« Vous ne mangez pas, fit observer lady Dustin.

— Non. » Manger lui était difficile. Ramsay lui avait laissé tant de dents brisées que mâcher était une souffrance. Boire était plus aisé, bien qu’il dût saisir la coupe à deux mains pour ne pas la laisser choir.

« La tourte au cochon ne vous allèche pas, messire ? La meilleure que nous ayons jamais goûtée, comme notre gras ami voudrait nous en convaincre. » D’un mouvement avec sa coupe de vin, elle indiqua lord Manderly. « Avez-vous jamais vu gros homme si heureux ? Il en danserait. Et il nous a servis de ses propres mains. »

C’était la vérité. Le sire de Blancport était le vivant portrait de l’obèse jovial, tout en ris et sourires, plaisantant avec les autres seigneurs et leur administrant des claques dans le dos, hélant les musiciens pour réclamer tel ou tel air. « Joue-nous La Nuit suprême, chanteur, beugla-t-il. Elle va plaire à la mariée, celle-là, je le sais. Ou chante-nous l’histoire du brave et jeune Danny Flint et fais-nous pleurer. » À le voir, on l’aurait pris pour le jeune marié lui-même.

« Il est ivre, supposa Theon.

— Il noie ses peurs. Il est couard jusqu’à la moelle, celui-là. »

Vraiment ? Theon n’en était pas convaincu. Ses fils avaient été gras, eux aussi, mais ils ne s’étaient pas déshonorés au combat. « Les Fer-nés banquettent eux aussi avant la bataille. Une dernière façon de savourer la vie, au cas où la mort guetterait. Si Stannis arrive…

— Il arrivera. Il le faut. » Lady Dustin gloussa. « Et quand il sera là, le gros homme va se pisser aux chausses. Son fils est mort aux Noces Pourpres, et il a quand même partagé le pain et le sel avec les Frey, les a accueillis sous son toit et en a promis un à sa petite-fille. Le voilà qui leur sert de la tourte, à présent. Les Manderly ont autrefois fui le Sud, chassés de leurs terres et de leurs castels par des ennemis. Le sang ne ment pas. Le gros homme aimerait tous nous tuer, je n’en doute point, mais il n’en a pas les tripes, en dépit de son embonpoint. Sous cette chair en sueur bat un cœur aussi lâche et piteux que… ma foi, que le vôtre. »

Son dernier mot était un coup de fouet, mais Theon n’osa pas répondre sur le même ton. Il paierait toute insolence de sa peau. « Si vous croyez, madame, que lord Manderly cherche à nous trahir, c’est à lord Bolton qu’il faut le dire.

— Croyez-vous que Roose ne le sait pas ? Petit naïf. Observez-le. Voyez comme il surveille Manderly. Aucun mets ne touche les lèvres de Roose que celui-ci n’ait d’abord vu lord Wyman en manger. Aucune coupe de vin qu’il boive tant qu’il n’a pas vu lord Wyman boire du même fût. Je crois qu’il serait ravi de voir le gros homme tenter quelque traîtrise. La chose l’amuserait. Roose n’a aucun sentiment, voyez-vous. Ces sangsues dont il est tellement entiché ont pompé ses passions hors de son corps depuis des années. Il n’aime point, ne hait point, ne pleure point. C’est pour lui un jeu, vaguement divertissant. Certains hommes chassent, d’autres ont des faucons, d’autres encore jouent aux dés. Roose joue avec les hommes. Vous et moi, ces Frey, lord Manderly, sa nouvelle femme grassouillette, même son bâtard, nous ne sommes que des jouets. » Un serveur passait. Lady Dustin brandit sa coupe et la lui laissa remplir, puis indiqua qu’il fît de même pour Theon. « À parler franchement, poursuivit-elle, lord Bolton aspire à plus qu’une simple seigneurie. Pourquoi pas roi du Nord ? Tywin Lannister est mort, le Régicide est estropié, le Lutin s’est enfui. Les Lannister sont une force épuisée, et vous avez eu la bonté de le débarrasser des Stark. Le vieux Walder Frey n’objectera pas à voir sa grassouillette Walda devenir reine. Blancport pourrait poser problème si lord Wyman devait survivre à la bataille qui arrive… Mais je suis bien sûre qu’il n’y survivra pas. Pas plus que Stannis. Roose les éliminera tous deux, comme il a éliminé le Jeune Loup. Qui y a-t-il d’autre ?

— Vous, répondit Theon. Il y a vous. La dame de Tertre-bourg, Dustin par le mariage, Ryswell par la naissance. »

Cela plut à la dame. Elle but une gorgée de vin, ses yeux sombres pétillant, et dit : « La veuve de Tertre-bourg… et oui, si je choisis de l’être, je pourrais devenir une gêne. Bien entendu, Roose le voit, aussi prend-il également soin de me garder de bonne humeur. »

Elle aurait pu en dire plus long, mais elle aperçut soudain les mestres. Trois d’entre eux étaient entrés ensemble, par la porte du seigneur, derrière l’estrade – un grand, un dodu et un très jeune, mais avec leurs robes et leurs chaînes, ils étaient trois jumeaux de la même noire portée. Avant la guerre, Medrick avait servi le sire de Corbois, Rhodry lord Cerwyn et le jeune Henly lord Ardoise. Roose Bolton les avait tous amenés à Winterfell pour se charger des corbeaux de Luwin, afin qu’on pût de nouveau envoyer et recevoir des messages d’ici.

Quand mestre Medrick posa un genou en terre pour chuchoter à l’oreille de Bolton, la bouche de lady Dustin se tordit avec répugnance. « Si j’étais reine, la première chose que je ferais serait de tuer tous ces rats gris. Ils galopent en tous sens, vivant des miettes des lords, piaillant entre eux, chuchotant à l’oreille de leurs maîtres. Mais qui est le maître et qui le serviteur, à la vérité ? Chaque grand lord a son mestre, chaque petit lord aspire à en avoir. Si vous n’avez pas de mestre, on en tire la conclusion que vous avez peu d’importance. Les rats gris lisent et rédigent nos lettres, même pour les lords qui ne savent pas lire eux-mêmes, et qui saurait dire avec certitude qu’ils ne déforment pas la vérité à leurs propres fins ? À quoi servent-ils, je vous le demande ?

— Ils guérissent », répondit Theon. Cela semblait être ce qu’on attendait de lui.

« Ils guérissent, certes. Je n’ai jamais dit qu’ils n’étaient pas subtils. Ils s’occupent de nous quand nous sommes malades, blessés, ou désemparés par la maladie d’un parent ou d’un enfant. Chaque fois que nous sommes les plus faibles, les plus vulnérables, ils sont là. Parfois, ils nous guérissent et nous en sommes reconnaissants, comme il se doit. Lorsqu’ils échouent, ils nous consolent dans notre chagrin, et de cela aussi, nous leur sommes reconnaissants. Par gratitude, nous leur attribuons une place sous notre toit et nous les mettons dans la confidence de toutes nos hontes et tous nos secrets, nous leur donnons une place à chaque conseil. Et avant qu’il soit tard, le gouvernant est devenu gouverné.

» C’est ainsi qu’il en allait avec lord Rickard Stark. Mestre Walys, s’appelait son rat gris. Et n’est-ce point ingénieux, cette façon qu’ont les mestres de n’aller que sous un seul nom, même ceux qui en possédaient deux en arrivant à la Citadelle ? De la sorte, nous ne savons ni qui ils sont vraiment, ni d’où ils viennent… Mais avec assez d’entêtement, on peut quand même le découvrir. Avant de forger sa chaîne, mestre Walys était connu sous le nom de Walys Flowers. Flowers, Hill, Rivers, Snow… nous donnons ces noms aux enfants de vile naissance afin de marquer leur nature, mais ils sont prompts à s’en dépouiller. Walys Flowers avait une fille Hightower pour mère… et un archimestre de la Citadelle comme père, selon la rumeur. Les rats gris ne sont point si chastes qu’ils voudraient nous en faire accroire. Les mestres de Villevieille sont les pires de tous. Une fois qu’il a eu forgé sa chaîne, son père secret et ses amis n’ont pas perdu de temps à l’expédier à Winterfell pour verser des mots empoisonnés à la douceur de miel dans l’oreille de lord Rickard. L’idée d’un mariage avec les Tully venait de lui, n’en doutez point, il… »

Elle s’interrompit, car Roose Bolton se levait de nouveau, ses yeux pâles brillant à la clarté des flambeaux. « Mes amis », commença-t-il tandis qu’un silence enveloppait la salle, si profond que Theon entendit le vent tâtonner aux planches qui obturaient les fenêtres. « Stannis et ses chevaliers ont quitté Motte-la-Forêt, sous la bannière de son nouveau dieu rouge. Les clans des collines du Nord l’accompagnent sur leurs avortons de chevaux hirsutes. Si le temps se maintient, ils pourraient être sur nous dans une quinzaine. Et Freuxchère Omble remonte la route Royale, tandis que les Karstark approchent par l’est. Ils ont l’intention d’opérer ici leur jonction avec lord Stannis et de nous enlever ce château. »

Ser Hosteen Frey se remit debout. « Nous devrions chevaucher à leur rencontre. Pourquoi leur permettre de combiner leurs forces ? »

Parce qu’Arnolf Karstark n’attend qu’un signal de lord Bolton avant de tourner casaque, se dit Theon, pendant que d’autres lords commençaient à crier des conseils. Lord Bolton leva les mains pour intimer silence. « La salle n’est pas le lieu pour de tels débats, messeigneurs. Retirons-nous dans les appartements privés, tandis que mon fils consomme son mariage. Les autres, restez ici et savourez la chère et le vin. »

Tandis que le sire de Fort-Terreur s’éclipsait, escorté par les trois mestres, d’autres seigneurs et capitaines se levèrent pour les suivre. Hother Omble, le vieillard émacié qu’on appelait Pestagaupes, s’en fut, la mine sévère et une moue à la bouche. Lord Manderly était tellement ivre qu’il fallut quatre solides gaillards pour l’aider à quitter la grande salle. « Nous aurions dû avoir une chanson sur le Rat Coq », bredouilla-t-il, croisant Theon en titubant, soutenu par ses chevaliers. « Chanteur, joue-nous une chanson sur le Rat Coq. »

Lady Dustin figura parmi les derniers à se lever de sa place. Quand elle fut partie, la grande salle sembla suffocante, tout d’un coup. Ce ne fut que lorsque Theon se remit debout qu’il s’aperçut combien il avait bu. En quittant la table d’un pas chancelant, il renversa une carafe des mains d’une serveuse. Le vin lui éclaboussa les bottes et les chausses, une marée rouge sombre.

Une main lui empoigna l’épaule, cinq doigts durs comme fer se plantant profondément dans sa chair. « On te demande, Schlingue », prononça Alyn le Rogue, son haleine immonde par la puanteur de ses chicots pourris. Dick le Jaune et Damon Danse-pour-moi se trouvaient avec lui. « Ramsay dit que tu vas lui amener sa belle au lit. »

Un frisson de peur le traversa. J’ai tenu mon rôle, se dit-il. Pourquoi moi ? Mais il savait bien qu’il ne devait pas élever d’objections.

Lord Ramsay avait déjà quitté la salle. Sa jeune épouse, triste et apparemment oubliée, était assise, courbée et silencieuse, sous la bannière de la maison Stark, serrant à deux mains une coupe d’argent. À en juger par le regard qu’elle lui lança quand il approcha, elle avait vidé la coupe plus d’une fois. Peut-être avait-elle espéré qu’en buvant suffisamment, l’épreuve lui serait épargnée. Theon savait qu’elle s’illusionnait. « Lady Arya, lui dit-il. Venez. Il est temps pour vous d’accomplir votre devoir. »

Six des hommes du Bâtard les accompagnèrent tandis que Theon guidait la jeune femme par l’arrière de la salle et à travers la cour glaciale jusqu’au Grand Donjon. Il fallait gravir trois volées de degrés de pierre jusqu’à la chambre à coucher de lord Ramsay, une des pièces que les incendies n’avaient touchées qu’à peine. Durant la montée, Damon Danse-pour-moi sifflota, tandis que l’Écorcheur se vantait que lord Ramsay lui avait promis un lambeau du drap taché de sang, en marque de sa faveur spéciale.

La chambre à coucher avait été fort bien préparée en vue de la consommation. Tout le mobilier était neuf, transporté de Tertre-bourg dans le train des bagages. Le lit à baldaquin avait un matelas de plume et des tentures de velours rouge sang. Le sol de pierre était couvert de peaux de loup. Un feu brûlait dans l’âtre, une chandelle sur la table de nuit. Sur la desserte, on voyait une carafe de vin, deux coupes et une demi-meule de fromage blanc veiné.

Il y avait également un fauteuil, en chêne noir sculpté avec un siège de cuir rouge. Lord Ramsay l’occupait quand ils entrèrent. Des postillons luisaient sur ses lippes. « Voilà ma douce pucelle. Braves garçons. Vous pouvez nous laisser, à présent. Pas toi, Schlingue. Tu restes ici. »

Schlingue, Schlingue, ça commence comme chandelle. Il sentait des crampes dans ses doigts manquants : deux à sa main gauche, un à la droite. Et sur sa hanche reposait son poignard, dormant dans le fourreau en cuir, mais lourd, oh, tellement lourd. À ma main droite ne manque que le petit doigt, se remémora Theon. Je peux encore tenir un poignard. « Messire. En quoi puis-je vous servir ?

— Tu m’as accordé la drôlesse. Qui est mieux placé pour déballer le présent ? Jetons un coup d’œil à la petite fille de Ned Stark. »

Elle n’a aucune parenté avec lord Eddard, faillit répliquer Theon. Ramsay le sait, il doit bien le savoir. À quel nouveau jeu cruel joue-t-il ? La fille se tenait debout près d’un montant du lit, tremblant comme une biche. « Lady Arya, si vous voulez bien me tourner le dos, je me dois de délacer votre robe.

— Non. » Lord Ramsay se versa une coupe de vin. « Les lacets prennent trop de temps. Découpe-lui la robe. »

Theon tira son poignard. Il me suffit de me retourner et de le poignarder. J’ai le couteau en main. Il connaissait le jeu, désormais. Un autre piège, se dit-il, se rappelant Kyra et ses clés. Il veut que j’essaie de le tuer. Et quand j’échouerai, il écorchera la main que j’ai employée pour tenir la lame. Il saisit à pleine main un pan de la robe de mariée. « Ne bougez pas, madame. » Le vêtement s’évasait en dessous de la taille, aussi est-ce là qu’il introduisit la lame, tranchant lentement vers le haut, afin de ne pas la blesser. L’acier chuchotait à travers la laine et la soie, avec un son doux et léger. La fille tremblait. Theon dut la retenir par le bras pour l’immobiliser. Jeyne, Jeyne, ça commence comme joug. Il serra sa poigne, autant que sa main gauche estropiée le lui permettait. « Ne bougez pas. »

Finalement la robe tomba, un fatras pâle autour des pieds de la fille. « Son petit linge aussi », ordonna Ramsay. Schlingue obéit.

Quand ce fut fait, la mariée se tint nue, ses atours de noces réduits à une pile de haillons blancs et gris à ses pieds. Elle avait de petits seins pointus, d’étroites hanches de fillette, des jambes aussi maigres que des pattes d’oiseau. Une enfant. Theon avait oublié combien elle était jeune. L’âge de Sansa. Arya serait encore plus jeune. Malgré le feu dans la cheminée, il faisait froid dans la chambre à coucher. La peau pâle de Jeyne se hérissait de chair de poule. Vint un moment où ses mains se levèrent, comme pour couvrir ses seins, mais Theon articula en silence un non et elle le vit, et s’arrêta immédiatement.

« Que penses-tu d’elle, Schlingue ? demanda lord Ramsay.

— Elle… » Quelle réponse attend-il ? Que lui avait dit la fille, avant le bois sacré ? Tout le monde disait que j’étais jolie. Elle ne l’était pas, en ce moment. Il voyait une toile d’araignée de fines lignes en travers de son dos, où on l’avait fouettée. « Elle est belle, si… si belle. »

Ramsay eut son sourire humide. « Est-ce qu’elle te durcit le vit, Schlingue ? Est-ce qu’il est bandé contre tes lacets ? Voudrais-tu être le premier à la baiser ? » Il rit. « Le prince de Winterfell devrait avoir ce droit, comme tous les seigneurs d’antan. La première nuit. Mais tu n’es pas un seigneur, n’est-ce pas ? Juste Schlingue. Pas même un homme, à vrai dire. » Il but une nouvelle gorgée de vin, puis jeta la coupe à travers la chambre pour qu’elle se brisât contre un mur. Des rivières rouges coulèrent sur la pierre. « Lady Arya. Étendez-vous sur le lit. Oui, contre les oreillers, en bonne épouse. À présent, écartez les jambes. Exposez-nous votre connil. »

La fille obéit, sans un mot. Theon recula d’un pas vers la porte. Lord Ramsay s’assit auprès de son épouse, glissa la main à l’intérieur de la cuisse, puis enfonça deux doigts en elle. La fille laissa échapper un petit hoquet de douleur. « Tu es sèche comme un vieil os. » Ramsay retira la main et la gifla en plein visage. « On m’avait dit que tu savais contenter un homme. Était-ce un mensonge ?

— N-non, messire. On m’a f-formée. »

Ramsay se leva, les lueurs du feu brillant sur son visage. « Schlingue, viens par ici. Prépare-la-moi. »

Un instant, il ne comprit pas. « Je… vous voulez dire… M’sire, je n’ai pas de… Je…

— Avec ta bouche, précisa lord Ramsay. Et ne traîne pas. Si elle n’est pas trempée du temps que j’ai fini de me dévêtir, je te coupe ta langue et je la cloue au mur. »

Quelque part, dans le bois sacré, un corbeau hurla. Il avait toujours le poignard à la main.

Il le rengaina.

Schlingue, mon nom est Schlingue, ça commence comme chimères.

Schlingue s’inclina sur sa tâche.

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